Des Controverses nouvelles sur le XVIIIe siècle

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Des Controverses nouvelles sur le XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 727-748).

DES CONTROVERSES


SUR LE XVIIIe SIÈCLE




I. — Ménage et Finances de Voltaire, par Louis Nicolardot, 1 fol. in-8o, 1854.
II. — L’Église et les Philosophes au dix-huitième siècle, par P. Lanfrey, 1 vol. in-12, 1855.





Nous entrons lentement, et à notre insu, dans un nouveau XVIe siècle, qui promet, si l’on n’y prend garde, d’être aussi orageux et aussi meurtrier que son aïeul. Les idées répandues depuis trois siècles se sont transformées, comme les dents du dragon de Cadmus, en armées de guerriers ennemis rangés en présence et prêts au combat. Les faits sortent de la poussière du passé, et les morts ressuscitent pour conserver l’œuvre qu’ils ont fondée ou gagner la victoire qu’ils n’ont pu remporter de leur vivant. Personne ne s’avoue vaincu, personne ne peut s’attribuer le triomphe ; Nous avons des ligueurs fanatiques qui se croient encore sous le pontificat de Sixte-Quint, et qui rongent leur frein en attendant que la mort de sa majesté Henri IV leur permette de prendre une tardive revanche, et des huguenots courroucés tout prêts à prendre les armes contre Louis XIV. Entre eux s’interposent inutilement des universitaires jansénistes, l’âme encore émue du sort de Port-Royal-des-Champs, et des évêques gallicans qui reviennent de signer la déclaration de Bossuet. Des voltairiens, ivres des acclamations qu’ils ont fait éclater au triomphe du vieillard de Ferney, écrivent dans toute la chaleur de l’enthousiasme une apologie du grand polémiste. Que pensez-vous de l’affaire de Galas et de l’affaire du chevalier Labarre ? Êtes-vous, oui ou non, pour la révocation de l’édit de Nantes ? Voilà quelques-unes des conversations pleines d’actualité que l’on peut entendre en l’année 1855, dans le Paris du XIXe siècle. Phénomène bizarre ! dans un temps où l’on croyait avoir scellé le passé dans sa tombe, il se trouve qu’aucune de ses passions n’est éteinte. On dirait, à contempler l’état intellectuel de la France et du continent européen, une de ces forêts enchantées que décrivent l’Arioste et le Tasse. Aux branches des arbres sont suspendues des armures et des faisceaux d’armes de toutes les nations d’autrefois ; les guerriers qui les portèrent ont disparu, les guerriers qui les porteront de nouveau ne sont pas encore venus ; mais parfois ces glaives s’agitent d’eux-mêmes, comme impatiens d’attendre et pressés de frapper ; elle veut de la destruction, qui ne cesse de souffler même alors qu’on croit au beau fixe, secoue ces armures et leur fait rendre, en s’entrechoquant, un cliquetis sinistre. De temps à autre, le public, secoué de sa torpeur et de son lourd sommeil par ce bruit inattendu, se réveille en sursaut, se frotte les yeux, et se demande s’il en est à la veille des guerres civiles ou des guerres de religion, si l’on va recommencer la Saint-Barthélémy, si M. de Robespierre va reprendre le pouvoir, ou si ce sont par hasard les armées de la sainte-alliance que l’on entend dans le lointain. Dormons en paix, nous ne sommes encore qu’aux jours des mauvais rêves.

Parfois, lorsqu’il nous arrive de contempler ces noirs nuages qui s’amoncèlent à l’horizon comme des avalanches, et qui préparent la tempête menaçante que l’Europe voit d’année en année se grossir sur sa tête, alors la tristesse s’empare de nous, et nous nous reportons vers ces jours paisibles du dernier gouvernement constitutionnel, où l’on se passionnait pour l’indemnité Pritchard et le droit de visite, où l’on bataillait sur des nuances, où la France apprenait chaque matin que tout aurait été perdu, si l’amendement subversif de tel dynastique mécontent avait été adopté, ou si la motion de tel conservateur révolté avait été soutenue. Jamais il n’y eut époque où il fut plus facile et plus agréable de vivre ; ce fut une ère charmante de dilettantisme. A-t-on assez commodément déliré à froid sur l’avenir du genre humain ? s’est-on assez leurré de doux mensonges ? a-t-on fait assez de sentimentalité et de politique platonique ? Mais la révolution de février vint brutalement balayer de sa main grossière nos subtiles toiles d’araignée philosophiques, elle vint briser les frêles images des charmans petits dieux inoffensifs que nous adorions. Alors se produisit le plus curieux et le plus important des phénomènes du temps présent, si curieux et si important qu’il mérite bien qu’on s’y arrête et qu’on le décrive avec détails.

La révolution de février, en renversant l’édifice de 1830, porta un coup mortel aux doctrines du XVIIIe siècle, qu’elle n’avait cependant pas l’intention d’attaquer. Le régime de juillet 1830 fut une représentation sage, avouable, modérée, acceptable, des idées du XVIIIe siècle. De doctes esprits et de fins critiques avaient travaillé trente ans à cette œuvre ; ils avaient fait pour ainsi dire la toilette et l’éducation du XVIIIe siècle, ils l’avaient débarrassé de son bagage de blasphèmes, d’impiété, d’athéisme et d’utopies. On avait beaucoup ébranché, élagué, échenillé, et au terme de ce travail le XVIIIe siècle avait présenté un aspect décent et convenable comme les allées de Versailles et le jardin des Tuileries. On avait fait mieux encore, on avait créé des traditions à ce siècle, qui les brisa toutes, et on lui avait donné une généalogie. On parla peu de Diderot, peu de l’Encyclopédie, peu de Rousseau, peu de Voltaire lui-même, beaucoup de Montesquieu, non de l’auteur des Lettres Persanes, mais de l’auteur de l’Esprit des Lois, des doctrines anglaises et de leur influence sur la France, des cahiers de 89 et des constituais modérés ; puis on présenta ce XVIIIe siècle à l’admiration du monde sous la forme visible de la révolution de juillet. Certes, si les principes du XVIIIe siècle étaient acceptables comme principes de gouvernement, c’était bien sous la forme du gouvernement constitutionnel modéré alors établi en France. Aussi, sans remuer, sans faire passer la frontière à un seul soldat, sans distribuer aux sujets des états despotiques des pamphlets de propagande révolutionnaire, ce gouvernement gagnait-il de jour en jour en influence sur l’esprit public de l’Europe. Du fond de la tombe, Voltaire put se frotter les mains de joie, et Rousseau lui-même put s’avouer en rechignant à demi satisfait. La révolution de février arriva et renversa ce régime si soigneusement élaboré. L’Europe, étourdie de ce coup inattendu, se replia sur elle-même, et s’écria comme le prophète : Comment est donc tombé ce cèdre magnifique qui semblait appuyé sur les fondemens de la terre ! Ah ! oui, comment ? L’Europe ne chercha pas longtemps à pénétrer ce mystère, car les loisirs lui manquaient pour cela. Elle avait alors ses inquiétudes et cherchait à se débarrasser des dangers créés par la révolution, révoltes des nationalités, nouveautés démocratiques, émeutes, réclamations à main armée des droits de l’homme et du citoyen, bizarres exigences des prolétaires. Elle se débarrassa de tous ces dangers en maugréant, grognant et pestant contre la France et les doctrines françaises qui lui avaient donné de tels embarras, et jurant dans son incroyable stupeur qu’on ne l’y prendrait plus. De son côté, la France contempla avec terreur l’abîme ou plutôt les milliers d’abîmes ouverts sous ses pas. Elle fit comme l’Europe, elle fit mieux ou pis encore : elle se désavoua elle-même hautement, désaveu qui a eu et qui aura des conséquences nombreuses. Les hommes les plus considérables de la France vinrent faire publiquement leur confession générale, se frappèrent la poitrine et demandèrent pardon à Dieu de leurs péchés passés. À leur suite, le public se couvrit la tête de cendres et se mit à déplorer ses erreurs anciennes. On poussa les choses à l’extrême, ainsi qu’il est d’habitude en France, et on appela l’autorité avec autant de force qu’on avait naguère appelé la liberté.

Le XVIIIe siècle était donc abandonné ; mais si les doctrines révolutionnaires étaient désavouées, quelles seraient désormais les doctrines qui guideraient les destinées de la France ? Le catholicisme, qui, comme doctrine, n’avait eu pendant les vingt années précédentes qu’une faible influence, se redressa naturellement et prit possession du terrain abandonné par la révolution. Il ne pouvait en être autrement. La France, comme tous les pays latins, est condamnée, à ce qu’il semble, à être longtemps ballottée entre le XVIIIe siècle et le catholicisme, ou, pour employer l’expression très énergique de Diderot à propos de Rousseau, à aller de l’athéisme au baptême des cloches et réciproquement. Quel chaos moral, quelles faussetés et quelles perversités de jugement, quel scepticisme, quelle lassitude, quel dégoût de toute croyance, et finalement quelle impuissance politique, philosophique, religieuse, peuvent produire les violentes oscillations de ces deux doctrines, ennemies absolument irréconciliables ! ( c’est ce que nous savons trop. Il faut à une nation, pour résister à ces secousses périodiques, la souplesse et l’élasticité, le subtil bon sens de la France. Grâce à ces qualités, notre nation fait encore assez bonne figure dans le monde ; mais chez les autres peuples latins, quelle confusion, quel délire ! La tête n’y est plus. Voyez l’Italie moderne, où le culte de la madone et de saint Janvier se mêle aux idées de Dupuis et de Volney, où l’athéisme vit à côté de la superstition ! Voyez l’Espagne violemment révolutionnaire et non moins violemment catholique, où les représentans de la nation passent, dans une même séance des cortès, des idées de Rousseau à la doctrine de la religion d’état !

Ainsi remis par la révolution de février en possession de tout ce qu’il avait perdu, le catholicisme s’offrit à nous non-seulement comme doctrine religieuse, mais comme principe politique, et malheureusement sous sa forme la moins française, l’ultramontanisme. Cette dernière doctrine, objet de l’antipathie traditionnelle de la France, contre laquelle elle avait toujours protesté, contre laquelle elle s’était donné des garanties, se présentait donc pour la gouverner. Le public s’émut de nouveau. Alors commença une lutte d’articles de journaux et de pamphlets. L’ultramontanisme avait été imprudent : il avait déclaré hardiment la guerre à l’humanité des trois derniers siècles, il avait demandé l’extermination de la réforme, de la renaissance et de la révolution. Il avait soulevé les questions les plus étranges et les plus menaçantes. L’étude de l’antiquité devait-elle, oui ou non, être supprimée ? La révocation de l’édit de Nantes avait-elle été une mesure politique légitime ? L’esprit du XVIIIe siècle se réveilla et reprit peu à peu faveur. En sept années seulement se sont accomplis ces reviremens de l’opinion publique. La situation est aujourd’hui celle-ci : l’ultramontanisme ne veut rien perdre du terrain qu’il a conquis ; le XVIIIe siècle veut reconquérir le terrain qu’il a perdu. Nous ne savons quel sera le dénoûment de la crise, nous nous bornons, en historiens impartiaux et désintéressés, à constater fidèlement l’état de choses actuel.

D’innombrables écrits, — pamphlets, philippiques de toute espèce, — sont déjà nés de ce débat, que sont venus ranimer en dernier lieu deux livres de valeur fort inégale, — Ménage et finances de Voltaire, de M. Nicolardot, et l’Église et les Philosophes au dix-huitième siècle, de M. Laufrey. L’un brûle tout ce que l’autre adore. Le premier maudit tout ce que le second bénit. M. Nicolardot fait passer le XVIIIe siècle tout entier devant la cour d’assises et démontre que tous les personnages de cette époque ont été voleurs, assassins, faussaires, faux monnayeurs, libertins. Il a renouvelé à l’égard du XVIIIe siècle le procédé de Voltaire envers ses ennemis. Toutes les fois que le célèbre écrivain avait à se plaindre de quelqu’un, il accusait invariablement ce quelqu’un de crimes honteux et contre nature. Les diatribes de M. Nicolardot, à demi fondées, à demi calomnieuses, reposent sur cette vérité incontestable, que la société du XVIIIe siècle était très corrompue. De son côté, M. Lanfrey démontre que le clergé du XVIIIe siècle présenta le plus odieux spectacle, celui de l’intolérance unie à la corruption. M. Lanfrey déclare qu’il n’a pas voulu exposer les défauts du XVIIIe siècle, parce qu’assez d’autres sans lui se chargeront du crime de Cham et profaneront la nudité paternelle. Très bien ; mais la société laïque valait-elle beaucoup mieux que la société ecclésiastique ? Non ; dans ce siècle, immoral entre tous les siècles, les salons et les cours sont au niveau des sacristies. Les philosophes et les écrivains, quelque mal qu’on puisse en dire, composent en effet la partie la plus éclairée, la plus élevée, la plus morale de l’humanité de cette époque, et Voltaire est certainement, malgré ses fautes et ses étourderies, le plus honnête homme de son temps. Cependant ils ne sont pas pour cela des modèles de vertu, de grandeur et de noblesse dignes d’être offerts à la vénération de l’humanité. Ils peuvent être jugés d’un mot, ils appellent souvent la sympathie, rarement le respect. Ils ont plus d’esprit que d’âme, et chez eux l’intelligence domine au détriment du caractère. Comparez les écrivains du XVIIIe siècle à leurs prédécesseurs du XVIIe, à Pascal, à Bossuet, à Fénelon, à Bayle lui-même, et dites si l’on ne pourrait pas répéter à leur sujet la parole de Jésus lorsque la Cananéenne a touché ses vêtemens : Je sens qu’une vertu est sortie de moi. Ils ont perdu une vertu en effet, le monde les a touchés, et ils participent plus ou moins de la corruption de leur temps. Et maintenant comparez-les à leurs aïeux du XVIe, et dites s’ils ont gagné en foi, en conviction, en résolution, en force de caractère. Décidément le XVIIIe siècle ne veut être jugé ni par des adversaires, ni par des enthousiastes ; il veut être jugé avec calme et impartialité, et il attend encore un historien désintéressé.

Néanmoins, corrompu ou non, le XVIIIe siècle a existé, c’est là un fait irrévocable et désormais impérissable ; toutes les colères de M. Nicolardot n’y feront rien. Il a accompli sa tâche, bonne ou mauvaise, et a laissé pour l’éternité des vérités et des erreurs qui maintenant, sous mille formes diverses et successives, vivront jusqu’à la fin des temps ; il en faut donc prendre son parti. Maudire un fait ou le glorifier n’est guère profitable, il vaut mieux chercher à le comprendre. Comme nous sommes fort désintéressé dans la question qu’agitent et M. Nicolardot et M. Lanfrey, nous allons essayer à notre tour de dire comment le XVIIIe siècle a été nécessairement inévitable, et comment il a été à la fois bienfaisant et fatal.

Un des sujets d’étonnement de bon nombre d’honnêtes publicistes est la docilité avec laquelle les rois et les aristocraties de l’Europe acceptèrent les doctrines philosophiques qui devaient amener la plus violente révolution qu’ait vue le monde. Toutefois cette docilité s’explique dès qu’on sait que la pensée des philosophes était exactement la même que celle des rois. Avant la révolution française, il y en avait eu une autre, ou pour mieux dire le XVIIIe siècle n’est qu’une longue révolution impitoyable, pleine d’âpreté et de violence. Chez tous les peuples, le pouvoir laïque se montre jaloux jusqu’à l’excès de son autorité, ombrageux et exclusif. Partout le pouvoir sacerdotal est frappé à mort par les rois. On brûle, on spolie, on emprisonne, on exile au nom du despotisme. L’antique pouvoir de l’église croule, et personne ne s’émeut : au contraire les peuples applaudissent à ce pouvoir usurpateur, qui partout se présente sous la forme de la force armée et de l’arbitraire. De Saint-Pétersbourg à Lisbonne, l’Europe présente un même spectacle. Pierre le Grand installe hardiment son pouvoir au-dessus du pouvoir de l’église ; Frédéric le Grand contient son clergé et lui impose silence ; Pombal brûle des moines, Charles III expulse les jésuites, et Choiseul, aidé de l’Espagne, amène le représentant de l’église à l’affaiblir de ses propres mains. Il n’est pas jusqu’à l’Angleterre où la populaire église anglicane ne voie diminuer son importance sous la longue administration des whigs. Sur les ruines du pouvoir sacerdotal, ce n’est point la liberté qui s’établit, c’est le despotisme monarchique, lequel semble devoir être la loi des nations modernes. C’est là le fait dominant, important du XVIIIe siècle, et il se produit également chez les nations appartenant aux trois formes diverses du christianisme, chez les nations catholiques, chez les nations protestantes, chez les nations du rite grec. Ce fait si général n’eut point cependant partout les mêmes conséquences ; il devait en avoir et il en eut de funestes chez les nations catholiques.

J’ai toujours pensé que le XVIIIe siècle n’aurait pas eu la même violence, si la réforme eût été universellement acceptée au XVIe siècle. Des maux innombrables résultèrent de la séparation de l’Europe en deux camps ennemis ; mais il en est deux surtout dont nous souffrons encore : le premier, c’est que les sources de la vie morale ne furent pas ou furent incomplètement renouvelées ; l’autre, c’est que le pouvoir monarchique gagna en influence tout ce que perdit le pouvoir sacerdotal sans grand profit pour la liberté humaine. C’était au pouvoir monarchique seul en effet qu’il appartenait de mettre un peu d’ordre au milieu de la confusion où les troubles de l’église avaient jeté l’Europe ; seul il pouvait maintenir en paix une province protestante qui, voisine d’une province catholique, brûlait de mettre cette dernière à feu et à sang ; seul il était capable de protéger avec quelque efficacité les familles et les propriétés de citoyens toujours prêts à s’exterminer et à se dépouiller mutuellement. Aussi partout fut-il salué comme un libérateur. Il créa des armées permanentes, les peuples applaudirent ; il confisqua les vieilles libertés nationales, on laissa faire ; il décima les aristocraties turbulentes et factieuses, elles regimbèrent un instant, puis, avec cette servilité que l’impuissance donne très vite à l’homme, elles consentirent à se transformer en noblesses de cour et en aristocraties de plaisir. Comme on était encore très près du moyen âge, les princes catholiques, instrumens du clergé romain, et qui se proclamaient tels eux-mêmes, conservèrent à l’autorité sacerdotale son prestige, son influence politique, ses richesses dans l’état ; mais avant qu’un siècle se fût passé, ils commencèrent à se sentir gênés de ce partage du pouvoir : à chaque instant, ils étaient harcelés, importunés, contrariés par cette autorité qu’ils avaient sauvée, qui n’existait que par eux, qui ne possédait aucune armée, qui, en un mot, n’était plus qu’un serviteur, et prétendait parfois à être le maître. Alors s’engagea une lutte odieuse, repoussante, entre la force et la ruse. Certes, dans la plupart des querelles qui s’élevèrent au XVIIe et au XVIIIe siècle, le faible, c’est le clergé, et l’oppresseur, c’est le pouvoir politique. Le clergé est désarmé relativement à la royauté ; eh bien ! il est néanmoins impossible de prendre la plupart du temps parti pour lui. On n’a pas d’armées permanentes, il est vrai, mais on ruse, on intrigue, on cabale, on importune jusqu’à ce qu’enfin le pouvoir politique exaspéré appelle brutalement quatre hommes et un caporal, et termine ces conflits incessans en posant les scellés sur l’église.

La force brutale, voilà en effet le pouvoir nouveau qui finit par s’établir au XVIIIe siècle. Je regrette que M. Lanfrey, qui a si habilement raconté les luttes du pouvoir civil contre l’église, n’ait pas fait ressortir la marche parallèle de ces deux faits : l’élévation graduelle du despotisme, la décroissance graduelle de l’église. L’un monte à mesure que l’autre descend, et lorsque l’église est entièrement détruite, le despotisme ne rencontre plus aucun obstacle. La révolution qui se déchaînera à la fin du siècle, et qui déclarera la guerre aux tyrans, ne connaîtra d’autre moyen de gouvernement que le despotisme du comité de salut public, et ne se reposera que lorsqu’elle se sera couronnée elle-même dans la personne d’un chef d’armée. Il est donc injuste, comme on l’a fait souvent, d’attribuer aux doctrines du XVIIIe siècle les progrès du despotisme. Elles n’y ont pas nui sans doute, mais dans leur lutte contre le pouvoir sacerdotal les philosophes n’ont fait que suivre le mouvement commencé par les rois, sans imaginer qu’en attaquant l’église ils travaillaient au profit du despotisme.

Cette sécularisation universelle de l’humanité était-elle nécessaire ? Oui, car les peuples étaient arrivés à cet état de positivisme et de croyance raisonnée qui rendait désormais impossible le gouvernement du clergé. La foi elle-même avait perdu sa naïveté, les doctrines françaises du XVIIe siècle le prouvent assez. Dans les livres des grands écrivains de cette époque, les doctrines catholiques touchent déjà au rationalisme. Que sont devenus, entre les mains de ces docteurs illustres, le catholicisme du moyen âge, les passions de la ligue, l’enthousiasme naïf de l’Espagne du XVIe siècle ? Les considérations politiques commencent déjà à l’emportée. Avec l’église gallicane s’introduit dans le catholicisme un commencement de sécularisation ; l’église devient nationale ; son chef immédiat n’est plus le pape, c’est le roi. On met en pratique la théorie de la séparation des pouvoirs. Le roi Louis XIV, dévot catholique jusqu’à la persécution inclusivement, prélude sans le savoir au XVIIIe siècle. Si le clergé veut conserver un pouvoir politique, il s’expose à devenir gênant. Le rôle de protection qu’il a rempli au moyen âge est fini depuis longtemps en effet ; les peuples ne sont plus timides, faibles et naïfs comme autrefois, ils sentent maintenant leur force, et sont très capables de résister aux barons féodaux, si par hasard il en reste encore. Les gouvernails n’ont plus la grossière violence des maîtres d’autrefois. Certes Condé, Louvois et Louis XIV ne sont pas précisément des types d’humanité, et le doux Turenne peut bien encore ordonner la dévastation du Palatinat ; mais leurs violences ne sont plus arbitrairement capricieuses comme celles des gouvernails du moyen âge. Si la protection du clergé n’est plus nécessaire, à quoi donc se réduit son rôle ? Probablement à la prédication, à l’enseignement du dogme et de la morale chrétienne ; mais s’il s’obstine à conserver un pouvoir politique, le clergé s’exposera à commettre des injustices révoltantes, car il se heurtera contre des intérêts nouveaux qui lui sont étrangers, et dont il ne peut avoir qu’une connaissance imparfaite. Je ne veux point dire par là que les principes du clergé ne fussent pas préférables aux principes du despotisme : l’important en politique n’est pas d’avoir les meilleurs principes ; l’important, c’est bien plutôt d’avoir les moyens de mieux faire la besogne du jour, de pouvoir mieux gouverner que tel autre à un moment donné. L’église s’obstina cependant et eut le double malheur de blesser à la fois les peuples et les rois, les rois par ses taquineries et ses exigences, les peuples par ses persécutions.

Si cette sécularisation universelle fut nécessaire, fut-il également nécessaire qu’elle s’accomplît au moyen du despotisme ? Hélas ! il n’y avait pas d’autre moyen de l’accomplir. Cette sécularisation était exigée par l’état même du monde, par l’état des esprits, par les intérêts nouveaux qui se faisaient jour de tous côtés et les classes nouvelles qui s’élevaient de toutes parts. Il fallait que le pouvoir politique dominât, et il n’y avait plus en Europe qu’un pouvoir politique debout (l’Angleterre exceptée), la monarchie, que les luttes du XVIe siècle avaient démesurément grandie. Cette sécularisation dut donc se faire sous forme despotique. C’est ici que nous pouvons exprimer de nouveau l’opinion que nous avons émise, que le demi-succès de la réforme a eu des conséquences désastreuses. Si la réforme eût été universellement acceptée, cette sécularisation se serait accomplie également, puisqu’elle était inévitable, mais sous forme libérale et républicaine. La féodalité n’aurait pas été aussi rapidement détruite, il est vrai, mais en revanche la tradition n’aurait pas été brisée, car c’est un fait éminemment révolutionnaire, que cette usurpation de tous les pouvoirs par la monarchie, qui s’est accomplie dans les trois derniers siècles. Les aristocraties féodales auraient conservé leur influence, et, grâce à elles, le moyen âge se serait continué en se transformant, les classes moyennes auraient grandi en importance, et auraient fait lentement et sagement leur éducation politique, éducation qui leur a toujours fait défaut. Un abîme ne se serait pas creusé entre les diverses classes de la société, et nous n’aurions jamais connu les castes et le régime des castes. La foi chrétienne, en pénétrant dans les classes inférieures, les eût moralisées et en eut fait un peuple solide, à la fois modeste dans ses prétentions et intraitable sur ses droits. Nous aurions eu en un mot un peuple, et non plus ce que nous avons encore, surtout dans les pays latins, une populace insolente, tour à tour violente et lâche. Cette sécularisation eut été, je le sais, essentiellement oligarchique ; mais l’oligarchie est et sera toujours préférable au despotisme. Les œuvres de l’oligarchie, pour être moins gigantesques que celles du despotisme, sont plus réellement grandes, ainsi que le prouve l’exemple de Rome républicaine, de Venise et de l’Angleterre.

Après l’établissement universel du despotisme, le fait dominant au XVIIIe siècle, c’est le règne de l’athéisme ; l’un était la conséquence de l’autre. Nous n’entendons pas par athéisme la simple négation d’un Dieu personnel et dont la Providence régit le monde ; nous donnons à ce mot une plus grande extension : nous entendons par athéisme toute doctrine qui repose sur un fondement purement humain, qui prend sa source dans l’homme même et qui n’a que lui en vue. Nous entendons par état athée tout état où la loi politique est la loi suprême et n’est pas une conséquence de la foi nationale. Cet athéisme fut celui que prêcha le XVIIIe siècle. Ses doctrines n’eurent en vue que la terre. Elles grandirent et devaient naturellement grandir chez des peuples où l’édifice ecclésiastique avait toujours été intimement uni aux croyances religieuses, mieux encore, identifié avec elles. L’église extérieure était la religion, et la religion était l’église extérieure. Lorsque l’une déclina, l’autre déclina en même temps, et la décadente d’une institution visible, matérielle, fut le signal de la décadence de la religion. À chaque pierre qui tombait de l’édifice ecclésiastique en dissolution, une croyance se détachait de l’âme du peuple. Une fois que le prêtre n’eut plus aucun pouvoir, le peuple n’eut plus de Dieu. C’est là, dans cet athéisme plus encore que dans les violences du pouvoir laïque, que le clergé trouva sa punition. Il avait voulu être tout à la fois la loi et les prophètes ; il avait identifié la religion avec lui, il avait habitué les peuples à ne pas séparer la religion de la personne du prêtre, il s’était posé comme l’intermédiaire nécessaire entre Dieu et le peuple. Lorsqu’il disparut, Dieu disparut également. Le peuple n’eut plus aucune idée morale. La réforme de la France dut donc s’accomplir tout au rebours de la réforme du XVIe siècle, par l’athéisme ; mais il est curieux d’observer combien la révolution du XVIIIe siècle, qui s’attaque si violemment au catholicisme, emploie ses méthodes et ses procédés. Comme lui, elle procède volontiers par formules générales et abstraites, et ne tient aucun compte de la vie et de ses manifestations infinies. Comme lui, elle ignore ou veut ignorer la puissance de l’âme individuelle, et elle aura au besoin la prétention de pouvoir étouffer les protestations de l’individu, au nom soit du témoignage universel, soit du salut de l’état. Comme lui, elle voudrait façonner le monde entier sur un moule unique et ne tient aucun compte de ce qui la gêne et la contredit. Comme lui, elle ne voit que le côté extérieur des choses et voudrait tout transformer en institutions. Elle diffère de lui toutefois par son inhabileté absolue à trouver des expédions ingénieux, des moyens termes et des compromis, et aussi par son emportement, son étourderie et son irréflexion. Une telle révolution ne pouvait s’accomplir que chez un peuple qui n’avait point passé par la réforme, et elle ne pouvait s’accomplir autrement. S’il se rencontre un pays où la loi religieuse n’existe qu’à la condition de l’obéissance absolue au prêtre, et si le prêtre y disparaît ou y devient, par telle ou telle raison, odieux ou impopulaire, qu’arrivera-t-il ? Ce qui est malheureusement arrivé. Tel qu’il a été, le XVIIIe siècle était inévitable du jour où le XVIe siècle échoua.

Nous ne voudrions pas qu’on se méprît sur notre pensée. Nous ne discutons pas, nous exposons ; nous essayons de dire quels furent les caractères du XVIIIe siècle, et pourquoi il fut ce qu’il a été. Selon nous, il était inévitable sous sa forme athée du jour où la réforme avait échoué. Lorsque les temps lurent venus où la vieille société dut périr et où la réforme sociale fut nécessaire, l’athéisme se présenta donc comme la seule arme de combat. Ce fait particulier a eu deux conséquences : grâce à cette arme terrible, la révolution française a pu opérer la destruction la plus radicale dont l’histoire fasse mention, et en même temps elle a été privée d’un élément de rénovation morale. Le XVIIIe siècle, n’ayant pas de croyances, les remplaça comme il put, par des principes légaux et des opinions. Et ici s’élève une question à laquelle M. Lanfrey n’a pas songé. Des principes abstraits, adoptés par l’intelligence, peuvent-ils remplacer des croyances vivantes, qui se mêlent à tous les actes de l’existence et sont le principe même de la vie de l’âme ? En d’autres termes, est-il vrai que les croyances religieuses sont absolument nécessaires à l’homme, comme la lumière l’est à la nature ? La question vaut bien la peine d’être examinée. Il y a là dans cette question un des mystères insondables de l’ordre universel : le mystère n’a pu être pénétré et l’analyse philosophique n’a pu l’atteindre, pas plus qu’elle ne peut atteindre l’élément constitutif de la vie ; mais il existe. Si philosophe que soit un peuple, il y a toujours un moment où la morale purement humaine ne lui suffit pas ; les faits parlent assez haut d’eux-mêmes. Il s’ensuit que faute de cet élément religieux, la révolution est condamnée pour toujours peut-être à n’avoir qu’un développement très restreint. Dès que l’homme sent s’agiter en lui ce tourment de la croyance religieuse, la révolution se voit abandonnée, et le XVIIIe siècle recule. Aussi le catholicisme, contre lequel cette révolution fut dirigée en grande partie, conserve-t-il encore son ancien empire, et se dresse-t-il en face du XVIIIe siècle comme un adversaire obstiné et patient. Les péripéties de cette lutte, de ces actions et réactions successives ont été nombreuses, et il serait impossible de dire quelle en sera l’issue. La France, et à sa suite les nations du midi, semblent condamnées à flotter longtemps de l’un à l’autre sans parvenir à se fixer et à se décider entre les deux. Et dans le fait se décider est presque impossible ; accepter franchement et sans restrictions le XVIIIe siècle serait une décision réellement terrible, et l’esprit se trouble à la seule pensée d’une action aussi audacieuse. On a vu ce fait se produire en France sous la révolution, et le monde a frémi d’horreur. Renoncer au XVIIIe siècle est aussi difficile, car y renoncer, c’est renoncer pour les nations du midi à toutes leurs garanties, à toute leur vie politique. C’est un nœud gordien qu’on ne peut dénouer en le coupant ; il ne peut être dénoué que par la méthode ordinaire, et pour cela il faut une main patiente, qui n’ait pas de mouvemens brusques et nerveux, la main du temps.

Ainsi, et pour nous résumer sur les deux points examinés précédemment, on peut dire que le XVIIIe siècle est le bouc émissaire de l’histoire, chargé d’expier les péchés et les erreurs de l’humanité antérieure. Il porte la peine des fautes commises au XVIe et au XVIIe siècle. Il porte la peine des superstitions de nos ancêtres, de leurs préjugés, de leur trop grande timidité. Les révolutions nécessaires à l’existence de la société moderne s’y accomplissent, mais d’une manière désastreuse et au moyen des instrumens les plus funestes, le despotisme et l’athéisme. L’homme paie de sa liberté l’indépendance du pouvoir politique, et paie de sa conscience morale la destruction du pouvoir sacerdotal, si bien que le jugement hésite en présence de l’histoire de ce siècle, et qu’on peut se demander s’il n’eût peut-être pas été préférable que cette révolution ne fût pas accomplie ? Certes la maladie était grave, mais le remède employé était d’une violence effroyable, et devait être une source de nouvelles maladies dont quelques-unes sont même plus hideuses que toutes celles de l’ancienne société.

Après le despotisme politique et l’athéisme, produits désastreux des antécédens historiques de l’Europe non moins que de la France, un troisième fait, exclusivement français et résultat des erreurs de la monarchie, remplit tout le XVIIIe siècle : le règne et l’agonie de l’ancien régime.

Qu’est-ce que l’ancien régime ? On entend généralement sous ce nom un régime d’erreurs et d’abus, de superstition et d’arbitraire. L’ancien régime fut tel en effet. Quoi donc ! n’y avait-il en France ni droit, ni justice, ni légalité, et doit-on ces bienfaits à la révolution française ? Le XVIIIe siècle, comme beaucoup l’en ont félicité, a-t-il donc inventé la justice ? Non, certes ; mais pendant toute la durée de ce qu’on peut appeler l’ancien régime, la France ignora complètement ce qu’étaient la légalité, les garanties politiques, la tolérance, la piété éclairée, et en revanche elle eut à supporter ce qui lui a toujours paru odieux à juste titre, l’intolérance, le bigotisme, l’hypocrisie, les caprices arbitraires des rois, l’injustice sociale, les préjugés de caste. Ne vous laissez pas prendre à ce mot d'ancien régime, il est trompeur : l’ancien régime est de date très récente, et nous en devons l’invention à Louis XIV. Rien n’est frappant, dans l’histoire du XVIIe siècle, comme la différence radicale qui sépare les règnes de Henri IV et de Louis XIII du règne de Louis XIV, et même le commencement de ce règne de sa fin. Henri IV, Sully, Richelieu, Mazarin, sont tous des hommes profondément modernes, pénétrés des nécessités de leur temps et des besoins de leur époque, très éclairés surtout relativement au génie propre de la France et au caractère social du peuple français. Aucun ne fut certes un modèle de vertus et d’humanité, car la sécheresse était le fond de leur nature : Henri IV fut souvent égoïste et ingrat, Richelieu sec et froidement cruel, Mazarin sec et accessible aux plus vulgaires corruptions ; mais cette sécheresse de cœur était amplement rachetée chez eux par l’intelligence et les lumières. Ils n’ont pas de préjugés et de superstitions, ils n’ont pas ces dédains et ces insolences de caste qui furent tant à la mode plus tard, ils sont exempts de fanatisme religieux. Henri IV eut la gloire de fonder la société moderne française, Richelieu celle de la consolider. Qu’était-ce que cette société française ? C’était un régime singulièrement humain et tolérant, un régime de conciliation et de compromis. La conduite de la France au XVIe siècle avait été très caractéristique de l’esprit national, singulièrement attaché à la tradition et en même temps plein de goût pour les innovations. La France était restée attachée à l’église catholique, et loin de repousser la réforme, comme la logique aurait semblé le lui commander, elle l’avait aidée en plus d’un sens. Les deux religions, ainsi mises en présence, se livrèrent une guerre acharnée qui semblait ne devoir finir que par l’extermination de l’une des deux ; mais la France, malgré ses souffrances, ne désirait la mort d’aucune. La majorité désirait garder sa religion et laisser la sienne à la minorité. Le sentiment qui dominait surtout dans le public, c’était la haine du fanatisme religieux, de quelque côté qu’il vint, et le souvenir amer du rôle que des pouvoirs étrangers avaient joué dans nos guerres intestines. Ce qu’on voulait, c’est qu’il n’y eût plus de ligue possible, plus d’intrigues d’un Sixte-Quint, et qu’à l’avenir on se prémunit contre Rome et contre l’odieuse Espagne, qui fut alors un moment pour la France ce que l’Angleterre avait été auparavant, ce qu’elle devait être plus tard. La France demandait à rester catholique, mais indépendante et libre ; en d’autres termes, elle voulait les conséquences politiques de la réforme sans en accepter les principes religieux. Ce fut Henri IV qui se chargea d’établir ce semi-protestantisme, singulièrement en harmonie avec le caractère français, qui a survécu à toutes nos vicissitudes politiques, et qui, un moment éclipsé, reparut lorsque la révolution française eut modéré ses ardeurs athées et ses persécutions. Alors ce fut le catholicisme qui, à son tour, eut besoin d’être toléré, et il eut à subir son édit de Nantes, qui est connu dans l’histoire sous le nom de concordat.

Ce régime, si véritablement français, vécut un peu moins d’un siècle, succomba sous Louis XIV, et fut remplacé par cette chose honteuse connue sous le nom d’ancien régime. Peu de règnes ont été plus funestes peut-être à la France que celui du grand roi. C’est Louis XIV le premier qui, par ses guerres injustes, a donné à l’Europe cette bizarre croyance dans laquelle beaucoup de gens persistent encore, que la France n’a eu d’autre but que l’asservissement des peuples. Louis XIV, ainsi que nous l’avons dit, trouva une France moderne fondée par Henri IV, consolidée par Richelieu, composée d’un peuple intelligent, industrieux, docile, zélé partisan de la monarchie, d’un clergé pieux, modéré, plein de science et de lumières, d’une noblesse brave, vaillante et polie qui avait cessé d’être oppressive et avait accepté définitivement l’autorité royale. Il laissa une France surannée, remplie d’abus de toute sorte, composée d’un peuple las, fatigué, hébété, déjà anarchiste et ennemi de la monarchie, d’un clergé intrigant, intolérant, mondain, d’une noblesse pleine de préjugés de caste, insolente et abâtardie. L’esprit du roi avait tout perverti. Il avait rendu la monarchie impopulaire en France et brisé l’ancien système de transactions inauguré par Henri IV. Il avait voulu créer une France sur le modèle de son caractère, au lieu de plier son caractère à l’esprit de la France. Il avait commis deux fautes. En plaçant le roi au-dessus des lois et des règles les plus simples de la morale, en en faisant une sorte de divinité qui ne se gouverne pas selon les lois des mortels, en ennoblissant l’adultère et en donnant le rang de princes à des enfans fruits d’illégitimes amours, il avait rendu la monarchie immorale comme le dieu indien pour lequel n’existent ni crimes, ni vertus, ni bien, ni mal. Par l’injuste et inutile révocation de l’édit de Nantes, il avait brisé la tradition française et anéanti l’œuvre de ses prédécesseurs. Par ses guerres continuelles et sa fureur de conquêtes, il avait répandu cette idée fausse, puérile, anti-chrétienne, qui a fait tant de mal à la France, que la gloire était le but de la vie des peuples. Bref, il laissa après lui un amas de corruptions, de superstitions, de préjugés, d’erreurs, d’injustices, qui aurait perdu la France, si la France n’avait pas protesté.

C’est l’histoire de ce bizarre régime et en même temps de la protestation de l’esprit français contre lui, qui remplit tout le XVIIIe siècle. Les protestations de l’esprit humain sont quelquefois étranges, celle du XVIIIe siècle le fut beaucoup. On protesta d’abord par la licence et le débordement des mœurs. Il a été souvent parlé de la réaction dirigée sous la régence contre le système de Louis XIV ; mais en réalité cette réaction, loin de guérir le mal, ne servit qu’à l’aggraver. Elle ne servit qu’à favoriser l’ancien régime ; elle ajouta des insolences nouvelles aux insolences anciennes, des préjugés nouveaux aux préjugés anciens. La noblesse devint de plus en plus impertinente, le clergé de plus en plus intrigant, le peuple de plus en plus mécontent. Une protestation fort différente de celle de la régence était donc nécessaire : elle s’accomplit. Les hommes qui firent cette protestation n’étaient point des saints et des héros ; ils ne vinrent pas comme Luther déchirer la bulle du pape et déclarer en termes passionnés et violens que le règne du mensonge devait enfin cesser ; non, c’étaient des hommes de beaucoup d’esprit, et d’un esprit tout mondain, qui vinrent insinuer ironiquement que les choses n’allaient pas très bien et qu’elles pourraient aller mieux, que les gouvernés n’étaient pas absolument obligés de supporter éternellement les folies des gouvernails, que les sujets n’existaient pas pour être les bêtes de somme de quelques mauvais plaisans titrés et mitres. La protestation se fit d’abord d’une façon assez douce, sous forme d’allusion et d’allégorie, de tragédie et de roman. Œdipe et les Lettres persanes sont les œuvres qui peut-être caractérisent le mieux cette première période du XVIIIe siècle.

Cependant les années passèrent. Un homme, complète incarnation de l’ancien régime, corrompu jusqu’à sa dernière fibre, lâche, libertin et par momens bigot, indifférent au sort de ses sujets et en même temps intolérant par boutades, s’assit sur le trône. Avec ce roi, le plus misérable des souverains qui ait jamais régné, et certainement un des hommes les plus méprisables qui aient jamais vécu, le joug du gouvernement devint insupportable. La France fut de plus en plus mal administrée. La négligence, la paresse, l’injustice et l’arbitraire furent à l’ordre du jour. La royauté française aux expédiens n’échappa à la banqueroute qu’en dupant ses sujets. Grâces à l’absence d’une surveillance supérieure, les mauvaises mœurs régnèrent avec toute la férocité dont elles sont susceptibles. Le dernier des commis du ministère se trouva investi de la puissance de renvoyer à la Bastille par une lettre de cachet son créancier, son ennemi ou le mari gênant qu’il trompait. Cependant il restait encore à cette France si mal gouvernée la gloire militaire et le prestige de ses armes ; mais ce prestige n’exista pas longtemps, Fontenoy ne fut qu’une exception brillante. Partout la France est vaincue, et partout le gouvernement abandonne ses défenseurs. Dupleix délaissé revient en France sans pouvoir obtenir une audience du roi ; Montcalm se défend héroïquement dans les bois du Canada sans que le roi daigne lui envoyer des secours, et les champs de bataille de l’Allemagne sont témoins des revers et pour la première fois de la honte de la France. La nation française décline de plus en plus, à la grande joie des gouvernemens et des peuples que Louis XIV avait humiliés. Walpole et après lui le premier Pitt se frottent les mains de satisfaction ; Frédéric prodigue le sarcasme et l’outrage au lâche souverain qui régit de nom la France et à la courtisane intrigante qui règne à sa place. À mesure que marche cette longue décadence, la protestation de la France devient de plus en plus violente. On peut suivre pour ainsi dire d’année en année, chez les écrivains de cette époque, les progrès du mécontentement public, simple mécontentement d’abord, mais qui devient successivement de la colère, de la fureur, du délire, de la démence, et qui enfin, dans une dernière transformation, se métamorphose en une soif de carnage inextinguible et en un implacable esprit de vengeance. Dès l’année 1750, cette protestation a pris un caractère définitivement tranché, et, chose remarquable, la situation est tellement irritante, qu’elle communique alors aux écrivains ces haines passionnées et ces ardeurs qui ne semblaient pas devoir appartenir et qui n’appartenaient pas en effet à leur nature mondaine. Guerre à mort à tout ce qui existe, tel est le cri poussé par Voltaire, répété par les encyclopédistes, et auquel répondent les milliers d’échos de l’opinion publique. Guerre à mort à tout ce qui existe, et en attendant ce qui existe devient de plus en plus détestable. À Mme de Pompadour a succédé Mme Dubarry ; la demeure des rois de France devient un lieu de prostitution, et ainsi vont les choses jusqu’à ce qu’enfin elles aboutissent, selon la pittoresque expression du marquis de Mirabeau, à une culbute générale, et que l’ancien régime reçoive son châtiment.

M. Lanfrey a très judicieusement commencé le tableau brillant qu’il a tracé du XVIIIe siècle par la révocation de l’édit de hautes. C’est bien à cette date en effet que commence ce système misérable qui faillit ruiner la France, et en même temps cette toute-puissante réaction qui alla toujours en grossissant jusqu’à la tempête de 89. Seulement il est regrettable que le jeune écrivain n’ait pas retracé la marche parallèle de ce régime, qui devient de plus en plus détestable, et de cette réaction, qui devient de plus en plus formidable. Le XVIIIe siècle, ainsi compris, se justifie de lui-même. Les faits parlent pour l’historien. Le XVIIIe siècle fut comparable à l’effort désespéré d’un homme qui se noie. La France sentit qu’elle allait sombrer, et cela par la faute de ses gouvernails. Tous les pouvoirs, civil, religieux, judiciaire, lui étaient suspects ; elle ne pouvait espérer la justice de ses parlemens, l’héroïsme de son roi, la charité de son clergé. Tous lui apparaissaient comme autant d’emblèmes de lâcheté, de mensonge et de trahison. Si elle voulait ne pas mourir, il lui fallait donc se sauver elle-même. Dans sa détresse, elle écouta avec ardeur et espoir les voix qui lui parlèrent de régénération et de gloire future. Et voilà pourquoi les philosophes furent si puissans. Abandonnée par la monarchie du droit divin et par le clergé représentant de la parole divine, la France crut pouvoir se passer de Dieu, et on pourrait résumer d’un mot terrible l’opinion qui fut pendant toute la seconde moitié du siècle celle de la majorité des Français. – Eh bien ! si Dieu nous abandonne, que le diable vienne alors à notre secours, et qu’il nous sauve, puisque Dieu ne le peut pas ou ne le veut pas. — Voilà pourquoi l’athéisme eut tant de vogue ; il se présentait naturellement comme la contre-partie, la contradiction et l’arme de destruction d’une monarchie et d’un clergé avilis et détestés.

Un mot maintenant sur les deux écrivains qui nous ont offert l’occasion d’exposer les quelques pensées qui précédent. M. Lanfrey est jeune, ardent, intelligent, doué d’un incontestable talent ; mais avant tout félicitons-le d’avoir aussi bien choisi son sujet et son heure. Il a eu la main heureuse, car il est douteux qu’il eût obtenu un tel succès, eût-il employé plus de talent encore qu’il n’en a mis dans son livre à raconter un autre épisode de l’histoire. Les controverses récentes ont puissamment aidé à son succès. Son livre est aussi très curieux comme signe des tendances de la génération qui surgit. Il y a quelques années à peine, aucun jeune homme n’eût osé écrire ce livre. Faire une apologie de Voltaire, fi donc ! il fallait laisser cela aux bourgeois, aux vétérans du libéralisme. Passe encore pour Rousseau, personnage intéressant et romanesque ; passe encore pour Diderot, brillant faiseur de paradoxes et fantaisiste de premier ordre, pour M. de Robespierre, le vertueux excentrique, pour Babeuf et Anacharsis Clootz ! Mais Montesquieu, Locke, Voltaire, d’Alembert, Buffon, Mirabeau, la constituante, toute la partie à peu près raisonnable du XVIIIe siècle, comme on en faisait bon marché, comme on souffletait bien leur gloire, avec quel entrain on traînait leurs cadavres dans l’égout pour élever à leur place, celui-ci la statue de Marat et celui-là la statue de Fréron ! Quelques années à peine nous séparent de cette époque ; comme les jeunes gens sont devenus raisonnables et rangés ! Naguère, quand un jeune homme prenait la plume, c’était pour écrire quelque apologie des temps féodaux qui aurait fait ouvrir les yeux à M. de Montlosier lui-même, quelque apologie du comité de salut public qui aurait étonné le chevalier de Saint-Just, quelque traité fouriériste sur l’organisation du travail ou la solidarité humaine. On s’affublait de costumes étranges, on était catholique démocrate, communiste, socialiste, que sais-je encore ? et maintenant que ces folies sont passées, qu’elles n’offrent plus aucun danger, nous dirons qu’après tout il y avait en elles quelque chose de l’inquiétude du siècle et de ses espérances vers un avenir meilleur. Ce n’est pas M. Lanfrey qui est inquiet et tourmenté ; il parle d’un ton tranché, rien ne l’intimide, rien ne l’arrête : il a le calme de la croyance absolue. De la première à la dernière page de son livre, il ne trahit aucune émotion pour ce qui va périr, aucun regret de ce qui s’en va. Ses aspirations non plus ne sont ni très nombreuses, ni très élevées. Ce qu’il demande, c’est le présent légèrement modifié. Une concession du pouvoir accomplirait tous ses vœux : que l’état abandonne le patronage impartial qu’il exerce sur les cultes, et M. Lanfrey sera satisfait, il y a quelques années, on était moins sensé, moins calme et plus exigeant. Et loi aussi, tu pars donc à ton tour, noble inquiétude, dernière vertu d’un temps qui n’en avait plus d’autres !

Le talent que M. Lanfrey a déployé dans ce livre est surtout un talent narratif. Son récit est vif, coloré, spirituel. Son exposé des causes de la révocation de l’édit de Nantes est ingénieux, bien présenté, et ne manque pas de nouveauté. L’histoire de Pombal et celle de l’abolition de l’ordre de Jésus par Ganganelli se lisent avec cette sorte de curiosité ardente qui tient l’esprit suspendu à la parole imprimée comme l’oreille de l’auditeur à la voix du tribun ou du comédien. Toutes les fois que M. Lanfrey raconte les faits, il s’acquitte parfaitement de sa tâche ; mais lorsqu’il s’agit des idées, il est moins heureux. Ses jugemens sont souvent d’une excessive témérité ; M. Lanfrey aime à trancher et il tranche à outrance, ce qui n’empêche pas ses appréciations d’être parfois d’une justesse contestable. Nous avons sous ce rapport quelques chicanes à lui faire. Ainsi, dès la première page, on rencontre cet axiome : « La civilisation, cette fille du XVIIIe siècle. » Vraiment, rien n’existait donc avant le XVIIIe siècle, et les six mille ans qu’a vécus l’humanité n’ont existé que pour annoncer l’arrivée de nos remarquables personnes. Il faudrait cependant s’entendre sur ce mot de civilisation. Pris dans un sens abstrait, il ne signifie rien, car ce mot n’exprime pas une entité métaphysique existant par elle-même : il exprime l’idée d’un ensemble de faits positifs, réels, existant à un moment donné du temps, sur un point donné de l’espace. La civilisation n’a jamais existé : il y a eu des civilisations particulières chez différens peuples, et qui n’ont pas attendu pour fleurir l’arrivée du XVIIIe siècle. Il y a eu une civilisation grecque, très complète et très parfaite en elle-même ; une civilisation romaine, qui n’a jamais été dépassée dans la politique et dans la guerre ; une civilisation catholique européenne, qui a donné à notre continent une unité de sentimens et d’idées que les différences de races n’ont pu vaincre et que les divisions du XVIe siècle n’ont pu effacer ; une civilisation protestante, qui a présenté le spectacle de ce que peuvent accomplir l’activité et le travail de l’homme ; une civilisation italienne, qui n’a jamais été surpassée dans les arts ; une civilisation française, qui a offert le type le plus parfait des vertus mondaines et sociales. Tout cela n’est-il donc rien ? Si par civilisation M. Lanfrey entend cette croyance athée qui considère la société comme n’ayant qu’un but d’utilité et n’existant qu’en vue de satisfaire aux besoins de l’homme, il a raison : cette manière de comprendre la civilisation appartient au XVIIIe siècle.

Les jugemens de M. Lanfrey, lorsqu’ils ne routent plus sur un ensemble considérable de faits, lorsqu’ils portent soit sur des idées pures, soit sur des individus, sont extrêmement controversables, et, sans frapper à faux, frappent souvent à côté de la vérité. Ainsi il professe pour Pascal une admiration qui, pour le dire en passant, est assez surprenante chez un enthousiaste du XVIIIe siècle, et il raille M. Sainte-Beuve, qui a osé dire qu’une seule chose manquait à Pascal, la grâce. Les railleries de M. Lanfrey ne sont pas heureuses : la grâce en effet, ou, si M. Lanfrey le préfère, ce que l’universalité des hommes entend par ce mot manque absolument à Pascal. Dans la même page, l’auteur prend à partie M. Cousin, parce que ce dernier a cru devoir attribuer quelque mérite à la prose de Descartes. Ici encore, nous sommes oblige de donner raison à M. Cousin. La période de Descartes n’est ni lourde ni diffuse, comme l’en accuse M. Lanfrey ; le style de Descartes est sec, sans éclat, sans bonheur d’expression, mais il est singulièrement net et clair. Nous croyons qu’il est impossible de trouver un modèle plus achevé de prose métaphysique que le Discours sur la Méthode. Dans les dernières pages de son livre, après avoir adressé à la philosophie allemande le reproche banal d’obscurité que lui adressent tous les badauds, pour lesquels certainement elle ne fut jamais faite, il conseille aux philosophes allemands de se souvenir de Luther, « un vrai génie qui embrasa le monde ! Eloquent, inspiré, héritier du génie mâle, clairet précis de la race latine, il ne connaissait ni l’objectif ni le subjectif. » Ce jugement est d’une remarquable nouveauté. Qu’a donc de commun le génie de Luther avec le génie latin ? Jusqu’à présent Luther a été considéré comme la plus pure et la plus naïve incarnation du génie germanique. S’il est un homme chez lequel l’instinct de race ait été fort, c’est bien Luther, et cet instinct est chez lui si puissant qu’il lui a tenu lieu de génie. Par la tête, par le cœur, par les idées, par les vertus et par les vices, Luther est un pur Allemand.

Nous bornerons là nos chicanes, car nous voulons être juste envers M. Lanfrey, d’autant plus juste que, pour exprimer franchement notre pensée, l’esprit de son livre ne nous plaît point. D’un bout à l’autre, il y règne un athéisme modéré qui glace l’esprit : nous entendons par athéisme toute doctrine qui considère la société comme ayant sa fin en elle-même et n’existant pas en vue d’une fin divine, et, si nous savons lire, nous croyons avoir compris que telle est l’opinion de M. Lanfrey. On rencontre des pages brillantes, presque jamais une pensée d’une réelle élévation. Quand il est éloquent, il l’est d’une manière ingénieuse, jamais naïvement et avec essor. En revanche, l’auteur connaît son XVIIIe siècle jusque dans ses infiniment petits ; son livre abonde en faits et en anecdotes curieuses, et il y a telles pages, celles sur Bayle, par exemple, qui sont dignes de tout éloge, tant pour l’expression que pour la pensée. Le jeune écrivain a voulu retirer la mémoire de Bayle de l’oubli où elle languit, et il l’a fait très heureusement. Bien des pages ont été écrites sur ce grand citoyen, mais nous ne croyons pas que personne ait payé à cette vénérable mémoire le tribut de reconnaissance qui lui est dû avec autant de délicatesse que le jeune écrivain. Ces trois ou quatre pages sur Bayle brillent précisément par les qualités qui font défaut à M. Lanfrey, une douce sympathie les éclaire, elles sont émues et presque tendres. Puisque M. Lanfrey a si bien compris Bayle, que ne lui emprunte-t-il quelques-unes de ses vertus, la modération par exemple, l’art de comprendre au moyen de l’intelligence les doctrines que notre cœur repousse, et le calme dans la discussion ?

Quant à M. Nicolardot, nous demandons à ne pas lui rendre justice. Être catholique est certainement fort respectable, mais ce n’est pas une raison suffisante pour écrire sur le XVIIIe siècle des livres qui ressemblent à ces inepties révolutionnaires intitulées : Crimes des papes ou Crimes des rois et reines de France, avec lesquelles on a si longtemps entretenu le fanatisme athée de la populace. Ce livre a été écrit dans l’intention de prouver une assertion assez ingénieuse : c’est que Voltaire, et à sa suite les philosophes, les écrivains, les grands seigneurs et les souverains de l’Europe, étaient des fripons et des débauchés. Le XVIIIe siècle est en effet, dans notre opinion, le siècle le plus corrompu qui ait existé dans les temps modernes, parce qu’il est celui où la corruption a été le plus généralement répandue, et cela sans aucun contraste de grandes vertus ou de grands caractères. Les hommes des deux siècles précédens n’étaient pas toujours d’une perfection angélique ; mais à côté de leurs vices ils avaient des vertus étonnantes, et des existences d’une pureté accomplie s’écoulaient au milieu d’un débordement hideux de passions sanglantes et fangeuses. Le XVIIIe siècle n’offre pas un tel spectacle. Le vice y est plus poli, plus humain que dans les périodes précédentes, mais il est plus général, et il n’est racheté par aucune vertu. Voilà ce que devait dire et ce que ne dit pas M. Nicolardot. Une fois cela dit, on peut opposer facilement un nom du XVIIe siècle, par exemple, à chacun des noms que flétrit M. Nicolardot. Il a trouvé plaisant de parler de postdamie à propos de Frédéric ; mais sait-il bien de quoi au XVIIe siècle on accusait le grand Condé, et le prince de Conti, et Monsieur, et Vendôme, et le maréchal de Villars lui-même ? Le XVIIIe siècle n’a certainement pas contenu un cynique plus scandaleux que Bussy Rabutin, un roué plus impertinent que Lauzun, un prélat plus esprit fort et plus libertin que le cardinal de Retz. M. Nicolardot parle d’escroqueries, de dettes, de lettres de change non payées, n’a-t-il donc jamais lu les mémoires du chevalier de Grammont, et ignore-t-il que les plus grands seigneurs n’avaient point honte de tricher au jeu ? Les trois derniers siècles se valent en infamies, à prendre les choses à un certain point de vue ; mais le XVIIIe siècle n’a pas pour racheter ses vices ce que possèdent le XVIe et le XVIIe siècle, de grands caractères et de grandes vertus.

Voltaire est-il un fripon ? M. Nicolardot le prétend, mais ne le prouve point. Nous n’avons trouvé dans ce livre que les vieilles histoires que nous connaissions depuis longtemps, l’anecdote du couteau de chasse racontée par Marmontel par exemple et les démêlés avec le président de Brosses. Nous citons ces deux faits parce qu’ils peuvent être pris comme mesure exacte des reproches qu’on peut adresser à Voltaire. Toutes les anecdotes ramassées par M. Nicolardot sont, ou comme l’affaire du couteau de chasse, des bizarreries d’homme d’esprit, ou comme l’affaire avec le président de Brosses, des petitesses et des vilenies d’homme nerveux. Quant aux lésineries fréquentes de Voltaire, elles s’expliquent très bien par la fatigue qu’éprouvent les gens même les plus généreux : il arrive un moment où ils sont las de donner et où ils lésinent sur des sommes insignifiantes. Voltaire réclamait quelquefois par voie légale le paiement de ses rentes : mais c’était son droit ; M. Nicolardot ne le contestera pas, et d’ailleurs, dans la plupart des cas, il n’a recouru aux voies légales qu’après avoir patienté longtemps. Nous cherchons vainement dans tout cela où sont les friponneries de Voltaire. À bout de ressources, M. Nicolardot reproche à Voltaire de n’avoir jamais rien dépensé pour ses maîtresses. Nous ne comprenons pas ce reproche : il eût été bien plus ingénieux de l’accuser de leur avoir volé des diamans, et cette accusation eût été bien plus en harmonie avec l’idée du livre.

En voilà assez sur ce sujet si vaste et si difficile. Nous n’avons pas la prétention d’épuiser en quelques pages les réflexions que suggère une histoire, qui est la nôtre et celle du monde contemporain ; nous avons voulu seulement dire quelle était, à notre avis, la véritable origine du XVIIIe siècle, pourquoi il a été athée et destructeur, et quelle situation anormale il a créée. Ceux qui nous supposeraient l’intention d’avoir voulu préconiser la réforme et nous montrer hostile envers le catholicisme se tromperaient d’une étrange façon. Le rêve d’une France protestante ne peut entrer aujourd’hui que dans l’étroit cerveau d’un sectaire ; la France nous semble donc condamnée à vivre longtemps entre ces deux puissances ennemies, le XVIIIe siècle et le catholicisme. Est-il impossible cependant de sortir de cette impasse, et tout espoir est-il perdu ? Entre le XVIIIe siècle et le catholicisme il n’y a pas de réconciliation possible, et toute idée d’un arbitrage et d’une médiation est vaine et puérile ; mais n’y a-t-il malgré cela rien à faire ? Devons-nous laisser au temps tout seul le soin de dénouer cette crise ? Que ces deux grandes puissances continuent leur débat, et nous tous, en suivant d’un œil calme et en spectateurs désintéressés les vicissitudes de cette lutte, disons honnêtement ce que nous avons à dire. À la fin peut-être un nouvel élément inattendu surgira-t-il qui mettre fin à ces disputes. Et dès à présent, sans prendre parti, sans écrire de pamphlets, de notre coin solitaire nous pouvons recommander à notre siècle bien des vérités importantes qu’il ne connaît plus, et qui serviraient, si elles étaient retrouvées, à hâter l’heure de la paix. Ne pouvons-nous donc pas, par exemple, rappeler à nos contemporains, qui ne le savent plus, que ce monde merveilleux dans lequel nous vivons n’est pas un assemblage de forces matérielles créées seulement pour les besoins de l’homme, mais qu’il repose sur une idée divine, et qu’il est destiné à être le théâtre d’un drame providentiel et divin, — que l’homme a été destiné par conséquent à poursuivre un but divin, le triomphe absolu du bien et de la vérité ? Ce point de départ une fois adopté, le XVIIIe siècle tombe en ruines ; car si l’homme a une mission divine, il n’a plus sa fin en lui-même, et la société n’existe plus en vue de l’homme : elle existe en vue de sa mission et pour la gloire du Dieu éternel qui la lui donna dès les premiers jours du monde. L’élément théocratique et divin, fondement nécessaire des sociétés, aujourd’hui méconnu et remplacé par cette idée athée, — que l’homme n’a d’autre but que lui-même, et que la société n’a d’autre but que l’homme, — reparaît donc, mais sous sa forme pure, non enveloppé dans les langes d’une église exclusive et restreinte, quelque large et tolérante qu’elle soit. Le jour où cette idée sera devenue une croyance, la lutte entre le XVIIIe siècle et l’église sera bien près d’être finie. Pour le moment, nous sommes riches et puissans ; nous avons des manufactures, des chemins de fer et des capitaux immenses : il ne nous manque qu’une chose qui était abondante autrefois avant les chemins de fer et les manufactures, le sentiment du divin. Réveillez donc ce sentiment, vous tous qui avez une voix pour parler ; réveillez-le honnêtement, impartialement, sans esprit de sectaire. Là est maintenant, j’en ai la ferme conviction, l’unique route à suivre, l’unique méthode à employer, l’unique but à poursuivre, digne d’un esprit élevé, libre de préjugés, religieux enfin, dans le sens naturel du mot. Là est aussi l’unique moyen de sortir de l’impasse dans laquelle le XVIIIe siècle nous a jetés.


EMILE MONTEGUT.