Des Conditions militaires de la paix

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Des Conditions militaires de la paix
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 776-790).
DES CONDITIONS MILITAIRES
DE LA PAIX

Nous avons vaincu.

Nous venons de vivre quelques rapides journées d’enthousiasme où, sous l’empire d’une immense émotion, l’âme du soldat s’ouvrait sans réserve pour ses chefs, où tout ce qu’il a été semé, pendant cette longue guerre, de confiance et d’estime mutuelles entre les combattants, semblait s’épanouir au grand soleil. Gardons ces souvenirs précieux pour plus tard. Réfléchissons sur ce que nous avons vu pendant quatre ans de lutte et tâchons d’en tirer quelques conclusions.

Il ne peut en être de plus urgentes que celles qui concernent le traité de paix lui-même.

Nous avons combattu pour établir une paix durable. Nous ne sommes pas assez chimériques pour compter que du jour de notre victoire datera pour l’humanité une ère de paix perpétuelle et d’universelle harmonie ; mais nous voulons que la paix de demain soit entourée de garanties effectives, qu’elle repose sur une base plus solide que la lassitude des peuples. Aucune idée ne s’est gravée plus profondément dans l’esprit de la masse des combattants. Il y a bien peu de jours encore, quand nous nous demandions, non sans anxiété, si les discussions de paix qui s’agitaient au-dessus de nos têtes n’allaient pas amollir la volonté de vaincre de nos soldats, leur bon sens d’âmes simples nous répondait de lui-même : « Il faut bien en mettre encore un coup, pour que la guerre ne recommence ni dans trois mois, ni dans vingt ans… » Ils en ont mis jusqu’au bout. Dans les conditions les plus dures et parfois les plus ingrates, à la limite extrême de la fatigue physique, ils se sont jetés vaillamment au-devant des mitrailleuses ennemies, se sacrifiant pour que la victoire fût complète et que la paix qui va venir fût, non pas une trêve, mais une véritable paix.

Nous avons été surpris il y a quatre ans par une guerre à laquelle personne en France ne voulait plus croire. Les supériorités matérielles dont notre adversaire a pu longtemps profiter pendant cette guerre sont dues. Pour une grande part, à ce qu’il avait préparé son agression délibérément et à échéance à peu près fixe. Nous ne voulons plus être exposés dans l’avenir aux surprises d’une semblable agression.

Nous sommes tenus d’assurer aux peuples qui ont combattu pour notre cause, — aux petites nations comme aux grandes, — en dehors de la satisfaction de leurs revendications nationales justifiées, les mêmes garanties d’indépendance et de sécurité que nous réclamons pour nous-mêmes. Tout projet d’accord qui ne nous apporterait pas ces garanties léserait profondément ceux qui, pendant cinquante-deux mois de guerre, ont tendu tous leurs efforts et consenti tous les sacrifices pour la victoire ; il constituerait une trahison envers nos morts.

D’autre part, après avoir vaincu et momentanément désarmé nos adversaires, nous n’a m bi Pion nous pas de leur imposer la sujétion politique et économique qu’ils avaient rêvé de nous faire subir. Nous ne réclamons pas contre l’Allemagne un traité tel que ceux de Bucarest et de Brest-Litovsk. Car la guerre nous a appris que les violences faites aux légitimes aspirations et à la volonté de vivre d’un peuple se tournent tôt ou tard contre le peuple oppresseur. Nous avons vu combattre dans nos rangs des sujets allemands ou autrichiens d’hier, Polonais, Tchécoslovaques, Yougo-Slaves, sans parler de nos frères Alsaciens-Lorrains. Le traité de paix que nous réclamons ne devra créer aucune nouvelle Alsace-Lorraine.

Une des causes profondes de notre victoire, une des raisons qui ont amené à nos côtés sur les champs de bataille nos « associés » américains, c’est que nous combattions pour une idée : le droit des peuples à disposer eux-mêmes de leur destinée. Nous ne renierons pas notre idéal après la victoire, même pour châtier les peuples qui ont voulu la guerre, même pour mieux garantir la paix. Car nous croyons que toute paix reposant uniquement sur la force porterait en elle les germes d’inévitables grands conflits. Voulant avant tout une paix stable, nous croyons, suivant la belle expression de M. Asquith, à la possibilité d’une paix pure. »

Mais, s’il est facile de placer au frontispice du futur traité l’énoncé de ce beau principe, comment en concilier l’application avec les garanties nécessaires d’une paix durable, avec les obligations de notre défense de demain, avec « l’égoïsme sacré » qui s’impose à toute nation ?


Il est impossible de ne pas être effrayé par la complexité et les difficultés de tout ordre de la tâche imposée aux hommes d’État qui, au prochain Congrès de la paix, entreprendront de toutes pièces la reconstruction de l’Europe.

Les bases sur lesquelles devra s’édifier leur œuvre sont encore mouvantes. Nous venons de voir, en quelques jours, s’écrouler l’Autriche-Hongrie et se transformer l’Allemagne. Seul le temps pourra sur ces ruines asseoir quelque chose de stable. Non seulement les frontières des nouveaux États qui naissent sous nos yeux sont encore indéterminées, mais leur constitution politique et leur formation sociale traversent des crises dont il est impossible de prévoir l’issue. Des nationalités, nées d’hier à l’indépendance, se disputent, les armes à la main, des territoires contestés, Polonais contre Ukrainiens, Finlandais contre Russes. Qui ne voit, entre peuples qui combattaient hier pour la même cause, les germes d’autres conflits encore latents et qu’il faudra éviter ? La Russie est livrée à une tyrannie de la canaille, plus destructrice que la guerre même : pillages, massacres et destructions. Des désordres militaires et ouvriers sévissent en Allemagne et dans les anciens États de l’Autriche : où s’arrêteront-ils ?

La diplomatie va commencer son œuvre au milieu de ce chaos. Si parfaite que soit l’œuvre, il est certain qu’elle sera contestée et violemment contestée, car, — on l’a dit non sans quelque raison, — le principe des nationalités est plus souvent un principe de conflits qu’un principe d’accords. Dans certaines contrées, les nationalités sont enchevêtrées de telle manière qu’une répartition territoriale satisfaisant toutes les revendications légitimes est, à proprement parler, impossible. Ailleurs, d’inéluctables nécessités économiques imposeront des dérogations au principes des nationalités. Entre des revendications également âpres, entre des nécessités contradictoires, les diplomates devront, comme toujours, trouver des transactions. Ces transactions exigeront des sacrifices douloureux et léseront des intérêts respectables ; elles léseront davantage encore certaines ambitions.

Les décisions de la diplomatie n’ont pas d’ailleurs, par elles-mêmes, d’efficacité propre contre la volonté des peuples. Quand le prochain Congrès de la Paix aura établi un certain ordre de choses, — qui deviendra le droit futur, — seule la force pourra, demain comme hier, imposer au monde Le respect de ce droit.

La force appartient, actuellement et pour un temps, sans contrepoids, aux Puissances de L’Entente… Après avoir terminé victorieusement la guerre imposée au monde par l’Allemagne, elles sont tenues d’achever leur œuvre, en prenant des dispositions efficaces et pratiques pour éviter, — dans toute la mesure des bonnes volontés et des possibilités humaines, — les occasions d’un nouveau grand conflit.

Elles ont, en particulier, à protéger leur œuvre contre un danger visible et proche, qui- est le désir de revanche de l’Allemagne.

Nous ne demandons qu’à vivre en paix avec la nation allemande… Mais nous n’oublierons jamais, nous ne devons pas oublier des leçons qui sont d’hier. C’est le peuple allemand qui a voulu la guerre. D’innombrables documents publiés pendant ces quatre années nous ont montré combien étaient universellement répandus en Allemagne l’esprit du Deutschland über Alles, les désirs d’hégémonie, le besoin d’annexions territoriales. Des traités conclus pendant la guerre même ont étalé la manière dont le gouvernement allemand d’hier comprenait et exerçait, le cas échéant, le droit de conquête. Ces traités ont reçu l’approbation du Reichstag, y compris la majorité des socialistes, y compris le chancelier d’aujourd’hui. Ils ont été accueillis avec enthousiasme par le pays. Il y a quelques mois encore, quand l’opinion allemande n’avait pas cessé d’escompter une victoire militaire sur Le front occidental, la presse d’outre-Rhin exposait, sans scrupule ses demandes d’annexions à nos dépens. Enfin, jusque dans ces derniers jours lors des premières demandes d’armistice, les preuves n’ont pas manqué que le parti militaire, considérant la guerre comme une partie manquée, ne préconisait l’abandon de la lutte que pour préparer la revanche.

En une semaine, sous le vent de la défaite militaire, sous l’explosion de la détresse économique et des souffrances de tout ordre trop longtemps supportées, les bases, naguère si solides, des États allemands ont paru ébranlées. Le gouvernement, du jour est formé de députés socialistes, à qui naguère aucun fonctionnaire du gouvernement n’eût osé adresser la parole en public, sous peine de risquer sa place ; mais ces fonctionnaires restent en place sous le nouveau gouvernement. Nous savons qu’il y a eu dans les grandes villes allemandes des révoltes ouvrières et, fait plus grave, que l’indiscipline règne dans une bonne partie de l’armée. Nous ignorons l’importance et le degré de généralisation de ces désordres. La contagion de l’anarchie russe gagnera-t-elle le pays le plus discipliné qui fût au monde ? Le gouvernement provisoire actuel devra-t-il bientôt céder la place à des éléments d’un socialisme plus avancé ? Et surtout, quel sera le terme final de la transformation de l’Allemagne ? État fortement centralisé ou constitution fédérative ? Parlementarisme bourgeois, bolchevisme ou réaction ? Sur tous ces points si graves aucune réponse n’est possible.

Un seul fait, dès maintenant, semble acquis. La guerre et la révolution ont fait franchir à l’Allemagne un nouveau pas vers l’unité politique, sur la voie de laquelle 1806, 1813 et 1871 ont marqué les principales étapes. L’uniformité des constitutions proclamées dans les différents États, la réunion prochaine d’une Assemblée constituante unique, dont rien ne limitera les pouvoirs, ouvrent à cet égard des perspectives qui ne paraissent guère douteuses.

Le démembrement de l’Autriche ajoute à cette Allemagne unifiée l’apport de neuf millions de nouveaux nationaux. La République allemande d’Autriche s’est proclamée « partie intégrante de la République allemande. » Demain la Conférence de la Paix se trouvera en présence d’un fait accompli. Essaiera-t-elle d’élever artificiellement, entre les diverses fractions de la Plus grande Allemagne, des barrières politiques. L’histoire montre combien de telles décisions de la diplomatie sont impuissantes contre la volonté des peuples.

Quoi qu’il puisse advenir, nous autres militaires, nous avons pour règle dans nos prévisions de raisonner sur l’hypothèse la plus défavorable. Nous devons donc, pour étudier les problèmes de notre défense nationale, envisager la formation, au centre de l’Europe, d’un groupement compact de soixante-quinze ou quatre-vingts millions d’Allemands, réunis par des liens politiques plus ou moins serrés, mais certainement imbus des mêmes aspirations de race, rapprochés par les souvenirs d’une longue lutte commune et probablement animés du désir de la revanche.

Ce groupement, dont les forces économiques sont en grande partie intactes, est susceptible de redevenir, plus ou moins vite, une grande puissance militaire. Voilà la possibilité qu’il faut envisager, contre laquelle il faut nous prémunir, si nous ne voulons pas que nos efforts de quatre années de guerre aient été vains.


C’est une belle et généreuse idée que de compter, pour assurer dans l’avenir le maintien de la paix universelle, sur le développement des idées démocratiques. Mais nul ne peut affirmer que les grandes démocraties seront toutes et toujours pacifiques. L’histoire a fourni de beaux exemples de Républiques impérialistes. Sans remonter très loin dans le passé, soutiendra-t-on que même la plus idéaliste des démocraties n’ait jamais fait de guerre de conquête ?

Nous ne raisonnons pas d’ailleurs en pure théorie. Les Allemands sont nos voisins et nous venons d’apprendre à les connaître. Nous nous rappelons l’époque la plus démocratique de leur histoire qui fut celle du Tugendbund et des strophes enflammées d’Arndt. Nous avons présent à l’esprit tel ou tel discours prononcé il y a quelques mois au Reichstag par les chefs du parti socialdemokrat. Nous refusons d’admettre a priori et sans contrôle, qu’en Allemagne démocratie signifiera désarmement.

Aussi, nous croyons que les Puissances de l’Entente auront comme devoir essentiel, pendant longtemps encore, de prendre des précautions d’ordre militaire en rapport avec l’importance du danger allemand.

Les peuples de l’Europe vont-ils donc, au lendemain de la guerre comme dans les années qui l’ont précédée, se lancer dans la concurrence des armements, développer à outrance leurs effectifs de paix, leurs moyens d’attaque et de défense, pour être chacun en état de résister à toute agression de ses voisins ? À vrai dire, il semble que l’application de ce système de la « Paix armée » doive se heurter, dans l’avenir, à de véritables impossibilités.

Dès avant la guerre, les finances des grands Etuis de l’Europe succombaient sous le poids dus, charge. » militaires. Qu’en sera-t-il demain ? Les dépenses faites pour la guerre ont démesurément agrandi, dans chaque État, la charge incombant au budget annuel pour le paiement des intérêts de la Dette. On peut ajouter qu’en raison du caractère de « guerre de matériel » qu’a pris La guerre moderne, le taux des dépenses militaires par rapport au chiffre des soldats entretenus sera certainement, dans l’avenir, beaucoup plus élevé que par le passé.

Il semble qu’aucun grand peuple de l’Europe ne puisse désormais soutenir l’abdication du service militaire universel, tel qu’il était pratiqué en franco et en Allemagne avant la guerre, sans consacrer à son budget militaire des sommes qui par ailleurs lui seront indispensables, aussi bien pour son relèvement économique que pour la satisfaction de ses besoins sociaux.

Tenus de pourvoir, sans illusion, aux obligations de leur défense nationale, la France et tous ses Alliés continentaux, Belgique, Italie, Roumanie, Serbie, seront en même temps obligés de limiter d’une manière très stricte leurs dépenses militaires, pendant longtemps.

Il est vraisemblable que, pour éviter l’asservissement indéfini des dépenses de cette nature, le prochain. Congrès de la Paix, à l’exemple des Conférences de la Haye, étudiera les moyens de limiter par une convention les armements de chaque État. Les précédents à cet égard sont peu encourageants ; ils montrent qu’il est difficile de donner à une convention de limitation des armements une forme pratique et efficace. Si on fixe un chiffre maximum des effectifs de paix, les clauses de cet accord peuvent être tournées en abrégeant la durée du séjour des soldats sous les drapeaux et en introduisant parallèlement, dans l’ensemble de la nation, des mesures de préparation militaire qui échappent à tout contrôle. Se proposera-t-on de limiter directement les dépenses, en inscrivant par exemple dans le traité de paix un tableau des dépenses d’ordre militaire, qu’il serait interdit de dépasser annuellement ? Rien de plus simple encore que d’éluder cette convention, en faisant passer des dépenses militaires sous les rubriques d’autres budgets, en reportant d’un exercice sur l’autre-des crédits non utilisés, etc.

Il y aurait évidemment un sérieux intérêt, pour l’avenir, à limiter le développement des armements par un ensemble de mesures réellement efficaces. Peut-être les négociateurs du traité de paix parviendront-ils à résoudre le problème. Il leur restera à assurer le contrôle de l’application des mesures prescrites. Ce contrôle (sauf peut-être, en ce qui concerne certains points particuliers, les constructions navales par exemple) semble difficile à établir sans empiétements étendus sur la souveraineté de l’Etat assujetti.

Enfin, s’il y a violation de la Convention, quelle sera la sanction ? Il ne peut y en avoir d’autres que des mesures de coercition, d’ordre économique, financier, militaire, appliquées par l’ensemble de nations qui auront signé la Convention.

En dernière analyse, on est amené par la nécessité des choses à cette conclusion, évidente d’elle-même : seule, une Ligue des Peuples : pourra maintenir dans l’avenir ce qu’une Ligue des Peuples aura créé.

La nation allemande, quand, à partir de 1912 surtout, elle a développé délibérément ses armements en vue d’une guerre offensive, quand en 1914 elle s’est lancée dans cette guerre de conquête, a pu rêver d’établir dans le monde une paix fondée sur la domination d’un seul peuple, parent romanam. Elle a échoué contre la coalition des intérêts mis en péril, contre la conscience des principales nations civilisées. Ces nations devront, à l’avenir, garantir la paix par les mêmes moyens qui leur ont donné la victoire. Egalement intéressées au maintien de cette paix, elles resteront fidèles à l’association qui a fait leur force ; elles régleront, par des accords d’ordre militaire, les conditions de leur action commune en vue d’interdire tout nouveau conflit ; elles assureront ainsi à chacune d’elles, par la mise en commun de leurs ressources, une sécurité indispensable à leur développement et qu’il serait impossible d’assurer autrement.


Cette conception du rôle futur des Puissances associées pour le maintien de la paix ne se rapproche-t-elle pas beaucoup de l’idée d’une Société des Nations telle qu’elle a été lancée par le président Wilson ?

« Une société générale des nations sera formée en vertu d’accords spéciaux de nature à fournir des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégralité territoriale aux petits comme aux grands Etats. » Tel est le texte de l’article 54 du « Programme de la paix du monde, » en date du 10 janvier de cette année.

Nous n’avons pas ici à examiner au point de vue philosophique l’idée même d’une Société des Nations, non plus qu’à en discuter les conditions générales d’établissement et d’organisation : une telle discussion dépasserait de beaucoup notre compétence. Nous nous plaçons au point de vue militaire, uniquement soucieux des garanties de la paix et de notre propre défense nationale. C’est dans cet intérêt supérieur que nous voudrions, selon le mot qu’employait M. Charles Benoist dans sa dernière chronique, aider la future Société à « descendre des nuées et se poser sur la terre. »

Notons que les mots « Société, » « Association » supposent la poursuite d’un but commun, la conclusion entre les associés d’accords pour atteindre ce but, l’existence des sentiments de confiance mutuelle nécessaires pour assurer la validité de ces contrats. Il est donc clair que, de prime abord, la Société des Nations devra être constituée par les Puissances qui, ayant établi dans le monde un certain ordre de choses, seront directement intéressées à son maintien. Elle ne peut être constituée autrement.

Dans ce sens, dans cette première conception limitée, la Société des Nations existe dès maintenant. Elle est constituée de fait par les Puissances de l’Entente dont le groupement a attiré à lui, pendant la guerre même, une grande partie du monde civilisé.

Les obligations imposées par les besoins de la guerre ont permis de résoudre, pour la formation de cette Société, bien des difficultés dont, en temps de paix, les amours-propres nationaux ou les intérêts particuliers auraient peut-être retardé indéfiniment la solution. Les armées des Puissances de l’Entente ont été réunies sous un commandement unique. Les accords militaires ont entraîné à leur suite toute une série d’accords économiques et financiers. Les Puissances associées ont mis en commun leurs ressources de tout ordre. Des organes interalliés, supernationaux, ont été créés pour régler la répartition des vivres et des matières premières, pour fixer l’ordre d’urgence des fabrications et des achats de guerre, pour supprimer la concurrence entre les acheteurs, pour assurer le rendement maximum du tonnage maritime disponible et son équitable distribution.

Non seulement il serait impossible de supprimer du jour au lendemain le fonctionnement de ces organes supernationaux, mais des nécessités impérieuses, immédiates, vont imposer pendant longtemps encore le développement et l’extension de leur action. Aux accords déjà conclus pendant la guerre pour le ravitaillement des Puissances neutres viendront s’ajouter de nouvelles conventions pour le ravitaillement des peuples de l’Europe centrale. De même nous savons que, pendant de longues années encore, l’insuffisance des ressources en matières premières pour les besoins de certaines industries sera telle que seules des conventions internationales pourront amener une distribution de ces ressources propre à assurer aux usines le fonctionnement régulier sans lequel elles ne pourraient subsister.

Ainsi s’établissent et s’établiront progressivement entre les nations, par la force même des choses, des dépendances économiques et financières qui contribueront efficacement au main-lien de la paix.

Au point de vue militaire qui nous occupe, ce sont et ce seront de même, non des conditions plus ou moins artificiellement conçues, mais des nécessités pratiques et pressantes qui imposeront aux Puissances associées la prolongation et l’extension de leur action commune. Ne peut-on considérer comme un exemple-type de cette action, sous sa forme militaire, l’intervention des armées alliées en Russie, intervention désintéressée, parce que collective, parce qu’exercée chez des alliés, et qui seule pourra permettre à ceux-ci de se ressaisir, de rétablir l’ordre chez eux et de restaurer des conditions de vie normale en dehors desquelles aucune nation ne saurait subsister ? Ne peut-on prévoir également, n’a-t-on pas prévu déjà la nécessité pour les Puissances alliées d’envoyer des détachements mixtes occuper les territoires contestés entre nationalités voisines, jusqu’à ce que la conférence de la Paix ait pu prendre des décisions définitives sur le tracé de frontières entre ces nationalités ?

Une Société ne peut subsister sans gendarme. ’De même l’établissement du droit dans le monde et le maintien de la paix ne peuvent reposer uniquement sur le libre consentement des peuples. La création d’une armée commune sera le premier besoin de la Société constituée entre les Puissances adhérentes. En réunissant leurs ressources pour l’entretien de cette armée, les Puissances réduiront au minimum le fardeau des dépenses d’armement pour chacune d’elles. Elles le réduiront d’autant plus que la puissance de leur groupement découragera les velléités de lutte des Puissances adverses et appellera l’adhésion de puissances nouvelles.

Une alliance défensive conclue entre elles sera la base de leur solidarité militaire. Cette alliance, pour les Puissances fondatrices, ne sera que le prolongement de la solidarité créée sur les champs de bataille. Des conventions d’arbitrage s’y ajouteront qui régleront la procédure à suivre en cas de conflit entre les contractants. Des sanctions financières et économiques, des mesures de coercition exercées par l’armée commune, imposeront le respect de ces conventions.

Les armées des Puissances de l’Entente, les soldats de la dernière Croisade formeront le premier noyau de l’armée commune. A cet effet, les conventions de démobilisation qui nécessairement devront intervenir entre ces Puissances, fixeront pour chacune d’elles l’importance des forces qu’elle s’engage à maintenir sur pied et régleront les conditions de l’emploi de ces forces pour les buts communs.

Tous nos Alliés d’hier et tous les jeunes peuples auxquels nous venons de donner la liberté seront poussés par les mêmes intérêts, par les mêmes nécessités que nous à donner leur adhésion à la Société des Nations, telle que nous venons de la décrire. Avec le temps, le développement de la puissance économique, financière, militaire de ce groupement deviendra tel qu’il constituera pour les autres peuples un centre d’attraction irrésistible.

On excusera l’extrême légèreté de ce trop rudimentaire aperçu sur une question d’une telle amplitude. Notre seul but est de montrer comment une organisation, — trop souvent mal comprise et dénaturée dans son principe même par l’idéologie, — peut, dans la situation actuelle du monde, être une nécessité d’ordre pratique et d’ordre militaire.

On reconnaîtra tout au moins que jamais dans l’histoire il ne s’est rencontré une heure plus favorable à la réalisation d’une idée de ce genre. Jamais les besoins de solidarité entre les peuples civilisés ne se sont manifestés d’une manière plus impérieuse pour la défense même de la civilisation.


Comment jouera, en ce qui concerne la France et la Belgique, en ce qui intéresse d’une manière immédiate notre défense nationale, le mécanisme militaire d’une association entre Puissances ?

Nous nous trouvons, nous et nos amis Belges, dans une situation particulière. Nous sommes les voisins immédiats de l’Allemagne. La future frontière, — qu’elle suive le tracé de 1815, ou celui de 1814, — n’en demeurera pas moins, dans les deux cas, à quelque 320 kilomètres de Paris, à 100 kilomètres de Bruxelles. Elle ne sera séparée de ces capitales par aucun grand obstacle naturel. Comme la plaine belge restera, demain comme hier, la voie d’invasion la plus facile vers la France, on peut dire que notre situation stratégique d’ensemble, après la grande guerre, sera peu différente de celle d’août 1914. Les pays de la rive gauche du Rhin continueront d’offrir aux armées allemandes une place de rassemblement, qu’elles chercheront à organiser défensivement et offensivement, et qui constituera pour nos deux pays une perpétuelle menace.

Nos Alliés anglais et américains et tous les peuples qui, comme nous, veulent vivre en paix, sont directement intéressés à la défense de nos frontières, dans l’hypothèse d’une attaque brusquée de l’Allemagne. Car la France et la Belgique offrent incontestablement la meilleure zone de rassemblement, presque la seule zone de rassemblement possible des armées alliées d’outre-mer contre l’Allemagne.

Admettons qu’en 19… les armées allemandes réussissent, contre les armées françaises et belges, le coup que leur a fait manquer en 1914 notre victoire de la Marne ; supposons tout au moins qu’elles aboutissent, dans les premières semaines de la campagne, à porter de nouveau les champs de bataille dans le Nord de la France : il est certain qu’elles auront acquis par là, pour la suite de la lutte, un avantage dont la guerre actuelle nous a démontré toute l’importance.

Dans toute guerre future, — c’est une des plus claires leçons de la guerre qui vient de s’achever, — la production industrielle et, en particulier, le rendement des industries extractives et de la fabrication de l’acier joueront, pour le développement de la campagne, un rôle décisif. Une part très importante de ces industries se trouve pour nous (et se trouvera encore dans l’avenir) concentrée dans le bassin houiller belge, dans le Nord de la France, dans la Lorraine. Que de fois n’a-t-il pas été dit et démontré, au cours de cette guerre, que l’Allemagne aurait dû, après quelques mois, abandonner la lutte, si elle n’avait disposé des minerais de fer du bassin lorrain ! Or, ce bassin d’Esch-sur-l’Alzette à Briey, notre future frontière le laisse presque sous le canon allemand. Il est exposé, en cas d’attaque brusquée, à toutes les surprises. Il risque, dans l’hypothèse la plus favorable, de voir son exploitation presque complètement paralysée.

Sous quelque angle qu’on se place, il nous semble impossible d’accepter que, dans le futur traité de paix, la frontière militaire de l’Allemagne soit tracée de Sierck à Wissembourg.

Nous ne demandons pas à annexer les pays de la rive gauche du Rhin, ce qui serait contraire à nos principes. Nous ne réclamons pas la formation d’un Etat-tampon, car cet Etat-tampon, de population allemande, ne constituerait pour nous, au point de vue militaire, qu’une illusoire zone de protection. Mais, tout en laissant subsister dans les pays de la rive gauche du Rhin l’administration et les institutions allemandes, il nous semble indispensable d’exiger que ces pays constituent, au point de vue militaire, une zone neutralisée ; qu’il ne puisse s’y trouver, en temps de paix, aucune garnison, aucune forteresse, aucune organisation défensive ou offensive allemande.

Cette neutralité doit nous être garantie de façon effective. Conformément au nouveau droit international dont nous prévoyons l’établissement, nous demandons que la neutralité de la rive gauche du Rhin soit placée sous le contrôle de la Société des Nations.

Pour l’exercice de ce contrôle, des troupes des différents États, membres de cette Société, devraient tenir garnison dans les grandes villes de la zone neutre ; elles occuperaient les principaux points stratégiques (nœuds de chemin de fer, etc.) et les passages du Rhin (têtes de pont). La défense d’une ligne naturelle aussi forte favoriserait, en cas d’agression, leur rôle de troupes de couverture. Les dangers d’une surprise stratégique seraient éloignés de régions industrielles qui nous sont indispensables, et, plus encore, du cœur de la France. Les premiers combats de la guerre se livreraient sur le sol allemand.

Pendant la paix, la solidarité militaire des États adhérents s’affirmerait dans l’accomplissement par leurs troupes d’une tâche commune… Cette solidarité se développerait par le contact de ces troupes-frontières, par les relations de camaraderie qui s’établiraient entre elles, par l’émulation de leur instruction.

L’occupation des pays de la rive gauche du Rhin par les troupes de la Société des Nations fait partie des mesures de précaution militaires permanentes qu’il semble nécessaire de maintenir, tant que la nation allemande n’aura pas, par la politique qu’elle suivra et par la modération de ses armements, donné au monde des preuves indéniables de sa volonté de paix.

Cette mesure n’impose à nos adversaires aucune exigence qu’ils n’aient dû prévoir. La convention d’armistice du 11 novembre stipule que les troupes allemandes évacueront la rive gauche du Rhin, que les troupes alliées occuperont trois grandes tôles de pont, qu’une zone neutre sera réservée sur la rive droite. Les préliminaires de paix, — à l’exemple des préliminaires de paix franco-allemands de 1871, — ne peuvent manquer de stipuler que notre occupation sera maintenue jusqu’à ce que l’Allemagne se soit acquittée des obligations fixées par l’article 14 : réparation des dommages. Il ne peut entrer dans le cadre de cette étude d’examiner comment devra être réalisée cette réparation des dommages ; mais il est impossible de concevoir qu’elle n’exige pas un délai d’un assez grand nombre d’années. Au terme de cette période, le développement de la situation politique européenne permettra aux États faisant partie de la Société des Nations de prendre, au sujet de l’occupation, telle décision qu’ils jugeront conforme à l’équité et compatible avec leurs intérêts essentiels.


En résumé, si l’on réfléchit aux conditions militaires que le prochain traité de paix devrait imposer à l’Allemagne, il semble qu’il soit imprudent d’avoir trop grande confiance dans l’efficacité des mesures visant à limiter les armements, car ces mesures peuvent être éludées ou échapper au contrôle.

La véritable garantie de la paix future consistera dans la prolongation de l’alliance des nations qui auront établi l’ordre de choses nouveau.

Il appartiendra à ces nations, après avoir fixé, dans le prochain Congrès, le statut de l’Europe, de prendre d’un commun accord les mesures militaires nécessaires pour imposer au monde le respect de ce statut. Si la paix qu’elles vont dicter est équitable, si l’emploi qu’elles feront de leur force est profitable au monde entier, le groupement des Puissances associées appellera à lui progressivement la collaboration des nations civilisées : il tendra ainsi constamment vers la réalisation du type idéal fixé par le président Wilson.

Une des premières mesures qu’entraîne la fondation d’une Société des Nations est la formation d’une armée commune. Aussi longtemps que la Société le jugera nécessaire pour la paix du monde, les troupes de cette armée commune monteront la garde sur les rives du Rhin.

Cela est indispensable. Ayons le courage de regarder en face la réalité et de la voir telle qu’elle est. L’Allemagne sort de la guerre vaincue, appauvrie en hommes, diminuée en richesses et en ressources industrielles, mais unifiée, plus qu’elle ne l’a jamais été, et géographiquement agrandie. Le temps seul pourra nous dire si elle a étouffé chez elle le militarisme, c’est-à-dire l’esprit de conquête. Elle reste un danger pour la paix.

Mais l’ambition d’un peuple, quel qu’il soit, ne peut rien contre la volonté de tous les peuples. Il faut que cette volonté commune des peuples prenne corps et qu’elle agisse, dès demain, pour consolider les résultats acquis, pour coordonner la transformation de l’Europe, et imposer la paix au monde. Nous devons fonder la Sainte-Alliance des peuples libres.


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