Des Découvertes modernes sur l’Égypte ancienne
SUR
L’ÉGYPTE ANCIENNE
Il est un problème qui a de tout temps préoccupé les historiens, et qu’il appartient peut-être à l’archéologie de résoudre. Les vicissitudes des nations, les transformations des empires ont-elles pour cause nécessaire des changemens dans les conditions physiques ou morales des races ? La question ainsi posée semble provoquer une réponse affirmative, et cependant l’étude des faits n’autorise nullement une pareille solution. Il y a des contrées où les conditions d’existence, de vie, de population, de mœurs et d’éducation demeurent à peu près les mêmes depuis bien des siècles, et qui n’en ont pas moins eu leur période de grandeur et de décadence. L’ethnologie, qui a fait tant de progrès dans ces dernières années, a prouvé avec une entière évidence que certaines races sont en possession du sol qu’elles habitent depuis une longue série de siècles. Toutes les émigrations qui ont amené dans ces pays des hommes d’une autre race ont disparu dans les flots de la population indigène, de même qu’un courant d’eau douce s’absorbe dans l’Océan. Le caractère de la nation primitive est demeuré comme un moule dans lequel ont été jetés les peuples venus après elle, et le sol n’a pu modifier ce type primordial, puisque sur la plupart des points du globe il est resté le même qu’au commencement de notre âge géologique. Telle est l’observation qu’on peut faire dans les pays où la civilisation chrétienne de l’Europe n’a point ou n’a que peu modifié les élémens sociaux primitifs. Puisque dans de semblables contrées il s’est opéré des révolutions profondes et des destructions totales, il faut bien reconnaître qu’il y a autre chose que les conditions de race et de climat dans la destinée des nations, et que les mouvemens politiques obéissent à des lois dont le secret doit être cherché plus haut.
Nous pourrions citer nombre d’exemples du phénomène que nous venons de signaler. On verrait ainsi la Grèce, théâtre de tant de changemens politiques, la Grèce, dont la décadence remonte aux temps mêmes où le christianisme fut révélé au monde, ne pas varier dans les traits caractéristiques de sa nature et de ses habitans. Je veux toutefois choisir ici un exemple plus saisissant encore et moins vulgaire, tiré d’un pays que l’érudition moderne ne cesse d’explorer avec un succès plus marqué de jour en jour. L’Égypte, qui n’offre plus maintenant que des ruines, domine par sa grandeur et son importance toute l’antiquité. Terre ancienne entre les plus anciennes, l’Égypte est encore aujourd’hui ce qu’elle fut au temps des pharaons et à l’époque des pyramides. C’est un vaste désert qui ne tire sa fertilité que du fleuve dont le cours prolongé et presque parallèle au méridien le traverse de part en part. Toutes les descriptions que les écrivains grecs nous ont laissées de ce pays s’adaptent parfaitement à ce qu’il est de nos jours. Le Nil en règle les saisons, l’agriculture et presque les mœurs. La race égyptienne, malgré la conquête des Arabes et l’introduction de l’islamisme, est encore empreinte du même caractère qu’au temps de Joseph et de Moïse. Sa physionomie morale n’a pas changé davantage. Ce peuple esclave et docile se courbe maintenant sous le sabre et la courbach du Turc, comme il le faisait il y a trente siècles sous le fouet des pharaons. Ses monarques ont été remplacés par des souverains grecs, par des empereurs romains et leurs préfets, par des gouverneurs venus de Byzance, des sultans venus de l’Arabie, des pachas envoyés de Constantinople, et ces révolutions n’ont en rien changé la contrée et le peuple, aussi immuable que son climat, aussi immobile que ses pyramides. Et cependant quel contraste de grandeur et de puissance ! Peut-on croire que ce pays, dont les ruines font maintenant, avec le blé, la seule richesse, ait dicté jadis des lois à une partie de l’Asie, instruit les philosophes de la Grèce, imposé plusieurs de ses croyances à l’empire romain et tenu en esclavage les tribus d’où devait sortir la lumière du monde ? Pour pénétrer le mystère de si grandes vicissitudes, il faut descendre dans le détail de l’histoire d’Égypte et suivre dans les annales de sa littérature, de sa religion et de ses arts le mouvement qui a si complètement cessé aujourd’hui.
Avant que les dernières découvertes des égyptologues eussent jeté un jour précieux sur la chronologie des premières dynasties, sur les transformations et les altérations qui se sont opérées dans la langue, dans les institutions, dans le culte et les arts des Égyptiens, on se figurait que tout avait été immuable parmi eux. On prenait la vieille Égypte en bloc comme un monolithe historique qu’il fallait tirer du sable dans lequel il était enfoui, et l’on ne distinguait ni les localités ni les époques. Une étude plus attentive et plus complète des textes nous a appris que la langue égyptienne avait subi des modifications profondes ; la comparaison et le rapprochement des listes royales et des inscriptions commémoratives ont révélé l’existence de révolutions dans le gouvernement et les institutions de l’Égypte. Les actes d’adoration adressés aux différens dieux et les épitaphes ont fait connaître que la religion avait été empreinte du même caractère de mobilité. Enfin la confrontation des statues et des bas-reliefs appartenant aux diverses dynasties a révélé dans l’art égyptien toute une série de changemens qui avaient échappé aux premiers observateurs. En un mot, il est arrivé pour l’Égypte ce qui s’était déjà passé pour l’Inde et la Chine ; son immobilité supposée s’est évanouie devant l’étude des faits, et tandis que la race dénotait constamment les mêmes caractères physiques et moraux, qu’elle demeurait sur le même sol, on voyait tout changer autour d’elle, langue, gouvernement, religion et art.
Les recherches par lesquelles on est arrivé à découvrir ce grand contraste appartiennent à la période la plus récente des travaux poursuivis sur l’ancienne Égypte. En cherchant à résumer ici les notions obtenues jusqu’à ce jour sur la langue, l’histoire, les mœurs des Égyptiens, c’est le mouvement de l’archéologie moderne dans une de ses branches les plus importantes que nous aurons caractérisé.
Ce fut peut-être une heureuse erreur que celle où tombèrent les érudits qui, au moment des premiers travaux sur l’Égypte, attribuèrent à ce pays, à tout ce qui en était sorti, une immobilité absolue. Comme nous ne possédions sur l’Égypte antique que des renseignemens comparativement assez modernes, si l’on avait été arrêté par la crainte de commettre des anachronismes, on n’aurait absolument rien découvert. Celui qu’on peut appeler le grand mystagogue de la philologie égyptienne, Champollion, n’aurait pas fait deux pas en avant. Les monumens qui lui servaient de clefs, l’obélisque de Philès et l’inscription bilingue de Rosette, datant de l’époque des Plolémées, s’il eût nourri quelques scrupules sur la parfaite identité du système hiéroglyphique aux différens âges, il ne serait point arrivé à l’admirable découverte qui a immortalisé son nom. Les documens grecs qu’il avait entre les mains fussent devenus de sa part l’objet de continuelles défiances, et sa sagacité se serait égarée au milieu des réticences et des distinctions provisoires qu’il se serait vu forcé d’établir. Champollion fut plus hardi et plus absolu. Il admit en principe que la langue des Égyptiens n’avait point varié, et que sous l’écriture hiéroglyphique, qui la dérobait avant lui à notre intelligence, elle était encore celle que les premiers chrétiens de l’Égypte ont écrite avec l’alphabet grec enrichi de quelques lettres. Ce fut une grammaire et un dictionnaire coptes à la main que l’illustre égyptologue procéda au déchiffrement. Toutes les fois qu’il rencontrait une expression inconnue, un signe idéographique qu’il voulait transcrire phonétiquement à nos yeux, c’était à la langue copte qu’il avait recours. Une pareille méthode, bonne dans le principe, alors qu’il ne s’agissait encore que de saisir un sens général et d’avoir sur l’ensemble du système des données approximatives, dut être abandonné lorsqu’on voulut approfondir les détails de la grammaire pour arriver à des traductions rigoureuses. L’opinion qu’avait adoptée Champollion lui fit attribuer à un même signe de consonne des valeurs variables dans l’alphabet copte, et c’est ainsi que fut admise la doctrine singulière des consonnes vagues. Cette erreur, inhérente à de premières tentatives de déchiffrement, se complique bientôt d’une seconde. On supposait dans la transcription en lettres coptes des mots hiéroglyphiques des flexions grammaticales toutes semblables à celles du copte, de façon que l’on identifiait ainsi complètement l’égyptien avec cette langue, et le lecteur des écrits de Champollion, trompé par ce procédé, attribuait à la phrase hiéroglyphique une construction pareille à celle de la phrase copte.
C’est à nettement établir les différences des deux grammaires que doivent désormais s’attacher les égyptologues. Les bases de ce travail furent jetées par un savant philologue allemand, connu d’abord comme interprète des anciens idiomes de l’Italie, M. Richard Lepsius. Dans une lettre adressée en 1837 à un des compagnons de Champollion, Rosellini, et publiée par les Annales de l’Institut archéologique de Rome, M. Lepsius rectifia quelques points de la doctrine du grand égyptologue français, et il essaya d’entrer dans une voie plus rigoureuse et plus analytique. Cette voie fut parcourue depuis en France d’un pas sûr par un savant auquel revient aujourd’hui la majeure partie de l’héritage de Champollion. M. Emmanuel de Rougé entreprit pendant plus de dix années l’étude patiente et sévère des textes égyptiens ; il s’efforça d’arriver à une intelligence rigoureuse des phrases dont la philologie devinait d’abord plutôt qu’elle n’analysait le sens. Guidé par quelques mots d’une signification certaine, aidé de l’emploi de diverses notations grammaticales solidement établies, Champollion arrivait presque toujours à traduire, sans s’astreindre cependant à un mot à mot rigoureux. M. de Rougé eut plus d’ambition et tenta ce qui pouvait seul faire sortir la philologie égyptienne de l’état de stagnation dans lequel elle s’affaiblissait depuis la mort de son fondateur. En étudiant de plus près les textes hiéroglyphiques des Égyptiens, en relevant surtout avec attention les variantes que nous offre la reproduction de textes identiques, M. de Rougé parvint à ressaisir la physionomie de l’antique idiome. Remontant aux plus anciennes époques, il vit disparaître une grande partie de ces flexions et de ces particules, si abondantes dans le copte, et que Champollion s’attachait toujours à rétablir dans ses transcriptions. Lors de ce premier état de la langue égyptienne tel que le détermine M. de Rougé, les radicaux possédaient la faculté d’être employés comme substantifs, comme verbes, et souvent comme particules, parfois même sans que l’écriture exprimât aucun changement dans leur emploi. Ce fait s’observe aussi dans l’ancien chinois, et il paraît avoir été une des lois de la formation du langage. On s’est servi d’abord du mot avec son sens général et indéfini, qui ne comprenait que la notion fondamentale à exprimer. L’idée d’indiquer par une modification le rôle du mot dans la phrase n’est venue que beaucoup plus tard. L’esprit suppléait aux formes indicatives de la catégorie grammaticale, absolument comme cela arrive encore quelquefois dans notre langue, quand nous employons un adjectif avec un sens adverbial. Les pensées que le langage des premiers hommes avait pour objet d’exprimer étaient si simples et si peu abstraites, que l’intelligence. pour saisir le sens, pouvait négliger l’emploi des flexions qui subordonnent les mots entre eux. Ces flexions ne s’introduisirent que graduellement ; elles consistèrent d’abord dans certains radicaux employés à titre de qualificatifs, de signes, de nombres, de modes et de temps, et qui finirent par être exclusivement réservés à ce rôle exceptionnel. Rien n’est plus propre à mettre ce fait en évidence que la comparaison du chinois ancien et du chinois moderne. Dans le kouan-hoa, improprement appelé langue mandarinique, on voit employer comme pronoms, comme relatifs, comme auxiliaires ou marques de temps, des mots qui dans le kou-wen, c’est-à-dire la langue ancienne, figurent avec leur sens propre de radical abstrait. L’égyptien a dû suivre la même loi. Toutefois cette suppression des signes grammaticaux paraît n’être bien souvent qu’une abréviation graphique, car dans les plus anciens textes égyptiens on découvre déjà la trace des modes, des temps, dont l’emploi dans la langue est devenu plus tard indispensable.
Les signes hiéroglyphiques sont pris le plus habituellement avec une valeur phonétique, c’est-à-dire qu’ils représentent non les objets dont ils rappellent la forme, mais des articulations vocales, en sorte qu’ils jouent le rôle de nos lettres, cela indépendamment de certains signes purement figuratifs peignant l’objet lui-même, ou en offrant le symbole. Toutefois les mots, ainsi écrits alphabétiquement, peuvent n’être pas dépouillés tout à fait de leur rôle figuratif. On découvre fréquemment que le signe destiné à représenter, soit la première lettre, soit la lettre saillante du mot, est choisi parmi les signes qui ont avec ce dernier une relation naturelle ou symbolique. Les autres signes du mot sont, eux, purement phonétiques, sauf le déterminatif placé à la fin. De là l’existence d’une foule d’hiéroglyphes qui ne deviennent phonétiques que pour des mots particuliers et dans des cas exceptionnels. Ces lettres sacramentelles, Champollion leur avait donné place dans son alphabet, et il était arrivé de la sorte à dresser de nombreuses colonnes de lettres qui étaient un objet d’étonnement et de doute pour les philologues. On se demandait pourquoi les Égyptiens avaient si singulièrement multiplié les homophones. L’inexactitude de l’alphabet du grand égyptologue tenait encore à ce qu’il avait commencé par l’étude des monumens des bas temps. Sous les Ptolémées, on fit usage dans l’écriture, surtout pour transcrire les noms grecs et romains, de signes qui n’avaient eu auparavant que l’emploi alphabétique restreint et exceptionnel dont il vient d’être parlé. Chaque hiéroglyphe devint pour ainsi dire le signe de la lettre initiale du mot qu’il exprimait, de telle façon que le symbolisme originaire tendait de plus en plus à disparaître. Le signe hiéroglyphique, employé à représenter une lettre initiale, servit aussi quelquefois de déterminatif pour une classe entière d’objets. On retrouve quelque chose de tout à fait analogue dans les clefs de l’écriture chinoise, véritables déterminatifs qui rappellent ceux de l’écriture hiératique. En effet, dans cette écriture chinoise, les déterminatifs se réduisent à des signes conventionnels et tachygraphiques, tandis que dans l’écriture hiéroglyphique le déterminatif est la figure d’un objet servant à classer le mot qu’il accompagne. On compte dans la langue chinoise 214 clefs, et ce chiffre pourrait être réduit, car plusieurs sont évidemment composées d’un signe et d’un déterminatif plus simple. En égyptien, les déterminatifs génériques ne sont guère plus nombreux. Nous conservons dans nos langues de véritables déterminatifs, et si nous écrivions avec des signes idéographiques, ils seraient aisément reconnaissables. Est-ce que par exemple la terminaison ment, que nous donnons à tant d’adverbes, n’est pas un véritable déterminatif indiquant la manière dont une chose se fait, existe ou se dit ? Est-ce que la terminaison ité, qui appartient à tant de noms abstraits, n’est pas aussi une sorte de déterminatif indiquant un substantif de qualité ? Enfin certains augmentatifs ou diminutifs sont aussi de vrais déterminatifs de grandeur ou de petitesse, d’estime ou de mépris.
Les déterminatifs sont donc, — avec les rapprochemens de variantes, la comparaison de mots écrits tantôt phonétiquement, tantôt à l’aide partielle de symboles ou de figures, — des élémens nécessaires pour la composition d’un véritable vocabulaire égyptien, qui reste encore à publier malgré la tentative de Champollion. Jusqu’à nouvel ordre, on se sert du copte, mais le mot copte est loin d’être toujours le mot égyptien. La langue sacrée s’était éloignée de plus en plus de la langue vulgaire, et même il était arrivé un moment où il avait fallu, pour écrire celle-ci, un système graphique différent. Voilà comment était née l’écriture démotique, usitée pour la transcription de ce dialecte populaire. Et, soit dit en passant, ce fait d’une séparation entre la langue parlée par le peuple et la langue écrite, formellement énoncé par Manéthon, aurait dû faire comprendre dès l’origine que le copte ne pouvait être l’égyptien pur, et que, l’égyptien ayant ainsi dégénéré par l’action des siècles, il avait dii lui-même, avant de se séparer complètement du domotique, subir des altérations d’où était sorti ce dialecte vulgaire. Les articulations surtout s’étaient altérées, et une lettre prononcée différemment suivant les mots ou suivant les lieux avait fini par donner naissance à des articulations distinctes, et bientôt à des lettres séparées dans le copte. Voilà comment Champollion, qui voulait absolument rendre les signes hiéroglyphiques par des lettres coptes, fut entraîné à attribuer des valeurs de prononciation différentes à un seul et même signe, système qui souleva contre lui de graves et naturelles objections. MM. Lepsius et Birch, puis surtout M. de Rougé, ont cherché à rétablir dans sa pureté primitive le système de vocalisation égyptienne et refait le véritable alphabet hiéroglyphique. Cet alphabet est devenu fort simple ; il y a moins de lettres, et chacune d’elles est représentée par un moins grand nombre de signes, car, les hiéroglyphes d’un emploi phonétique accidentel écartés, il ne reste plus guère que deux signes pour chaque lettre, l’un pour les groupes disposés dans le sens longitudinal, l’autre pour ceux qui se plaçaient en largeur.
M. de Rougé a aussi approfondi la syntaxe, que Champollion avait presque complètement négligée. Cette syntaxe rapproche l’ancien égyptien de l’hébreu, et en général de cette grande famille de langues désignées sous le nom de sémitiques. L’égyptien offre un certain vague dans l’emploi des voyelles, qui s’est effacé dans l’écriture copte par suite de l’adoption des lettres voyelles grecques à sons fixes, mais que trahissent encore les nombreux changemens de voyelles dans les trois dialectes. Ce vague est, comme chacun sait, caractéristique des langues sémitiques, où les consonnes forment seules le corps du mot. Il est digne de remarque que le gheez ou éthiopien, qui appartient incontestablement à la famille sémitique, présente cependant une fixité et une plénitude de sons vocaux tout à fait étrangères aux autres langues sémitiques. Aussi dans son alphabet chaque lettre est-elle toujours accompagnée de son signe de voyelle. On ne saurait cependant classer l’égyptien dans la famille des langues sémitiques ; il s’en éloigne à la fois par le système grammatical, par la forme des radicaux, et il se rapproche du groupe de langues africaines auquel appartient le berbère ou kabyle. Ce n’est guère que le pronom qui rappelle, dans l’égyptien et le copte, la forme hébraïque. Il est curieux de noter la même analogie pour le pronom galla. La langue galla, parlée par un peuple noir de l’intérieur de l’Afrique, qui s’est avancé dans ces derniers siècles jusqu’en Abyssinie, est cependant très différente pour ses mots des idiomes sémitiques. Une pareille ressemblance tient sans doute à un contact, peut-être même à un mélange des tribus gallas avec la race abyssine. Le caractère intermédiaire de l’égyptien, qui appartient aussi à l’éthiopien et à l’amharique, l’idiome moderne de l’Abyssinie, correspond parfaitement aux races qui parlent ces langues, et dont le type est intermédiaire entre le type africain et le type sémite. Lorsqu’une langue est encore dans un état de grande simplicité grammaticale, elle est apte plus qu’aucune autre à subir l’influence d’une grammaire étrangère ; elle peut, je crois, tout en conservant ses mots, accueillir un système de déclinaison ou de conjugaison qu’elle repousserait, si son organisme était plus développé. Ne possédant guère encore que des radicaux, elle peut les disposer et les subordonner selon des principes fixes et arrêtés qui lui étaient inconnus et qu’elle puise dans un autre idiome. Je me figure que les ressemblances de l’égyptien et de l’hébreu tiennent à un fait de cette nature, les Phéniciens et les Arabes étant entrés de très bonne heure en relation avec les habitans des bords du Nil. Lorsque l’on contemple le type abyssin, qui n’est que le type égyptien un peu plus coloré, on ne peut se défendre de la pensée que cette race est née du mélange des nègres de l’Afrique et des familles sémitiques. L’affinité des langues a pu n’être que la conséquence du mélange des races, et si les Égyptiens sont sortis de l’alliance du sang africain et du sang arabe, on ne s’étonnera pas que leur idiome participe à la fois de ceux que l’on parle sur l’une et l’autre rive de la Mer-Rouge.
Nous venons de voir les recherches des égyptologues compléter et rectifier sur des points essentiels la doctrine de Champollion relativement à la langue égyptienne. Sur un autre théâtre, dans le domaine des recherches historiques, les résultats n’ont pas été moins heureux.
Les fragmens du livre écrit en grec par Manéthon, et que nous ont conservés Josèphe, Eusèbe et Jules l’Africain, sont presque le seul guide qui nous soit resté pour l’étude de la chronologie égyptienne. Malheureusement les noms et surtout les dates énoncés dans ces fragmens ont subi tant d’altérations et de remaniemens, qu’il devient presque aussi difficile de les restituer que de rétablir la chronologie même. À part l’ordre des dynasties et l’énonciation de quelques faits, tout est incertitude, tout est problème, quand il s’agit de recomposer la succession des rois et la durée de leurs règnes jusqu’à la vingt-sixième dynastie, à partir de laquelle la lumière commence à se faire, grâce au secours que prêtent à Manéthon les témoignages d’Hérodote et de Diodore.
C’est en interrogeant les monumens, en rapprochant ces cartouches où sont consignés les noms des anciens pharaons, les dates des événemens accomplis sous leur règne, qu’il devient possible de restaurer leur généalogie, actuellement mutilée. Grâce à l’importante découverte par laquelle Champollion est arrivé à déterminer les principales expressions qui servaient à la notation du temps chez les Égyptiens, et que Salvolini lui avait si indignement dérobée, cette question historique a fait un pas immense. Il ne s’agit aujourd’hui que de relever toutes les dates, lesquelles, comme on sait, se rapportent au règne de chaque souverain, et d’additionner les chiffres ainsi obtenus, pour avoir un premier aperçu de la durée totale de l’empire des pharaons ; mais pour cela il faut avoir préalablement recueilli tous les cartouches de rois et identifié, autant que cela est possible, les noms fournis par les hiéroglyphes avec ceux que nous donne Manéthon. En effet, des inscriptions isolées peuvent bien, comparées entre elles, conduire à un chiffre extrême, mais elles ne donnent pas la subordination chronologique des noms entre eux. Excepté quelques cas particuliers où le monarque fait connaître sur la pierre le cartouche de son prédécesseur, les noms se montrent isolément. Toutefois on a heureusement découvert des monumens qui, paraissant contenir un élément chronologique, arrivent fort à propos pour contrôler le témoignage toujours obscur de Manéthon.
Le premier est une suite de noms royaux que les antiquaires appellent, à cause du lieu de sa découverte, la Table d’Abydos. Ce monument est destiné à consacrer la mémoire des offrandes que le grand Rhamsès fit aux rois ses prédécesseurs, dont les cartouches répétés accompagnent l’inscription commémorative. Malheureusement cette table ne nous est point parvenue dans son intégrité, et c’est précisément le commencement qui nous manque. — Le second monument est la Chambre des rois ou la Salle des ancêtres du roi Toutmès III, rapportée en France par M. Prisse. — Enfin le troisième document est le papyrus connu sous le nom de papyrus royal de Turin. C’est un fragment d’une liste de dynasties écrite en hiératique, et qui paraît avoir donné toute la succession des rois égyptiens, y compris les dieux et les héros que Manéthon place en tête des monarques de son pays. Ce qui ajoute un prix particulier à ce document, c’est qu’on y trouve des calculs, des résumés et des articles où sont notées non-seulement les années du règne de chaque souverain, mais encore la durée de sa vie en années, mois et jours.
Voilà sans contredit trois documens bien précieux, et qui semblent de prime abord suffisans pour corriger et éclaircir les données des auteurs grecs et fournir la chaîne qui doit rattacher les cartouches épars des pharaons ; mais, quelle qu’en soit l’extrême importance, ces monumens out encore leurs difficultés d’interprétation propres, et ce qu’il y a de pis, ils sont tous incomplets. Il est par exemple impossible, comme l’a montré un savant et sagace philologue irlandais, M. Hincks, d’accorder la table d’Abydos avec la succession de rois offerte par la chambre de Karnak. Celle-ci nous présente, à quatre reprises différentes, Toutmès III faisant des offrandes à des rois qui sont disposés en quatre séries, rangées en huit lignes et marchant en deux directions contraires. Il faut, dans ce labyrinthe chronologique, un fil conducteur bien assuré, et comme les noms s’éloignent assez de ceux que nous donne Manéthon, dont le grec estropie singulièrement les formes égyptiennes, comme dans les fragmens de celui-ci il y a évidemment des rois de supprimés, la concordance devient des plus malaisées à établir. De même l’étude attentive de la table d’Abydos a montré qu’il existait des lacunes considérables entre certains rois : les reines de la dix-huitième dynastie ont été omises ; il y a des désaccords manifestes avec Manéthon quant à l’ordre des monarques de la dix-huitième dynastie.
Qu’on mette en regard de ces difficultés celles qui s’attachent déjà aux chiffres de Manéthon, altérés par de mauvaises leçons ou systématiquement corrigés par Eusèbe et l’Africain, préoccupés du désir de mettre la chronologie de Manéthon d’accord avec celle qu’ils croyaient trouver dans la Bible, et l’on reconnaîtra combien d’obstacles s’opposent encore à la reconstruction des listes royales et à la supputation de leur durée. Les monumens mêmes ne parlent jamais assez clairement pour nous dire si le monarque ne compte pas dans la date de son règne les années durant lesquelles il était de son droit de régner, mais qui ont été marquées par l’autorité d’un usurpateur, qui, lui aussi, a son cartouche et sa date dans les inscriptions. Ils n’indiquent le plus ordinairement ni les régences, ni les associations à l’empire, prises souvent pour autant de règnes distincts ; en un mot, ils ne fournissent aucun de ces gouvernemens simultanés, de ces dynasties peut-être contemporaines auxquelles il n’est pas impossible que Manéthon ait attribué une existence successive dans sa chronologie. Sans doute cet hiérogrammate de la cour des Ptolémées avait à sa disposition des annales historiques, des tables royales analogues à celles dont le papyrus de Turin nous a conservé des fragmens ; mais que d’erreurs n’a-t-il pas pu commettre lui-même, surtout pour les époques anciennes ! Sans doute les découvertes qui ont été faites depuis Champollion sont généralement à l’honneur de son exactitude et de sa véracité ; mais quand il y a des désaccords entre les monumens et Manéthon, faut-il accuser son ignorance ou la nôtre, et admettre que nous tirons de la lecture d’une inscription des conséquences trop absolues ?
On le voit, quand même ces obscurités s’éclairciraient devant la comparaison patiente et le rapprochement multiplié des inscriptions et des papyrus, elles ne se dissiperaient jamais assez pour que les dates absolues des principaux événemens de l’histoire de l’Égypte antique pussent être assignées avec quelque précision. Les incertitudes chronologiques ne sauraient être levées que par ce qu’on appelle des synchronismes. Il faut trouver les événemens d’une date connue qui correspondent à quelques-uns de ces règnes aujourd’hui flottant entre plusieurs couples de siècles. Ce sont des jalons qui échelonneront alors les dynasties dans cet océan des âges où tout point de repère fait défaut. Le plus ancien synchronisme certain que nous possédions se rapporte à la vingt-deuxième dynastie, dans laquelle un roi du nom de Scheschonk est reconnu pour le Scheschak de l’Écriture, prince qui prit Jérusalem dans la cinquième année du règne de Roboam, c’est-à-dire neuf cent soixante-cinq ans avant notre ère. Quant aux époques antérieures, nous en étions réduits, il y a quelques années, à l’espoir que la mention d’un phénomène astronomique sur les monumens fournirait une date absolue et dès lors le plus sûr de tous les synchronismes. On s’était bien efforcé de trouver, soit dans le plafond du Rhamesseum ou grand palais de Rhamsès, soit dans l’indication de certaines fêtes se rattachant à un phénomène physique et tombant à un jour constant de l’année naturelle ou vague, le point de départ d’un calcul synchronistique ; mais ces tentatives sont demeurées vaines jusqu’au moment où M. de Rougé signala l’emploi qu’on pourrait faire des levers héliaques.
On sait qu’en vertu du déplacement annuel de notre globe les positions successives que le soleil occupe dans le ciel changent par rapport aux étoiles fixes. Si l’on observe plusieurs jours de suite celles qui se trouvent, après le coucher du soleil, dans le voisinage du point de l’horizon où cet astre a disparu, on remarque que ces étoiles sont de plus en plus abaissées, en sorte qu’après plusieurs jours d’observation elles ont fini par disparaître. Elles sont déjà couchées lorsque l’affaiblissement de la lumière solaire commence à permettre de voir les étoiles du côté de l’occident. Quelques jours plus tard, si l’on regarde le ciel vers l’orient, un peu avant le lever du soleil, on revoit ces mêmes étoiles qu’on avait cessé de pouvoir observer, à l’occident, après le coucher de cet astre. Elles semblent avoir passé de l’autre côté du soleil, parce que le mouvement apparent de celui-ci l’a porté vers l’est. Le moment où l’étoile vient d’apparaître à l’orient, au milieu des lueurs crépusculaires, est ce que l’on appelle le lever héliaque. Le déplacement graduel des équinoxes fait changer la date de ces levers héliaques ; mais l’ordre des phénomènes astronomiques ayant été calculé, il est possible d’assigner le lever héliaque d’une étoile pour une année déterminée, et réciproquement de connaître à quelle année correspond un de ces levers tombant tel jour et tel mois. La concordance des calendriers égyptien et julien étant établie, les astronomes ont donc tous les élémens nécessaires pour nous apprendre vers quelle époque une étoile donnée se levait héliaquement à tel quantième du calendrier égyptien. Il ne restait plus qu’à découvrir la mention de quelques-uns de ces levers héliaques, et c’est ce qu’a fait M. de Rougé, qui signala en 1852 trois indications de ce genre pour l’étoile Sothis ou Sirius. Ces levers sont rapportés à l’année religieuse des Égyptiens de trois cent soixante-cinq jours, dite année vague. Le premier est consigné dans les fragmens d’un calendrier sacré gravé à Éléphantine, et que M. Lepsius a rapporté au règne de Toutmès III (dix-huitième dynastie). Le second est fourni par le calendrier que Champollion a découvert dans le temple de Medinet-Habou. Le troisième enfin se trouve dans le monument que le même égyptologue a nommé la table des influences stellaires pour toutes les heures de la nuit, table dont plusieurs fragmens nous ont été conservés dans les syringes royales de Biban-el-Molouk. Puisque l’année vague des Égyptiens que nous fait connaître Ptolémée n’a pas cessé d’être en usage chez ce peuple et que son institution remonte aux époques les plus anciennes, il est possible d’établir, en rétrogradant depuis le commencement de la période julienne, des tables de concordance indiquant la correspondance des quantièmes de l’année vraie et de l’année vague, en sorte qu’en calculant à quel jour l’étoile Sirius a dû se lever héliaquement dans le cours de l’année marquée sur les inscriptions, on pourra savoir en quelles années ces trois levers ont été observés.
Ce calcul a été fait, et il est devenu l’objet d’un mémoire remarquable présenté à l’Académie des sciences par un illustre astronome, M. Biot. Les trois dates auxquelles il est arrivé sont : 1o pour le lever héliaque du fragment de calendrier d’ÉIéphantine, l’année julienne 1444 avant Jésus-Christ ; 2o pour celui qui se lit au temple de Medinet-Habou et qui se rapporte au règne de Rhamsès III, au commencement de la vingtième dynastie, l’année 1300 ; enfin 3o pour le troisième tiré du tableau des influences, cité plus haut, et qui fut rédigé sous Rhamsès VIe troisième fils de Rhamsès III, l’année 1240. Deux de ces chiffres s’accordent à peu près avec ceux auxquels on est conduit en remontant, par la durée des règnes, de la date connue de la vingt-deuxième dynastie jusqu’à ces rois de la dix-neuvième. Quant à la date que le premier fragment de calendrier fournit à M. Biot, elle serait certainement beaucoup trop faible, si l’on attribuait avec M. Lepsius ce fragment au règne de Toutmès III. Cependant si, — comme le remarque un voyageur dont nous aurons à reparler plus loin, M. H. Brugsch, — tout annonce au contraire, dans le style de ce document, l’époque de la dix-neuvième dynastie, la date obtenue par M. Biot est d’accord avec celle que fait supposer l’addition des règnes.
Lorsque ce savant astronome entreprit ses recherches sur la chronologie égyptienne, on pouvait encore espérer que la détermination d’un cycle ou d’une période astronomique fixe fournirait le moyen d’asseoir définitivement les dates absolues du règne des principaux rois de l’Égypte ; mais cette espérance s’est désormais évanouie. Le nouveau travail de M. Biot achève de démontrer un fait qu’il avait déjà énoncé depuis trente années : c’est que la période sothiaque, c’est-à-dire une période de quatorze cent soixante années de trois cent soixante-cinq jours un quart, dont le commencement aurait été réglé sur le lever héliaque de l’étoile Sirius ou Sothis, était absolument inconnue aux anciens Égyptiens, et que c’était une conception factice des mathématiciens des premiers siècles de notre ère. En effet, Hipparque, Eratosthène et Ptolémée lui-même ne l’ont point connue. On n’en trouve également aucune mention sur les monumens, et il faut en dire autant des cycles dont M. Lepsius, M. Poole et quelques autres érudits veulent que les Égyptiens aient eu connaissance.
Les découvertes et les travaux de M. Mariette au Sérapéum de Memphis ont fait subir le même sort à une autre période qui avait aussi fait grand bruit, celle d’Apis, et dont on n’espérait pas moins pour la chronologie. C’était, disait-on, un cycle lunaire de vingt-cinq années civiles ou de trois cent neuf révolutions lunaires dont le commencement était marqué par l’apparition d’un nouvel Apis, auquel vingt-cinq années (pas plus) étaient attribuées. L’animal s’apprêtait-il à vivre au-delà de ce terme, le prêtre donnait raison à l’astronomie en l’immolant secrètement. Les tombeaux de ces bœufs sacrés nous fournissent aujourd’hui la preuve que c’est là une pure légende dont les Grecs ont été dupes ou inventeurs. Chaque tombeau porte l’âge auquel est mort le bœuf sacré, et ces âges, très différens, ne cadrent en aucune façon avec le cycle.
Le beau travail entrepris par M. Biot l’a conduit en même temps à étudier la table d’influences des constellations pour toutes les heures de la nuit, et grâce à la traduction qu’en a donnée M. de Bougé, il a pu tirer de la mention du lever de chaque étoile la détermination des astérismes de notre sphère correspondant à ceux de la sphère égyptienne. Ce travail, exécuté avec une précision et une sagacité faites pour commander la conviction, nous prouve définitivement que les constellations des Égyptiens n’avaient rien de commun avec celles des Grecs, lesquels groupaient et dénommaient autrement les étoiles, en sorte que les derniers débris du système qui fait découler la mythologie des Grecs et le nom de leurs astérismes de l’Égypte sont définitivement réduits en poussière.
Nous n’entrerons point ici dans le détail de tous les efforts qui ont été tentés pour reconstruire une à une les dynasties égyptiennes ; ce serait fatiguer le lecteur par une foule de noms peu familiers à son oreille, et que l’égyptologue transpose, change, promène incessamment, cherchant à faire accorder entre eux ces compartimens d’un grand jeu de patience proposé à l’amusement des érudits. Nous nous bornerons à esquisser les faits généraux. Il y a un événement capital qui domine toute l’histoire d’Égypte, et qui nous est révélé par Manéthon : c’est l’invasion des pasteurs ou Hyk-sos (en égyptien les chefs des pasteurs), irruption d’un peuple vraisemblablement de race sémitique qui scinde en deux l’histoire égyptienne et se place entre la treizième et la dix-huitième dynastie. Ces peuples, qui paraissent avoir dominé sur l’Égypte moyenne et la Basse-Égypte, tandis que la monarchie égyptienne se voyait reléguée dans la Thébaïde et l’Éthiopie, apportèrent sur la ferre des pharaons la barbarie et la destruction. Longtemps on chercha sur les monumens égyptiens la mention de ces Hyk-sos, dont le règne dévastateur s’annonçait cependant par l’absence de toute construction nouvelle à l’époque qui leur correspond. La lecture du papyrus no 1 de la collection Sallier a révélé dernièrement à M. de Bougé une de ces mentions longtemps cherchées. Le papyrus s’est trouvé être un fragment d’une histoire de la guerre entreprise par le roi de la Thébaïde contre le roi pasteur Apapi. Cette guerre se termina sous Ahmosis, le monarque suivant, par l’expulsion des étrangers. Le même papyrus nous apprend que la capitale des pasteurs s’appelait Hanoua, nom dans lequel on reconnaît l’Avaris de Manéthon. Le roi de ces pasteurs est représenté comme l’ennemi des dieux de l’Égypte. L’inscription du tombeau d’Ahmès, à Élithyia, fixe la fin de cette guerre à la septième année du règne d’Ahmosis. Les cartouches des rois pasteurs ne se lisent sur la dédicace d’aucun monument. C’est là encore un indice de l’origine sémitique de ces conquérans étrangers, car le Sémite est l’enfant du désert et ne connaît que la tente. L’Africain qualifie en effet les Hyk-sos de Phéniciens (Φοίνιϰες ξένοι βασιλεῖς (Phoinikes xenoi basileis)).
Ainsi on peut diviser l’histoire pharaonique en deux périodes, — l’ancien empire et le nouveau : le nouveau, qui, d’après les synchronismes et les dates produites plus haut, ne saurait être plus récent que le XVIIe siècle avant notre ère ; — l’ancien, qui commence à une époque inconnue, à cinq ou six mille ans peut-être en arrière de notre comput, et qui finit plusieurs siècles avant la dix-huitième dynastie, car nous ne pouvons assigner la durée des rois pasteurs en présence de l’incertitude des chiffres de l’Africain et d’Eusèbe. Ce qui paraît seulement probable, c’est que cette domination étrangère n’a pas duré moins de trois à quatre siècles. Josèphe, dans son Traité contre Apion, coupe le règne de ces rois pasteurs en deux périodes, la première allant depuis leur établissement jusqu’à la guerre que commençaient à leur faire les rois égyptiens de la Thébaïde, la seconde se terminant par leur expulsion ; il n’assigne pas moins de 511 ans à la durée de la première période. Nous ne savons rien des premiers souverains qui ont régné sur l’Égypte. Les plus vieux monumens que nous puissions interroger nous apprennent bien peu de choses sur ces patriarches de la monarchie égyptienne ; nous en sommes réduits à nous guider sur Manéthon et Ératosthène. Ce dernier avait composé un canon chronologique dont un fragment nous a été conservé, fragment qui, d’après la remarque de M. Bunsen, est la clé chronologique des douze premières dynasties. Les Égyptiens faisaient commencer leurs listes royales par des personnages tout mythologiques. Les premiers rois s’étant confondus avec les dieux et recevant comme tels un culte, on peut avoir quelque doute sur leur réalité historique. Les monumens n’apparaissent qu’à partir de la troisième, de la quatrième et de la cinquième dynastie ; mais nous sommes alors arrivés à une époque de véritable civilisation. La société égyptienne est déjà constituée avec tous les élémens de force et de grandeur qui lui ont valu l’admiration des Grecs. C’est l’âge des pyramides de Giseh, dont les fondateurs, Choufou et Chafra, ont laissé gravés en plusieurs endroits leurs cartouches. Le nom du premier de ces pharaons a été retrouvé à l’intérieur de la plus grande pyramide ; c’est le roi qu’Hérodote nomme Chéops, tandis que Chafra est appelé Chephren par l’historien grec, qui s’est du reste étrangement mépris sur la place que ces monarques occupaient dans la chronologie égyptienne.
Comment s’était fondée cette étonnante monarchie, qui semble être arrivée si vite à un degré remarquable de puissance et de grandeur ? Était-ce l’œuvre de conquérans étrangers qui, venus de l’Inde ou de la Chaldée, apportèrent aux peuples de l’Afrique leur civilisation et leurs lumières ? C’est ce que l’on ignore encore aujourd’hui. Une observation cependant tend à nous faire croire que la société égyptienne ne devait point à des influences étrangères le principe de ses institutions et la source des progrès rapides accomplis sous ses premiers rois : c’est que partout où l’on rencontre un sol naturellement fertile, et la culture d’une céréale assurant l’existence d’un grand nombre, on voit que l’humanité a atteint de bonne heure un état fort avancé de civilisation. Les bords du Nil ne font que présenter un spectacle qu’on observe également sur ceux de l’Euphrate, de l’Indus et du Hoang-Ho. Les débordemens périodiques de ces fleuves rendent l’agriculture facile et féconde, le blé ou le riz fournit à une population nombreuse une alimentation abondante, et c’est précisément là qu’on trouve le berceau des premières grandes sociétés ; c’est sur ces sols d’alluvions que germent les plus anciennes nations de la terre : les Égyptiens, les Assyriens, les Hindous, les Chinois. Il faut se contenter de ces conjectures, en attendant que des découvertes ultérieures révèlent quelque chose sur l’origine de l’empire des pharaons. C’est à des cartouches épars que se réduit ce que l’on sait des premiers règnes. Ils servent à combler l’espace de plusieurs siècles, s’étendant des pyramides à la douzième dynastie. La constatation de cette dynastie et la place qu’elle doit occuper dans la chronologie égyptienne est une des plus belles découvertes qui aient été faites par les disciples de Champollion. Je dis disciples, parce que c’est le développement des principes posés par ce grand maître qui a permis de rectifier les erreurs inévitablement attachées aux premiers essais. Champollion n’avait pas tout vu, et si, sous prétexte de respecter ses idées, on s’en tenait, faute d’invention, au contenu de ses papiers, loin de continuer son école, on en fermerait définitivement les portes. C’est l’étude comparée de la table d’Abydos et de la chambre de Karnak qui a mis M. Lepsius sur la voie de cette dynastie que Champollion n’avait pas su classer. Une lacune de quinze siècles et de six dynasties s’est révélée à l’égyptologue allemand, et, depuis sa découverte, M. de Rougé a mis en pleine lumière ce fait chronologique important ; il a fourni de nouvelles preuves qui confirment ce que M. Lepsius avait d’abord laissé à l’état d’assertion. Je dois dire cependant que M. Hincks fait valoir sur cette découverte un droit de priorité qui est peut-être fondé. La dynastie en question est celle des Sésourtésen, et l’un d’eux, troisième du nom, s’était acquis par ses conquêtes une telle réputation, qu’il a pu être appelé le premier Sésostris, et confondu dans les siècles postérieurs avec Rhamsès le Grand. C’est à ce Sésourtésen III, honoré plus tard comme un dieu, que fut consacré le temple de Semneh. À côté de ces Sésourtésen, on lit sur la table d’Abydos et sur celle de Karnak le nom répété d’Aménemhès, porté par plusieurs souverains de la même dynastie, et dont les règnes partagent avec ceux des Sésourtésen la gloire de cette époque.
C’est le premier des Sésourtésen qui fonda ou termina dans Héliopolis un temple dont l’importance peut se juger 4 la grandeur de l’obélisque encore subsistant sur l’emplacement de cette ville. On pouvait espérer que le sol de la cité célèbre du soleil recelait une foule de débris de la grandeur de ces premiers âges : des fouilles ont été faites récemment ; mais l’attente a été trompée, et s’il faut en croire certains bruits, la base de l’obélisque mis à découvert a révélé une réédification assez moderne du vieux monolithe. Ce sol d’alluvion n’a-t-il donc rien conservé, et l’antiquaire doit-il réserver pour le sable toute sa reconnaissance ? Sous les Aménemhès, la domination égyptienne s’étend sur la Libye, la presqu’île du Sinaï et la Nubie entière. C’est peut-être aussi à cette même dynastie qu’appartient un roi bien célèbre, dont les Grecs nous ont conservé le nom, Mœris, appelé par Eratosthène Marès, et qu’Eusèbe, qui copie tant bien que mal Manéthon, appelle Lamaris. Le pharaon auquel les Grecs attribuaient la construction d’un labyrinthe paraît n’être autre qu’Aménemhès III, dont le prénom était Ra-en-ma, soleil de justice, ou Maure. Par ce mot labyrinthe, il faut entendre la pyramide et le palais dont on voit encore les restes dans le Fayoum, et c’est là qu’on trouve précisément répété le cartouche d’Aménemhès III. Toutefois, malgré ce que nous ont dit les Grecs, il ne semble pas qu’on doive attribuer à ce pharaon le lac dont on faisait aussi honneur à Mœris. En effet, Aménemhès III n’est que le quatrième successeur de Sésourtésen Ier, et l’existence d’un obélisque portant le nom de ce dernier pharaon à Bégig, dans le Fayoum, nous prouve que le sol de cette province était déjà cultivé et habité sous son règne. Or, comme c’était le creusement du lac et l’établissement du canal de dérivation des eaux du Nil qui avaient déterminé le dépôt d’alluvions auquel le Fayoum dut d’être habitable, il faut nécessairement admettre l’existence du lac avant Sésourtésen, et par suite avant Aménemhès. Toutes les probabilités se réunissent pour appuyer la conjecture de M. Bunsen, d’après laquelle le lac aurait été creusé par un pharaon du nom de Papi-Mairé, dont le cartouche s’est retrouvé à Ouadi-Magara, et qui paraît avoir appartenu à la sixième dynastie. M. Lepsius tire l’étymologie du nom de Mœris, donné comme auteur du lac, du mot qui désignait en égyptien ce vaste réservoir, dont le creusement remonte, quoi qu’il en soit de la véritable origine de ce nom, à une époque très reculée.
Non-seulement on a retrouvé les monumens de la douzième dynastie, mais la dynastie suivante a pu aussi être établie : c’est celle des Sévékotep, dont les cartouches sont inscrits dans la chambre des rois de Karnak et sur le papyrus de Turin. Longtemps on chercha des traces de cette treizième dynastie, que l’on était tenté de regarder comme fabuleuse, et dont Manéthon n’a constaté que les 453 ans de durée ; mais les monumens ont fini par venger le chronologiste égyptien de cette accusation. L’île d’Argo dans l’Éthiopie a montré les statues colossales des monarques de cette époque, et le Louvre possède aujourd’hui plusieurs monumens de leur existence et de leur grandeur, entre lesquels il faut placer la figure en granite rose, haute de près de 3 mètres, du troisième Sévékotep, et une autre du même monarque, moitié moindre en hauteur et de granité gris. C’est à M. de Rougé que revient encore l’honneur d’avoir, par l’interprétation d’une inscription de Semneh, fixé la place de la treizième dynastie, comme il a fixé celle de la onzième par la lecture d’une inscription du musée de Leyde.
Après la treizième dynastie, les monumens font défaut pendant un certain temps. On entre dans cette terrible époque des pasteurs, dont nous venons de parler, et on n’en sort qu’avec la dix-huitième. Cette invasion, il ne faut pas la confondre avec l’établissement des Hébreux en Égypte, qui appartient à une époque postérieure, et que Josèphe et Eusèbe, désireux de donner aux Juifs plus d’importance qu’ils n’en eurent réellement chez les Égyptiens, voulaient représenter comme les destructeurs du premier empire. Selon toute vraisemblance, ces pasteurs sont ceux que les inscriptions mentionnent sous le nom de Chetah, et auxquels on voit jouer un rôle considérable dans les guerres soutenues par les Égyptiens au commencement de la dix-neuvième dynastie. Ils sont très probablement identiques aux Chelim de la Bible, qui constituaient la population primitive de la terre de Chanaan. Dans l’inscription d’Ahmès, ces conquérans sont formellement mentionnés sous le nom égyptien de Mena, qui a le sens de pasteur.
Il règne beaucoup d’Incertitude et de confusion dans l’ordre chronologique des rois de la dix-huitième et de la dix-neuvième dynastie, par lesquelles commence le nouvel empire, et cependant il n’en est point peut-être où plus de découvertes inattendues soient venues éclairer ces obscurités lointaines. Les rois thébains, dont les noms commencent à reparaître dès la dix-septième dynastie, sortent de la Haute-Égypte et de l’Éthiopie, et repoussent graduellement les pasteurs. La tradition de ce retour des rois indigènes sur le sol dont ils avaient été chassés se présenta à l’esprit des générations postérieures, et en particulier des Grecs, comme une descente de la civilisation égyptienne dans la vallée de la Basse-Égypte. Les Hellènes, qui n’avaient aucune idée du premier empire égyptien, crurent que les Éthiopiens étaient venus civiliser l’Égypte et s’étaient répandus de là en Asie. Telle est l’explication ingénieuse que M. Lepsius donne dans ses Lettres d’une tradition qui égara bien des érudits, et fut le point de départ des hypothèses les plus hasardées. C’est avec Amosis ou Ahmès que commence la dix-huitième dynastie. Eusèbe et l’Africain, qui en donnent la liste d’après Manéthon, y ont introduit les synchronismes les plus arbitraires pour mettre d’accord les traditions juives et grecques avec la chronologie égyptienne. Ils font vivre Moïse, l’un sous Amosis, et l’autre sous Achenchérès, tandis que tout donne aujourd’hui à penser que la sortie d’Égypte s’est opérée sous Aménophis, de la dix-neuvième. L’Africain rapporte au règne d’un de ces pharaons le déluge de Deucalion, et Eusèbe en identifie un autre avec Danaüs, dont l’origine égyptienne est encore plus problématique que l’existence. Ce sont là des rapprochemens de fantaisie qui ne sauraient du reste nous égarer, maintenant qu’il est surabondamment établi que le berceau de la civilisation grecque n’a rien à faire avec l’Égypte. Cet Aménophis, dont le nom vient d’être prononcé, est le fils du grand Rhamsès, Ramsé ou Ramessou II, Maïamoun, qui avait lui-même succédé à Séti Ier (Sethos), avec lequel on l’a souvent confondu. Séti Ier est le chef de la dix-neuvième dynastie. C’est surtout à M. de Rougé que l’on doit d’avoir débrouillé les points les plus difficiles de la chronologie de cette époque. Là aussi se sont exercés le savoir et la sagacité de M. Samuel Birch, qui est en Angleterre à la tête des études égyptiennes, de M. Prisse, voyageur intrépide et intelligent, qui appartient à cette génération d’égyptologues et d’explorateurs savans, dont un des plus célèbres a consigné ici même le récit de ses recherches. Nous voulons parler de M. Ampère, qui s’est occupé avec succès des études hiéroglyphiques, mais que l’ardeur des voyages et la passion des lettres ont ramené sur un terrain moins aride que le sable du désert. La série de ses travaux sur l’Égypte[1] peut servir de nœud entre nos indications sur l’état actuel des études égyptiennes et les autres écrits destinés, dans ce recueil, à faire comprendre les fondemens du système de Champollion[2].
L’époque où domina la dix-huitième dynastie est remplie tout entière par des guerres, des expédiions en Asie. Une inscription du Louvre, lue par M. de Rougé, montre que Toutmès Ier s’était déjà avancé jusqu’en Mésopotamie. Toutmès III y établit sa domination d’une manière stable, et ses successeurs, Aménophis II, Aménophis III, Toutmès IV, continuèrent d’être reconnus comme les souverains de ce pays. M. Birch, dans un excellent travail que renferment les Mémoires de la Société de littérature de Londres[3], nous apprend qu’on voit sur les monumens du règne de Toutmès IV les chefs de la Mésopotamie apporter humblement leurs tributs à ce monarque.
Il est probable que c’était la guerre contre les pasteurs qui avait amené ces conquêtes des rois égyptiens. En repoussant devant eux les peuples sémitiques, les pharaons de la dix-huitième dynastie avaient pénétré jusque dans la Mésopotamie (Nahraïm). Les faits consignés dans les inscriptions hiéroglyphiques ont reçu dans l’Assyrie même une éclatante confirmation. Un cartouche égyptien, dont on n’a pu malheureusement assigner la place dans les dynasties divines ou historiques, a été lu sur l’un des monumens de Nimroud, que les découvertes de M. Layard ont rendus si célèbres. La dix-huitième dynastie finit au milieu des désordres et des usurpations. Sous un roi appelé longtemps Aten-ra, mais dont le nom se lit maintenant d’une manière certaine Achen-aten, l’Asie secoua le joug de ses dominateurs étrangers. Séti Ier rend à l’Égypte sa puissance et sa grandeur ; il reconquiert la Mésopotamie. Rhamsès II, après avoir étouffé la révolte dont parle Hérodote, étend plus loin sa domination. D’après M. Birch, sous cette nouvelle dynastie, Tyr et Sidon, Béryle, Arad, Sarepta et le Jourdain sont mentionnés dans les inscriptions. L’empire des pharaons avait alors pour voisins dans la Palestine les Chéta, qui formaient une vaste et redoutable confédération. Le Rhamsès-Maïamoun qui relève si glorieusement avec son père Séti l’étendard des armées égyptiennes apparaît dans les souvenirs confus des Grecs sous le nom de Memnon. Ceux-ci, avant Manéthon, connaissaient à peine les noms de quelques pharaons. Quand un mot égyptien arrivait jusqu’à leurs oreilles, ils commettaient les erreurs d’interprétation les plus bizarres et les plus incroyables. Ainsi ce nom de Memnon, que leur avait fourni le mot de Mennou, par lequel on désignait en Égypte les grands monumens, devint pour eux le nom d’un roi qu’ils confondirent tour à tour avec divers pharaons. Tantôt ce fut celui dont le colosse est resté si célèbre par les sons mystérieux qu’il faisait entendre ; tantôt, comme nous le dit Hérodote, ce fut le grand Sésostris. Ainsi que l’a judicieusement observé M. Lepsius dans sa Chronologie des Égyptiens, on perdrait son temps à chercher des identifications entre les noms que nous fournissent les monumens de l’Égypte et ceux que les écrivains de la Grèce nous ont donnés de quelques-uns. Ces noms sont fabuleux pour la plupart, et l’on peut inférer d’un passage de Josèphe qu’ils avaient déjà égaré Manéthon, désireux de mettre l’histoire de son pays d’accord avec les récits des écrivains dont la langue prévalait à la cour des Ptolémées. La découverte du Sérapéum, en nous donnant l’épitaphe de plusieurs bœufs Apis, le règne des pharaons sous lesquels ils sont morts et la date d’une foule d’adorations que les dévots sont venus faire à cet animal sacré, nous fournit des élémens propres à rétablir une partie des desiderata laissés par la chronologie des dynasties postérieures à la dix-neuvième. Ce sont surtout les vingt-deuxième et vingt-troisième dynasties qui recevront du jour de cette étude. Déjà M. Mariette a retrouvé dans le tombeau d’un des Apis le cartouche du pharaon que M. de Rougé a identifié avec le Bocchoris de Manéthon, roi qui constitue à lui seul toute la vingt-quatrième dynastie. L’étude des monumens en apparence les plus insignifians est souvent celle qui devient la plus féconde pour l’histoire d’Égypte. Une simple inscription funéraire renferme parfois la mention du fait historique le plus important et le plus inattendu.
C’est ce qui est arrivé pour deux monumens célèbres qui ont fourni à M. de Rougé le sujet de ses deux meilleurs mémoires. L’un est l’inscription du tombeau d’Ahmès, chef des nautonniers sous le roi Amosis, premier monarque de la dix-huitième dynastie, et qui a été découverte en Égypte par Champollion ; l’autre est celle qui couvre une statuette du musée grégorien au Vatican. Le savant égyptologue français a choisi le premier de ces textes hiéroglyphiques comme le canevas d’un exposé raisonné des progrès qu’il a fait faire à la philologie égyptienne, et en même temps il a tiré de cette interprétation les données historiques les plus précieuses : mais c’est avant tout de son travail sur le Naophore du Vatican, déjà étudié par Champollion et M. Ampère, que l’évidence historique a jailli avec un vif éclat. La traduction de ces textes épigraphiques nous montre Cambyse, tout dévastateur de l’Égypte et contempteur de sa religion que l’avaient représenté les Grecs, venant d’abord à Saïs dévotement adorer la déesse Neith, se faisant initier à ses mystères, rétablissant les prêtres et le temple dans tous leurs droits, restaurant le culte dans sa pureté première. Ainsi, comme l’avait justement avancé M. Letronne[4], l’invasion perse n’est pas venue anéantir toute l’antique société égyptienne, et n’a nullement rompu le fil des usages et des traditions. Cambyse, comme plus tard les Ptolémées, fut obligé de se soumettre aux institutions de l’Égypte. Il se fit reconnaître comme roi légitime du droit de sa femme, la fille d’Apriès, qu’Amosis avait détrôné. Il tint à Memphis la même conduite qu’à Sais, et parmi les sarcophages d’Apis retrouvés au Sérapéum, on voit figurer celui du bœuf que le monarque persan avait tué dans un moment de colère, mais auquel il n’en paya pas moins plus tard son tribut d’adoration. Une autre partie de l’inscription du Naophore nous apprend que Out’a-Hor-Soun, dont la biographie contient toutes ces données historiques, avait établi, par ordre de Darius, des collèges sacerdotaux, dirigé des travaux de culture, opéré un recensement de la population. Le texte égyptien ajoute en parlant du même monarque : « Sa majesté voulut pareillement que la splendeur de cette demeure fût augmentée, que l’on fît revivre toutes les cérémonies funéraires, que l’on rétablit les liturgies de tous les dieux dans les demeures qui leur appartenaient, que l’on fit leurs divines offrandes, et que l’on célébrât leurs panégyries à toujours. »
Après l’invasion perse, les principales difficultés chronologiques disparaissent, et tout s’aplanit à mesure que l’on approche de l’époque où l’Égypte fut réduite à la condition de province romaine.
On ne pouvait étudier les monumens de l’Égypte pour en déchiffrer les inscriptions sans être frappé des différences qu’ils présentaient sous le rapport de l’exécution. La connaissance de la chronologie des dynasties permettait désormais de les classer par époques et de juger ainsi des changemens qui s’étaient opérés dans le goût et le style sous les différens règnes.
Dès la cinquième dynastie, qui avait pour capitale Memphis, comme celle qui l’avait précédée, l’art égyptien avait atteint un degré de perfection qu’il n’a guère dépassé depuis. Quand on jette les yeux sur la seconde partie du bel ouvrage de M. Lepsius, intitulé Monumens de l’Égypte et de la Nubie, et où se trouvent réunis les bas-reliefs et les inscriptions hiéroglyphiques des tombeaux qui avoisinent les pyramides de Giseh et de Sakkarah, on est émerveillé de la perfection du style, de la vérité et du naturel des figures, de celles des animaux surtout. Là, les scènes de la vie égyptienne sont représentées avec une richesse de détails qui en fait de vrais tableaux de mœurs. Ce sont des opérations agricoles, des scènes domestiques, des paiemens de tributs et de dîmes, des offrandes aux dieux. Dans les tombeaux de cette époque, réunis dans les localités que je viens de nommer ou qui se rencontrent encore à Abousyr (Memphis) et à Daschour, on n’observe aucun de ces tableaux religieux qui caractérisent les monumens funéraires postérieurs aux pasteurs. Tout est simple, tout est réel dans ces représentations. Le défunt ne tire gloire que des nombreux produits qu’il payait comme redevance au souverain, en échange des biens domaniaux qu’il en avait reçus. Il n’est que rarement question de l’identification du mort avec Osiris, devenue constante sous le nouvel empire, et ce fait, constaté surtout par les fouilles de M. Mariette, est de nature à jeter des doutes sur la date du cercueil du roi Mycérinus, conserve au British Museum, car l’on ne retrouve dans l’inscription de ce précieux monument ni le style, ni les formules archaïques. Tout annonce plutôt une époque de décadence. N’est-il pas possible qu’un roi bien postérieur ait fait exécuter ce monument en l’honneur de Mycérinus ? On sait d’ailleurs que la troisième des pyramides de Giseh, dont l’érection est attribuée à ce dernier pharaon, fut refaite sous un des règnes suivans, en sorte que rien ne s’oppose à ce que le cercueil, découvert dans la chambre inférieure de cette pyramide, ne soit d’une époque comparativement moderne.
En poursuivant ces magnifiques fouilles du Sérapéum, M. Mariette a rencontré des monumens datant des premières dynasties égyptiennes, et il nous en a rapporté au Louvre de précieux échantillons. Neuf statues, dont deux sont maintenant exposées dans le musée Charles X, nous montrent quelle était la perfection de l’art à cette époque. Ces figures, qui n’ont rien de la raideur des monumens du second empire égyptien, renversent, on peut le dire, toutes les théories qu’on avait construites sur l’immobilité du style en Égypte. Les couleurs seules, car ces statues sont peintes, rappellent par leur crudité et leur teinte trop uniforme le conventionnel qui préside à la distribution des couleurs sur les hiéroglyphes peints. Il est vrai que sous ce ciel brûlant les teintes sont bien plus tranchées, et que la peau du fellah ne reflète pas les tons fondus du coloris européen. Le sable a merveilleusement conservé ces figures, dont la plupart sont en calcaire (deux seules sont en granité). Que l’on songe qu’elles sont restées ensevelies pendant cinq ou six mille ans. Cet art est loin cependant de celui des Grecs ; c’est un art tout réaliste, qui s’attache à produire la vérité de la vie, mais auquel l’idéal est absolument inconnu.
Sur les bords de la Mer-Rouge, non loin du Sinaï, à Ouadi-Magara, où les pharaons faisaient exploiter des mines de cuivre, on retrouve aussi des traces de ces anciennes dynasties. Là se lisent les cartouches de Choufou et de Snéfrou, et un bas-relief curieux représente la victoire du premier de ces pharaons sur un peuple actuellement ignoré, les Pennou, dont la chevelure touffue et la barbe en pointe indiquent l’origine asiatique.
Un autre monument de cette époque que le Louvre doit encore au voyage de M. Mariette, le bas-relief du roi Manchéor, par la beauté et la franchise de son exécution, nous prouve que l’art se maintint à la même hauteur pendant tout le cours de la cinquième dynastie. Sous la dynastie suivante, il déchut quelque peu, si l’on en juge du moins par le style des hiéroglyphes. Cette dynastie se termina par la reine Nitocris, dont M. de Rougé a reconnu le nom sur le papyrus royal de Turin. Nitocris a été surnommée par les Égyptiens la belle aux joues roses, et d’après Manéthon, c’est elle qui fit élever la pyramide de Mycérinus, ou, pour mieux dire, qui s’empara du tombeau de ce pharaon, et plaça son propre sarcophage dans la salle qui précédait le caveau royal. Ce fut encore par les ordres de cette reine qu’on établit le revêtement en granite rose qui enveloppait la troisième pyramide, et dont la magnificence excitait cinq mille ans plus tard l’admiration de l’historien Abdallatif.
Les sarcophages des Entef, pharaons de la onzième dynastie, sont d’autres spécimens de l’art de l’ancien empire que l’Europe peut aujourd’hui contempler et juger. Le premier de ces monumens appartient au British Museum, et les deux autres viennent d’être apportés au Louvre par M. Mariette. C’est à la douzième dynastie que l’art, comme la civilisation, paraît avoir atteint en Égypte son plus haut point de développement et de puissance. Quelque temps après s’être élevé à ce degré de force et de prospérité, l’empire égyptien s’écroule devant les invasions répétées des pasteurs. Ainsi, dès la plus haute antiquité, s’offre à nous le spectacle de décadences terribles succédant à de courtes périodes de gloire et de splendeur. Ce qui arriva pour l’Assyrie, la Grèce, Rome, était arrivé plusieurs siècles auparavant pour l’Égypte. Le progrès continu, auquel tant de gens paraissent croire, ne s’accommode guère de pareils témoignages historiques. En sera-t-il de même pour notre civilisation moderne ? Et malgré nos bateaux à vapeur, nos chemins de fer, nos télégraphes électriques, malgré la poudre à canon et l’imprimerie, demeurons-nous encore exposés à de si désastreux retours et à de si soudaines catastrophes ? La décadence qui frappe aujourd’hui l’Inde et la Chine peut-elle nous atteindre, et devons-nous dire au contraire, comme Horace :
………….. Usque ego postera
Crescam laude recens………….
Les siècles à venir l’apprendront ; mais en attendant une chose me frappe :
c’est que toutes les époques ont eu leurs barbares, qu’ils s’appellent Pasteurs
ou Vandales, Huns ou Mandchous, et que l’avilissement du caractère, le relâchement du lien moral, les factions, l’anarchie, les luttes intestines ont constamment ouvert leurs portes à la force brutale.
Je ne dirai rien des monumens du nouvel empire : ils sont déjà connus depuis longtemps, et quoiqu’une étude plus attentive nous ait appris à mieux discerner les caractères propres aux diverses époques, on n’a point cependant à signaler des révolutions aussi profondes que celles dont nous venons de parler. À partir de Toutmès Ier, sous la dix-huitième dynastie et sous la dynastie de Saïs, l’art prit un nouvel essor. Tandis qu’avec les Saïtes reparaît la simplicité des œuvres primitives, sous la dix-huitième dynastie les types religieux sont traités avec cette manière large qui leur donne un air conventionnel par lequel se trahit le symbole. Les muscles, soigneusement accusés dans les ouvrages qui datent des anciens pharaons, ne sont plus, sous le nouvel empire, indiqués que par quelques lignes, de telle façon que les figures semblent simplement esquissées. Lorsqu’elles sont colossales, ces esquisses, taillées en granité d’une main vigoureuse, n’en excitent pas moins notre admiration, tandis que dans les figurines l’absence du modelé ne produit que des compositions grossières.
L’art égyptien s’étant surtout exercé sur des monumens religieux, la connaissance de ces œuvres a fait pénétrer davantage dans celle des divinités et du culte qui leur était rendu. Nous possédions déjà sans doute des notions assez étendues sur la religion égyptienne, mais elles étaient entachées d’une foule d’inexactitudes. Les Grecs, qui nous les avaient transmises, s’étaient attachés à identifier leurs dieux et leurs héros avec les divinités de l’Égypte, et ces rapprochemens arbitraires avaient égaré bien des érudits. Champollion lui-même, dans son Panthéon égyptien, n’avait pas su se défendre d’une confiance alors naturelle dans les témoignages helléniques. Il arriva pour le culte ce qui était aussi arrivé pour l’étude de la langue. On commença par les bas temps, et on apprit à connaître la religion égyptienne par des notions empruntées à une époque où l’influence grecque l’avait déjà quelque peu transformée. Alexandrie et la cour des Ptolémées étaient surtout le théâtre de ce mouvement syncrétique qui rapprochait la théogonie pharaonique du polythéisme grec systématisé par les philosophes. C’est à Alexandrie que finit par se transporter le siège principal du culte de Sérapis, divinité dont le nom joua un si grand rôle dans les derniers temps du paganisme. La découverte de M. Mariette est venue enfin nous révéler la véritable nature de ce dieu, dont on ne comprenait pas bien l’origine, et dont on ne s’expliquait pas la vogue. Sérapis, ou mieux Sorapis, Osorapis, était Apis mort, identifié avec Osiris ou le soleil. Son culte demeura longtemps propre à Memphis, car on sait que chaque grande ville et chaque nome ou province avait son animal sacré. Les inscriptions de quelques tombeaux voisins des pyramides prouvent que le culte d’Apis remontait aux premières dynasties ; mais, avant Rhamsès II, ce culte ne semble pas avoir eu une importance capitale. Les bœufs sacrés étaient simplement enterrés dans des caveaux isolés, creusés indistinctement dans la montagne et sans communication entre eux. L’an 30 du règne de ce pharaon, son fils préféré, Chaem-Djom, fit commencer une longue galerie destinée à servir de sépulture aux Apis, et cette nécropole resta en usage jusqu’à l’an 20 du règne de Psammétichus Ier. Tout annonce alors que le culte du bœuf divin brilla d’un éclat plus grand encore que celui dont il avait commencé à être entouré sous la dix-neuvième dynastie. On creusa un vaste souterrain, exécuté sur les proportions les plus grandioses. Le temple ou mausolée qui surmontait les caveaux, et que M. Mariette a exhumé à son tour de son linceul de sable, fut agrandi. L’an 52 du même Psammétichus, on inaugura cette troisième nécropole, qui demeura celle des Apis jusque sous les empereurs romains. Elle se distingue des deux précédentes par la magnificence et la grandeur des sarcophages, dont Amasis donna le premier l’exemple, et que Cambyse a imitées.
La date de cet agrandissement du Sérapéum et de l’importance nouvelle que prend le culte d’Apis est à remarquer. Les Grecs pénétrèrent alors en Égypte par leurs factoreries de Naucratis, et Psammétichus, désireux d’obtenir leur alliance, chercha à flatter leurs idées. Sérapis semble avoir été donné par lui, par les prêtres qui l’entouraient, pour la même divinité que Dionysos ou Bacchus, représenté souvent avec des cornes de bœuf. Le dieu du vin, qui avait fini par devenir le dieu de la végétation, puis de la production, dont le point de départ est sous le sol, et qui s’était transformé par suite en un véritable Pluton, se prêtait merveilleusement à l’identification réclamée par la politique. Osiris et le Dionysos infernal, celui des mystères athéniens, offraient une conformité d’attributs dont les Grecs furent frappés. Ils accoururent en foule adorer leur divinité sur le sol antique de l’Égypte, et beaucoup ne doutèrent plus qu’ils ne dussent à ce pays le bienfait de son culte. C’est là un premier trait de cette adresse sacerdotale qui fit tomber dans ses pièges tant de voyageurs grecs. Toutefois on ne voulut pas laisser pénétrer ces étrangers dans le temple égyptien, on ne voulut pas du moins qu’ils y inscrivissent leurs proscynèmes (adorations), et un propylée spécial, une sorte de narthex, fut réservé aux proscynèmes des Hellènes, tandis que le véritable Sérapéum ne devait recevoir que des adorations écrites dans la langue et accomplies sans doute selon le rite des Égyptiens. C’est ce qu’ont mis en évidence les fouilles de M. Mariette, et ce qu’il a lui-même établi dans un mémoire qu’il a présenté à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Le même voyageur a retrouvé le Sérapéum grec ou Pastophorion, comme l’appellent les papyrus, joint au Sérapéum égyptien par une longue galerie de sphinx servant d’avenue au véritable temple des Apis, que précèdent une construction du roi Amyrtée et une sorte de péristyle décoré de statues de philosophes et de poètes grecs. L’étude des papyrus grecs nous a valu sur le Sérapéum au temps des Ptolémées des renseignemens d’un vif intérêt qui ont fourni à un savant explorateur de l’Égypte hellénique, M. W. Brunet de Presle, le sujet d’un mémoire où se trouve éclaircie la constitution de la vie. cénobitique à cette époque. Les recherches qu’a entreprises M. Mariette sur le culte d’Apis complètent les renseignemens que nous avaient antérieurement donnés sur ce point curieux de la religion égyptienne les lectures de M. de Rougé. Apis était nommé la seconde vie de Phtah. C’était par conséquent l’incarnation de ce dieu créateur, adoré à Memphis comme divinité suprême. Les inscriptions lues au Sérapéum n’ont fait que confirmer les communications faites sur ce point, il y a un an, par M. de Rougé à l’Institut.
Une autre découverte de M. Mariette se rattache encore au culte d’Osiris, dont le bœuf Apis était la forme vivante : c’est celle d’un colosse de ce dieu qui a été trouvé appuyé contre le flanc droit du grand sphinx. L’infatigable voyageur a, comme on sait, après avoir découvert le Sérapéum, opéré des fouilles à l’entour de ce monument gigantesque, enseveli jusqu’à la tête dans le sable de Giseh. Il a mis au jour, au sud-est du sphinx, le seul temple antérieur aux pasteurs que l’on ait encore rencontré. Ce temple, qui date de la quatrième dynastie, consistait en une énorme enceinte carrée renfermant une foule de chambres et de galeries, construites en blocs énormes d’albâtre et de granité. Sans doute cet édifice religieux fut consacré par les premiers pharaons à Osiris et à Horus, son fils, car le voisinage de la statue colossale du premier dieu, formée de vingt-huit morceaux qui nous rappellent en combien de parties son corps avait été divisé, annonce le culte de la grande divinité de l’Égypte, et le sphinx lui-même n’était qu’un simulacre naturel du second dieu. Déblayé en entier par M. Mariette, ce colosse s’est trouvé nôtre qu’un véritable rocher auquel la nature avait donné la forme grossière d’un sphinx. Les Égyptiens s’étaient contentés de lui sculpter la tête avec leur perfection habituelle, et de boucher les cavités qui nuisaient à l’illusion. Cette découverte de la véritable nature du sphinx a expliqué plus d’un passage des anciens, où l’on célébrait cette merveille, et rectifié plusieurs notions inexactes qu’ils nous avaient laissées.
Deux autres monumens viennent confirmer les curieuses données mythologiques qui résultent des découvertes de M. Mariette. L’un est l’inscription du Naophore du Vatican ; l’autre est l’hymne au soleil consigné dans une stèle funéraire du musée de Berlin, provenant de la collection Passalacqua. C’est encore à M. de Rougé qu’on doit la traduction de ce dernier morceau. La stèle représente un basilogrammate (scribe royal), Taphérumès, invoquant l’astre du jour, que les Égyptiens personnifiaient, comme le faisaient aussi les Aryas, en plusieurs divinités, suivant les attributs qu’on lui prêtait. Ainsi à son lever le soleil était adoré sous le nom de Ra, à son coucher sous celui de Tmou, comme créateur sous celui de Cheper. Voici la teneur de cette curieuse prière :
« Adoration au dieu Ra, Tmou, Cheper, Horus des deux zones. Hommage à toi, le Sahou[5], enfant divin qui prend naissance de lui-même chaque jour ! — Hommage à toi qui luis dans les eaux du ciel pour donner la vie ! Il a créé tout ce qui existe dans les abîmes célestes. — Hommage à toi, Ra ! Lorsqu’il s’éveille, ses rayons portent la vie aux purs. — Hommage à toi, qui as fait les types dans leur ensemble. Lorsqu’il se cache, ses voies sont inconnues. — Hommage à toi ! lorsque tu circules dans la région supérieure, les dieux qui t’approchent tressaillent de joie. »
Ce qui est dit des mystères de Neith dans l’inscription du Naophore complète ces premières notions sur le culte du soleil. Neith était la mère de ce dieu ; elle l’avait enfanté, comme disent les textes hiéroglyphiques, sans génération paternelle ou masculine. En effet, les Égyptiens enseignaient formellement que Ra n’avait point eu de père, qu’il s’était engendré lui-même, comme on le voit par l’hymne que je viens de citer. Un autre hymne du musée de Leyde dit de ce dieu : « C’est le seul générateur dans le ciel ou sur la terre, et il n’est point engendré. » Enfin la conception divine purement égyptienne est plus nettement formulée par les paroles d’un autre hymne qui date de la fin de la dix-huitième dynastie, et que M. de Rougé a lu sur une seconde stèle de la collection Passalacqua : « C’est le dieu seul vivant en vérité, y est-il dit…, le générateur des autres dieux…, celui qui s’engendre lui-même…, celui qui existe dans le commencement. »
Le soleil constituait donc le grand dieu de l’Égypte, et était en réédité le seul qui reçût un culte dans toutes ses provinces. C’était, comme dit le texte hiéroglyphique de l’inscription du Naophore, le dieu premier-né qui s’engendre lui-même. Le rituel auquel Champollion avait judicieusement imposé l’épithète de funéraire[6] est une collection de prières et de formules, toutes relatives à la destinée de l’homme après sa mort. On en trouvait dans chaque cercueil de momie un exemplaire plus ou moins complet, suivant la fortune du défunt. Les premiers chapitres renferment les hymnes chantés à la procession funéraire. En général, le dogme de l’immortalité de l’âme fait le fond de tout ce livre, qui contient en outre un chapitre spécial, intitulé : De la Vie après la mort ; mais ce rituel est surtout consacré à la relation des pèlerinages que l’âme était censée accomplir à la suite d’Osiris dans les diverses régions ou demeures du ciel infernal. L’une des demeures était la salle de la double justice, dans laquelle se passait le jugement de l’âme, cette scène qui est connue sous le nom de psychostasie, et qui se trouve presque toujours peinte sur les sarcophages de momies. La pérégrination de l’âme fiait par son intime union avec le soleil, qu’elle accompagne désormais en jouissant de sa pleine lumière. Quelques chapitres dont le style accuse une époque moins ancienne traitent de l’absorption de l’âme dans la Divinité et de sa divinisation complète. Ils terminent généralement les exemplaires de ce livre curieux.
Le fond du rituel remonte incontestablement à la plus haute antiquité ; ses chapitres principaux figurent comme textes sacrés dès avant le temps des pasteurs, et M. de Rougé a retrouvé le chapitre de la vie après la mort sur un monument de la douzième dynastie. Nous possédons des exemplaires de ce livre en hiéroglyphes et en hiératique ; les variantes que fournissent ces diverses rédactions ont beaucoup fait avancer la connaissance de la dernière écriture.
Les papyrus hiératiques nous ont conservé la véritable littérature égyptienne depuis la dix-huitième dynastie, époque à laquelle remontent les plus anciens manuscrits d’une date connue qui soient parvenus jusqu’à nous. L’intelligence en sera d’autant plus accessible aux égyptologues, que la confrontation des manuscrits en signes hiéroglyphiques et hiératiques nous montre qu’ils sont écrits tout à fait dans le même dialecte. Ils renferment des traités astrologiques et magiques, des registres de comptabilité, un calendrier sacré. On a découvert parmi ces papyrus un traité de médecine ou du moins un recueil d’apophthegmes, enfin des compositions qui paraissent être des œuvres de pure imagination. M. de Rongé a communiqué à l’Institut la traduction d’un papyrus hiératique qui a vivement excité la curiosité des savans, et qui reflète une simplicité toute biblique : c’est une légende qui offre quelque analogie avec l’histoire de Joseph. Les manuscrits hiératiques, qui formaient surtout la richesse des collections Sallier et Anastasy, avaient attiré d’abord moins l’attention des érudits que les textes hiéroglyphiques ; ils l’emportent sur eux cependant en intérêt, puisqu’ils nous font pénétrer davantage dans la vie égyptienne.
Un manuscrit de la première de ces collections, connu sous le nom de grand papyrus Sallier, avait déjà fortement exercé la pénétration de Champollion, et était devenu de sa part l’objet d’un travail que prétendit, après sa mort, lui dérober Salvolini. Il renferme le récit poétique des campagnes de Rhamsès le Grand contre les Cheta. M. de Rougé a le premier traduit au complet les fragmens que nous possédons de ce papyrus et triomphé des difficultés qui avaient arrêté ses prédécesseurs. Nous devons à la bienveillance et à l’amitié de cet éminent égyptologue la communication de ce travail préparé pour l’Institut, et nous pouvons assurer qu’il est peu de documens historiques dans l’antiquité offrant un pareil intérêt. Il s’agit de la guerre de Rhamsès en Mésopotamie, des exploits du pharaon qu’on retrouve consignés sur les bas-reliefs de Thèbes et d’Ibsamboul. Le prince faillit périr dans cette guerre lointaine. Entouré de deux mille cinq cents chars et séparé de son armée, il se vit surpris par les Cheta, dont ses espions lui avaient mal indiqué la position. Sorti victorieux d’un pareil péril, il entonna, en honneur de son dieu Ammon et de sa victoire, une sorte de cantique dont le style rappelle quelque peu le grandiose des psaumes.
Ainsi le champ des études égyptiennes a subi à peine un défrichement superficiel, et les richesses se pressent déjà sous les pas du travailleur. Voilà deux mines qui sont en pleine exploitation. Une troisième vient d’être mise au jour : ce sont les textes démotiques.
Au temps des Psammétichus, au VIe siècle ou à la fin du VIIe avant Jésus-Christ, une écriture cursive, destinée aux besoins de tous les jours et réservée à l’idiome populaire, commença à se répandre en Égypte. Les contrats, les pièces judiciaires sont écrits avec ces caractères, que nous observons sur plusieurs papyrus et qui figurent dans des décrets, comme sur la pierre de Rosette et sur celle du musée de Turin. Le démotique, qui avait de prime abord paru dans l’inscription bilingue de Rosette de nature à être déchiffré. avec le moins d’efforts, est pourtant l’écriture qui a cédé la dernière aux tentatives de la science. On en était encore à quelques essais ingénieux, mais imparfaits et par suite impuissans, lorsqu’un jeune égyptologue de Berlin, M. Henri Brugsch, publia en 1848 un travail qui a jeté définitivement les bases de la lecture du démotique<ref> Tout récemment M. Brugsch a publié une Grammaire démotique complète qui est un digne pendant de la Grammaire de Champollion. </<ref>. Cette écriture n’a point du reste l’unité qu’on lui supposait. Elle renferme plusieurs systèmes de notation cursive, et elle a subi l’influence des altérations de la langue populaire suivant les temps et suivant les lieux. Déjà Champollion avait constaté que le démotique était une dégénérescence de l’écriture hiératique, dans laquelle les caractères, tant phonétiques que symboliques, s’étaient simplifiés de plus en plus par l’usage journalier, jusqu’à perdre souvent la trace de leurs formes originaires. Ajoutons, avec M. de Rougé, que la simplification des signes idéographiques introduisant nécessairement de l’obscurité dans l’écriture, l’usage de ces caractères se restreignit chaque jour, et le phonétisme, autrement dit l’alphabétisme, fit de nouveaux progrès. Ce qui acheva de les accélérer, c’est que, certains mots antiques tombant en désuétude, l’idée que ces mots exprimaient ne put désormais être rendue dans l’écriture par leur symbole abrégé : il fallut donc avoir recours-au mot moderne, que l’on écrivit naturellement avec des lettres alphabétiques.
Il s’agissait de lire les groupes démotiques et de rendre compte de leurs élémens, de telle sorte que chaque caractère, retrouvé ailleurs, jouât dans le nouveau groupe un rôle logiquement semblable à celui qu’on avait une première fois constaté. C’est à quoi M. Brugsch est souvent parvenu. Il a reconnu les signes phonétiques et les signes hiératiques. M. de Rougé a mis en évidence l’usage des signes mixtes et complété lui-même les découvertes du jeune Berlinois. Depuis, M. Brugsch a pris un rang distingué parmi les égyptologues ; il s’est fait connaître par le catalogue du musée égyptien de Berlin, et il est allé, sur les traces de M. Lepsius, visiter l’Égypte, dont M. Mariette fouillait alors si heureusement le sol. La relation de son voyage a été récemment publiée ; mais c’est dans la voie du démotique qu’il est appelé à de nouveaux succès. La célèbre inscription démotique de Philès, qui avait exercé la sagacité de M. de Saulcy, a été de sa part l’objet d’une étude particulière. Plus récemment, un papyrus de la collection Minutoli, également écrit en démotique, lui a fourni l’occasion de confirmer les déterminations auxquelles M. de Rougé avait été conduit par l’étude intrinsèque des textes hiéroglyphiques et hiératiques. Ce papyrus, qui renferme une énumération de tombeaux de famille indiquant le nom, la provenance, la parenté, l’état et l’habitation de leurs possesseurs futurs, est un nouveau texte bilingue que l’antiquité nous a légué, car il est accompagné d’une traduction grecque.
Les fouilles du Sérapéum, qui ont mis le Louvre en possession de plus de cent cinquante textes démotiques, dix fois plus que n’en possédaient tous les musées de l’Europe, promettent à l’étude de cette troisième écriture d’heureux, je serais presque tenté de dire de faciles progrès, si je ne me reportais à la difficulté des premières tentatives.
Les découvertes de tous ces textes hiératiques, en même temps qu’elles agrandissent le domaine de nos connaissances en égyptien, apportent deux ordres de vérifications dont les égyptologues ont le droit de s’enorgueillir. — Le papyrus bilingue, qui contient cent cinquante noms propres transcrits en grec, a contrôlé les lectures proposées avant sa découverte pour un certain nombre de mots égyptiens. Pas une ne s’est vue démentie. — La découverte d’un papyrus démotique du règne de Néron, due à M. Brugsch, nous ayant fourni la version démotique d’un chapitre du rituel, on a pu s’assurer que le sens de beaucoup de mots démotiques fournis par les contrats bilingues trouvent là leur vérification. Ces mots ont invariablement confirmé les traductions proposées pour les groupes hiéroglyphiques qui leur correspondent dans ce chapitre du rituel. L’école de Champollion sent donc tous les jours le terrain plus assuré sous ses pas, tous les jours elle voit se dissiper les doutes qui s’offraient d’abord à elle en face des dénégations d’esprits jaloux ou difficiles.
On se plaint trop vivement de l’incertitude des procédés à l’aide desquels la philologie égyptienne s’avance dans un dédale de documens obscurs et incomplets. Ce reproche ne peut-il pas être fait d’ailleurs à toutes les sciences, à celles surtout qui commencent, et qui ne peuvent saisir des réalités que mêlées à bien des erreurs ? L’aperçu que je viens de donner montre comment la vérité se dégage peu à peu, en laissant graduellement sur sa route les hypothèses sous lesquelles elle était d’abord voilée. On a le tort de demander à la science un dogmatisme et un caractère absolu qui est incompatible avec elle, puisque le champ de la vérité est infini, et qu’elle n’est elle-même qu’une éternelle transmigration dans des régions de plus en plus pures. Cet infini, il est dans le passé comme dans l’avenir, et tandis que les sciences physiques et expérimentales entrevoient une perspective sans limites de lois découvertes, puis appliquées à nos besoins, l’archéologie, escortée de la philologie, armée de la critique, s’enfonce de plus en plus dans les âges écoulés et recule les bornes de nos connaissances jusqu’au berceau de notre espèce. Nulle contrée ne se prête mieux que l’Égypte à cette géologie monumentale, qui a aussi ses fossiles et ses couches sédimentaires. C’est à elle que nous sommes déjà redevables de la démonstration des deux grandes lois historiques qui dominent toutes les annales de l’Égypte : la permanence des races et la constante mobilité des langues, des croyances et des arts, — deux vérités qui sont précisément l’inverse de ce que l’on avait longtemps admis.
ALFRED MAURY.
- ↑ Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er août, 1er septembre, 15 novembre 1846, 1er mars, 1er mai, 15 juillet, 15 décembre 1847, 1er avril, 15 septembre 1848, et ler janvier 1849.
- ↑ Voyez notamment un travail de M. Lèbre sur les Études égyptiennes en France, Revue du 15 juillet 1842.
- ↑ Série 2, vol. II.
- ↑ Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 février 1845.
- ↑ On appelait ainsi la partie mortelle de l’homme qui accomplit les transformations souterraines et qui était censée voyager dans le ciel nocturne à la suite d’Osiris, dont l’âme résidait, sous le nom de Sahou, dans l’étoile appelée par les Grecs Orion.
- ↑ M. Lepsius l’a improprement désigné sous le nom de Todtenbuch (Livre des Morts.)