Des Histoires/Furcy

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The General Printing & Stationery Cy. Ld. (p. 145-212).
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FURCY


I


QU’EST-CE qu’on pourrait encore vendre pour avoir ces quelques cashs ?

La case était vide… Partie l’armoire, depuis bien longtemps ; et la commode ensuite, et le lit à ciel, et puis tout, tout, jusqu’à la dernière chaise bancale, la semaine passée.

Bonhomme Furcy ne l’ignorait pas !

Pourtant son regard continuait de faire le tour de la chambre, bêtement… comme une machine qui tourne, parce qu’on l’a montée… Vous savez, quand une idée fixe vous travaille !

Un râle plus fort le fit pencher vers la paillasse où sa petite-fille allait mourir. Pauvre Louisa ! C’était bien fini, le Docteur l’avait dit, qui était venu ce matin… Il n’était pas content, le Docteur ! Il avait à peine « constaté » Louisa, distraitement, à la vitesse, et il avait crié :

— Vous êtes tous comme ça, vous nous faites venir quand c’est trop tard !

Trop tard ! Mais il ne comprend pas, le Docteur — non, il ne peut pas comprendre, deviner — la peine que c’est, pour le pauvre monde, de trouver ces trois roupies, d’abord ; puis de les lâcher sans être tout à fait sûr, « sûr même », qu’il faut se décider à appeler le docteur. Trois roupies ! Il a glissé ça dans sa poche, le nez pincé, comme si c’étaient des crottes de lézard. Trois roupies ! combien de jours de sueur !.. Combien de jours de riz !

Et comme Louisa râle plus fort, le chagrin de Furcy augmente, d’avoir perdu cette « monnaie », de l’avoir gaspillée puisque c’était trop tard et que Louisa va mourir quand même. Ah ! s’il les avait encore, ces bonnes pièces d’argent, il ne serait pas en peine ! Mais voilà ! Il ne lui reste rien, pas un sou… Alors, est-ce qu’il faudra laisser partir Louisa sans que soit satisfait son dernier caprice ? Ce matin, avant de tomber dans le coma, elle lui a dit :

— Grand-monde, au Bazar, il y a une paire de bas roses, je vous dis !… Ça, qui s’appelle de jolis bas ! Si vous pouviez les acheter pour moi, je suis sure que je guérirais plus vite !

L’idée des bas roses la faisait sourire, d’un sourire difficile, d’un sourire « misère ». Puis elle a poussé un soupir, ses yeux se sont retournés, montrant leur blanc injecté de bile, et ç’a été fini…

Alors, n’est-ce pas, ses jolis bas roses, il faut qu’elle les ait !

Ce n’est pas que Furcy soit un tendre, ni un grand-papa-gâteau. S’il cherchait dans sa mémoire, il y retrouverait sans doute le souvenir de plus de bourrades que de caresses… Mais il ne cherche pas. Les souvenirs que l’on cherche, que l’on veut ranimer, c’est un luxe — un luxe, comme les caresses, comme les petits « noms gâtés ». Les malheureux n’ont pas le temps, ni l’envie de faire du luxe !

Seulement, il y a ceci, que la dernière volonté d’une mourante, c’est sacré. Et le bonhomme, assis sur sa caisse de pétrole, les genoux entre ses mains croisées, continue de parcourir des yeux sans aucun espoir, sans aucune idée, « comme-ça-même », les murs décrépits, que les araignées ont brodés de leurs toiles.

Pour la centième fois peut-être, son regard s’est posé sur une grosse motte poussiéreuse, à l’encoignure, près de la porte. Il ne la voit même pas, tant la présence dans ce coin en est habituelle… Et il lui semble que c’est un étranger qui lui dit, sans lui parler, par une sorte de langage que l’on entend directement dans sa tête, sans qu’il ait passé par les oreilles :

— Tiens, la dame-jeanne d’Upersile !

Oui, c’est la dame-jeanne d’Upersile. Mais il n’y pense déjà plus ; il regarde sa petite-fille, dont la poitrine travaille plus dur à respirer — respirer, cette chose si simple, quand on est bien ! Pauvre petite !.. Ses bas roses, quelle misère de ne pouvoir les lui donner !

Mais, à y songer de nouveau, la dame-jeanne, ça peut se vendre, ça aussi !

Cela, jamais !.. Oh ! non, il y a quand même des choses qui ne sont pas à vendre, même chez le plus pauvre des pauvres !

Cette dame-jeanne-là, c’est le seul souvenir de sa bonnefemme. C’est toute une histoire, c’est tout son passé… Ça remonte au temps où l'on avait du bonheur !

Et voilà qu’auprès de la mourante, dans la pénombre de la case où la nuit s’installe, voilà que, sans être sollicités, reverdissent les souvenirs de Furcy — les souvenirs de sa vive jeunesse.

C’était le bon temps où tout le monde gagnait sa vie, dans le pays de Maurice. Des bricks, des barques, des goélettes, par vingtaines, croisaient leurs vergues dans le ciel du Port-Louis. Aux chantiers de la Marine, chez Rouquière et fils, les herminettes, à longueur de journée, chantaient en dolant les membrures de bois-noir ; et parmi tous les joyeux gars de l’équipe, pas un n’était plus joyeux que Furcy, ni plus ardent à l’ouvrage !

Un beau jour, il s’était marié. Ça lui avait réussi, comme tout réussissait en ce temps-là. Ah ! oui, une maîtresse femme, Upersile !…

C’est elle qui avait eu l’idée de la dame-jeanne : comme, en pleine lune de miel,

Furcy ne savait encore rien lui refuser, elle lui avait demandé de lui construire, à l'intérieur d’une dame-jeanne, pour son plaisir à elle toute seule, un de ces navires comme les marins en mettent dans une bouteille. Est-ce qu’il pourrait ?

Lui, s’il pourrait ? Lui, Furcy ! — Allons donc ! Un fin charpentier-de-marine « calerait » là où réussit un matelot un peu adroit ? Elle allait voir !

Le jour même il s’était mis en quête ; et avant la fin de la semaine il avait déniché, chez un brocanteur de la rue Royale, une bonne grosse dame-jeanne, pansue à souhait, d’un verre sans défaut et pas trop foncé.

Quand les camarades avaient passé à sa case le dimanche suivant, après le déjeuner, ils l’avaient trouvé fort occupé à tailler, dans un morceau de bois-d’olive, une carène minuscule.

— Eh ben, Furcy ? Qui manière ? Tu ne viens pas boire un coup à la boutique ?

Furcy avait regardé Upersile. Elle n’avait rien dit, elle n’avait même pas eu l’air d’entendre… Mais les camarades étaient partis sans le jeune charpentier. Ils pouvaient bien se donner des coups de coude dans les côtes, et rire, et jeter par-dessus l’épaule de grosses moqueries à son adresse, hein ! Qu’est-ce que ça lui faisait, du moment qu’Upersile était contente !

Et tous les dimanches, pendant des mois, ç’avait été le fignolage minutieux d’espars gros comme des bois d’allumettes, la patiente mise en place des pièces qu’il faut maintenir ensemble de longues minutes pour laisser à la colle le temps de « prendre », le délicat gréage au moyen de brins de soie noire.

Upersile l’aidait, et fort utilement. Il se rappelle encore, aujourd’hui, ce dimanche où il trima sur les enflêchures des haubans de misaine… Sans Upersile, vrai, il aurait « lâché le corps ». Mais Upersile était là, vive, adroite, et gaie, oh ! gaie : un vrai bengali ! et, d’un tour de main, elle avait réalisé la petite échelle de cordes, fine comme une bande de tulle. Quand le trois-mâts carré fut enfin achevé, Furcy avait perdu l’habitude de la boutique.

Quand le trois-mâts carré fut achevé… Oui, ç’avait été un beau jour. Furcy s’en souvient — oh ! comme si c’était hier !… Tandis qu’il disposait et collait au fond de la dame-jeanne les derniers copeaux de bois blanc peints à l’outremer, Upersile s’était éclipsée. Il la vit revenir avec un guéridon en macaque verni — un guéridon de riches. Où diable s’était-elle procuré ça, sur quelles économies avait-elle payé le meuble, où Tavait-elle caché jusqu’au dernier moment? Autant de secrets.

Elle dressa le guéridon au beau milieu de la chambre et le couvrit d’un tapismendiant, mosaïque de bouts de tissus brillants et disparates, qui satisfaisait au plus haut point son goût des couleurs vives. Puis on installa dessus le chef-d’œuvre de Furcy — car c’était un chef-d’œuvre, il n’y avait pas à dire ; un vrai chef-d’œuvre, par l’exécution parfaite, par l’exactitude poussée jusqu’au scrupule.

Le couple hésitait quant à l’orientation la meilleure : présenter le navire par le côté, cela évidemment le montrait à tout son avantage ; mais aussi, c’était l’idée la plus commune, celle qui serait venue à tout le monde. Une vue de proue ou de poupe mettait en valeur certains détails du gréement : les marche-pieds, les balancines bien visibles sur le voilier à sec de toile ; mais l’ensemble était un peu sacrifié. En définitive, ce fut l’avis d’Upersile qui triompha ; on tourna vers la porte d’entrée le bossoir tribord, au-dessus duquel le nom était écrit en lettres d’or : « Saint-Louis » ; ainsi se voyaient d’un seul coup les manœuvres dormantes et courantes, le beaupré et son bout-dehors, la courbe élégante de l'étrave et surtout, surtout, la figure de proue : une petite poupée couronnée de papier doré, un Saint Louis dont Furcy était très fier.

Dans la soirée, les voisines vinrent admirer le Saint-Louis. Femmes de calfats, de charpentiers, de voiliers ou de gréeurs, elles pouvaient apprécier la fidélité des détails ; elles s’extasiaient, qui sur la petite ancre en câlin, qui sur les bouées de sauvetage, qui sur les caps-de-mouton figurés par des « colliers » en verre.

Les dimanches qui suivirent, d’autres visites vinrent. Les commères prenaient l’habitude de conduire chez Upersile, comme elles les auraient conduits au musée, leurs « familles » venus des quartiers. On admirait, on discutait le Saint-Louis ; Furcy restait à la case, avide de compliments, content du contentement de sa femme. En attendant les visiteurs et pour faire passer le temps, il s’était remis à l’accordéon, pratiqué dans sa première jeunesse, puis délaissé. Et quand les badauds se firent moins nombreux, il continua de charmer les heures dominicales en égrenant pour Upersile la série des ségas populaires : bon virtuose noir, il agrémentait de fioritures les airs classiques « Mo passé larivière Taniers » ou « La pommade Zamaïca ».

C’était le bon temps…

Chaque semaine, on tournait un peu la dame-jeanne, tantôt à droite, tantôt à gauche, montrant le Saint-Louis par la hanche, par la poupe avec son château ciselé au canif, par l’étrave — et alors Saint Louis vous regardait étrangement, sous sa couronne de papier doré !.. À chaque fois, Upersile trouvait un éloge nouveau et approprié, soit pour la roue du gouvernail, soit pour la petite boussole ou pour les feux de position : une perle rouge, une perle verte.


Plus tard, les mauvais jours étaient venus.

La vapeur avait déplacé la voile, l'acier avait tué le bois… Insensiblement s’était tu le chant des doloires sur les carènes sonores.

Plus de travail, ou guère, pour les charpentiers de marine. Les messieurs Rouquière avaient changé leur fusil d’épaule : c’est facile aux riches, ces changements-là. Des raboteuses, des tours, des forges, à la place des chantiers et des bers de lancement ; et, par surcroît de précaution, une organisation complète de fourniture aux navires : eau douce, pierraille pour lest, main-d’œuvre pour arrimage…

Les mauvais jours, mais pas la misère ! Car Upersile savait mettre le malheur en fuite !

— Une maîtresse femme, une maîtresse femme ! se répétait Furcy en dodelinant de la tête.

Avec elle, toujours des ressources insoupçonnées. L’argent semblait germer dans des cachettes inconnues ; et quand Furcy était au moment de se désespérer, Upersile le remontait par une bourrade et lui faisait voir une roupie brillante qu’elle avait tirée d’on ne sait quelle réserve.

Parfois, Furcy se perdait en une longue contemplation devant son vieux Saint-Louis — le Saint-Louis, fidèle à ses copeaux bleus, alors que les vrais voiliers, peu à peu, avaient déserté la mer véritable… le vieux Saint-Louis en train de devenir, comme lui-même, Furcy, une relique des temps révolus, d’une époque finie : une relique inutile… Mais, si la méditation durait trop, Bonnefemme Upersile survenait soudain, avec la parole qui remonte, la saillie qui fait sourire quand on avait envie de pleurer… Et toujours, pour le Saint-Louis, un mot affectueux, un compliment nouveau et bien trouvé…

Ah ! c’était une maîtresse femme, Upersile ! Ce qui était admirable pardessus tout, c’était son courage, sa bonne humeur ! Parole d’honneur, on se serait crus presque riches des fois, quand Furcy avait réussi à décrocher quelques journées « à terre » ou à se faire embaucher comme stevedore par les Messieurs Rouquière, pour un coup de collier ! Tant qu’elle avait été là, les meubles étaient restés… Il avait fallu cette terrible grippe espagnole…


Louisa, sur sa paillasse, râle plus fort ; on dirait qu’elle se gargarise avec l’air sans réussir à l’avaler ; c’est peut-être le silence de la nuit venue, qui rend si terribles ce gargouillis, ces hoquets, cette bataille contre la mort !

La même fin que bonnefemme Upersile ! Ah ! quand elle est morte, le courage de Furcy est mort en même temps ; et son petit restant de bonheur aussi !… Le gendre, la fille, tous sont partis d’un coup, le laissant seul avec cette petite Louisa… Et juste depuis ce moment-là, le travail s’est fait encore plus rare, la vie plus chère, les démarches pour une petite journée d’emploi plus fatigantes et moins heureuses !

Après l’armoire, après la commode, il a fallu vendre le guéridon… La dame-jeanne a été déposée dans ce coin, où la poussière accumulée l’a défigurée, l’a déshonorée, a fini par l’ensevelir… Une ou deux fois, il y a « longtemps même », il a pensé à la vendre ; ça doit valoir beaucoup d’argent, un travail comme ça — si consciencieux et si long !… et ça ne lui sert à rien, après tout ! Mais, sans qu’il sache bien pourquoi, il a repoussé cette idée-là comme une idée sacrilège, comme une tentation du démon… Et il s’est juré, une fois pour toutes, que jamais, quoi qu’il arrive, jamais la dame-jeanne d’Upersile ne serait vendue !… Il a préféré se séparer du lit de ses noces, du lit à ciel, dont la belle moustiquaire faisait jadis la fierté d’Upersile… Les chaises même étaient parties, une à une… Mais la dame-jeanne, il n’y pensait même plus !

Et tout d’un coup, ce soir, dans cette chambre que remplit seule l’agonie de sa petite-enfant, voilà que la dame-jeanne s’impose à lui, prend une importance énorme…

C’est autour d’elle, c’est par elle, que tout ce passé vient de s’évoquer, subitement, sans que Furcy ait rien voulu, rien prémédité. C’est elle qui domine le présent, qui s’offre, qui semble dicter au bonhomme la conduite qu’il doit tenir… En somme, est-ce que ça ne paraît pas providentiel qu’elle soit encore là, la bonne vieille dame-jeanne avec son Saint-Louis, en cette heure d’extrême et d’urgent besoin ?…

La dernière volonté d’une enfant qui va mourir, c’est sacré, n’est-ce pas ? Et Upersile, vivante, aurait sans doute approuvé, encouragé…

Le bonhomme commença de nettoyer la dame-jeanne.

Il le faisait d’abord machinalement, pensant tout le temps :

— Est-ce que ça ne sera pas trop tard ?.. Demain, c’est encore loin… Est-ce que ça ne sera pas trop tard, même demain matin, de grand matin ?

Mais bientôt le Saint-Louis parut. Il parut dans toute sa fraîcheur du premier jour. C’était comme un ami retrouvé — un ami resté jeune, par prodige, alors que soi-même on avait tant vieilli… Furcy se reprocha un si long abandon. Il se reprenait à aimer le petit navire, comme on aime les choses que l'on doit quitter… Il revoyait Upersile, épousée d’hier, l’aidant à fixer ces enflêchures de misaine…. Il revoyait…

Vendre le Saint-Louis… c’est tout cela qu’il allait vendre, tout cela qu’il allait perdre… Tout cela, à quoi il n’avait plus songé durant des années…

Avec piété maintenant, il enlevait les dernières traces de poussière, essuyait le verre d’un chiffon caressant, en palpait le galbe avec douceur, avec tendresse.


Son travail d’amour achevé, il poussa un grand soupir et, regardant une dernière fois son Saint-Louis, son cher Saint-Louis, il marmonna entre ses dents, sans même savoir les paroles qu’il prononçait :

— Pourvu que ça ne soit pas trop tard !


II


LE caissier de l’Hôtel-des-Ventes finit par lever le nez de sur son registre. Pour la troisième fois, quelqu’un demandait :

Missié Popoi napas là, sioupiait ?..

Collectionneur de nombres, comme d’autres de papillons ou de scarabées, Monsieur le caissier tenait un chiffre épinglé au papier par la pointe de son crayon. Il rugit :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Devant lui un de ces vieillards comme on n’en voit plus, pleins de déférence et un peu goguenards, familiers à la fois et très humbles. Des carabis blancs encadraient sa face trouée de petite-vérole. Il se dandinait d’un pied sur l’autre, gêné de tenir à la fois son chapeau demi-castor et un énorme paquet fond qu’il serrait contre son ventre, à deux mains. Il reprit :

— Pardon, mon blanc : Missié Popol, siouplait ?

— M’sieur Popol ? Pas ici !

Le caissier faisait mine de se replonger dans ses additions ; mais le bonhomme insista :

— Voyons, Monsieur ! Je demande Monsieur Popol, le garçon de défunt Monsieur Varenne ! C’est ici même…

— Ah ! bon ; Monsieur Léopold Varenne ?.. Oui, c’est ici, au fond !

Furcy prit le chemin que lui indiquait le geste du caissier. À petits pas maladroits et craintifs, il se glissa entre des consoles Louis XV et des fauteuils à haut dossier parmi tout un bric-à-brac poudreux où les pendules sous bocal voisinaient avec des bains-de-siège. Ayant enfin franchi la bénédiction d’une bacchante de plâtre à la tête couronnée de pampres, il pénétra dans une grande pièce où deux messieurs étaient assis à des bureaux. Il n’hésita pas longtemps. À la table, près de la fenêtre, c’était bien celui qu’il cherchait. Il se dirigea droit vers lui, déposa son colis sur le plancher, et comme le monsieur laissait errer sur lui un de ces regards qui interrogent, sans s’intéresser :

Eh ! ben, Missié Popol, ou népi conne moi ?

Certainement, Monsieur Popol ne le reconnaissait pas ; sur son visage se lisait un étonnement amusé, un peu de curiosité aussi.

Le vieux précisa : — Furcy, Bonhomme Furcy !.. Ous na pas rappèie Bonhomme Furcy ?

Et, comme les souvenirs de Monsieur Popol ne se décidaient pas à revenir, il fallut préciser, remonter au temps de défunt grand-monsieur, évoquer les promenades en rade, les dimanches, dans la baleinière de Monsieur Rouquière.

— Ah ! parbleu !.. Le père Nâme-canne !

— Pas bon, cette parole-là, mon bourgeois ! C’est vrai, je tétais un coup la bouteille, par ci, par là… Mais à-ct’heure-là je ne bois plus jamais, jamais… C’est depuis mon mariage. Ah ! j’en ai eu des malheurs, mon bourgeois !..

Prévoyant la litanie des petites catastrophes banales, Monsieur Varenne coupa court.

— Écoute, mon vieux Nâme-canne, je suis occupé. Qu’est-ce qu’il te faut ?

Le bonhomme fut un peu saisi de devoir s’arrêter en chemin, sans même parler de Louisa, qui était en train de mourir. Il déballa la dame-jeanne.

— Voilà, Monsieur Popol : je vous ai porté ça pour vendre.

Monsieur Varenne regarda à peine l’objet :

— C’est bon ! Dis ton prix ; on mettra l’objet dans le magasin.

— Hein ! dans le magasin ?

Bonhomme Furcy jeta un regard effrayé vers la bacchante en plâtre et tout le fatras incohérent qu’elle dominait. Il mit tout de suite les choses au point :

— Non, pas dans le magasin, Monsieur Popol. Est-ce que vous n’avez pas une vente tous les vendredis, dans la cour ? C’est pour être vendu aujourd’hui même, rapport à ma petite-fille, qui est bien malade……

— Ça va, ça va. On te vendra ça aux enchères, aujourd’hui. Combien tu en demandes ?

— Ce qu’on aura, Monsieur Popol, car j’ai bien besoin d’argent. Mais je crois que ça vaut beaucoup… Ça m’a pris bien du temps à faire, et vous savez. Monsieur Popol, mon trois-mats carré, eh ! bien, c’est pas pour faire vantard, mais vrai même il n’y manque rien : pas un étai, pas un bras, pas un galhauban, rien. Il faudra expliquer ça quand vous ferez la vente, Monsieur Popol : pas un étai, pas un galhauban, rien ! Il faudra bien expliquer ça !..

— Bon ! on expliquera tout ce que tu voudras… on vendra ta dame-jeanne. Mais, maintenant, fiche le camp. Laisse-moi travailler !

Bonhomme Furcy ne s’éloigna pas de l’Hôtel-des-Ventes. Il gagna seulement la rue de la Comédie, où il y avait de l’ombre. Il restait là, le dos au mur, sans idée précise, mais redoutant peut-être de rentrer chez lui. Non, il ne partirait pas, qu’il n’ait touché son argent ; alors, il passerait au Bazar… Après, seulement… Pourvu que ça ne soit pas trop tard !

Sur le trottoir, l’ombre du mur devenait plus étroite ; un filet d’eau sale coulait dans la gondole, aux pieds de Furcy. Des marchands passaient, offrant leur marchandise : pistaches grillées, fleurs en papier, bracelets de verre. La claquette du vendeur de macatias doux égrena son bruit de castagnettes ; un peu plus tard, un Coringhy descendit la rue, en poussant devant lui une charrette qui sautait sur les pavés et en criant : « Cocos ; cocos Ceylan !.. » Bonhomme Furcy restait là, indifférent.

Vers onze heures, un clairon fracassa le silence tiède : la « Casquette du Père Bugeaud » se répercutait aux murs de la rue de l’Intendance…

La Vente ! La Vente qui appelle les amateurs… Bonhomme Furcy tressaillit, se dressa, gagna le bout de la rue, tourna l’encoignure. C’était pour lui, tout ce beau tapage, pour sa vente.

Les badauds commencèrent d’affluer. Il les regardait de haut, semblant dire : « Allez toujours ! Vous ne savez pas ce qui vous attend là-dedans, derrière cette porte !… »

Et dès que le trompette, ayant repris haleine, recommençait ses appels déchirants, Furcy se rengorgeait, se félicitait intérieurement, s’applaudissait : « Ça, c’est un bigoule pas badiné ! » D’ailleurs on ne ferait jamais assez de bruit pour attirer les gens autour de cette merveille, pour célébrer cette merveille, le Saint-Louis de Furcy dans sa dame-jeanne. Pris par la griserie de ce tapage, le bonhomme oubliait ses chagrins, sa préoccupation.

La cour de l’Hôtel-des-Ventes était presque pleine. Le trompette s’épongeait le front ; une dernière fois, il porta son cuivre à ses lèvres, et, les veines du front gonflées, tels des cent-pieds qui lui auraient couru sous la peau, il jeta sur la ville de Port-Louis la clameur d’une diane furieuse, lamentable et tragique. Puis il entra dans la cour, où Furcy le suivit.

Juché sur une barrique, Monsieur Varenhe vendait tour à tour des pommes-de-terre germées, des bois de démolition, un trio de poules Orpington, un corbillard hors de service, des biscuits touchés par l'eau de mer. Sa verve ne tarissait pas ; une grosse plaisanterie jetée au milieu de l’encan ranimait le feu, comme huile sur brindilles. Il blaguait l'un, il blaguait l’autre, il se blaguait lui-même, tout rond et débonnaire, prompt à saisir une enchère, à la faire rebondir comme une balle, déchiffrant sur les visages l’ombre des intentions secrètes, exploitant une convoitise lue dans un regard, bouffonnant, bonimentant, mais jouant serré et n’adjugeant qu’à fin de course, après avoir mené ses acheteurs jusqu’aux extrêmes limites de leurs ressources, de leur désir, ou de leur acharnement combatif.

Cette maudite vente ne finirait donc jamais ? L’éblouissementde la claironnante musique étant maintenant passé. Bonhomme Furcy retombait à son abattement. Quand viendrait son tour, bon Dieu ? Il ne comprenait pas que sa dame-jeanne, (ce chef-d’œuvre) n’eût pas déjà été offerte aux connaisseurs. Qu’est-ce que Monsieur Popol attendait donc ? À crier comme ça, tout à l’heure il n’aurait plus de voix — même plus de salive dans la bouche. Et tout ça risquait bien de finir trop tard, trop tard.

Pauvre Louisa !… Et puis, voilà que les gens commençaient à partir…

Enfin le crieur annonça :

— Un bateau dans une dame-jeanne !… Une enchêêêê.. re s’i-ous-plaît. En même temps, il élevait au-dessus des têtes la bouteille pansue où voguait, sur des copeaux bleus, le petit navire encore luisant de vernis comme au premier jour.

Monsieur Varenne commença de faire l'article :

— Pigez-moi ce trois-mâts-goélelle dans sa dame-jeanne ! Si la Compagnie de Nazareth avait un bateau comme ça, elle se serait passée d’un chalutier à vapeur, pas vrai l'ami Couacal ?.. Allons, Messieurs, une enchère pour le petit chalutier !

Trois-mâts-goélette ! chalutier ! Bonhomme Furcy bouillait. Qu’est-ce que c’est, un chalutier ?.. Et Monsieur Popol n’avait même pas fait remarquer, comme il le lui avait expressément recommandé, qu’il ne manquait rien, à son Saint-Louis, rien : pas une drisse, pas une ride !

Cependant, quelqu’un, dans le groupe des acheteurs, s’était décidé à jeter :

— Cinquante centièmes !

— Cinquante centièmes ! répéta Monsieur Varenne.

Le crieur déposa la dame-jeanne sur une table, se croisa les bras en appliquant contre sa poitrine le cahier de procès-verbaux et, d’une lugubre voix de basse, il articula, en détachant chaque syllabe :

— Cin-quantt’ centièmes !… Soixante-quinze centièmes ! Rupee and a half !..

Le duo continua, assez animé, jusqu’à deux piastres et quart. L’encanteur, petit, vif, se donnait un mouvement fou, lançait la tête en avant, à droite, à gauche, pour promener sur l’assistance son regard de myope ; le crieur, immobile, sépulcral, bougeait seulement les yeux, et cueillait sans en avoir l’air les petits signes des enchérisseurs.

À deux piastres et quart, il y eut un temps d’arrêt. En vain, le crieur répétait : — Deux piass.…trrrr-et-quart !… deux.…piasss… trrr-et-quart ! ! ! ! Les bras toujours croisés sur son cahier, le menton lui frappant la poitrine à chaque fois qu’il mugissait l’enchère, il faisait craindre que sa mâchoire dût tôt ou tard se détacher en même temps que les syllabes qu’il égrenait sur l’assistance.

— Messieurs, reprit Monsieur Varenne, vous n’avez pas bien regardé ce bijou, ce travail d’artiste ! Adjuger ça pour deux piastres et quart, c’est impossible ! Voyons Messieurs, un petit élan !

Un large sourire éclaira la face de Furcy… «Un bijou… artiste !..» Ça, oui, c’était causer !

— Allons, Messieurs, un petit élan, untout petit élan de rien du tout, que diable !

Tout de suite après, avec un clin d’œil :

— Deux et demie… Two dollars and a half !

— Deux piasss… tet de.… Deux trois quarts ! fit la basse profonde de son partenaire.

— Trois piastres, à moi ! Three dollars !

Et quart ! jeta le crieur… Trois piasss… trrr-et-quart !

— Trois et quart ! Three dollars and a quarter !… Et demi ! cria Monsieur Varenne triomphant ; et tout de suite, les deux hommes ensemble :

— Trois-trois-quarts !

D’autorité, le chef trancha :

— À moi, trois-trois-quarts, Vifargent, pas à vous !

Longtemps ils s’égosillèrent sur ce trois-trois-quarts.

Trois piastres trois quarts ! Combien cela faisait-il donc, en monnaie de tous les jours ? Furcy se livrait à une gymnastique mentale aussi compliquée que vaine. Trois piastres, c’étaient six roupies ; ça, ça va tout seul ! Mais ces trois-quarts ?.. ces maudits trois-quarts ? Est-ce vingt-cinq marqués ou sept-liv’ dix-sous ? Sûrement, trois piastres trois quarts, c’est plus qu’il n’en faut pour les bas roses ; mais bonhomme Furcy aimerait savoir combien ça représente, au juste. Voyons : trois piastres, c’est six roupies… Trois quarts…

Le bonhomme n’avait pas fini ses calculs, que Monsieur Varenne, frappant dans ses mains, déclara enfin et comme à regret :

— Trois piastres trois quarts, pour la première fois !… Trois piastres trois quarts ! Going at three dollars and three quarters !

En écho, Vifargent psalmodiait :

— Trois.… pi-asss… trois-quarts !

— Pour la seconde fois, trois piastres trois quarts ! Going at three and three guarters, going ! going ! ! :

Trois.… pi-asss.… trois quarts !

— Trois piastres trois quarts ! fit Monsieur Varenne à tue-tête… Puis, tout de suite baissant de trois tons, et d’un accent presque solennel :

— Quatre piastres !

La nouvelle enchère fut roulée, reroulée, agitée, brandie à bout de voix, pendant des minutes et des minutes. Enfin, en un crescendo vertigineux ;

— J’adjuge à quatre piastres ?.. J’adjuge ?.. Going ! going at four dollars ! J’adjuge ?…… La voix tomba pour prononcer l’arrêt fatal :

— Addd-jugé !… Mamode Ismaël ! Bon zaffaire, ça, Mamode ! Tout doumoune a zaloux-toi quand to fine mette ça dans to salon !

Un Arabe long et mince, lunettes d’or sur le nez en cimetère et parasol sous le bras, souriait en faisant des gestes de dénégation. Il n’avait jamais «poussé». Monsieur Varenne s’était mépris, sans doute, sur quelque mouvement involontaire. Il chercha des yeux l’avant-dernier enchérisseur :

— Alors, ça vous reste, Barnabin ?

— Moi ? Vous voulez rire ! Gardez ça pour vous, Varenne.

Nullement démonté, Monsieur Varenne annonça :

— Il y a maldonne. Nous allons recommencer.

L’assemblée protesta, pour la forme plutôt que par un sentiment de colère ni d’indignation, moins irritée en somme de ce petit bluff qu’amusée de la déconvenue de Varenne.

On recommença.

Et la dame-jeanne, la belle dame-jeanne de Furcy, avec son trois-mâts carré luisant de vernis comme au premier jour, complet jusqu’au moindre détail de gréement, fut enfin adjugé pour deux piastres et quart, à un énorme Madrasse qui déclara s’appeler Arnassalon Pilay.

Bonhomme Furcy courut tout de suite toucher le prix de cette vente — un prix ridicule, maugréait-il… Mais, aussi, Monsieur Popol avait parlé de goélette, de chalutier… je vous demande un peu !… Et il n’avait pas fait remarquer, hein, que tout y était, dans son navire : les ancres même et les drisses des pavillons !… Enfin, deux piastres et quart, ça fait toujours un billet de vingt-cinq francs, mangue-cinquante sous !


Les commis lui rirent au nez. Toucher son argent maintenant ? Mais il fallait d’abord que l’on fasse les comptes, et qu’Arnassalon vienne payer !

— Quand on met la trompette, ce n’est pas une vente au comptant, alors ?… Et quels comptes ? Tout le monde sait combien ça fait, deux piastres et quart !

Raisonner avec ce bonhomme têtu et borné, c’était perdre son temps. On l’éconduisit un peu brutalement en lui conseillant de repasser le mercredi ou le jeudi suivants… Furcy se désolait en reprenant le chemin du Camp Yoloff… Mercredi, jeudi, ce serait trop tard, sûrement… Beaucoup trop tard ! Louisa n’aurait pas ses jolis bas roses…

Alors, à quoi ça servait-il à Furcy, d’avoir vendu la dame-jeanne d’Upersile, d’avoir sacrifié la relique longtemps oubliée, mais qui, tout d’un coup au long de cette dernière nuit, lui était redevenue si précieuse ? Il lui semblait maintenant que c’était la seule chose à quoi il tenait encore. Et voilà qu’il Tavait perdue, bêtement perdue, pour rien !

Qu’est-ce qu’il allait faire ? Qu’est-ce qu’il allait devenir ? Ce qu’il éprouvait, en son vieux cœur naïf, était-ce du chagrin ? était-ce du remords ? — Des deux, peut-être…

Louisa mourrait sans avoir eu ses bas roses. Et la dame-jeanne était vendue — la dame-jeanne d’Upersile…

Ah ! malheur !


III


QUAND Furcy rentra chez lui, les voisines avaient déjà fait le nécessaire.

Mamzelle Zéphirine avait prêté le canapé ; d’autres, qui la table, qui le vieux crucifix, qui les chandeliers mal appariés où brûlent deux bougies, une de chaque côté du Christ.

Les commères se mirent à raconter. La journée avait été dure ; Louisa râlait à fendre le cœur, et des convulsions l'agitaient. Alors, l’idée était venue à quelqu’un d’aller chercher le Père. Comme le docteur, il s’était plaint qu’on l’appelait trop tard. Mais il s’était penché sur Louisa, il l’avait bénie ; tendrement, il avait tracé les croix sur ses membres avec l’Huile-sainte ; et, à mesure, la petite s’était calmée comme si son âme entendait les paroles latines qui commandent à la paix de descendre sur les pauvres mourants.

Sa fin avait été très douce. Maintenant, sa dernière toilette terminée, étendue sur le modeste lit d’apparat, elle avait vraiment trouvé le repos. Elle était là, toute menue, apaisée, mais si grave! — d’une gravité que ne connaissent pas les petites filles vivantes.

À son chevet, bien sages elles aussi, s’étiraient de leur mieux les deux flammes pâles, orphelines de lumière dans le jour encore trop fort. Un souffle venu de la porte les inclinait vers le même coin de la chambre. Les cires fondaient en biseau ; et, de minute en minute, des coulées blanches, laiteuses, descendaient jusqu’aux bougeoirs.


Le grand-père regardait le drap de toile écrue, que l’on avait remonté jusqu’aux mains croisées haut sur la poitrine. Il songeait que, sous cette toile, les jambes de Louisa étaient nues. La petite était morte sans avoir eu ses bas... Et cela, ce petit désir inexaucé, le remuait plus que tout le reste. Il restait là, perdu dans une sorte de rêverie hébétée : Louisa n’avait pas eu ses bas roses. Il s’en faisait le reproche. C’était monstrueux, un grand-père qui, faute de quelques pièces de cuivre, laisse passer ainsi sa petite-fille, sans respecter son dernier caprice. Il lui semblait avoir commis une faute que la Morte ne pardonnerait pas… Il avait fait de son mieux, cependant…. N’importe! Il n’avait pas réussi, et voilà que Louisa était morte !

Le jour commençant de baisser, Mamzelle Zéphyrine toucha Furcy à l’épaule. Il fallait tout préparer pour la veillée. Il eut un geste de désintérêt, d’impuissance. Mais la voisine insista. Il fallait tout préparer pour la veillée… On ne pouvait pas infliger à la petite Louisa cet affront d’une mort escamotée, sans le faste obligatoire d’une veillée. Qu’il se débrouille, qu’il obtienne un crédit du Chinois !

Alors Bonhomme Furcy, sans grande conviction, prit le chemin de la boutique.

Il expliqua au compère que sa petite-fille était morte et qu’il ne pouvait l’enterrer comme ça, comme un chien, sans qu’il y ait eu une veillée. Le Chinois branlait la tête. Alors Furcy affirma qu’il avait de l’argent à toucher le lendemain, beaucoup d’argent ; l’épicier demeurait inflexible. À ce moment survint « Cerf-volant-casse-la-corde », un ami perdu de vue depuis longtemps, mais que la nouvelle du malheur ramenait à Furcy. Il joignit ses instances à celles de son camarade ; et comme celui-ci racontait la vente de sa dame-jeanne, Cerf-volant-casse-la-corde jura que c’était vrai, qu’il avait assisté à la vente, à l’adjudication. Le compère finit par se laisser persuader et les deux amis partirent, emportant café, bougies et ample provision d’arack. Cerf-volant-casse-la-corde marchait devant, zigzaguait plutôt, avec des crochets et des trémoussements de danseur de Saint-Guy. Il tenait contre son cœur deux bouteilles de rhum. Il s’installa tout de suite chez Furcy, pleurant sur la petite Louisa et faisant les honneurs de la case.

D’autres veilleurs arrivèrent à la nuit tombée. Connaissant l’extrême dénuement de Furcy, plusieurs portaient des provisions qu’ils déposèrent sur la table de la varangue, auprès des dominos et des jeux de cartes.

Bonhomme Furcy n’avait pris aucune nourriture depuis le matin. Il n’en sentait pas le désir, ni le besoin. Il n’y songeait même pas. Il ne souhaitait rien. Sa tête était vide de pensée. Le froid de la nuit — une nuit noire, humide, au ciel bouché — le froid de la nuit le travaillait de petits frissons, sans même qu’il y prît garde. Il était assis sous le pied de bois-noir, l’âme vague comme le regard, entendant à peine les disputes des joueurs, le bruit des cartes jetées plus fort et des dominos plus vivement remués à mesure que l’alcool échauffait les langues, les mains et les têtes.

Enfin, vers le côté du soleil-levant un nuage s’entr’ouvrit, lourdement, comme une paupière appesantie de sommeil. La lune parut. Une lune blême, malade, en train de se vider. Elle éclaira le dos des feuilles de bois-noir. Sa lumière semblait donner plus froid ; elle se glissa sous la varangue étroite, rampa jusqu’au canapé, se posa sur le front de la morte.

Cerf-volant, qui avait beaucoup bu sans en être incommodé, s’inclina vers son voisin, à gauche de Furcy :

— Les yeux de cette petite-là ne veulent pas rester fermés… Regarde… Je te dis, il y a quelqu’un ou quelque chose qu’elle voulait voir avant de mourir, et qu’elle n’a pas vu… Le grand-père se pencha vers la porte de la case. Oui, les paupières de Louisa s’étaient soulevées et tout le monde sait bien ce que ça veut dire, un mort dont les yeux refusent de se fermer….

C’est bon ; la petite aura ses bas roses : on les lui passera, avant de l’ensevelir. Demain matin….

Un frisson plus fort le secoue.

— Tu as froid ? lui demande Cerf-volant. Toi aussi tu n’a rien bu, depuis que tu es là. C’est mauvais pour le sang !

Il lui verse un plein verre de rhum, que le vieillard ne refuse pas. Il n’aurait la force de rien refuser, à cette heure… Il supe le verre d’un seul coup et le liquide de feu lui brûle la gorge avant de réchauffer sa poitrine.

Ah ! comme c’est bon !.. Il avait perdu le goût !..

Et voilà que vient à ce diable de Cerf-volant-casse-la-corde l’idée de le défier, verre en main.

— Moi, crie Furcy, déjà soûl aux trois quarts — l’arack du compère est terrible, quand on s’en est déshabitué ! — moi ! je te tiendrai tête, tant que tu voudras !


Le soleil était déjà haut lorsque Furcy se réveilla. On l’avait jeté dans un coin de la case, comme un cochon ; et maintenant Mamzelle Zéphyrine le secouait, lui remontrait qu’il fallait se lever, vaquer aux affaires, courir s’entendre avec le curé, s’assurer d’un cercueil à la Commission des pauvres…

Oui, oui, il ferait tout ça, il voulait bien, lui… seulement, voilà… il ne réussissait pas à se mettre debout.

On le hissa sur ses jambes ; à demi porté, marchant à demi, il finit par atteindre le robinet de la cour. Petit à petit, l'eau fraîche semblait laver sa mauvaise soulaison. Les idées lui venaient, en désordre, péniblement, l'une tirant l'autre qui aurait dû passer devant. Il eut toutes les peines du monde à comprendre pourquoi il y avait un canapé dans sa case, et des bougies allumées à la tête de ce canapé.

Quand il eut enfin reconnu Louisa étendue là, ce fut comme un coup de lumière. Il se redressa, demanda son chapeau et voulut partir tout de suite. Zéphyrine lui serinait, pour la dizième fois, la série des démarches à faire : la commission des pauvres, l'église…. Il ne semblait pas entendre. Une autre voisine lui porta un bol de café très chaud, le força de le boire ; cela le remit à peu près d’aplomb sur ses jambes.

Il prit route vers le centre de la Ville. Dans sa tête, le brouillard était dissipé. Il lui restait un grand mal, une douleur à la fois profonde et à fleur de cuir. Son demi-castor le torturait en touchant seulement ses cheveux ; et ses tempes étaient serrées dans un cercle de fer.

Il alla droit à l’Hôtel des Ventes. Il voulait voir Monsieur Popol, obtenir au moins une avance sur le prix de sa dame-jeanne. Monsieur Popol était un bon blanc; il se laisserait attendrir.

Ah ! ben, oui !.. Monsieur Varenne « en ville » un samedi ? Il n’y pensait pas… Les employés lui rirent au nez. Il leur raconta que sa petite-fille était morte, qu’il avait besoin d’argent pour lui acheter des bas roses, qu’il fallait payer l’enterrement. Il embrouillait tout, bredouillait, larmoyait, exigeait de l’argent. On haussait les épaules : carotes de pochard ! Il puait le rhum !

— Allons, oust !


Furcy se retira bien déçu mais point démonté. Il se dirigea vers le Bazar. C’est là que Louisa avait vu les bas roses… On pourrait toujours les acheter à crédit… Ça ne devait pas être bien cher. Il expliquerait. Les gens auraient pitié… Voyons, il fallait qu’on puisse vraiment lui fermer les yeux, à sa petite-fille, avant de la clouer dans sa bière.

Il entra au Bazar par la grille de la rue Bourbon, et tourna tout de suite à droite. Il n’entendait pas les invitations du marchand de moutailles, à la porte, ni les cris des mégères offrant leurs légumes et leurs grains secs, ni le boniment du petit Malabare qui vend des pains d’un cash ; ni le gazouillis hésitant, bref, sautillant, éternellement étonné des verdiers et des bengalis-mouchetésdans la volière de l’oiselier créole. Il ne voyait pas les piles de giraumons et de choux, les tas de fruits-de-Cythère et d’ananas, l’éclair d’un sabre qui, continuement, scalpait des noix de coco. Il ne voyait rien, il n’entendait rien : il marchait vers les échoppes de « mercerie », où l’on vend des bas roses — des bas qui font envie aux petites négresses.

Sans s’arrêter à la première échoppe, il commença de descendre vers la rue Farquhar lentement. Et des Madras de toute taille et de tout âge sortaient de leurs magasins sombres et profonds comme des antres, maisons-joujoux édifiées à l’intérieur de l’autre édifice, qu’est le Marché Municipal. Gamins ou vieillards, tous d’un noir de cirage, tous ronds, tous volubiles, tous marqués au front du signe vertical, ils s’arrachaient les chalands arrêtés aux vitrines, ou passant d’un étalage à un autre. Chaque boutique était celle où l'on vend le meilleur, au meilleur marché.

— Bottines, Mamjelle ? Non ? Parachol, chavonnettes, l’eschence, foulard ?.. Et vous, Michié ? canotier ou bien tanhaujer, la chaîne-montre, fume-chigarette, lachets-chouliers ?…

On se disputait moins Bonhomme Furcy, qui allait les mains dans les poches, dépenaillé, l’air absent. Il lui fallait des bas roses ; cette idée le dominait. Mais il n’avait pas réfléchi aux détails : quelle est la boutique où l’on trouve ces bas roses ? Pourquoi celle-ci plutôt que celle-là ?… Il allait, sans songer à rien. Il coudoyait des petites noiraudes attiffées de tafette éclatante et des pauvresses qui venaient acheter trois sous de bleu, pour leur lessive… À sa droite, les échoppes exposaient, dans la pénombre de leurs montres, l’assortiment le plus hétéroclite ; l’étalage se continuait à gauche, où des tréteaux empiétaient sur le passage. Du plafond pendaient, tenus par quatre ficelles, des cerceaux de bois où l’on avait fixé des mouchoirs tapageurs, d’une aune de large : un jeune homme en ébène mit la main droite sur le bras de Furcy et, lui désignant de l’autre main un de ces cercles :

— Bels mouchoirrrs, bon marrrché !… Non ?

Il s’ingéniait :

— Chauchettes ? chavates ? Non ?. cachequette ? lafichelle ? boutons ?

Furcy ne l’écoutait pas, ne s’arrêtait pas. Il serait peut-être descendu ainsi jusqu’à la dernière échoppe, jusqu’à la grille du côté de la mer, sans même savoir. Mais tout d’un coup il aperçut, encadré dans une porte et la remplissant, un « Madras » énorme : Arnassalon ! C’était providentiel.

Est-ce qu’Arnassalon aurait des petits bas roses, à bon marché ?

Le jeune homme en ébène, qui avait suivi Furcy, le tirait par la veste :

— Chez nous les bas plus jolis, plus meilleure qualité, plus meilleur marché.

Mais le vieux pénétra dans le magasin d’Arnassalon. On lui montra des bas, de différentes nuances, de différents prix. Oh ! il voulait quelque chose pas trop cher. Il ne savait comment choisir. Il voulait quelque chose de pas trop cher…. Ce rose qu’Arnassalon lui vantait, semblait bien pâle, bien effacé… Ah ! ceci, oui ! — un ton vif, qui parle à l’œil… Mais une roupie, c’est vraiment trop cher.

Il reprenait contact avec la vie par les petits côtés.

Il se décida enfin pour des bas en coton grossier, ce qu’il y avait à meilleur marché. Et tout dé suite, fidèle à la coutume du Bazar, il se mit à marchander.

Arnassalon Pilay tenait bon. C’était cinquante sous, et un cadeau à ce prix ! Le barguignage dura bien un quart d’heure. Enfin on tomba d’accord pour trente-cinq sous — un prix de faveur, un prix spécial, pour Bonhomme Furcy. Personne autre n’aurait eu ces bas roses pour trente-cinq sous, Arnassalon en jurait ses grands dieux. Il emballa lui-même les bas ; déjà Furcy avançait la main pour prendre le paquet. Mais le marchand, méfiant :

Lamonnaie !

Bonhomme Furcy sourit le plus largement qu’il put.

Lamonnaie ?

Il se mit en devoir d’expliquer son affaire. La monnaie, eh ! bien, il ne l’avait pas là, dans sa poche. Mais ça ne faisait rien. On s’arrangerait facilement. Est-ce que ce n’était pas lui-même, Arnassalon, qui, pour deux piastres et quart avait acheté, chez Monsieur Popol, la dame-jeanne de Furcy, avec son trois-mâts carré ? Deux piastres et quart !.. Un rien du tout ! Ça, c’était une bonne affaire ! Le navire était complet, complet même. Il n’y manquait pas une drisse, pas un détail, de la quille à la pomme du grand-mât… Ça, Arnassalon pouvait demander à n’importe quel marin… Enfin, n’en parlons plus : une affaire, c’est une affaire, pas vrai ? Eh ! ben, Arnassalon sera quitte pour retenir dix-sept cashs et demi sur le prix de la vente, quand il paiera Monsieur Popol ; Furcy préviendra Monsieur Popol !

Mais le Madras sourit, comme un qui ne se laisse pas rouler… Ce bonhomme-là assistait à la vente, comme vingt autres badauds, voilà tout… D’un geste large, il lui montre la porte, et se met à défaire le petit paquet, puis range les bas dans sa vitrine.

Protestations, larmes, rien n’y fait. Les autres marchands sont sur leur seuil. En un charabia rapide et grasseyant, Arnassalon leur raconte le truc de ce « vieux bonhomme-là »… Inutile de recommencer ailleurs. Furcy est brûlé… Pas de bas roses pour lui, sans argent comptant.

Le mal, dans sa tête, a augmenté ; on dirait maintenant que son crâne va péter comme une grenade mûre. Un grand découragement l'envahit.

Les recommandations de Mamzelle Zéphyrine ? Ah ! Ben, oui ! Il a bien le loisir d’y penser ! Non, il ne pense à rien. Il marche au hasard, il va où ses pieds veulent. Est-ce qu’il se doute même que c’est vers le gîte, vers le repos de la tanière, que le conduisent ses pas déréglés ?

Seulement, sur la route, il y a la boutique de ce Chinois qui a fait un petit crédit hier ; on pourrait essayer encore aujourd’hui. D’ailleurs, il semble maintenant à Furcy que chez le compère se trouve la seule consolation, la seule bonne chose qu’il y ait sur la terre, pour le pauvre monde ; l’arack !… Mais le crédit ?.. Eh ! ben, s’il ne veut pas donner à crédit, on prend, voilà tout, et l’on boit… puisque c’est après, qu’il faut payer….

Les voisins durent pourvoir à tout, pour les funérailles de la petite Louisa. Il y eut beaucoup de retard. Et c’est au soir tombant, juste avant la fermeture des portes, que la lamentable procession atteignit le cimetière de Roche-Bois.

Bonhomme Furcy venait derrière la bière en bois de Singapoure ; deux solides gars le soutenaient, chacun par un bras ; ses jambes plongeaient et ses pieds avaient plutôt l’air de le suivre que de le porter.

Cerf-volant-casse-la-corde festonnait en marge du cortège.

Quand il se fut avancé pour jeter dans la fosse une poignée de terre, il s’accrocha à l’épaule de Furcy et lui confia : — Ta ’tite fille-là, je ne sais pas ce qu’elle attendait ; mais je suis sûr que, sous les planches, ses yeux sont encore ouverts, !


Furcy le regarda sans comprendre, sans entendre.


IV


EN arrivant à l'Hôtel des Ventes, le lundi matin, les commis trouvèrent Furcy qui attendait, assis sur le trottoir.

Il patienta jusqu’à la venue de Monsieur Popol, tard dans la matinée. Oh ! il avait bien le temps ! Il attendrait tant qu’il faudrait… Mais il voulait voir son Blanc.

À force de jérémiades, il finit par tirer de Monsieur Varenne une roupie, en avance sur son règlement.

— Seulement, mon vieux Nâme-canne, ne reviens plus d’ici longtemps. Je te préviens que tu n’auras plus un sou, jusqu’au jour où Arnassalon nous aura payés !

L’endemain et tous les jours suivants, Furcy vint s’informer, auprès des commis… Non, Arnassalon n’était pas venu. Il n’était pas pressé d’emporter sa dame-jeanne.

Les employés commençaient à s’impatienter contre ce bonhomme qui encombrait le magasin, les harcelait, les rendait responsables du retard de cette canaille d'Arnassalon. On finit par lui tourner le dos sans lui donner le temps d’ouvrir la bouche ; et, un beau matin, le caissier menaça de le faire jeter dehors par le pion.

Le jeter dehors, lui, Furcy, bonhomme Furcy, qui avait promené Monsieur Popol, autrefois, dans la baleinière de grand-monsieur Rouquière ? On verrait bien ! Forçant toutes les consignes, il traversa impétueusement le bric-à-brac, pénétra dans « le Bureau » ; et, planté près de Monsieur Popol, il commença des discours dont l’importunité disparaissait sous le pittoresque. Bonhomme Furcy fut éloquent. C’est qu’il avait soif. Le besoin de boire le travaillait maintenant; il lui fallait de l’argent, à tout prix. En vain Msieur Popol faisait mine de se fâcher, sacrait comme un païen et jurait que Nâme-canne n’obtiendrait pas un sou de lui.

Le vieux riait sous les injures — les injures d’un bourgeois comme Msieur Popol, ce ne sont plus des injures, mais des plaisanteries… Ça ne blesse pas, ça chatouille. Et, quoi que Monsieur Varenne tentât pour se débarrasser de lui, le Père Nâme-canne tenait bon, se cramponnait avec une ténacité merveilleuse, une ténacité nouvelle, qui ne l’avait point secouru alors qu’il livrait bataille seulement pour les bas roses de sa petite Louisa — la ténacité du soulard qui veut boire !

Monsieur Varenne finit par lui jeter une roupie en prenant le ciel à témoin que c’était bien la dernière fois qu’il se laissait attendrir.

Mais le Bonhomme Furcy avait appris le chemin de l’Hôtel-des-Ventes, et le chemin du «Bureau», au fond du magasin d’exposition. Il y revenait avec une persévérance d’ivrogne. Monsieur Popol céda encore « une dernière fois » le mardi suivant, puis « une dernière, dernière fois même », le jeudi.

Arnassalon faisait le mort, plus que jamais.

Or, un matin que Monsieur Varenne se sentait particulièrement « de mauvais poil », furieux que son bon confrère Clairville lui eût soufflé la vente des machineries de Belle-Terre, inquiet du carotage général qui retardait ses règlements, enfin « de mauvais poil jusqu’à la gauche », Bonhomme Furcy se présenta pour une nouvelle audience.

Comme mu par un ressort, Monsieur Varenne fut tout de suite debout. Il appela Cassim, qui cumulait avec la charge de trompette l’emploi de pion de bureau et de garde-du-corps.

Attrappe-moi ce bonhomme-là, fous-le à la porte, et gare à toi si je le revois jamais dans le bureau !.. Attends… Qu’il emporte sa dame-jeanne maudite, là, dans le coin !

Cassim alla chercher la grosse bouteille, que la poussière recommençait à poudrer de gris.

Furcy comprit que c’était un congé définitif. Un moment, il pensa se rebiffer… Mais non ! Monsieur Popol était en colère « même ». C’était fini. À quoi bon lutter ? La vaillance du bonhomme l’abandonnait d’un coup, comme elle était venue.

Cependant, il se grattait la tête… Réinstaller ce trois-mâts carré chez lui ?… Cette relique du temps passé, ce gri-gri de Bonnefemme Upersile ?… Un attendrissement le prenait, à la pensée de sa vieille ; il sentait sourdre en lui comme une sorte de regret, un remords, une honte qu’il n’avait plus connus depuis qu’il s’était remis à boire… Il eut peur. Il lui sembla que le Saint-Louis, réinstallé dans la case, serait bien capable de chasser Cerf-volant-casse-lacorde et tous les autres, les nouveaux camarades, avec leurs bouteilles de rhum… Sait-on jamais ? Il tourna le dos à Cassim, fit un pas vers la porte…

— Eh ! Bonhomme !

Il s’arrêta, non parce qu’on l’interpellait, mais à cause d’une idée nouvelle qui lui traversait la caboche : pourquoi rapporter la dame-jeanne chez lui? Sûrement un brocanteur de la rue Royale en donnerait quelques sous : de quoi acheter une topette, deux topettes d’arack… Hein ?

Cassim lui tendait l’énorme bouteille. À cause de la poussière on distinguait mal le Saint-Louis : c’était comme un bateau perdu dans le brouillard. Furcy avança les bras ; mais, au moment de saisir la dame-jeanne, il sentit revenir cet attendrissement de mauvais augure. Sûrement, l’âme de Bonnefemme Upersile était enfermée dans cette bouteille-là, accrochée aux agrès du Saint-Louis.

Il regarda son chef-d’œuvre. L’étrave du navire était tourné vers lui, fonçait sur lui ; à travers la brume de poussière, la figure royale de la proue, le petit Saint Louis couronné de papier doré, le regardait d’un air narquois… Ah ! non… S’il touchait seulement la dame-jeanne, c’en était fait de lui… Il ne pourrait plus boire,… plus jamais. Il en était sûr, maintenant : « sûr même » !

Alors il tourna sur ses talons, s’enfuit vers la porte, comme un homme miraculeusement préservé d’un grand danger, d’un danger encore présent, toujours menaçant.

Frôlant bains-de-siège et pendules, évitant par bonheur des bergères boiteuses et une boîte à musique qui se plaignit doucement, il courut d’un trait jusqu’à la rue.

Sur le trottoir, il hésita.

Descendrait-il vers les tavernes du port, où les débardeurs en ribote offrent parfois, et de bon cœur, une tournée au premier venu ?

Non ! mieux valait piquer vers la Plaine-Verte… La, on était sûr de rejoindre Cerf-volant-casse-la-corde, en cherchant un peu, dans les boutiques-de-Chinois…