Des Histoires/Le Message

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The General Printing & Stationery Cy. Ld. (p. 105-125).

LE MESSAGE


MADAME Veyrès referma le tiroir.

Le cahier était là, devant elle : large, épais, le carton brun de la couverture usé aux bords, arrondi aux coins, la toile de la reliure un peu lâche, telle une charnière qui a pris du jeu.

Machinalement, l’index de la main droite soulevait cette couverture, la laissait retomber comme un volet qu’on hésite à ouvrir. Et Marthe Veyrès songeait, songeait, le front emprisonné dans la main gauche, une mèche grise débordant en écharpe sur les doigts trop pâles.

Le journal de son mari.

Pourquoi Maurice avait-il commencé de le tenir quelques années avant sa mort ? Quels secrets trop lourds lui confiait-il donc ? Ah ! ce cahier, ce cahier triste et froid, Marthe retrouve, à le regarder aujourd’hui, sa rancune des jours passés !

Il fut, peut-être, son seul ennemi ; l’occasion des seuls nuages — des seuls qui comptent, des seuls dont on se souvienne — au long de ces vingt-trois années d’intimité si étroite et si chaude.

Jamais Maurice ne lui avait dit : « Tiens, lis ! » et elle n’aurait point touché, dût sa vie en dépendre, au livre trop intime sans doute qu’on ne lui avait pas ouvert.

Certes, souvent il laissait le cahier à portée de sa main ; parfois même il l’avait poussé vers elle, comme pour provoquer une question, une demande. Ni question ni demande ne vinrent jamais. Peut-être les attendait-il avec un désir passionné de livrer à l’aimée le trésor caché, le plus intime de son intime pensée. Peut-être ?… C’est comme ça, la vie : des petites susceptibilités, des petites pudeurs qui nous retiennent — et l’on se fait souffrir bêtement, inutilement. C’est comme ça. Il faut que ce soit comme ça !

Du cahier, elle levait les yeux jusqu’au cadre de bois brun posé sur le bureau : oui, c’était bien sa bouche tendre aux lèvres un peu sensuelles, son menton délicat, presque féminin, ses yeux de rêve et de bonté. C’était bien lui, mais impénétrable, mais distant déjà.

Et voilà qu’après deux ans, elle venait ce matin demander au mort de lui parler, de la soutenir, de la conforter. L’index continuait de tourmenter le volet de carton.

Mon Dieu, mon Dieu !… Cette fuite vers lui, cette imploration de son secours, n’était-ce pas la preuve même que dans son cœur elle l'avait déjà presque trahi ? Une rosée de larmes naissantes mouilla ses cils ; et dans l'irisation de ce voile liquide et léger, un visage doucement apparaissait, s’interposait entre le cadre et ses yeux : un visage jeune, un peu douloureux, un peu naïf, presque tragique par son expression d’humble adoration. Elle voulut repousser la vision ; machinalement, elle abaissa ses regards vers ses mains. Elle aperçut les liserés de crêpe, à ses poignets, et s’en trouva surprise comme si jamais elle ne les avait vus. Soudain, ses vêtements noirs lui faisaient horreur : non point qu’elle cessât d’en aimer l'austérité ; mais parce que, tout d’un coup, elle avait perçu la discordance entre cette tenue de deuil et la joie nouvelle, la petite joie, la joie frêle qui levait dans son âme. Elle était choquée, blessée, comme d’une simulation indigne d’elle.

Alors !… C’était donc vrai ? Elle s’étreignit gnit la tête à deux mains. Claude ! Claude, ce gamin qui veut l’épouser, ce gamin de vingt-quatre ans : l’âge qu’aurait eu son fils, s’il avait réussi à vivre !

Claude ? Mais non, voyons ! c’est justement comme un fils, en souvenir de son petit, à la place de son petit, qu’elle l’a tant chéri !… Embûches du cœur ! Obscurs détours de la passion !

Non, elle l’aime. Elle l’aime tout simplement, pleinement — en femme, non plus en mère. Elle l’aime ; pour un peu elle le crierait — elle le crierait à la salle vide, elle le crierait au portrait qui la regarde !

Le ridicule ? Est-ce que ça compte ? Est-ce que ça compte pour elle ?… Pour elle, bast ! Mais pour lui ? Pauvre petit ! Il ne faut pas !

Ah ! comme elle l’aime, pourtant ! Ce matin, pour la première fois, elle ose regarder en elle-même, tout au fond. Et les voiles tombent, et une rougeur lui monte au front, comme à voir son âme même se dévêtir peu à peu.

Compassion pour l'orphelin trop esseulé, intérêt pour cette nature étrange, si intelligente et si sensible, communion aux mêmes fêtes de musique et de poésie, rêveries dans le silence si merveilleusement accordé de leurs âmes… enveloppement bleu des clairs de lune, bercement des vagues alanguies… Extases…

Extases, oui ! crie la voix intérieure qui ne ment pas ; extases, mais aussi attirance des yeux si profonds, désir brûlant des lèvres trop rouges, des dents trop blanches et trop aiguës — mais oui, rappelle-toi ce soir où tu mordis ton mouchoir pour ne pas crier ton besoin de sentir sur ta bouche l'autre, l'ineffable morsure !

Dans une honte délicieuse et poignante, Marthe Veyrès connaît enfin que sa chair de veuve, sa chair qui se souvient, sa chair fervente sent le poids de la solitude et le froid des nuits sans caresses.

Quarante-quatre ans ! L’automne ? Ah ! non, l’été finissant, et plus chaud de devoir bientôt finir !


De toute l’énergie tendue de sa raison, elle a repoussé Claude ; et ce même matin elle a reçu sa lettre de supplication et de folie : il implore une dernière entrevue ; il veut la convaincre, la conquérir — conquérir leur bonheur ! Elle sent bien que s’il revient, elle sera sans force ! Et c’est à Maurice qu’elle est accourue demander le courage du refus définitif.

Maurice ! c’est lui qu’elle appelait et c’est l’Autre que sa fièvre a tout de suite évoqué.

Ne sommes-nous donc que trahison et que fragilité ?

Mais non ! elle ne trahit pas, elle n’oublie pas… Oublie-t-on près d’un quart de siècle du bonheur le, plus doux, de la tendresse la plus attentive, et la plus délicate, et la plus dévouée ? Oublie-t-on les heures d’exaltation vécues côte-à-côte, cœur à cœur, ni les jours sombres où l’on s’appuyait l’un à l’autre ?… Mais que tout cela est loin ! Maurice ? Ah ! elle le chérit au fond de son cœur, d’une tendresse comme surnaturelle, que rien ne pourrait lui arracher sans la faire mourir. Elle repousserait avec horreur une existence d’où le souvenir du bien-aimé disparu dût être banni. Et cependant, l’Autre ! Quel mystère, que notre cœur !

Si on lui avait prédit ces choses, à Marthe, autrefois, elle ne les aurait pas crues possibles ; elle se serait indignée, elle se serait révoltée ! Oui : mystères et ténèbres de notre cœur !


Sans y prendre garde, elle s’était mise à feuilleter le journal — mais, le regard absent, elle ne lisait pas.

Et si, dans ce méchant cahier elle allait découvrir des choses… des choses qui lui donnassent le droit d’être infidèle ? Qui sait ?

Elle se sentit rougir. C’était donc cela qu’elle cherchait ? Un prétexte ; une excuse à sa trahison. Car tout d’un coup elle avait eu conscience que la trahison était en elle, non plus à l’état virtuel, mais comme une réalité, une atroce réalité, accomplie, irrémédiable.

Elle se souvint de sa crainte, pendant les premiers temps de son veuvage, à entrouvrir ce même cahier. Pourquoi ? C’est qu’elle avait tremblé pour son cher bonheur passé. Aujourd’hui, elle n’avait plus peur… Hélas !

Madame Veyrès venait d’apercevoir au fond, tout au fond d’eiie-même, cette laide petite bête que chacun de nous porte lovée au plus intime de son être, et qu’au cours de sa vie normale il ne voit pas, qu’il ne veut pas voir, qu’il ne connaît pas. La bête avait remué un peu trop fort. Impossible d’ignorer qu’elle fût là. Et pourtant c’était en toute bonne foi que Marthe était venue demander à son mari force, courage et conseil…. Ah ! notre bonne foi, notre pauvre bonne foi !

Elle eut un geste pour jeter le cahier au fond du tiroir.

Mais non ! Maintenant, il lui fallait savoir. Elle ne pouvait plus vivre avec ce soupçon, désormais trop précisé, qui empoisonnerait son beau passé, son passé mort mais embaumé.

Elle avait repris le livre. Elle en tournait les feuillets, sans plus songer à lire, mais ne se pouvant détacher de la fascination du mystère contenu là.

Soudain, entre les pages, elle remarqua un papier gris-bleu, plié comme une lettre Elle le prit. Une lettre, en effet. Elle regarda la date : trois mois avant la mort de Maurice…

Elle lut :

« Ma chérie… »

Un coup au cœur. Mais elle ne sut pas tout de suite si c’était une grande douleur ou une petite joie… Existait-il donc une autre femme qu’il pût appeler ainsi ?

Elle recommença :

« Ma chérie,

« Je te regardais ce matin, accoudée au bureau, le front dans la main et, déferlant sur tes doigts, cette mèche rebelle dont l’acajou s’éclaire à peine de quelques fils d’argent. Avec l’émotion que depuis vingttrois ans je n’ai jamais cessé d’éprouver au spectacle de ta beauté, j’admirais dans sa plénitude sans lourdeur l’ovale parfait de ton visage demeuré si jeune ; et mes yeux s’attachaient à l’arc de tes lèvres dont le léger abaissement vers les coins donne à ton sourire une telle tristesse, même lorsque tu es joyeuse.

« A te contempler ainsi, une grande détresse m'est venue ; m’est revenue, plutôt, car je l’ai chassée déjà dix fois sans m’en pouvoir affranchir : je te sens si fragile, ma Chérie, si merveilleusement disposée pour souffrir de la vie ! Et voici que m’oppresse cette pensée que je pourrais mourir avant toi !

« Quand deux êtres se sont aimés comme nous nous sommes aimés, la survie doit être un horrible supplice. Pour moi-même, J'y ai souvent médité avec terreur ; mais lorsque j’y songe pour toi, ma Bien-Aimée, cette vision m’est une vision d’agonie.

« Le vide soudain et le noir, le point d’appui qui vous manque, la transfiguration instantanée et presque incompréhensible de votre vie, tout cela doit être atroce ; et plus douloureux encore le réveil, le retour à la pleine conscience après l’abattement physique des premières heures, après le morne vertige des journées funérales.

« Mais ce n’est pas le pire. La souffrance suprême, ma Chérie, c’est, pour une âme entière et passionnée comme la tienne, d’assister à la mort lente du souvenir. Le souvenir qui meurt, c’est l’aimé qui nous quitte une seconde fois.

« Et cela, c’est en même temps que la souffrance suprême, la souffrance inévitable, ma Chérie !

« Ah ! je sais bien : si tu lis cette lettre peu de jours après ma mort tu te récrieras, tu protesteras de toute l’énergie de ta douleur encore saignante ; et peut-être les paroles de sagesse que j’écris ici le blesseront-elles. Pardonne-moi s’il en est ainsi ; mais il faut que tu entendes le langage de la raison qui ne s’oppose pas — crois-le bien — au langage de ma tendresse.

« En te parlant comme je te parle, je n’oublie rien de ce que fut notre amour; je ne le déprise pas non plus ; je me garde seulement d’oublier que nous sommes humains, assujettis aux infirmités de l’humaine nature. Rien d’éternel en nous, ma pauvre Chérie, et tu le sais bien si tu veux t’astreindre à réfléchir au lieu de t’abandonner aux rêves et aux larmes.

« Des semaines, des mois, des années passeront ; et rien, rien au monde, ne pourra t’épargner la torture de voir s’éloigner, s’estomper, s’effacer, le cher souvenir. Le souvenir ? Non, je dis mal : le souvenir demeurera, mais un souvenir comme immatériel, un souvenir dont on ne souffre plus, si fort qu’on le veuille : la cicatrice — mais plus la blessure. Le souvenir nous reste ; seule la douleur est morte — cette douleur qui faisait notre orgueil, cette douleur à quoi nous nous attachions de toute notre force et qui a fui entre nos doigts. Peut-on retenir une ombre ?

« Parce que tu ne souffriras plus, ne te crois pas infidèle. Chérie. Ne plus souffrir, s’habituer, s’accomoder à son deuil, s’y installer, c’est simplement subir la destinée humaine, je le répète. »


Une à une, lentement, les larmes naissaient aux paupières de Marthe Veyrès ; et son petit mouchoir bordé de noir les essuyait avant qu’elles aient eu le temps de rouler le long des joues.

— Comme sa tendresse fut prévoyante, songeait-elle ; et quelle bonté, quelle douceur à d’avance me pardonner… À me pardonner ? Mais non, il ne saurait être question de pardon… À me comprendre d’avance et à me consoler. Elle poursuivit : « Quand cet apaisement te sera venu, il faudra songer à refaire ta vie. Les morts ne doivent pas gêner les vivants.

« Tu es une assoiffée de tendresse ; tu ne comptes point parmi celles qui sont faites pour vivre seules ; je le sais par une très longue et très constante et très amoureuse étude. De plus, ton extrême fragilité, cette aptitude à souffrir de tout, et si cruellement, me font une grande peur. Je t’en supplie, ma Chérie, ne te laisse arrêter ni par de vains scrupules — des fantômes de scrupules — à mon endroit, ni par un absurde respect-humain. La seule vie possible pour toi est une vie de tendresse. Vis ta vie ! »


Les larmes de Marthe Veyrès coulaient maintenant sans retenue. Ah ! le cher, cher absent ! Elle était venue lui demander le courage de la résistance, et voici qu’il lui prêchait Tabandon. Elle se calma un peu et continua :

« Un danger toutefois te menace, et je dois récarter de ta route. Ce danger, il naît de la pente même de ton tempérament et du besoin que j’ai toujours discerné en toi de protéger plutôt que d’être protégée. Tu es une maternelle : refoulement peut-être de la tendresse que tu n’as pu dépenser pour notre pauvre petit Georges, déviation, transformation ou infiltration partout d’un instinct trop puissant pour s’éteindre en même temps que s’éteignait en toi tout espoir de maternité ? Je ne sais. Mais je sais qu’il t’est impérieusement nécessaire de t’apitoyer, de câliner, de bercer. Oui… et si nous fûmes si pleinement heureux, peut-être est-ce en partie à cause de la naturelle faiblesse qui, justement me porte à me laisser défendre, à me laisser bercer.

« Maternelle, garde-toi des hommes trop jeunes ; le premier enfant venu, pour peu qu’il soit tendre et malheureux, te prendrait facilement le cœur, avant même que tu le saches. »


Entre ses dents, Madame Veyrès déchira son mouchoir, auquel les larmes avaient donné un goût de sel. Elle reprit, après un temps :

« Cela, ma Chérie, il ne le faut pas ! Si la tentation te venait jamais de commettre cette folie, ne songe pas seulement à l’immédiat présent ; pense à l’avenir — tout proche.

« Le présent, ce serait peut-être un ridicule par-dessus lequel on est résolu de sauter à pieds joints ; ce serait sûrement de volupté profonde d’apprivoiser ce jeune être fougueux, de l’initier à la vraie tendresse la plus tendre, et la plus savante, qu’ignorent les hommes trop jeunes.

« Mais demain ? Mais dans un an, mais dans cinq ans ! Imagines-tu, Chérie, la torture de la femme vieillie, délaissée peut-être ou bien tolérée, par pitié : la vieille femme, boulet dérisoire de la fringante jeunesse condamnée aux galères conjugales ? » Madame Veyrès ne pleurait plus ; un petit tremblement agitait ses lèvres. Elle cessa de lire, remit la lettre dans le journal qu’elle jeta au fond du tiroir.


Elle ouvrit un secrétaire, y choisit une carte discrètement endeuillée, une enveloppe.

Pendant des minutes, elle tint le bristol par les coins opposés, entre deux doigts ; et, d’un petit mouvement très lent elle le laissait pivoter dans un sens, puis dans l’autre.

Elle suivait, abstraite, le manège d’un oiseau-blanc qui, sous la fenêtre ouverte, échenillait un rosier. Il sautillait de branche en branche, léger, insoucieux, égayant son repas de « pitt ! pitt ! » gourmands. Il leva le bec, la regarda de ses gros yeux cerclés d’olive, s’ébroua et partit dans un froufroutis d’ailes, ponctué de petits cris : « pitt ! pitt ! pitt ! »…

Marthe Veyrès posa le carton à plat sur son buvard. La plume aux doigts, elle se mit à le regarder fixement comme si déjà elle y pouvait lire les mots qu’elle allait tracer tout à l’heure — les quelques mots où tiendrait en puissance toute sa destinée. Elle eut peur. Il lui semblait inacceptable, hallucinant, que ces signes dont on se sert tous les jours, que ces mêmes paroles que l’on prononce en mille circonstances diverses pussent tout d’un coup, groupés d’une certaine façon, dites dans une conjoncture spéciale, acquérir ce pouvoir énorme, presque maléfique. Et que ce pouvoir dût s’exercer à son sujet dût s’exercer pour elle ou contre elle, selon qu’elle en aurait décidé sans le savoir, à l’aveuglette, cela lui paraissait inique.

Elle repoussa un peu la carte, atteignit l’enveloppe, y mit l’adresse.


Claude… Claude Esmond. Cela prenait si peu de place, dans l’encadrement noir ! Et pourtant ! Est-ce que cela ne suffirait pas à remplir toute sa vie ?


Un souffle fit trembler les feuilles, porta jusqu'au bureau l’haleine des roses mûrissantes. Puis, en une chaude bouffée, ce fut tout le jardin : le jardin somptueux, frémissant, ivre d’été.

Marthe Veyrès l’accueillit, les narines en émoi, les yeux mi-clos. Et sur le bristol sa main — une main de somnanbule — traça un seul mot :

— Venez !

26.3.29