Des Délits et des Peines (Diderot)

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Des Délits et des Peines
Miscellanea philosophiques, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 51-69).


DES
DÉLITS ET DES PEINES




Nous réunissons sous ce titre général les observations contenues dans la Lettre de M. de Ramsay sur le traité de Beccaria et dans l’appréciation que Diderot a faite du second ouvrage du même auteur sur le Style. Nous y joignons quelques notes écrites par Diderot sur les marges de son exemplaire qui ont été recueillies dans les éditions du Traité des délits et des peines, données par Rœderer et ensuite par Collin de Plancy (Brière, 1822, in-8o).


AVERTISSEMENT DE NAIGEON


dans l’édition de 1798.


L’original de la lettre qu’on va lire est en anglais : Diderot, à qui elle est adressée, jugeant avec raison que les objections de M. de Ramsay étaient trop graves pour être négligées, traduisit sa lettre dans le dessein d’en envoyer une copie à Beccaria, et de lui offrir ainsi une occasion de perfectionner son ouvrage ; mais sur ce qu’il apprit bientôt de l’extrême sensibilité de l’auteur du Traité des Délits, etc., il changea d’avis, et le laissa jouir tranquillement du succès mérité de son livre. Ceux qui entendent la matière que M. de Ramsay discute dans sa lettre, sentiront combien les difficultés qu’il y propose méritaient d’être examinées et résolues ; et ils regretteront que Beccaria n’en ait pas eu connaissance, lorsqu’il s’occupait de la seconde édition de son ouvrage. Je pressai alors Diderot de les lui envoyer ; mais l’original et la traduction étaient mêlés et confondus avec d’autres papiers qu’il n’eut pas la patience de débrouiller. Incapable de s’assujettir à un certain ordre qui économise le temps des recherches et qui les rend même faciles, il égarait souvent les feuilles de l’ouvrage auquel il travaillait ; et il aimait mieux les refaire, au risque même de dire moins bien, comme cela lui arrivait quelquefois, que de perdre un quart d’heure à les chercher. La lettre de Ramsay ne fut donc point communiquée à Beccaria, à qui elle aurait pu être très-utile ; et Diderot ne l’a même retrouvée, ainsi que sa traduction, que longtemps après, lorsqu’il projeta de recueillir tous ses ouvrages, de les revoir, de les corriger, et d’en préparer une édition complète.




LETTRE DE M. DE RAMSAY


Peintre du roi d’Angleterre,


À M. DIDEROT.


Il y a environ un mois que je vous envoyai, par mon très-digne ami M. Burke, un exemplaire des Leçons de Sheridan, les Odes de Grey, avec le portrait gravé de M. Bentley. Je compte qu’ils vous seront parvenus ; mais si par quelque accident ils s’étaient égarés, je vous prie de me le faire savoir, afin qu’on puisse les recouvrer, ou vous en envoyer d’autres.

Voilà ce qu’un marchand appellerait le nécessaire ; mais le nécessaire est bien court entre ceux qui trafiquent d’esprit. Si l’on se réduit au nécessaire absolu, adieu la poésie, la peinture, toutes les branches agréables de la philosophie, et salut à la nature de Rousseau, à la nature à quatre pattes. Afin donc que cette lettre ne ressemble pas tout à fait à une lettre d’avis, j’y ajouterai quelques réflexions sur le traité Dei delitti e delle pene, dont vous et M. Suard me parlâtes chez M. le baron d’Holbach, lors de mon séjour à Paris.

Je n’ai fait qu’une légère lecture de ce Traité, et je me propose de le relire plus attentivement à mon premier loisir. À en juger au premier coup d’œil, il me paraît renfermer plusieurs observations ingénieuses, entre lesquelles quelques-unes pourraient peut-être avoir le bon effet qu’en attend l’auteur, plein d’humanité. Mais à considérer cet ouvrage comme un système, j’en trouve les fondements bien incertains, bien en l’air, pour y bâtir rien de solide et d’utile, à quoi l’on puisse se fier. La notion d’un contrat social où l’on montre le pouvoir souverain comme résultant de toutes les petites rognures de la liberté de chaque particulier, notion qu’on ne saurait guère contredire en Angleterre, sans être l’hérétique le plus maudit, n’est, après tout, qu’une idée métaphysique dont on ne retrouvera la source dans aucune transaction réelle, soit en Angleterre, soit ailleurs. L’histoire et l’observation nous apprennent que le nombre de ceux qui veillent actuellement à l’exécution de ce prétendu contrat, de cet accord imaginé sur la formation des lois, quoique plus considérable dans un état que dans un autre, est toujours très-petit en comparaison du nombre de ceux qui sont obligés à l’observation des lois, sans avoir jamais été ni appelés, ni consultés, soit avant, soit après qu’elles ont été rédigées. C’est dommage que l’habile auteur de l’ouvrage en question n’ait pas pris le revers de sa méthode, et tenté, d’après une recherche sur l’origine actuelle et réelle des différents gouvernements et de leurs différentes lois, d’en tirer quelque principe général de réformation ou d’institution. Son succès en aurait peut-être été plus assuré ; et il se serait à coup sûr garanti de ces ambiguïtés, pour ne pas dire contradictions, où s’embarrassera toujours l’auteur d’un système qui n’aura pas été pris dans la nature. Celui-ci, par exemple, avoue que chaque homme, en contribuant à sa caisse imaginaire, n’y met que la plus petite portion possible de sa propre liberté, et qu’il serait sans cesse disposé à reprendre cette quote-part, sans la menace ou l’action d’une force toujours prête à l’en empêcher. La force doit donc être reconnue au moins comme le lien de ce contrat volontaire. Et certainement, si, pour quelque cause que ce fût, un homme se laissait pendre sans y être contraint, il différerait peu ou point du tout d’un homme qui, dans les mêmes circonstances, se pendrait de lui-même ; sorte de conduite qu’aucun principe de morale politique n’a encore entrepris de justifier. Dans un autre endroit, il reconnaît que les sujets n’auraient point accédé à de pareils contrats, s’ils n’y avaient été contraints par la nécessité, expression obscure et susceptible de plusieurs sens, entre lesquels il est incertain que celui de l’auteur soit que ces contrats ont été volontaires, et que les hommes y ont été amenés par le besoin ou la nécessité. Cela n’est point suffisamment expliqué. Lorsqu’au milieu des difficultés et des imperfections sans nombre d’une langue quelle qu’elle soit, un auteur négligera de fixer par des exemples la signification de ses mots, il aura bien de la peine à se préserver de l’ambiguïté, sorte d’écueil qu’évitera toujours celui qui s’en tient à la morale purement expérimentale. Qu’il ait tort ou qu’il ait raison, il sera toujours clair et intelligible. Après tout, si notre Italien n’entend autre chose par son contrat social, que ce qu’ont entendu quelques-uns de nos auteurs anglais, savoir l’obligation tacite, réciproque des puissants de protéger les faibles en retour des services qu’ils en exigent, et les faibles, de servir les puissants en retour de la protection qu’ils en obtiennent, nous sommes prêts à convenir qu’un tel tacite contrat a existé depuis la création du monde, et subsistera tant qu’il y aura deux hommes vivant ensemble sur la surface de la terre. Mais avec quelle circonspection n’élèverons-nous pas sur cette pauvre base un édifice de liberté civile, lorsque nous considérerons qu’un contrat tacite de cette espèce subsiste actuellement entre le Grand Mogol et ses sujets, entre les colons de l’Amérique et leurs nègres, entre le laboureur et son bœuf ; et que peut-être ce dernier est de tous les contrats tacites celui qui a été le plus fidèlement et le plus ponctuellement exécuté par les parties contractantes !

Mais pour en venir à quelque chose qui ait un rapport plus immédiat à la nature du Traité des délits, il dit qu’en politique morale il n’y a aucun avantage permanent à espérer de tout ce qui n’est pas fondé sur les sentiments indélébiles du genre humain ; et c’est là certainement une de ces vérités incontestables à laquelle doivent faire une égale attention, et ceux qui se proposent d’instituer des lois, et ceux qui ne se proposent que de les réformer ; mais après le désir de sa propre conservation, y a-t-il dans l’homme un sentiment plus universel, plus ineffaçable que le désir de la supériorité et du commandement ? sentiment que la nécessité présente peut réprimer, mais jamais éteindre dans le cœur d’aucun mortel. Peu sont capables de remplir les devoirs de chef ; tous aspirent à l’être. La chose étant ainsi, si l’on veut prévenir les suites dangereuses du passage continuel de la puissance d’une main dans une autre, il est donc nécessaire que ceux qui en sont actuellement revêtus usent de tous les moyens dont ils peuvent s’aviser pour maintenir leur autorité, surtout si leur salut est étroitement lié avec cette puissance.

De là naissent quelques conséquences qui me paraissent ne pouvoir pas facilement découler de la même source et du même canal d’où l’auteur tire les siennes.

1o C’est que, plus le nombre des contractants actuels, maîtres ou chefs, en quelque société que ce soit, sera petit en comparaison du corps entier, plus la force et la célérité de la puissance exécutrice doivent, pour la sécurité de ces maîtres ou chefs, s’augmenter ; et cela à proportion du nombre de ceux qui sont gouvernés, ou, comme disent les géomètres, en raison inverse de ceux qui gouvernent.

2o C’est que, la partie gouvernée étant toujours la plus nombreuse, on ne peut l’empêcher de troubler la partie qui gouverne qu’en prévenant son concert et ses complots.

3o C’est que, dans les cas où le gouvernement ne porte pas sur une ou deux jambes, il est aisément renversé ; et que par conséquent il importe de prévenir et de punir, par un degré de sévérité et de terreur proportionné au péril, toute entreprise, toute cabale, tout complot, tout concert, qui, plus il serait secret, plus il serait sagement conduit, plus sûrement il deviendrait fatal, du moins aux chefs, si ce n’est à toute la nation, à moins qu’il ne fût étouffé dans sa naissance.

Ceux donc qui proposeraient dans les gouvernements d’une certaine nature de supprimer les tortures, les roues, les empalements, les tenaillements, le fond des cachots sur les soupçons les plus légers, les exécutions les plus cruelles sur les moindres preuves, tendraient à les priver des meilleurs moyens de sécurité, et abandonneraient l’administration à la discrétion de la première poignée de déterminés qui aimerait mieux commander qu’obéir. La cinquantième partie des clameurs et des cabales, qui suffirent à peine au bout de vingt années pour déplacer Robert Walpoole, aurait en moins de deux heures, si on les avait souffertes à Constantinople, envoyé le sultan à la tour noire, et ensanglanté les portes du sérail de la chute des meilleures têtes du Divan.

En un mot, les questions de politique ne se traitent point par abstraction, comme les questions de géométrie et d’arithmétique. Les lois ne se formèrent nulle part a priori, sur aucun principe général essentiel à la nature humaine. Partout elles découlèrent des besoins, des circonstances particulières des sociétés ; et elles n’ont été corrigées, par intervalles, qu’à mesure que ces besoins, circonstances, nécessités réelles ou apparentes venaient à changer. Un philosophe donc qui se résoudrait à consacrer ses méditations et ses veilles à la réforme des lois, et à quoi les pensées d’un philosophe pourraient-elles mieux s’employer ? devrait arrêter ses regards sur une seule et unique société à la fois ; et si parmi ses lois et ses coutumes il en remarquait quelques-unes d’inutilement sévères, je lui conseillerais de s’adresser à ceux d’entre les chefs de cette société dont il pourrait se promettre d’éclairer l’entendement ; et de leur montrer que les besoins, les circonstances, les nécessités et les dangers, à l’occasion desquels on a inventé ces sévérités, ou ne subsistent plus, ou qu’on peut y pourvoir par des moyens plus doux pour les sujets, et du moins également sûrs pour les chefs. Les sentiments de pitié que l’Être tout-puissant a plus ou moins semés dans les cœurs des hommes, joints à la politique commune et ordinaire de s’épargner tout degré superflu de sévérité, ne pourraient manquer d’obtenir un favorable accueil à une modeste remontrance de cette nature, et produire des effets désirés, que le ton haut, fier et injurieux empêcherait vraisemblablement. Mais si un philosophe, et dans ce qu’il propose, et dans la manière dont il propose ses vues sur la réforme des lois, oublie que les hommes sont hommes, n’a aucun égard à leur faiblesse, à leur morgue même, ne consulte ni l’honneur, ni le bien-être, ni la sécurité de ceux qui ont seuls le pouvoir de donner la sanction à ces lois, ou que peut-être il n’ait jamais pris la peine de savoir quelles sont les personnes en qui réside ce pouvoir, toutes ses peines n’aboutiront à rien ou à peu de chose, du moins pour le moment. En vain se plaindra-t-il que, gli uomini lasciano per lo piu in abbandono i piu importanti regolamenti alla giornaliera prudenza, o alla discrezione di quelli l’interesse di quali e di opporsi alle piu provvide leggi[1], de ce que les hommes pour la plupart du temps abandonnent les règlements les plus importants à la discrétion de ceux dont l’intérêt est de s’opposer aux plus sages lois ; ces personnes par lesquelles il entend sans doute les riches et les puissants, lui diront qu’on n’abandonna jamais à leur discrétion la confection des lois ; que tous ont également et de tout temps envié cette prérogative ; mais qu’elle leur est dévolue tout naturellement, parce qu’ils étaient les seuls propres à la posséder. Ils lui diront que cela n’est arrivé, ni par accident, ni par négligence, ni par abus, ni par mépris, mais par des lois invariables et éternelles de nature, l’une desquelles a voulu que la force en tout et partout commandât à la faiblesse ; loi qui s’exécute et dans le monde physique et dans le monde moral ; et au centre de Paris et de Londres, et dans le fond des forêts ; et parmi les hommes et parmi les animaux.

En vain s’indignera-t-il de ce que les lois sont nées pour la plupart d’une nécessité fortuite et passagère. Ils lui diront que sans la nécessité il n’y aurait point eu de loi du tout ; et que c’est à la même nécessité que les lois actuelles sont soumises, prêtes à céder et à durer, quand et tant qu’il lui plaira.

En vain s’écriera-t-il : Felici sono quelle pochissime nazioni, che non aspettarono che il lento moto delle combinazioni e vicissitudini umane facesse succedere all’ estremita de i mali un avviamento al bene, ma ne accelerarono i passagi intermedi con buone leggi[2]. Heureux le très-petit nombre de nations qui n’attendirent pas que le mouvement lent des combinaisons et des vicissitudes humaines fît naître à l’extrémité des maux un acheminement au bien, mais qui par de bonnes lois en abrégèrent les passages intermédiaires. Ils lui diront qu’il s’est tout à fait trompé sur un point de fait ; et qu’il n’y a jamais eu de nations telles qu’il les représente. Ils lui diront que, s’il veut se donner la peine d’examiner soigneusement l’histoire et les archives des nations qu’il a vraisemblablement en vue, il trouvera que les lois qu’il préconise le plus sont sorties de ces combinaisons, de ces vicissitudes humaines auxquelles il dispute si dédaigneusement le droit de législation. Ils lui diront que la plupart de ces lois ont été tracées avec la pointe de l’épée, et les traces humectées de sang humain, et toutes à l’avantage et au profit de leurs instituteurs ; et qu’aucune d’elles peut-être ne fut dictée par des philosophes théoriciens, par de subtils abstracteurs, par de froids examinateurs de la nature humaine.

Et, selon toute apparence, ils concluront leurs remarques par lui dire avec leur insolence ordinaire, que, quoi qu’il en soit, sa bonne intention et ses efforts lui procureront les éloges et les remercîments des partisans ignorés et paisibles de la raison, gens aussi inexpérimentés qu’insignifiants ; que quant à eux, maîtres et chefs, il peut tenir pour certain qu’ils ne souffriront jamais qu’on leur enlève, avec de la métaphysique et des injures, les avantages qu’il a plu à la force secondée de la fortune de mettre entre leurs mains, à moins qu’on ne leur offre quelque meilleure perspective que celle de tomber en d’autres mains, dont il n’est pas à supposer qu’ils obtinssent un traitement plus raisonnable et plus humain, à moins d’une révolution universelle et d’une refonte générale en toutes les autres choses comme en celle-ci.

Or, comme ce serait une étrange folie que d’attendre cette révolution universelle, cette refonte générale, et que même, ces deux choses ne pouvant guère s’effectuer que par des voies très-violentes, ce serait du moins pour la génération présente un très-grand malheur, dont la compensation serait fort incertaine pour la génération future ; tout ouvrage spéculatif, tel que celui Dei delitti e delle pene, rentre dans la catégorie des utopies, des républiques à la Platon et autres politiques idéales, qui montrent bien l’esprit, l’humanité et la bonté d’âme des auteurs, mais qui n’ont jamais eu et n’auront jamais aucune influence actuelle et présente sur les affaires ; et que le seul bon ouvrage en ce genre, ce serait celui qui, fondé sur l’étude la plus profonde, la connaissance expérimentale et longue d’un gouvernement, puis d’un autre gouvernement, et des intérêts actuels des chefs, de leurs vues, de leur sécurité, tout en indiquant, si l’on veut, dans une préface, morceau communément assez superflu, ce qu’il y a de mieux en abstraction, séparerait certains points particuliers dont on se réduirait à demander humblement aux chefs l’abrogation, comme d’énormités qui furent peut-être autrefois essentielles à leur salut et bien-être, mais qui pour le présent n’ont aucun trait à ces deux objets respectables, etc., etc.

Je sais bien que ces principes généraux, qui tendront à éclairer et à améliorer l’espèce humaine en général, ne sont pas absolument inutiles ; mais je n’ignore pas qu’ils n’amèneront jamais une sagesse générale. Je sais bien que la lumière nationale n’est pas sans quelque effet sur les chefs, et qu’il s’établit en eux, malgré eux, une sorte de respect qui les empêche d’être absurdes, quelquefois autant qu’ils auraient bonne envie de l’être ; mais je n’ignore pas que c’est à condition qu’il ne s’agira ni de leur prérogative, ni de leur puissance, ni de leur sécurité, ni de leur autorité, ni de leur salut. Osez, en quelque lieu du monde que ce soit, avancer quelque proposition contraire à ces objets qu’ils ont consacrés tant qu’ils ont pu dans les têtes des hommes, et vous verrez le traitement que l’on vous fera. Je sais que cette lumière générale tant vantée est une belle et glorieuse chimère dont les philosophes aiment à se bercer, mais qui disparaîtrait bientôt s’ils ouvraient l’histoire, et s’ils y voyaient à quoi les meilleures institutions sont dues. Les nations anciennes ont toujours passé, et toutes les nations modernes passeront avant que le philosophe et son influence sur les nations aient corrigé une seule administration ; et pour en venir à quelque chose qui vous soit propre, je sais bien que la différence de la monarchie et du despotisme consiste dans les mœurs, dans cette confiance générale que chacun a dans les prérogatives de son état respectif ; que quand cette confiance, qui fait les mœurs de cette monarchie, est forte et haute, le chef n’ose la braver entièrement ; que le sultan dit à Constantinople indistinctement de l’un de ses noirs, et d’un cadi qui commet une indiscrétion, qu’on lui coupe la tête ; et que la tête du cadi et celle de l’esclave tombent avec aussi peu de conséquence l’une que l’autre ; et qu’à Versailles on châtie très-diversement le valet et le duc indiscrets ; mais je n’ignore pas que le soutien général de ces sortes de mœurs tient à un autre ressort que les écrits des sages ; qu’il est même d’expérience, et d’expérience de tout temps, que les mœurs dont il s’agit sont tombées à mesure que les lumières générales se sont accrues. Je me chargerais même de démontrer que cela a dû arriver, et que cela arrivera toujours par la nature même d’un peuple qui s’éclaire. Je sais bien que quand ces sortes de mœurs, dont le monarque ressent et partage l’influence, ne sont plus, le peuple est au plus bas point de l’avilissement et de l’esclavage, parce qu’alors il n’y a plus qu’une condition, celle de l’esclave. Je sais bien que plus cette échelle d’états est longue et distincte, et plus chacun est ferme sur son échelon, plus le monarque diffère du despote, du tyran ; mais je défie et l’auteur des Délits et des Peines, et tous les philosophes ensemble, de me faire voir que leurs ouvrages aient jamais empêché cette échelle de se raccourcir de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin ses deux bouts se touchassent. Enfin, pour en dire mon avis, les cris des sages et des philosophes sont les cris de l’innocent sur la roue, où ils ne l’ont jamais empêché et jamais ne l’empêcheront d’expirer, les yeux tournés vers le ciel ; supplice qui suscitera peut-être l’extravagance, l’enthousiasme, le délire religieux, ou quelque autre folie vengeresse, qui exécutera ce que toute leur sagesse n’aura pu faire. Ce n’est jamais la harangue du sage qui désarme le fort, c’est une autre chose, que la combinaison des événements fortuits amène. En attendant, il ne faut pas vouloir en arracher, mais il faut en supplier humblement le bien qu’il peut accorder sans se nuire à lui-même.




DES RECHERCHES SUR LE STYLE


PAR BECCARIA.


(1771)


C’est un ouvrage traduit de l’italien du marquis Beccaria, auteur d’un autre ouvrage qui a fait ici, et partout ailleurs, la plus grande sensation : je parle du Traité des Délits et des Peines, que M. l’abbé Morellet a bien tué dans sa traduction, en voulant introduire le protocole de la méthode dans un morceau où les idées philosophiques, colorées, bouillantes, tumultueuses, exagérées, conduisent à chaque instant l’auteur à l’enthousiasme. Il n’a pas senti qu’il y a une gradation naturelle plus ou moins rapide entre les sentiments qui s’élèvent au fond de notre cœur ; que si l’on détruit cette gradation, le calme succède subitement à la fureur, et la fureur au calme, sans qu’il y ait aucun mouvement qui prépare ou qui sauve ces dissonances morales ; que la mélodie des sentiments disparaît, et que l’auteur est fou d’une folie que je ne saurais partager avec lui, parce que je n’y suis point imperceptiblement entraîné ; c’est une fausse ivresse qui me répugne. Il est une loi de nature, et une loi inviolable et éternelle, c’est qu’on ne peut être pathétique qu’après avoir été sensé ; celui qui voudrait commencer par être pathétique, ou s’adresser à mon cœur, à mes passions, avant que de s’être adressé à mon jugement, à ma raison, ne serait à mes yeux qu’un frénétique à qui il prendrait subitement un accès. Je me dirais, qu’a-t-il ? à qui en veut-il ? que se passe-t-il en lui ? Sa tête se dérange-t-elle ? Mes amis, apportez vite des cordes ; il a été mordu de quelque bête venimeuse. Il fallait donc laisser l’ouvrage de M. Beccaria tel qu’il était ; ou si l’on se déterminait à l’assujettir à la méthode, il en fallait absolument supprimer les morceaux de poésie et de verve, ou savoir s’échauffer peu à peu et les amener.

Le Traité des Délits et des Peines a suscité des objections sans nombre : on a dit contre cet ouvrage tout ce qu’il ne fallait pas dire, et rien de ce qu’il fallait dire. J’admire le fonds inépuisable d’humanité qui l’a dicté. Je révère l’auteur. J’aime mes semblables autant que lui, et le tissu journalier de ma vie en est, je crois, une assez bonne preuve. Tout ce que j’ai appartient presque à l’indigent qui le sollicite. Je n’ai ni le cœur dur ni l’esprit pervers ; cependant il s’en manque beaucoup que je croie l’ouvrage des Délits et des Peines aussi important, ni le fond des idées aussi vrai qu’on le prétend. Si les deux réflexions que je vais faire sont justes, j’espère qu’on n’en conclura rien contre la bonté de mon caractère, ni même si elles sont fausses.

On a dit que le salut des peuples est la loi suprême. Si l’on consulte l’histoire ancienne et moderne, si l’on consulte le cœur de l’homme, si l’on jette les yeux sur toutes les contrées de l’univers, on restera affligé ; mais on sera convaincu que la loi suprême c’est la sécurité ou le salut de ceux qui gouvernent les peuples. Donc les peines ne peuvent jamais être en raison des délits, mais en raison de la sécurité des maîtres. Il faut vingt ans d’assemblées illicites pour renverser un ministre à Londres ; il en faudrait plus d’un cent pour en renverser un à Paris ; il ne faut à Constantinople qu’une assemblée illicite d’une nuit, et de vingt janissaires pour étrangler un sultan. Les peines décernées contre les assemblées illicites ne peuvent donc être les mêmes dans ces trois contrées, à moins que ceux qui les gouvernent n’oublient leur sécurité et ne soient fous. Voilà pour le fond du système, venons à l’importance des idées.

Il y a environ dix-huit millions d’hommes en France ; on ne punit pas de peine capitale trois cents hommes par an dans tout le royaume ; c’est-à-dire que la justice criminelle ne dispose par an que de la vie d’un seul homme sur soixante mille ; c’est-à-dire qu’elle est moins funeste qu’une tuile, un grand vent, les voitures, une catin malsaine, la plus frivole des passions, un rhume, un mauvais, même un bon médecin ; avec cette différence que l’homme exterminé par une des causes précédentes peut être un fripon ou un homme de bien, au lieu que celui qui tombe sous le glaive de la justice est au moins un homme suspect, presque toujours un homme convaincu, et dont le retour à la probité est désespéré.

Je demande grâce pour ces deux observations ; je les confie secrètement à des âmes honnêtes et sensées. Je ne rougis point de les avoir faites ; mais peut-être craindrais-je de les publier, quoique l’abbé Morellet prétende, et que je pense comme lui, que la vérité est toujours utile et le mensonge toujours nuisible.

Si j’ai parlé jusqu’à présent du Traité des Délits et des Peines de M. le marquis Beccaria, en revanche je ne dirai pas un mot de son Traité du style ; c’est un ouvrage obscur, d’une métaphysique subtile et souvent fausse, un tissu de lois générales qui fourmillent d’exceptions, des pages sèches et dures, un ouvrage sur le style, où il n’y a point de style. J’aime bien mieux vous exposer ici en peu de mots les bases d’airain sur lesquelles sont appuyées la théorie du style et la comparaison des langues ; bases aussi anciennes et aussi durables que la constitution de l’homme ; tant que l’homme restera, les principes suivants resteront.

Il y a un ordre nécessaire et essentiel des mots dans la phrase, et de la phrase dans le discours ; et cet ordre, le voici.

Le temps, le lieu, le motif, l’instrument ou le moyen, la personne qui agit, l’action, le terme de l’action.

Exemple. — Il y a dix ans qu’à Notre-Dame, par un motif de vengeance, armé d’un poignard, un jeune homme, ivre d’amour, assassina au pied de l’autel son confesseur qui, retenant le dépôt de sa fortune, l’empêchait de se marier.

Dans cet exemple on a fait abstraction de l’intérêt, des passions et de l’harmonie ; entre les idées il y en a qu’on veut ou fortifier ou affaiblir, et l’on produit ces effets par la place qu’on leur donne dans la phrase.

L’oreille veut être satisfaite ; elle le veut d’autant plus impérieusement que l’harmonie ne peut être suppléée par celui qui vous écoute : autre source de l’altération naturelle de la phrase.

La phrase est donc le résultat d’un ordre donné par la nature, et modifié selon le but de l’orateur par l’intérêt, les passions et l’harmonie.

Ce que je prononce sur les mots dans la phrase, est vrai des phrases dans le discours.

Qu’est-ce donc qu’un traité du style ? C’est une exposition de l’ordre naturel et essentiel des idées, et une recherche des altérations introduites dans cet ordre par l’intérêt, les passions et l’harmonie, qui exigent à chaque instant le sacrifice du mot propre, et son déplacement dans la phrase naturelle.

Et il n’y a rien dans le discours qui ne se rapporte à ces principes.

Et quelle est la plus belle des langues ? Celle qui réunit le plus de moyens de disposer de l’ordre naturel et essentiel des mots dans la phrase sans nuire, soit à l’énergie, soit à la clarté, soit à l’harmonie.

Et cela bien médité, dispense de se fendre la tête à entendre l’inintelligible traité du marquis Beccaria.




NOTES


SUR LE TRAITÉ DES DÉLITS ET DES PEINES.


« Dans le cas d’un délit, il y a deux parties : le souverain qui affirme que le contrat social est violé, et l’accusé qui nie cette violation. » Des Délits et des Peines, chap. iii.


Le souverain assure en général que, par tel fait ou dans tel cas, le contrat social est violé ; mais il n’accuse point de ce fait l’homme qu’il s’agit de juger ; et lors même que la partie publique porte plainte, elle ne fait que demander qu’on informe. L’accusateur est celui qui affirme qu’un tel a commis telle action. L’auteur a reconnu lui-même que la règle du juste et de l’injuste est pour le juge une simple question de fait. Il a dit aussi que les décrets sont toujours opposés à la liberté politique, lorsqu’ils ne sont pas une application particulière d’une maxime générale. Il y a donc trois choses à distinguer ici : la maxime que le souverain établit, le fait particulier que l’accusateur affirme, et l’application que fait le juge de cette maxime à ce fait, après l’avoir bien constaté. Le souverain n’est donc pas la partie de l’accusé ; et ce n’est pas pour cette raison, qu’il n’en doit pas être le juge.


« En général, l’infamie, comme tout ce qui dépend des opinions populaires, s’attache plus à la forme qu’au fond. » Chap. vi.

L’appareil et la forme de l’emprisonnement y font beaucoup, sans doute ; mais il y a dans le fond même une différence réelle. La prison militaire, dans l’opinion publique, ne suppose qu’une faute contre la discipline ; la prison civile suppose un délit contre la police ; et celle-ci intéresse plus directement l’ordre et le repos publics. Voilà pourquoi on y attache plus de honte. L’auteur a dit, à propos de la contrebande, qui n’entraîne point l’infamie : Les délits que les hommes ne croient pas pouvoir leur être nuisibles, ne les intéressent pas assez pour exciter l’indignation publique.


« Un témoin (femmes, condamnés, personnes notées d’infamie) peut dire la vérité lorsqu’il n’a aucun intérêt à mentir. » Chap. viii.

L’auteur a dit (chap. viii) : « La peine d’infamie prive un citoyen de la considération, de la confiance que la société avait pour lui. » Le condamné est au moins dans le même cas que l’homme noté d’infamie : l’un et l’autre ont perdu la confiance publique ; leur témoignage ne doit donc être reçu que comme indice, et non comme preuve. « Des témoins doivent être crus lorsqu’ils n’ont aucun intérêt à mentir. » Mais qui peut jamais s’assurer que les méchants et les infâmes n’ont aucune animosité, aucune haine personnelle, aucun motif caché d’en imposer aux juges ? Si de pareils témoins doivent être crus, qui osera se reposer sur son innocence ? Ils ont perdu la confiance publique, et ils auraient celle de la loi ! et la vie et l’honneur des citoyens dépendraient de leur témoignage !…


« Un crime déjà commis, auquel il n’y a plus de remède, ne peut être puni par la société politique que pour empêcher les autres hommes d’en commettre de semblables par l’espérance de l’impunité. » Chap. xii.

Si l’auteur avait dit : « Un crime ne peut être puni que pour empêcher que d’autres hommes n’en commettent de semblables, ou que le même homme n’en commette de nouveaux, » il aurait senti lui-même le vice de son raisonnement. Tant que l’auteur d’un crime est caché, il est impuni, il est libre, il peut donc faire de sa liberté le même usage qu’il en a l’air. Il est donc très-utile qu’il soit découvert, pour être mis hors d’état de nuire.


« Tous les actes de notre volonté sont proportionnés à la force des impressions sensibles qui les causent, et la sensibilité de tout homme est bornée. » Chap. xii.

Il fallait dire : « La constance, la patience, la force de souffrir, la résistance à la douleur, » et non pas la sensibilité. « La sensibilité de tout homme est bornée, » signifie qu’il est un degré de souffrance au delà duquel l’homme ne sent plus rien ; et ce n’est pas ici ce que l’auteur a voulu faire entendre.


« On donne aussi la question à un accusé pour découvrir ses complices. » Chap. xii.

L’auteur ne doit pas se dissimuler que c’est ici le fort de la difficulté, et la partie faible de sa réponse. On donne la question à un accusé pour découvrir ses complices, et il est certain qu’on les découvre tous les jours par ce moyen cruel. Tout le monde déteste la question avant la conviction du crime ; mais dans un criminel, ce tourment de plus est nécessaire pour lui arracher, outre l’aveu de ses complices et le moyen de les saisir, l’indication des preuves nécessaires pour les convaincre. La peine du crime est justifiée par la nécessité d’en prévenir de semblables ; si donc le crime est de nature à supposer des complices, comme les vols, les assassinats commis par attroupements, et que, ni les témoins ni les preuves ne suffisent pour démêler le fil de la complicité, la question sera juste comme une autre peine, et pour la même raison.

« Les complices fuient presque toujours aussitôt que leur compagnon est arrêté. Le supplice des coupables effraye les autres hommes et les détourne du crime, ce qui est l’unique but des châtiments. » Chap. xii.

Cette raison est bien faible ! Ils fuient d’une forêt dans une autre forêt. Ils passent d’une ville dans une autre ; mais s’exilent-ils d’un État ? Et quand ils s’en exileraient, l’humanité envers un coupable doit-elle l’emporter sur le soin de délivrer les peuples des brigands et des assassins qu’on leur envoie par une fausse compassion ? Pensez que quelques minutes de tourments dans un scélérat (convaincu), peuvent sauver la vie à cent innocents que vont égorger ses complices, et la question vous paraîtra (alors) un acte d’humanité.


« Le tribunal qui emploie l’impunité pour connaître un crime montre qu’on peut cacher ce crime, puisqu’il ne le connaît pas ; et les lois découvrent leur faiblesse, en implorant le secours du scélérat même qui les a violées. » Chap. xiv.

L’incertitude des tribunaux, et la faiblesse de la loi à l’égard d’un crime inconnu, sont de notoriété publique. On tâcherait en vain de les dissimuler ; et rien ne peut balancer l’avantage de jeter la défiance entre les scélérats, de les rendre suspects et redoutables l’un à l’autre, et de leur faire craindre sans cesse, dans leurs complices, autant d’accusateurs. Cela n’invite à la lâcheté que les méchants ; et tout ce qui leur ôte le courage, est utile. — La délicatesse de l’auteur est d’une âme noble et généreuse ; mais la morale humaine, dont les lois sont la base, a pour objet l’ordre public, et ne peut admettre au rang de ses vertus la fidélité des scélérats entre eux, pour troubler l’ordre et violer les lois avec plus de sécurité. Dans une guerre ouverte, on reçoit les transfuges ; à plus forte raison doit-on les recevoir dans une guerre sourde et ténébreuse, qui n’est qu’embûches et trahisons.


« On s’habitue aux supplices horribles. » Chap. xv.

Je ne crois pas cela. L’habitude de souffrir endurcit les âmes sans doute, et la dureté du gouvernement produit cet effet ; mais lorsque l’état d’innocence sera un état doux et tranquille, les peines réservées au crime effrayeront sans endurcir, et on ne se familiarisera point avec l’idée d’avoir les os brisés, et de mourir dans le supplice. — Je n’en suis pas moins de l’avis de l’auteur sur l’inutile atrocité des peines. Je combats ses raisons, et non pas ses principes.


« Qui jamais a voulu donner à d’autres hommes le droit de lui ôter la vie ? Et doit-on supposer que dans le sacrifice que chacun a fait d’une petite partie de sa liberté, il ait pu risquer son existence, le plus précieux de tous les biens ? » Chap. xvi.

C’est parce que la vie est le plus grand de tous les biens, que chacun a consenti que la société eût le droit de l’ôter à celui qui l’ôterait aux autres. Personne sans doute n’a voulu donner à la société le droit de lui ôter la vie à tout propos ; mais chacun, occupé de conserver la sienne, et aucun ne prévoyant pour lui-même la volonté qu’il n’avait pas alors d’attenter à celle d’autrui, tous n’ont vu que l’avantage de la peine de mort, pour la sûreté, la défense et la vengeance publiques. Il est aisé de concevoir que l’homme qui dit : « Je consens qu’on m’ôte la vie, si j’attente à la vie des autres, » se dit à lui-même : « Je n’y attenterai pas ; ainsi la loi sera pour moi, et ne sera pas contre moi. » Ce pacte est si bien dans la nature, qu’on le fait souvent dans des sociétés particulières, comme les conspirations, où l’on jure de se baigner dans le sang de celui qui révélera le secret. Quant à la justice de cette peine, elle est fondée sur la convention et sur l’utilité commune. Si elle est nécessaire, elle est juste. Il reste à savoir si elle est nécessaire.


« L’esclavage perpétuel substitué à la peine de mort a toute la rigueur qu’il faut pour éloigner du crime l’esprit le plus déterminé. » Chap. xvi.

Je pense de même, et il n’est pas possible de n’être point frappé des raisons que l’auteur en donne. Mais j’observe qu’il renonce, et avec raison, à son principe de douceur et d’humanité envers le criminel. Dans les chaînes, sous les coups, dans les barreaux de fer, le désespoir ne termine pas ses maux, mais il les commence. Ce tableau est plus effrayant que celui de la roue, et le supplice qu’il présente est en effet plus cruel que la plus cruelle mort. Mais parce qu’il donne des exemples fréquents et durables, son efficacité le rend préférable au dernier supplice, qui ne dure qu’un instant, et sur lequel les criminels déterminés prennent trop souvent leur parti. Voilà, selon moi, la bonne raison pour préférer à l’homicide un long et douloureux esclavage.


« C’est dégrader l’humanité que de charger un homme de l’emploi de bourreau. » (Note de Morellet, Chap. xvi.)

Mépris légitimement fondé pour les exécuteurs de la justice, mépris dont on ne saurait se garantir, mépris général de toutes les nations et de tous les temps ; — aversion pour les fonctions de juge criminel, aversion que toute la raison ne saurait vaincre ; — fonctions nécessaires, et pour lesquelles une âme un peu sensible ne comprend pas que l’on puisse trouver quelqu’un : — voilà des contradictions inexplicables. — Dans quelques jurisprudences, on accorde la vie au criminel qui exécute ses camarades… C’est un moyen très-sûr de faire mourir les moins coupables, et de sauver le plus scélérat.


« Quel est le sentiment général sur la peine de mort ? Il est tracé en caractères ineffaçables dans ces mouvements d’indignation et de mépris que nous inspire la seule vue du bourreau. » Chap. xvi.

Cela ne prouve point que la peine de mort soit injuste. J’ai dit comment la volonté publique y avait souscrit, et comment il est naturel que les lois aient ordonné le meurtre du meurtrier. L’horreur qu’on a pour le bourreau vient du retour de compassion que l’homme éprouve pour son semblable, et qui serait le même s’il le voyait dans cet état où le désespoir ne termine pas ses maux, mais les commence. Armez le bourreau de chaînes et de fouets ; réduisez son emploi à rendre la vie odieuse au criminel, ce spectacle de douleurs dont il sera le ministre le fera détester de même. La peine qu’il fera subir au coupable n’en sera pas moins juste. L’horreur qu’on a pour lui n’est donc pas une réclamation de la nature, mais un mouvement machinal, une répugnance physique que l’homme éprouve à voir souffrir l’homme, et d’où je ne conclus rien contre la bonté de la loi. — Un dur et cruel esclavage est donc une peine préférable à la peine de mort, uniquement parce que la peine en est plus efficace ; et encore faut-il observer que cet esclavage ne sera un supplice effrayant que dans un pays où l’état du peuple sera doux et commode. Car si la condition des innocents était presque aussi pénible que celle des coupables, les souffrances de ceux-ci ne paraîtraient plus un supplice, et des malheureux presque aussi à plaindre n’en seraient point effrayés.


« La peine de mort décernée contre un déserteur, au moins dans la plupart des cas, n’a rien d’infamant. » (Note de Morellet, chap. xvi.)

La punition de mort ne se gradue point. C’est la cessation de la vie, et pour l’enfant de dix-huit ans et pour l’homme de soixante. Cela n’est pourtant pas indifférent.

Quand on met à mort un homme de trente ans, on ne sait ce qu’on fait. On n’a pas compté que cet homme est le seul survivant de vingt hommes. Le législateur criminel ignore le prix de la vie d’un homme de trente ans.


« De l’Infamie, chap. xviii. »

Je désirerais que l’auteur eût fait sentir l’imprudence de rendre l’homme infâme, et de le laisser libre. Cette méthode absurde peuple nos forêts d’assassins.


« Lorsqu’on a la force de se défendre, on n’achète pas les secours d’autrui. » Chap. xxii.

Il n’y a point de force à laquelle un homme ne puisse échapper, et alors la force n’est plus la force. Je voudrais que l’usage de mettre la tête à prix fût réservé pour les crimes les plus atroces, et surtout pour celui qui tend immédiatement à la dissolution, et à la destruction de la société


Ici finissent les notes de Diderot.


Voilà, dit-il en terminant, tout ce que je trouve à redire dans ce bel ouvrage, plein de génie et de vertu. Il est essentiel pour l’humanité qu’il soit porté à sa perfection, et convaincant d’un bout à l’autre, même pour le vulgaire ; car c’est par le vulgaire que les vérités utiles sont obligées de passer, pour arriver, comme un cri public, aux oreilles du gouvernement.



  1. Beccaria, Traité des délits et des peines, Introduction, chap. i.
  2. Beccaria, édition Brière, page 2.