Des Pensées de Pascal considérées comme apologie du christianisme et des conditions actuelles de l’apologétique/Première partie

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DES
PENSÉES DE PASCAL
CONSIDÉRÉES COMME
APOLOGIE DU CHRISTIANISME
ET DES
CONDITIONS ACTUELLES DE L’APOLOGÉTIQUE

INTRODUCTION

La critique n’est pas toujours aussi aisée que le déclare un de nos grands maîtres. Quand elle a pour objet des ouvrages de la valeur et du caractère des « Pensées » de Pascal, nous osons dire qu’elle est tout aussi difficile que l’art, car elle devient elle-même un grand art. Juger, critiquer, en effet, c’est mesurer, et on ne peut bien mesurer que les objets avec lesquels on a quelque proportion.

Nous l’avons bien éprouvé dans le cours de notre étude. Certes, nous nous attendions à des difficultés et à des labeurs exceptionnels ; et comme nous tenions à faire un travail utile, utile surtout à nous-même, nous en avions pris résolument d’avance notre parti. Mais ces difficultés et ces labeurs ont tellement dépassé nos prévisions et nos forces et nous ont si vivement et si souvent fait sentir notre insuffisance, que vingt fois nous avons été tenté d’interrompre notre travail ; vingt fois même nous l'avons interrompu, mais vingt fois aussi nous l’avons repris, et nous avons la satisfaction de l’avoir mené à fin sinon à bien.

Nous ne nous flattons pas d’avoir résolu toutes les difficultés, ni même les plus grosses difficultés ; mais nous estimons que c’est beaucoup de les avoir vues toutes nettement et de n’avoir été rebuté par aucune. Nous avons été soutenu par le désir très légitime, quoique trop prétentieux sans nul doute, de rendre quelque service à la cause sainte de l’Evangile dans notre pays, non pas en suppléant à une lacune, mais en signalant simplement un besoin qui nous paraît pressant à l’heure actuelle.

Il nous est impossible de bien juger notre époque, parce que c’est une époque de luttes tumultueuses et que nous sommes au sein de la mêlée : trop de fumée monte du grand champ de bataille et trouble la limpidité de notre azur. Nos petits neveux, au siècle prochain, seront mieux placés que nous pour nous juger et pour juger notre temps : ils sauront assez exactement ce que nous aurons fait et valu par l’héritage moral et matériel que nous leur aurons laissé. Cependant nous pouvons bien Voir d’ores et déjà se dessiner la physionomie générale de notre époque. Ce qui la caractérise et la distingue, c’est à la fois la vivacité et la rigueur méthodique de l’opposition qui est faite au christianisme. Cette opposition n’est plus seulement violente, passionnée comme au siècle dernier, elle est aussi, elle est surtout calme, raisonnée et savante. Le fait est nouveau, et propre, non pas à nous alarmer, mais à nous rendre plus particulièrement vigilants.

Le christianisme a essuyé d’autres tempêtes et repoussé d’autres attaques pendant les dix-neuf siècles de sa longue carrière ; ce n’est certes pas pour succomber à celles que soulève le souffle de l’esprit moderne à la fin du dix-neuvième siècle. Il en sortira sain et sauf, fortifié très vraisemblablement ; à une condition cependant : c’est que la défense soit intelligente, vigoureuse et méthodique, et suive les mouvements et les détours de l’attaque. Une bonne méthode apologétique est la plus pressante nécessité du temps présent.

La possédons-nous ? Nous hésitons à répondre, nous défiant à juste titre de nos lumières. Cependant il nous paraît que les méthodes apologétiques en usage de nos jours en France, si toutefois on peut donner le nom de méthodes à des procédés de discussion très incohérents et très peu méthodiques, sont absolument insuffisantes. Nous avons une apologie de conférences populaires et de publications périodiques, revues et journaux, de laquelle il serait injuste de dire du mal, parce qu’elle fait du bien par notre temps de vulgarisation de toutes les connaissances et de tous les débats, mais qui, bien évidemment, ne suffit qu’en partie aux exigences et aux périls du temps présent.

Que nous sommes loin de nos vieilles apologies ! Nous ne voulons pas dire que l’antiquité fasse la règle, car alors, connue le dit Pascal, les anciens eussent été sans règle, mais elle peut nous fournir d’excellents modèles. C’est même le seul moyen d’être original et fort, en apologie comme en toute autre matière, que de puiser abondamment aux sources du passé. On n’invente plus rien en philosophie ; on ne peut plus rien inventer non plus en apologie. Il y a longtemps que l’esprit humain a donné tout ce qu’il pouvait donner et ne vit plus que sur ses antiques réserves. Il y a longtemps aussi que l’esprit chrétien a forgé ses meilleures armes. Mais l’arsenal où ces armes ont été déposées et conservées reste le plus souvent fermé ; seuls quelques érudits, amateurs d’antiquités vénérables, le rouvrent pour en cataloguer les richesses. Il y aurait mieux à faire, nous en avons la conviction. Elles étaient très fortes et très serrées les vieilles apologies du troisième et du dix-septième siècle. Elles méritent plus qu’un intérêt de curiosité. Pourquoi ne chercherions-nous pas à les faire revivre, dans leur esprit, si ce n’est dans leur forme ? Pourquoi n’en tirerions-nous pas des arguments ou des méthodes appropriés à notre temps ?

Une étude générale de l’apologie chrétienne, dans ses principes et avec ses caractères généraux, faite à ce point de vue d’application pratique, serait certainement d’une utilité capitale. Une telle étude, avons-nous besoin de le dire ? dépasserait de beaucoup les limites de notre cadre et celles de nos connaissances. Mais du moins, ce que nous avons cru pouvoir tenter, c’est l’étude, faite au même point de vue, d’un système spécial, d’une apologie spéciale ; et c’est sur l’immortel ouvrage de Pascal, sur le livre des Pensées, que notre choix s’est naturellement arrêté.

Nous allons essayer de justifier ce choix en faisant connaître les motifs de la préférence qu’il implique. Au point de vue auquel nous nous sommes placé, il ne se peut agir que d’une chose : il s’agit de rechercher quel est, de tous les défenseurs du christianisme, celui dont l’esprit, les raisons et la méthode conviennent le plus complètement, ou peuvent le mieux s’adapter aux conditions de la lutte présente. Le doute ne nous semble guère possible : cet apologiste est Blaise Pascal.

Pascal, en effet, est le plus moderne des apologistes, non pas dans l’ordre des temps, mais par son genre, sa méthode et ses arguments. La seule conception de son œuvre est déjà ou implique une intuition de génie. Rien de son temps ne nécessitait une telle défense du christianisme : la critique n’était pas née ; l’incrédulité marchait dans l’ombre, timide, honteuse[1] ; le christianisme avait encore tout son crédit moral et l’Église toute son autorité extérieure. Mais dans le grand mouvement d’idées qui entraînait alors les esprits, Pascal, avec une perspicacité et une justesse étonnantes, sut démêler les tendances obscures qui devaient éclater au siècle suivant. Il avait deviné la géométrie, il devina aussi l’histoire ; son génie eut quelque chose de celui d’un prophète. Il vit d’avance les deux grands siècles qui devaient suivre le sien, le xviiie et le xixe siècle, l’un avec sa philosophie humanitaire et naturaliste, l’autre avec sa science et sa politique utilitaires, l’un et l’autre animés contrôle christianisme d’une haine mortelle ; et, cherchant des armes contre d’aussi redoutables adversaires, il écrivit les Pensées. Et c’est aux conditions futures que son génie lui avait révélées d’avance qu’il adapte son œuvre, sa méthode et ses arguments. Ou plus exactement, à la hauteur où l’essor de son génie porte ce grand débat, il n’y a de place et de rôle que pour les raisons immuables, pour les éternels principes ; les arguments d’un ordre contingent no sauraient s’élever si haut : ils restent à mi-côte pour l’instant où le génie fléchit ; et le génie de Pascal ne fléchit jamais ; et comme rien n’est plus perpétuellement actuel que ce qui est éternel, son œuvre apologétique gardera toujours les caractères d’une perpétuelle actualité. Les attaques des adversaires du christianisme en donnent un irréfragable témoignage : au xviiie siècle, Voltaire et Condorcet l’attaquent comme appartenant au xviiie siècle ; de nos jours, la critique négative, ne se doutant nullement qu’en faisant cela elle nous indique assez clairement la source où nous devrons puiser force et vigueur pour repousser ses propres attaques, le combat comme elle combattrait un moderne champion du christianisme.

Ce caractère des Pensées motive assez fortement notre préférence et justifie notre choix.

Nous avons d’autres raisons encore. A priori, sans connaitre l’œuvre elle-même, l’auteur nous eût paru admirablement qualifié pour l’accomplir. Pascal possédait à un degré où elles ne se sont jamais trouvées réunies chez le même sujet, les qualités propres à faire le parfait apologiste. Il y avait en lui deux natures, deux hommes différents dans le même homme : le chrétien mystique, aux sentiments ardents et tumultueux, au cœur plein de feu et de flamme, à la foi vivante et profonde ; et le mathématicien, le logicien rigoureux, calme et fort, épris de certitude, difficile à contenter en fait de preuves et n’en fournissant lui-même que de solides et bien éprouvées. L’alliance de ces deux qualités contraires, pondérées et réglées l’une par l’autre, a fait du livre des Pensées une œuvre inimitable et incomparable, une œuvre de grande passion et de grande logique. Quand on juge cette œuvre d’un peu loin et d’un peu haut, de façon à perdre de vue les détails pour embrasser l’ensemble d’un seul coup d’œil. on éprouve une singulière et saisissante impression : l’esprit se représente une grande bataille, bien engagée et bien conduite, ou encore un siège, un assaut ; il lui semble d’abord voir se dérouler et entendre tonner dans la plaine la lourde et grosse artillerie, dont les coups répétés et bien dirigés ouvrent dans les murs assiégés une large brèche ; puis ce majestueux appareil disparaît ; ce grand bruit de bataille cesse soudain ; l’assaut commence ; avec un impétueux élan, les bataillons légers s’élancent, montent à la brèche et emportent la place. En somme, et pour parler sans image, la démonstration rigoureuse et serrée, qui fait naître la conviction dans les esprits, sans céder jamais le pas, laisse toujours la place aux grands mouvements de l’âme, aux bouillantes invectives, aux touchants témoignages, qui gagnent le cœur et entraînent la volonté. C’est chez lui un don de nature, mais c’est aussi un effet de grand art.

Il est regrettable qu’une œuvre où se révèlent un si puissant génie et un art si consommé, soit restée à l’état d’ébauche. L’Eglise chrétienne ne sait peut-être pas exactement tout ce qu’elle a gagné à avoir les Pensées même telles qu’elles sont ; mais sûrement elle connaît bien moins encore ce qu’elle a perdu à ne les avoir que comme elles sont et non comme elles devaient être dans le dessein de leur auteur. Nul n’ignore ce que sont les Pensées et chacun peut plus ou moins supposer ce qu’elles seraient devenues, si Pascal eût conservé dix ans de plus la santé et la vie. Ce sont des fragments, des débris épars et sans ordre, des pierres taillées, la plupart très bien polies, destinées à servir à l’édification d’un monument qui n’a jamais été élevé. Pascal avait conçu son dessein d’écrire une défense systématique du christianisme vers l’an 1655. Dès lors il travailla constamment à le réaliser. Il lisait beaucoup, mais un petit nombre d’auteurs ; il méditait plus encore. Quand une pensée d’un de ses auteurs familiers lui paraissait devoir être conservée, soit pour la réfuter soit pour la faire servir à sa démonstration, il ne se fiait pas à sa mémoire, cependant si puissante et si sûre, pour la conserver ; il la fixait sur le premier « méchant petit morceau de papier »[2] qui lui tombait sous la main ; de la même manière il notait ses propres pensées. C’est ainsi que peu à peu il rassemblait ses matériaux ; et à mesure que ses matériaux s’accumulaient, son plan se dessinait plus nettement dans son esprit. Il est à supposer que tout ce travail préparatoire de lectures et de recherches était accompli et qu’il se disposait à commencer à écrire, lorsque la mort vint raidir sa main et éteindre le flambeau de son génie. Après sa mort, tous ces précieux fragments, trouvés dans ses cartons, furent pieusement recueillis, classés dans l’ordre qui parut le plus logique, et reliés en un gros volume qui se trouve actuellement à la bibliothèque nationale.

Le travail de critique qui a dégagé, d’un manuscrit volumineux et très difficile à lire, le texte authentique et complet des Pensées a été très long et très laborieux ; à peine est-il achevé aujourd’hui. Un grand nombre d’éditions ont vu le jour, depuis la mort de l’auteur, jusqu’à aujourd’hui, plus ou moins complètes, plus ou moins correctes. Nous ne pouvons mentionner que celles qui se sont proposé, comme unique objet, de reproduire le texte original aussi exactement que possible.

La première est celle de Port-Royal qui porte la date de 1670. C’est l’édition de la famille, de la famille naturelle et de la famille chrétienne de l’auteur. Son origine fait ses défauts et lui a valu son long crédit. Il y avait des hardiesses sur ces « méchants petits morceaux de papier » ; nous le voyons bien aujourd’hui. La famille supprima hardiment ces hardiesses : elle craignit pour la mémoire de son illustre mort ; elle craignit surtout pour la paix religieuse récemment conclue mais non encore scellée, bien s’en fallait. Elle donna ainsi au public une édition incomplète, incorrecte, bien que revue et corrigée, et en somme fort défectueuse.

Telle qu’elle est cependant, cette édition a joui d’une grande faveur, et c’est sous cette forme défectueuse que s’est faite la fortune des Pensées. Cette fortune alla grandissant jusques vers le milieu du dix-huitième siècle. À cette époque elle subit une éclipse. Les philosophes ne pouvaient pas ne pas combattre le géant des Pensées. « Il y a longtemps, écrivait Voltaire en 1733, que j’ai envie de combattre ce géant. Il n’y a guerrier si bien armé qu’on ne puisse percer au défaut de la cuirasse. » — En 1734, il écrivit ses Remarques sur les Pensées de Pascal. Il ne perça pas le géant ; la cuirasse se trouvait être sans défaut. Pour le percer il fallait d’abord le dépouiller et le travestir. C’est à cet usage que fut affectée une édition nouvelle des Pensées, publiée en 1776 par Condorcet. L’édition de P. R. avait été une édition de famille ; celle de Condorcet fut une édition de combat, et d’un combat déloyal. Elle n’a du reste aucune valeur critique, et nous n’en aurions pas fait mention si elle ne nous fournissail un exemple de la mauvaise foi insigne des adversaires du christianisme au xviiie siècle[3].

Trois ans plus tard, en 1779, parut la célèbre édition de Bossut, qui, au point de vue de la pureté et de l’intégrité du texte, réalisait sur celle de P. R., un progrès considérable. Aussi servit-elle de type toutes les éditions subséquentes jusqu’en 1840.

En 1840, Victor Cousin publia son beau mémoire à l’Académie française sur la « nécessité d’une nouvelle édition des Pensées de Pascal. » Il avait étudié le texte authentique dans le manuscrit original, avait comparé ce texte avec les éditions imprimées, et avait conclu de cette étude et de cette comparaison, que le vrai Pascal des Pensées n’était pas encore connu du public savant. Dès qu’il le connut lui-même, il se hâta de le dénoncer et de le combattre : les audaces de pensée et de conscience du grand chrétien janséniste heurtaient trop violemment ses préjugés de catholique et de philosophe pour qu’il pût les lui pardonner[4]. Son attaque fut brillante et fort applaudie, mais elle manquait de calme et de mesure ; elle devait aussi manquer son effet.

Sa critique du texte en revanche produisit les plus grands et les plus heureux effets[5]. Elle provoqua entre autres travaux importants une édition nouvelle des Pensées, celle de M. Prosper Faugère qui parut réaliser pleinement toutes les conditions réclamées par Cousin. Mais des études plus minutieuses y firent découvrir un grand nombre d’incorrections et de lacunes. L’édition parfaite restait encore à faire.

Enfin, il y a peu d’années un autre critique, M. Auguste Molinier, s’inspirant des remarques de Cousin et usant largement des travaux antérieurs, a publié (Lemerre, 1878, 2 vol.) une édition nouvelle, qui, au dire des juges les plus compétents, annule et remplace toutes les précédentes et peut être considérée comme l’édition définitive des Pensées.

Les ouvrages de critique de fond que les Pensées ont inspirés sont très nombreux[6]. Nous avons soigneusement étudié les plus importants. Une telle étude nous a sans doute été fort utile : mais nous pouvons dire qu’elle n’a en aucune façon modifié nos idées sur le livre des Pensées qui est et demeure toujours à nos yeux, non seulement un des plus beaux monuments élevés à la gloire du christianisme, mais encore la plus forte apologie consacrée à sa défense.

Disons encore en terminant cette introduction que, pour nous conformer à l’usage, nous avons fait nos citations sur la dernière édition de l’ouvrage de M. Havet[7] édition dans laquelle toutes les découvertes et toutes les corrections de M. Auguste Molinier ont été introduites. Nous avons donc puisé aux dernières et aux meilleures sources.



PREMIÈRE PARTIE
ANALYSE DES PENSÉES

CHAPITRE PREMIER
L’Homme naturel. — Ses misères ; Son éloignement de Dieu ; Son incapacité de connaître et d’être heureux. — Ses grandeurs ; La dignité de la pensée ; Besoins et aspirations ; Vestiges d’une nature originelle ; Contradictions.

Pascal, comme on sait, professait pour tous les systèmes philosophiques un égal et souverain dédain. Cependant, comme dialecticien tout au moins, il est lui-même philosophe, et c’est à l’école de Socrate et de Platon qu’il nous semble se rattacher le plus directement. Il fait de la connaissance de soi-même le principe de toutes les connaissances ; en conséquence, il met à la base de son système apologétique une étude approfondie de la nature humaine et pose dès l’entrée la grande question si essentielle en apologie comme en philosophie : Qu’est-ce que l’homme ?

L’homme, d’après Pascal, n’est pas une essence pure et ne se connaît pas comme essence pure. Il se connaît comme corps et comme esprit, et en même temps qu’il se connaît dans cette double capacité, il connaît qu’il relève de deux ordres extérieurs à lui, de l’ordre des corps par son corps, de l’ordre des esprits par son esprit. La conscience immédiate, intuitive de son essence lui fournit immédiatement la conscience du monde externe avec lequel il se sent dans une relation nécessaire. Ces deux notions d’essence et de relation sont inséparables ; l’existence s’exprime nécessairement en un rapport. — Pascal estime donc que connaître l’homme en soi, comme pure essence, est impossible ; pour le bien connaitre, il faut le mettre à sa place et dans son milieu. « L’homme, dit-il, a rapport à tout ce qu’il connait. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour le nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent le temps, enfin tout tombe sous son alliance. Il faut donc, pour connaitre l’homme, savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister, etc… »  » I. 1.

Le rapport qui unit l’homme au monde extérieur est un rapport de disproportion, et cette disproportion est générale. D’abord comme corps. « La première chose qui s’offre à l’homme, dit Pascal, quand il se regarde, c’est son corps, c’est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais pour comprendre ce qu’elle est, il faut qu’il la compare avec tout ce qui est au-dessus de lui et tout ce qui est au-dessous, afin de connaître ses justes bornes. »[8].

Entre cette petite portion de matière qui forme le corps de l’homme et l’ensemble de la matière qui constitue l’univers, la disproportion est effrayante. Nous ne pouvons nous dispenser de citer ce passage fameux : « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent ; qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre : elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir… Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses…

« Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature, et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son prix.

« Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible ; dans cette terre des animaux et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse, que les autres dans leur étendue ; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver.

« Qui se considère de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abimes de l’infini et du néant il tremblera à la vue de ces merveilles… » (I. 1).

Voilà pour la place que le corps de l’homme, occupe dans l’univers. Or il y a une disproportion au moins égale entre l’esprit de l’homme et le monde intelligible, car, dit Pascal, « notre intelligence occupe dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de l’espace. » (I. 1).

De cette disproportion générale, Pascal conclut sans peine notre incapacité de connaitre, tout au moins d’une connaissance sure. La connaissance est aussi un rapport et implique une rencontre, un accord entre deux termes, entre le sujet et l’objet. Si entre ces deux termes il y a éloignement invincible, la connaissance est impossible : s’il y a simple disproportion, elle est seulement relative et imparfaite.

La pensée de Pascal sur cet important sujet est très nettement exprimée. Placés comme nous le sommes, nous ne pouvons saisir et connaitre que « le milieu des choses et même nous ne le connaissons que d’une connaissance peu sure et relative. « Les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient pas ; et nous ne sommes point à leur égard ; elles nous échappent et nous à elles. » — « Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leurs principes sont pour lui (pour l’homme) invinciblement cachés dans un secret impénétrable. » — Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle. » (I. 1).

Et si l’esprit de l’homme n’a aucune proportion avec le monde sensible, considéré comme objet de connaissance, aura-t-il du moins de la proportion avec le monde duquel il relève directement, avec le monde des esprits, avec Dieu le Père des esprits, et pourra-t-il le connaître d’une connaissance certaine ? Pascal n’hésite pas à répondre : bien moins encore. « S’il y a un Dieu, dit-il, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport avec nous ; nous sommes donc incapables de connaitre ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant, qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous, qui n’avons aucun rapport à lui. » (X. 1).

« Voilà notre état véritable, conclut Pascal en dernier lieu. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement, et d’ignorer absolument. » (I. 1).

Pascal ne s’arrête pas au côté purement intellectuel des questions qu’il aborde : il les considère sous tous leurs aspects, par leur côté moral surtout. C’est donc par la même cause, par ce manque de proportion entre l’homme et le monde extérieur, qu’il explique que l’homme ne trouve pas ici-bas, quelque soin qu’il y prenne, le bonheur parfait. L’homme ne se suffit point à lui-même, ni ne se satisfait pleinement lui-même ; le bonheur subjectif, ou contentement, réclame impérieusement le bonheur objectif dont la condition est l’entière possession d’un objet exté- rieur à lui. Or, dans la mesure où cet objet lui manque, le bonheur lui échappe. — « L’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable. » (XXV, 37). — « Tout le monde recherche d’être heureux ; cela est sans exception. Quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but… Et cependant, depuis un si grand nombre d’années, jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. » (VIII, 2). « Nous souhaitons la vérité et nous ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous recher- chons le bonheur et nous ne trouvons que misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et sommes incapables ni de certitude ni de bonheur. » (VIII, 10).

Voilà encore la conclusion de Pascal. Comme il a conclu que nous sommes incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument, il conclut aussi, par analogie, que nous sommes également incapables de renoncer à la poursuite du bonheur et de le saisir jamais ; c’est-à-dire que ni notre ignorance ni notre misère ne sont absolues et sans compensation.

Cependant cette cause, sur laquelle Pascal insiste beaucoup, ne saurait expliquer toutes les particularités de notre nature. Elle donne bien la raison de notre ignorance, de notre manque de connaissance, mais non celle de nos erreurs grossières et de nos grossiers mensonges ; elle explique bien les vides de notre âme, mais non ses vices positifs et ses poignantes misères. Pour expliquer les erreurs, les mensonges, les vices et les misères, qui sont plus qu’une simple privation, qui sont quelque chose de réel et de positif, il faut plus bien évidemment qu’un manque de proportion, il faut aussi un défaut de nature.

C’est bien ainsi que Pascal l’entend. Le fond essentiel de notre nature est profondément altéré et troublé. Nul accord entre nos facultés ; nulle harmonie par conséquent dans notre être. Nos facultés ne sont pas seulement limitées en étendue et en portée, elles sont encore en lutte les unes contre les autres et chacune d’elles devieat pour les autres ce que Pascal appelle une puissance trompeuse, c’est-à-dire une fautrice d’erreurs, de mal et de misères.

Et d’abord, l’homme n’est pas simple. L’union nécessaire et nécessairement mal assortie, de deux natures si différentes pour ne pas dire si incompatibles, union qui est à la fois le mystère le plus inexplicable, et le plus inéluctable des faits, qui constitue l’homme même, est une source de perpétuelles erreurs et de perpétuelles misères, erreurs et misères nécessaires comme la cause qui les produit. « Ainsi, si nous sommes simplement matériels, remarque Pascal, nous ne pouvons rien du tout connaître (vu qu’il ne nous est pas possible de connaître comment la matière se connaîtrait), et si nous sommes composés d’esprit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spiiituelles ou corporelles ; » car, « au lieu de recevoir les idées de ces choses pures[9], nous les teignons de nos qualités, et empreignons de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons. » (I, 1). « Ces deux principes de vérité, dit-il encore, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences ; et cette même piperie qu’ils apportent à la raison, ils la reçoivent d’elle à son tour : elle s’en revanche. Les passions de l’âme troublent les sens et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi. » (III, 19).

Le désordre et la piperie sont plus grands encore au sein de l’être moral. Pascal dénonce l’imagination comme la plus fausse, la plus décevante et la plus remuante des puissances trompeuses. « C’est, dit-il, cette partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible de mensonge…… Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plait à la contrôler et à la dominer…… qui la fait croire, douter, nier… qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire, ». (III. 3.)

La volonté elle-même, appelée à guider l’être moral, le dévoie et le fourvoie. La volonté, qui est un des principaux organes de la créance, qui, si elle ne fait pas la créance, la détermine, se laisse elle-même déterminer moins et moins souvent par la raison que par l’agrément c’est-à-dire par des goûts ou des répugances irréfléchies. (X. 10.)

L’intérêt agit puissamment sur la volonté, et devient ainsi « un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement » (III. 3.)

Enfin, un principe d’erreur et de misère que Pascal ne connaissait que trop, contre lequel il eut à lutter sans trêve pendant les dernières années de sa vie, ce sont les maladies. C’est sans doute dans une de ces crises violentes qui le torturaient qu’il a tracé ces lignes : « Nous avons un autre principe d’erreur, les maladies. Elles nous gâtent le jugement et les sens. Et si les grandes l’altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n’y fassent impression à leur proportion » (III. 3.)

En résumé, Pascal estime que l’homme, par suite de sa condition et de sa nature actuelles, se trouve dans une ignorance et une misère nécessaires. Et cela, il va nous le montrer maintenant, en fait, en nous faisant parcourir avec lui les diverses sphères où l’homme s’efforce de réaliser, par une prise ferme et sûre de son objet, les conditions essentielles de son être.

Il commence par la philosophie et la religion naturelle, desquelles la question commune et centrale est la question de l’existence de Dieu. Il élève contre la philosophie et contre son organe, la raison spéculative, de graves inculpations ; et c’est sur cette question capitale de l’existence de Dieu qu’il les trouve surtout en défaut. Il les accuse formellement d’avoir, par leurs spéculations oiseuses, soulevant des nuages qu’elles sont incapables de dissiper, des difficultés qu’elles sont incapables de résoudre, obscurci et même entièrement effacé dans l’âme humaine, la claire notion de Dieu, qui y subsistait comme une dernière lueur dans une nuit immense. D’après Pascal, en effet, préalablement à tout travail philosophique, l’homme croit instinctivement en Dieu, dont il voit l’idée dans son âme, et la trace et la preuve dans la nature. On n’en peut guère douter en lisant ces pensées : « Je sens que je puis n’avoir point été : car le moi consiste dans la pensée ; donc moi qui pense n’aurait point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini ; mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini. » (I. 11.) — Ainsi on peut bien connaître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est. » (X. 1. Voir aussi VIII, 6).

Mais quand la raison spéculative survient et cherche à fixer cette notion première et nécessaire, pour en faire la base de son argumentation, le premier anneau d’un enchaînement de preuves rationnelles, elle ne peut aboutir qu’à une solution, qui est le pyrrhonisme ou l’athéisme ; si elle s’arrête au déisme, outre que cela n’en vaut pas beaucoup mieux, ce point d’arrêt n’est qu’une étape vers le terme fatal[10]. Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s’arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur : et par là, ils tombent ou dans l’athéisme, ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également. » (XXII, 6).

Et de ces deux systèmes Pascal n’hésite pas à dire que c’est le premier qui rationnellement est le plus fort ; c’est tout au moins celui auquel s’arrêtent les esprits véritablement forts et rigoureusement logiques. « Athéisme, dit-il, marque de force d’esprit ; mais jusqu’à un certain degré seulement » (XXIV, 101.) — Jusqu’à quel degré ? il ne nous le dit pas, mais il est permis de supposer que c’est jusqu’au degré où le christianisme n’est point connu et n’a pas proposé ses preuves. « Le pyrrhonisme est le vrai, » ajoute-t-il (XXIV, 1). Et sur ce, il se met à exposer « les principales forces du pyrrhonisme », auxquelles « les dogmatistes sont encore à répondre depuis que le monde dure. » (VIII, 1.)

Cependant, que le pyrrhonisme ne triomphe pas de ces concessions qui lui sont faites et des victoires qu’il a remportées. Ce qui fait sa force, ce n’est pas sa vertu propre, mais bien la faiblesse des preuves que propose la raison spéculative pour établir la vérité du déisme. Ces preuves, en effet, « sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu’elles frappent peu ; et, quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après, ils craignent de s’être trompés. » (X, 5). Fournir de telles preuves, les donnant comme probantes, c’est ne rien prouver, si ce n’est que la religion chrétienne, à laquelle on les veut faire servir, est bien faible et bien digne de mépris (XXII, 1). « Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire » (VIII, 6). Et quand le pyrrhonisme a vaincu Je dogmatisme sur le terrain de la spéculation, la nature survient, qui « soutient la raison impuissante » (VIII, 1), la sauve de cette suprême folie, mais en la sauvant, la convainc de sa radicale impuissance, et condamne la spéculation philosophique.

Voilà donc le déisme et le pyrrhonisme détruits l’un et l’autre le premier par le second, le second par la nature. « La nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatiques. » (VIII, 1). On se rappelle ici malgré soi ces paroles qui terminent le beau parallèle que Pascal fait, dans son entretien avec de Saci, entre les deux systèmes philosophiques représentés par Epictète et par Montaigne : « l’un établissant la certitude et l’autre le doute, l’un la grandeur de l’homme et l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien que la fausseté l’un de l’autre. De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls à cause de leurs défauts, ni s’unir à cause de leurs oppositions, et qu’ainsi, ils se brisent et s’anéantissent pour faire place à la vérité de l’Evangile. » (Havet I, cxxxiv.) Si c’est à ce résultat que nous conduit la philosophie, vraiment « toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine » (XXIV, 100 bis), et « se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher » (VII, 34).

Dans le même sens, au nom de la morale supérieure, qu’il appelle morale du jugement, il se moque de la morale naturelle, que nous appellerions de nos jours morale indépendante. (VII, 31).

Indépendante de Dieu, la morale naturelle l’est en effet, et plus peut-être qu’on ne le voudrait, puisque Dieu manque si absolument à l’homme. Mais alors, où prend- elle son point d’appui ? Dans l’homme seulement, et dans la société des hommes, sur les principes naturels ; elle ne saurait avoir d’autre base que celle-là. Mais, déclare nettement Pascal, « la vraie nature étant perdue, tout devient nature » ; (XXV, 84), « la coutume devient nature » (XXV, 91). De sorte que ces prétendus principes naturels sur lesquels s’appuie la morale, ne sont en définitive que des principes accoutumés. — « Qu’est-ce que nos principes naturels sinon des principes accoutumés ?… Une différente coutume en donnera d’autres principes naturels. Cela se voit par expérience ; et s’il y en a d’ineffaçables à la coutume, il y en a aussi de la coutume contre la nature, ineffaçables à la nature et à une seconde coutume… J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. » (III, 13)[11]. Et, comme rien n’est plus changeant que la coutume, il n’y a pas et ne peut pas y avoir, dans les conditions naturelles de l’homme et de la société, de morale universelle, immuable et absolue. « La morale manque d’un point fixe, pour juger et réduire à l’unité les règles de conduite de tous les hommes. » (VI, 4). Ces règles varient selon les temps, les lieux et les peuples, et sont déterminées par l’intérêt, le caprice ou la passion. « Pourquoi me tuez-vous ? Et quoi ? Ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave et cela est juste. » (VI, 3). Aussi il n’est aucun crime que la morale n’ait justifié : « Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. » (III, 8).

On ne saurait distinguer foncièrement la morale sociale de la morale individuelle. Pascal trouve la première aussi instable que la seconde, puisqu’elle s’appuie sur la même base branlante. Ne remontons pas à l’origine des États ; ce serait le plus sûr moyen d’ébranler leurs fondements et de les ruiner ; car nous y trouverions toujours la violence et l’usurpation et non la justice et le droit. « Qui ramène l’autorité à son principe l’anéantit. » (III, 8). « Sur quoi (l’homme) fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ?… Sera-ce sur la justice ? il l’ignore. » (Ibid.). Il la fondera donc sur la force, qui, incontestablement, prévaut sur la justice et le droit. « Il est juste que ce qui est juste soit suivi » ; voilà le droit ; « il est nécessaire que ce qui est fort soit suivi » ; voilà le fait. Comment mettre d’accord le fait et le droit ? Comment par cet accord sauver la morale sociale ? « Il faut, dit Pascal, mettre ensemble la justice et la force. » Oui, sans doute ; mais cela se peut-il ? Non : « On n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit que c’était elle qui était juste : et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fùt fort, on a fait que ce qui est fort fut juste ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force. » (VI, 7, 8).

Il faut donc obéir aux lois, non parce qu’elles sont justes, puisqu’elles ne le sont pas, mais parce qu’elles sont lois, et se soumettre aux gouvernements, non parce qu’ils sont basés sur la justice, puisqu’ils sont basés sur la violence, mais parce qu’ils sont. Le droit divin, c’est le fait. (Voir VI, 40 bis).

Les considérations que Pascal présente sur la propriété révèlent la même audace de pensée et découlent des mêmes principes. Comme l’autorité, la propriété a à sa source, non le droit, mais l’usurpation. « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c’est là ma place au soleil ; voilà le commencement à l’image de l’usurpation sur toute la terre.) (VI, 50.). — Donc le droit strict, la justice absolue serait l’égalité des biens. Mais qui y songe ? Partout la lutte du droit et du fait, de la justice et de la force ; et partout la victoire du fait et de la force sur le droit et la justice, et la nécessité d’admettre le fait et de se soumettre à la force. « Sans doute, l’égalité des biens est juste ; mais ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force… afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût qui est le souverain bien. » (VI, 7).

Jetons un regard en arrière, avant d’aller plus loin. De telles pensées sur tous ces divers sujets, philosophie, morale, politique, surprennent et offusquent d’abord. Mais, quand on les creuse, quand, suivant l’exemple de Pascal, on distingue le droit du fait ; quand on recherche implacablement ce qui est, dégageant entièrement sa pensée de la préoccupation de ce qui devrait être, on ne peut que souscrire à ce jugement si mesuré d’un grand critique : « En morale comme en tout, son grand esprit positif et rigoureux, si peu fait à se payer d’abstractions, le poussait à de telles vues, qui, prudemment saisies, restent peut-être plus vraies qu’on n’ose dire[12]. »

Ce n’est cependant point à ces vues, quelque vraies qu’elles soient, que Pascal s’arrête en dernière analyse. Son grand esprit était bien en effet peu fait à se payer d’abstractions, mais il était bien moins fait encore à se payer de vide. Nous le verrons en temps et lieu, il n’a fait que traverser cet étouffant et malsain scepticisme. Après avoir présenté à l’homme le bilan de ses misères, il lui présente celui de ses richesses, et le somme de faire la balance. A son actif il met la pensée : la pensée, c’est-à-dire ce qu’il y a en l’homme de plus grand, de plus digne, de plus noble, le centre où vient se résoudre l’unité du moi. Est-ce bien le même homme qui a parlé de la philosophie et de la raison avec un si écrasant dédain, qui maintenant, écrit les lignes suivantes, où la pensée humaine est glorifiée en termes si magnifiques : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de la qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale (I. 6). » Ce dernier trait nous montre à quelle haute dignité Pascal élève la pensée humaine.

Par la pensée donc l’homme connait tout l’avantage que l’univers a sur lui, et l’immense disproportion de son être avec l’univers, et la force qui l’écrase et le tue, et l’infini qui l’environne et l’effraie, et sa petitesse infime, et sa profonde misère, et le vide de son âme, et son incapacité de connaître et d’être heureux. Il est donc grand puisqu’il connait et tout cela et lui-même. Bien plus : toutes ces misères dont le sentiment remplit et trouble sa pensée, que sont-elles ? des besoins, des aspirations, c’est-à-dire des réminiscences d’un état heureux d’où il est déchu et où il peut encore aspirer à s’élever. — Sa grandeur donc se tire naturellement de sa misère. « La grandeur de l’homme est si visible, quelle se tire même de sa misère. Car ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme, par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux, il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois. Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi sinon un roi dépossédé ? Trouvait-on Paul-Emile malheureux de n’être plus consul ? Au contraire, tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été, car sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais croavait Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange, de ce qu’il supportait la vie. (I. 4.) »

Donc toutes les misères de l’homme prouvent sa grandeur. « Ce sont des misères de grand seigneur ; misères de roi dépossédé. (I. 3.) »

Ainsi il y a dans l’homme grandeurs et misères. Les misères balancent-elles les grandeurs ? les grandeurs balancent-elles les misères ? Pascal se complait à ballotter et à balancer l’esprit entre ces deux vues contraires, tantôt le portant à la vue de ses misères, tantôt l’arrêtant à celle de ses grandeurs, et lui montrant en somme dans ces conditions contraires, une irréductible contradiction. « Si l’homme n’est pas fait pour Dieu, pourquoi n’est-il heureux qu’en Dieu ? Si l’homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ? (VIII, 11.)

« Que l’homme donc s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien… Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide. (I. VIII.) S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante et le contredis toujours jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. (8. 14.) »


CHAPITRE II
l’homme naturel et le christianisme. — Les contradiction résolues ; Les besoins satisfaits ; Le scepticisme des « Pensées » ; Pascal et Montaigne ; Pascal et Descartes ; Pascal et Kant.

Le dernier mot de Pascal est donc : « L’homme est un monstre incompréhensible ».

Ce dernier mot lui fournit une nouvelle entrée en matière, un point de départ nouveau, une transition naturelle aux questions centrales de l’apologie. « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ! quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige !.. Qui démêlera ce tembrouillement ? (VIII. 1). »

« L’homme est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu, sans pouvoir le retrouver » (VIII. 12). Qui le lui fera retrouver ?..

Il y a donc deux choses à faire, impérieusement réclamées par une telle condition : la première est une énigme à déchiffrer, une équation à résoudre, un embrouillement à démêler ; la seconde, un vide immense à combler, de profonds besoins à assouvir, une restauration à opérer. La religion qui pourra justifier de sa capacité à remplir cette double exigence, paraîtra indubitablement la religion véritable et devra être acceptée et crue comme telle.

Il est vrai que la philosophie se présente avec la prétention de se substituer à toutes les religions, et de les écarter toutes. Mais Pascal a pris d’avance ses mesures contre de telles prétentions et l’a écartée elle-même comme on l’a vu. La philosophie a fourni ses preuves, qui sont des preuves de sa radicale impuissance : loin de résoudre les énigmes de la nature humaine, elle les complique et les embrouille ; ou bien, si elle les simplifie, c’est en écartant un ou plusieurs des termes nécessaires et en creusant par conséquent plus profondément encore dans l’âme humaine les vides qu’elle prétend combler.

Reste la religion, ou plutôt les religions ; car Pascal voit des foisons de religions. Ces foisons de religions, il ne les écarte pas précisément par une fin de non recevoir, procédé qui aurait affaibli sa démonstration en laissant sur ses derrières une objection non entièrement résolue ; mais il n’admet pas qu’il soit nécessaire ni juste de les étudier à fond, et de les mettre sur le môme pied que la religion chrétienne. Une vue superficielle de leurs principes et de leurs caractères extérieurs suffit pour montrer qu’aucune d’elles ne réalise les conditions d’une religion véritablement divine. Aussi par quelques considérations générales[13], qu’il aurait sans doute développées en les rattachant à quelques grands principes, il les met toutes très justement hors de cause, et se trouve définitivement en présence de la seule religion chrétienne qui prétend être inspirée de Dieu et suffire aux besoins de l’homme, et qui, a priori, paraît appuyer sa prétention sur de très fortes présomptions. Ne pas accorder ce dernier point pt vouloir mettre la religion chrétienne sur le pied des autres, même des plus parfaites, c’est manquer de droiture d’esprit ou de sincérité, et c’est rendre par conséquent impossible tout débat subséquent. (XIV. 3).

L’objet du débat sera donc désormais de montrer que la religion chrétienne fait effectivement ce qu’elle a la prétention de faire. Que Pascal réussisse à le montrer et il aura fait une apologie triomphante.

Mais on l’arrête dès l’entrée par une objection préjudicielle.

Par votre conception de la nature humaine, lui dit-on, vous vous placez en dehors des conditions de la dialectique ; vos prémisses sur la déchéance de l’homme en général, et sur l’impuissance de la raison en particulier, sont contradictoires avec votre dessein et vos conclusions ; du pied dont vous êtes parti, il vous est impossible d’arriver ; vous vous êtes engagé en plein pyrrhonisme, et le pyrrhonisme est un cul-de-sac dont on ne peut pas sortir, ou dont on ne sort que par une contradiction formelle. Aussi votre foi est-elle une inconséquence et non une croyance philosophique au sens rigoureux du mot. Votre foi, vous l’avez qualifiée vous-même, est un abêtissement. — Vous l’avez dit ironiquement ; nous avons le droit de le prendre sérieusement.

Il nous faut examiner cette objection d’un peu près.

Deux questions se posent : — Pascal est-il pyrrhonien au sens historique du mot ? — La mesure de pyrrhonisme qu’il a introduite dans son apologie, rend-elle cette apologie irrémédiablement impuissante ?

À vrai dire, la première de ces questions nous paraît tout à fait secondaire, et nous ne l’examinons que parce qu’elle peut nous fournir des moyens de résoudre la seconde. Eh ! nous consentirions volontiers à reconnaître qu’il a été pyrrhonien et tout ce qu’on voudrait de plus ou de pire, car nous ne nous payons pas de mots, s’il nous était démontré, et si nous pouvions démontrer, que son point de vue philosophique, de quelque nom qu’on le qualifie, loin de l’empêcher de conclure très légitimement à la vérité du christianisme, ne peut au contraire que rendre cette conclusion plus logique et plus nécessaire. Car si le pyrrhonisme est un chemin qu’il faille nécessairement traverser pour arriver à la vérité, pourquoi ne le traverserait— on pas bravement ?

Qu’est-ce que le pyrrhonisme ?

Cousin l’a défini : « C’est une opinion philosophique qui consiste à rejeter toute philosophie comme impossible sur ce fondement que l’homme est incapable d’arriver à la vérité. »[14].

Mais Cousin ne nous dit pas sur quel fondement l’école sceptique afhrme que Thomme ne peut pas arriver à la vérité. N’est-ce pas, d’après elle, qu’il n’y a pas de vérité objective, ou, ce qui revient au même, quand il s’agit de spéculation philosophique, qu’on ne peut absolument pas affnmer qu’il y a une vérité objective ? Le pyrrhonisme a beau rejeter toute philosophie, ou toutes les phiiosophies, les détruisant les unes par les autres, il n’en subsiste pas moins lui-même, après son travail de dissolution, comme une philosophie et comme une philosophie très dogmatique dans son domaine propre et. exclusif. Dans ce domaine, qui est le moi, il est tout à fait affirmatif : il voit, il constate, il affirme des phénomènes de conscience, impressions, sentiments, sensations. Il ne peut pas faire moins sans se détruire lui-même ; car le doute absolu, qui doute de tout et de soi, est insoutenable et historiquement n’a jamais existé. Comme le dit fort bien Pascal : « Que fera donc l’homme en cet état ? Doutera-t-il s’il est ? Doutera-t-il s’il doute ? On ne peut en venir là ; et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. » (VIII, 1). Mais si le scepticisme ne peut pas faire moins que d’affirmer les phénomènes de conscience et de s’affirmer soi-même comme phénomène de conscience, il ne peut faire plus et prend très aisément son parti de ne pouvoir pas faire plus. Il refuse absolument de se prononcer soit pour l’affirmative, soit pour la négative, sur la réalité objective des êtres, prétendant que le sujet est invinciblement emprisonné en lui-même et n’en peut pas sortir. Mais de cette incapacité du sujet de sortir de lui-même pour saisir hors de lui un objet quelconque, le pyrrhonisme ne conclut rien contre le sujet lui-même ; sa confiance dans sujet, dans l’esprit humain, dans la raison, comme organe de la spéculation, est entière, absolue. C’est plutôt contre l’objet externe qu’il conclut, et il a bien de la peine à ne pas s’approprier la formule du sophiste Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses. » C’est-à-dire, en dernière analyse, pour qui ne se paie pas de mots, l’homme est à lui-même sa propre mesure ; en dehors de lui, il n’y a rien[15]. S’il n’y a rien, le plus sage est de ne rien chercher, de se résigner à ne rien saisir, à ne rien connaître, de ne prendre aucun parti dans la grande mêlée des opinions contraires[16], de s’abstenir absolument et de réaliser par cette abstention la plus entière tranquillité d’âme. Voilà le second caractère du pyrrhonisme : le doute n’est pas seulement un principe de spéculation philosophique, il est une excellente règle de conduite. C’est le dernier mot de la sagesse[17]. Pascal a bien saisi et dépeint ce côté pratique du pyrrhonisme, quand, parlant de Montaigne, il dit : « Sa règle d’action étant en tout la commodité et la tranquillité… sa vertu suit ce qui le charme et badine négligemment avec des accidents bons ou mauvais, couchée mollement dans le sein de l’oisiveté tranquille, d’où elle montre à ceux qui cherchent la félicité avec tant de peines, que c’est là seulement où elle repose, et que l’ignorance et l’incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il le dit lui-même. »[18].

Et maintenant, nous disons avec Cousin : « Reste à savoir si le scepticisme, tel que nous venons de le définir, est ou n’est pas dans Pascal. »

Nous commençons par faire une concession. Nous le reconnaissons : Pascal s’enfonce d’abord en plein pyrrhonisme. Comme la célèbre école sceptique, il enferme le sujet en lui-même, et si bien qu’on se demande comment et par quelle issue il lui sera possible de l’en faire sortir. Il déclare qu’il y a en l’homme une incapacité de saisir la vérité et le bonheur invincible à tout dogmatisme. Les premières apparences sont donc qu’il est pyrrhonien. Mais allons plus loin. Sur quel fondement s’appuie-t-il pour déclarer que l’homme est incapable d’arriver à saisir son objet ? Sur ce fondement d’une disproportion générale immense entre lui et cet objet. Or, comment a-t-on pu ne pas remarquer que cette dernière affirmation place celui qui la formule tout à fait en dehors du pyrrhonisme ? Qu’implique en effet la conscience et l’affirmation d’une telle disproportion entre l’homme et le monde extérieur ? Trois choses auxquelles un vrai pyrrhonien ne saurait jamais souscrire, savoir : — qu’il y a dans la conscience humaine des notions, comme des reflets d’un monde extérieur ; — que ces notions ne sont pas de purs phénomènes de conscience, mais des indices desquels il est permis de conclure à la réalité objective de ce monde extérieur ; — et, en troisième lieu, qu’entre l’homme et ce monde extérieur, la disproportion et la séparation ne sont pas absolues et irrémédiables ; car lorsque deux objets sont, l’un à l’égard de l’autre, dans un état de disproportion et de séparation absolues, il est impossible que celui qui occupe à l’égard de l’autre une situation inférieure, prenne conscience de cette disproportion et de cette séparation : dès qu’il en a conscience, elles cessent d’être absolues, et les relations, nous serions presque tenté de dire la proportion, entre les deux objets, sont rétablies. En bonne logique, il nous parait impossible qu’on ne tire pas de l’idée de disproportion ces diverses conclusions.

Or, en cela Pascal a été parfaitement logique. Il affirme les notions premières, qu’il appelle principes premiers[19]. Ces principes premiers sont certains, ou rien ne peut l’être dans aucun domaine, pas plus dans le domaine de la subjectivité que dans celui de l’objectivité. Ils s’imposent à la conscience avec une irrésistible évidence. C’est vainement que les dogmatistes essaient de les prouver et les pyrrhoniens de les nier ; ils ne peuvent ni se prouver puisqu’ils sont premiers, ni se nier puisqu’ils sont l’évidence môme. Il est impossible d’être plus affirmatif que Pascal ne l’a été sur cette question capitale des principes premiers. « Nous connaissons, dit-il, la vérité, non-seulement par la raison, mais encore par le cœur : c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. » (VIII, 6)[20].

Et ces principes premiers, Pascal ne les affirme aussi nettement que parce qu’il voit en eux la marque indubitable d’une nature originelle supérieure à la nature actuelle. S’ils n’étaient à ses yeux que ce qu’ils sont aux yeux des pyrrhoniens, qui ne peuvent cependant pas s’empêcher de les constater aussi, que des modes d’un changeant et mobile sujet, que de purs phénomènes de conscience, il les tiendrait en suspicion et les mettrait en doute ; il chercherait ailleurs les bases de la certitude ; ou renoncerait à toute certitude. Mais il y voit bien au contraire des indices certains, des témoins irrécusables, d’une nature originelle dont l’homme est déchu, et d’un monde supérieur et extérieur à l’homme duquel relevait cette première nature. « Instinct et raison, dit-il, marque de deux natures. » (XXV, 15). « Voilà l’état où se trouvent les hommes. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature… » (XII, 1. Havet, I, p. 183). « Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance ? sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace vide… Dieu seul est son véritable bien ; et depuis qu’il l’a quitté, c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir place… » (VIII, 2. Havet I, p. 117.)[21].

Quant à la réalité objective du monde externe, pour établir que Pascal l’a admise, ne l’a pas même mise en question, il suffit de s’en référer à l’esprit général et à l’objet même des Pensées. Comment pouvait-il bien douter, pour son propre compte, de la vérité, quand il mettait tout son génie et toute son âme à persuader les autres à la rechercher et à l’embrasser ? Il est de ces choses qu’on ne peut ni contester ni prouver, parce qu’elles sont l’évidence même. Non, le doute de Pascal laisse entièrement hors de cause le monde supérieur. Même quand il observe avec sa logique implacable et son rigoureux esprit d’observation, que les grands objets de la philosophie, Dieu, la vérité, la justice, le bien suprême, le bonheur, échappent entièrement à la prise de l’homme, comme des ombres « fuyant d’une fuite éternelle », on le sent, pour lui, la réalité objective de ces grands objets n’est pas, ne peut pas être mise en doute. Il croit en Dieu, il croit à la vérité, à la justice, au bien, au bonheur, au progrès incessant, à l’idéal. Dans ce sens, il est optimiste autant et plus peut-être que pas un de ces philosophes dogmatiques qui professent que l’ordre des choses supérieures est tout à fait accessible à la nature humaine, parce que celle-ci a conservé intacte son originelle capacité.

Sur quoi donc se porte le doute de Pascal, puisqu’il laisse hors de cause le monde des réalités objectives ? Sur le sujet et sur ses diverses facultés, sur cette faculté centrale en particulier, qui s’appelle, ou que Pascal appelle la raison, sur la nature humaine en général qu’il déclare tombée de sa place, dévoyée, déchue et incapable, à cause de cette déchéance, de saisir son objet.

Dans un paragraphe dont nous avons déjà cité plusieurs fragments, après avoir constaté l’impuissance de la raison à prouver des vérités d’un certain ordre, il remarque que « cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non l’incertitude de toutes nos connaissances comme lespyrrhoniensle prétendent. » Il ne pouvait mieux marquer toute la distance qui le sépare de cette secte philosophique. De l’impossibilité où se trouve l’homme d’arriver à la vérité, les pyrrhoniens concluent à la non-existence de la vérité objective ; lui, au contraire, conclut à la faiblesse de la raison et de la nature humaine. En deux mots, les pyrrhoniens croient en l’homme et doutent de Dieu ; Pascal croit en Dieu et doute de l’homme.

De là, sur un autre point essentiel, une opposition non moins absolue entre son point de vue et celui de l’école sceptique. Les pyrrhoniens, disons-nous, ne croient pas à la vérité objective : il serait donc bien étrange qu’ils se missent en peine de la poursuivre ; ils trouvent dans le doute un parfait repos et une entière tranquillité. Pour Pascal, au contraire, le doute, dans la mesure et avec les caractères que nous avons vu qu’il lui assigne, c’est-à-dire l’impuissance de l’esprit à trouver et à saisir la vérité, est un véritable tourment. Jamais il n’a voulu consentir à coucher sa tête sur le doulx et mol chevet de Montaigne ; car ce doulx et mol chevet est, à son sens, un chevet de torture, et la tête qui consent à s’y endormir, ou seulement à s’y reposer, n’est pas une tête bien faite ; c’est une tête pleine de folies inconcevables, vide de raison et de sens. Il faut l’entendre lui-même : « En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière…, considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois, j’ai recherché si Dieu n’avait pas laissé quelque image de soi. » (XI, 8.) — « Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n’épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations. Mais pour ceux qui passent. leur vie sans songer à cette dernière fin de leur vie, et qui, par cette raison qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs,… je les considère d’une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante. C’est un monstre pour moi. » (IX, 1, tout l’article). « Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes pour les confondre par la vue de leur folie. » (IX, 2.)

Après avoir lu de telles pensées, il est impossible de se méprendre sur le caractère et la portée du doute de Pascal. Le voici caractérisé en deux mots : « Il est bon d’être, lassé et fatigué par l’inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au libérateur. » (XXV, 33 bis.) C’est un doute provisoire, un doute de méthode ; il l’a traversé comme on traverse un marais malsain qu’on ne peut éviter, par nécessité, mais jamais il n’a voulu s’y arrêter définitivement comme dans un lieu de repos et un séjour de délices. Sainte-Beuve a mille fois raison quand il le représente provisoirement enfermé dans son scepticisme comme un lion en cage ; mais nous croyons avoir plus raison encore de dire que le lion a brisé sa cage, et d’ajouter même qu’il ne s’y est provisoirement enfermé que pour pouvoir la mieux briser. N’est-ce pas du reste ce qu’a lui-même reconnu l’éminent critique que nous venons de mentionner lorsqu’il a dit : « Pascal, dans toute sa vie et dans toute son œuvre, n’a fait et n’a voulu faire que deux choses : combattre à mort les jésuites dans les provinciales ; ruiner, anéantir Montaigne dans les Pensées »[22].

C’est ce qui nous explique pourquoi il a tant cité Montaigne : il voulait le ruiner, l’anéantir. Comme philosophe, comme moraliste, par tous ses caractères et tous ses instincts, comme homme en général, Montaigne a offert à Pascal le type le plus accompli de l’homme naturel ; voulant peindre l’homme naturel, Pascal n’a rien trouvé de mieux que de faire poser Montaigne. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, le type de l’homme naturel n’est pas l’homme type, l’homme idéal, l’homme originel ; c’est au contraire un homme déchu de sa première nature, qui s’est composé avec les éléments divers de l’ordre contingent, où il est contraint de vivre, une seconde nature inférieure ; un homme misérable, mais portant dans sa misère présente les marques visibles d’une originelle grandeur, grand encore, mais portant dans sa grandeur les signes indélébiles d’une actuelle et profonde misère. Il faut que cet homme se connaisse, pour qu’il se haïsse, s’il se considère dans sa misère, pour qu’il s’aime, s’il se considère dans sa grandeur, et pour qu’il éprouve à la fois, en considérant sa misère et sa grandeur, le besoin et le désir d’un libérateur. Voilà pourquoi Pascal lui a mis devant les yeux le portrait qu’il a tracé de la nature humaine. Ce portrait est-il fidèle ? Voilà toute la question.

Et comme méthode provisoire, rien de plus légitime et de plus habituel en philosophie qu’un procédé pareil à celui de Pascal, lequel consiste à faire table rase de toutes les notions admises, en vue d’asseoir la certitude sur une base plus ferme. La plupart des grands philosophes, les esprits les plus originaux et les plus puissants, dans une juste défiance des données traditionnelles, ont fait usage de ce procédé. Descartes l’a employé dans le « Discours sur la méthode » ; Kant l’a employé aussi dans la « Critique de la raison pure ». Qu’ont fait en réalité ces deux grands philosophes ? Table rase simplement, abstraction de toutes les données reçues et de toutes les connaissances antérieures. Ils se sont ensuite appliqués à reconstruire : le premier avec les mêmes éléments et avec le même instrument, la raison spéculative, en laquelle il a une confiance absolue ; le second avec de nouveaux éléments et avec un instrument nouveau, l’être moral, la conscience, qu’il substitue à l’être pensant dont les défaillances ne lui paraissent que trop manifestes. On peut critiquer leur méthode de restauration, mais non pas contester la légitimité de leur procédé de table rase.

Eh bien ! nous demandons qu’on concède à l’apologiste chrétien les mêmes immunités et le même droit, jusqu’à preuve que sa méthode de reconstruction est insuffisante et défectueuse ; et en particulier nous n’admettons pas qu’on puisse écarter la démonstration de Pascal par une sorte de fin de non recevoir, sous prétexte qu’il est parti d’un point de vue plus ou moins entaché de pyrrhonisme. Cette démonstration n’en mérite pas moins d’être examinée et discutée. Nous allons l’examiner et la discuter au chapitre suivant.


CHAPITRE III
preuve de la vérité de la religion chrétienne. — Les preuves rationnelles ; Les preuves morales ; Les preuves historiques. — La règle des partis ; La croyance déterminée par un acte de volonté ; De l’autorité et du critérium ; L’église ; La tradition ; Le témoignage de l’âme régénérée.

Les prémisses que Pascal a posées lui interdisent absolument l’usage de la preuve purement rationnelle ; aussi c’est avec un dédain marqué que, pour déblayer sa voie, il l’écarte définitivement. Ses premiers éditeurs étaient bien les interprètes fidèles de sa pensée à cet égard quand ils disaient dans leur préface célèbre : « Il ne prétendait point prouver toutes ces vérités de la religion par de telles démonstrations fondées sur des principes évidents, capables de convaincre l’obstination des plus endurcis, ni par des raisonnements métaphysiques, qui souvent égarent plus l’esprit qu’ils ne le persuadent.., mais par des preuves morales qui vont plus au cœur qu’à l’esprit ; c’est-à-dire qu’il voulait plus travailler à toucher et à disposer le cœur, qu’à convaincre et à persuader l’esprit ; parce qu’il savait que les passions et les attachements vicieux qui corrompent le cœur et la volonté, sont les plus grands obstacles et les principaux empêchements que nous ayons à la foi, et que, pourvu qu’on pût lever ces obstacles, il n’était pas difficile de faire recevoir à l’esprit les lumières et les raisons qui pouvaient les convaincre[23] ». Et il justifie un tel procédé par la considération que la religion en général, bien moins encore la religion chrétienne, ne relève pas de l’ordre rationnel et ne peut pas accepter la juridiction de la raison. « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans la recherche de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible… à tous ces grands de la chair. La grandeur de la Sagesse est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents en genre (XVII. 1). » « Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien… On ne prouve pas qu’on doit être aimé, en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule. Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit ; car ils voulaient échauffer, non instruire. (VII. 19.) » Il conclut donc en disant : « Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ? Ils déclarent, en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole : c’est en manquant de preuves qu’ils ne manquent pas de sens (X. 1.) »

Mais de ce fait que les chrétiens manquent de preuves, il ne faut rien conclure contre la religion qu’ils professent, mais contre la raison[24] qui n’y peut rien et n’a rien à y voir ; ce qui revient à dire que si la raison ne peut rien pour établir la vérité de la religion chrétienne, elle ne peut rien non plus pour la détruire. Elle est simplement impuissante, aussi bien dans ses attaques que dans ses tentatives de démonstration. « Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre religion, ne sont pas de telle nature qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants. Mais ils le sont aussi de telle sorte qu’on ne peut dire que ce soit être sans raison que de les croire… il y a de l’évidence et de l’obscurité… Mais l’évidence est telle qu’elle surpasse, ou égale pour le moins l’évidence du contraire (XXIV. 18.) » Encore ici les éditeurs de Port-Royal ont fidèlement compris et rendu sa pensée, quand ils ont dit qu’il se proposait « de montrer que la religion chrétienne avait autant de marques de certitude et d’évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables.[25] »

Mais s’il y a tout autant de raisons et d’aussi bonnes raisons de douter que de croire, il y a bien plus de motifs et de bien plus puissants motifs de croire que de douter. A défaut donc de preuves capables de convaincre l’esprit, Pascal alléguera des motifs propres à toucher le cœur, à éveiller l’intérêt, à entraîner la volonté ; et c’est dans cet ordre infiniment supérieur aux deux autres, qu’il appelle ordre de la charité, qu’il portera désormais le débat.

Seulement la même difficulté qui l’a déjà arrêté, reparaît une fois encore. Il lui est impossible de se débarrasser de cette raison tenace autant qu’impuissante. Les motifs qu’il allègue peuvent bien relever de l’ordre supérieur de la charité et ne s’adresser qu’à la conscience et au cœur, en essayant de passer par-dessus la raison ; la raison les arrête à leur passage, les saisit et les pèse. Et peut-il en être autrement ? Ces motifs ne peuvent pas s’imposer de confiance et d’autorité, sans examen, sans appréciation préalable. Qui donc les appréciera ? La raison, toujours la raison.

L’apologiste est enfermé dans un cercle de fer. Pascal le brise, ce cercle, et voici de quelle manière. Il use d’un artifice de raisonnement qui a surpris et quelque peu déconcerté les critiques les plus éprouvés, tellement il est vrai que rien n’est ordinaire chez cet « effrayant génie ». Il fait une pétition de principe : il pose en fait ce qui est en question, savoir que la religion chrétienne vient de Dieu et répond à tous les besoins de l’âme. humaine. Et puis, il adjure, il force, on peut dire, son interlocuteur de partir avec lui de cette présupposition, se faisant fort de lui démontrer, ou mieux de lui faire éprouver expérimentalement combien elle est fondée en fait. Ainsi il écarte d’abord la raison, et les obstacles qui viennent d’elle.

Restent les obstacles moraux : il faut qu’il les écarte aussi, car ils sont les plus considérables. Comme il est avéré que le doute et l’incrédulité ont leur cause et leur source première moins dans une invincible répugnance de la raison aux vérités proposées par le christianisme, que dans la résistance du cœur asservi aux passions, l’homme qui s’est embarqué avec Pascal dans la supposition que le christianisme est divin, et qui désire dans la sincérité de son âme, éprouver par une expérience personnelle, le bien fondé de cette supposition, c’est-à-dire arriver à la foi chrétienne, doit nécessairement chercher à se placer dans des dispositions morales déterminées : par un acte réfléchi de sa volonté, dans la mesure où ses forces actuelles et naturelles le lui permettent, il doit chercher à s’affranchir du joug que les passions font peser sur lui, et écarter ainsi les causes morales de doute et d’incrédulité, comme il a écarté les obstacles qui lui venaient de sa raison. A la base, à l’origine de toute croyance sincère et profonde, il y a, et un abandon provisoire des droits de la raison, et un acte formel, une décision de la volonté. Hors de là la foi est impossible ; l’apologie est impossible aussi. « Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, dit Jésus-Christ, il connaîtra si ma doctrine est de Dieu ou si je parle de mon chef[26]. » Et Pascal : « J’aurais bientôt quitté les plaisirs, disent-ils, si j’avais la foi. Et moi, je vous dis : Vous auriez bientôt la foi, si vous aviez quitté les plaisirs. Or, c’est à vous à commencer. Si je pouvais, je vous donnerais la foi. Je ne puis le faire, ni partant éprouver la vérité de ce que vous dites. Mais vous pouvez bien quitter les plaisirs, et éprouver si ce que je dis est vrai (X. 3.) »

Et ceux qui refusent de faire ces deux concessions préalables ? « La foi n’est pas de tous »[27], déclare saint Paul ; sur ceux-là l’apologie n’a aucune prise ; elle doit les abandonner.

Pascal ne les abandonne pourtant pas sans épuiser sur eux les suprêmes ressources de son puissant esprit. Il s’efforce de les convaincre que les concessions qu’il leur demande sont conformes aux règles d’une saine raison et que c’est manquer de raison que de refuser de les faire. Il fait usage pour cela d’une argumentation célèbre, critiquée par les uns, exaltée par les autres, l’argumentation dite des paris, ou mieux des partis. Nous allons l’analyser à grands traits.

La guerre est ouverte entre les hommes, dit Pascal, guerre où chacun est forcé de prendre parti. Quel parti prendre ? Sur chaque question, sur les plus importantes surtout, sur les questions religieuses, deux « raisons contraires », deux solutions également plausibles se proposent à l’esprit : l’affirmative et la négative, le sic et le non ; Dieu est ou n’est pas ; le christianisme est ou n’est pas une révélation de Dieu. Que fera l’homme en cet état ? Pour quehe alternative se prononcera-t-il ? Qu’il ne cherche pas de lumières dans sa raison ; la raison n’y peut rien. Dans ces conjonctures, il n’a qu’un parti à prendre, celui de parier ; et, le voilà pesant les motifs qui peuvent le déterminer, les enjeux qu’il expose et les chances qu’il court. S’il parie pour l’affirmative, il engage deux choses : sa raison et sa volonté ; et il a deux choses à fuir : l’erreur et la misère. Ses chances de gain, s’il gagne, sont le vrai et le bien ; ses chances de perte, s’il lui arrive de perdre, sont nulles, puisqu’il est en tout cas dans une complète erreur et une misère profonde. Donc, s’il gagne, il gagne tout, et, s’il perd, il ne perd rien. Parier pour l’affirmative, dans de telles conditions, c’est parier à coup sûr. En un mot, en l’absence de lumières suffisantes, l’homme ne risque rien de se prononcer pour le christianisme, et il risque tout de se prononcer contre lui.

Fort bien, réplique l’interlocuteur, il faut parier ; j’y consens. Mais peut-être engagé-je trop en pariant pour l’affirmative ? Voyons, répond Pascal. Les chances de gain et de perte étant égales, vous devriez parier, quand même vous n’auriez que deux vies à gagner pour une seule que vous exposeriez. Ou bien encore, n’auriez-vous qu’une chance de gain sur une infinité de chances de perte, si vous aviez une infinité de vies à gagner sur une seule vie que vous engageriez, vous devriez tenter le pari. Mais ici, toutes les chances favorables se trouvent réunies : il y a une infinité de vie et de bonheur à gagner, sur l’enjeu d’une seule vie finie et misérable, et autant de chances de gain que de perte. Bien imprudent et bien insensé seriez-vous de ne pas vous empresser de parier.

Cet admirable morceau (cet accablant morceau, dit Cousin), un des plus beaux des Pensées, et des mieux travaillés, commence sous forme de dialogue et finit tragiquement. Le puissant génie de Pascal est aux prises avec la raison naturelle, indomptable, qu’il s’efforce de dompter. Il la sollicite, la poursuit et la presse. Vingt fois il l’a saisie et terrassée ; vingt fois elle se relève et lui échappe. Enfin elle paraît vaincue, elle va parier : « Je le confesse, je l’avoue… » Elle se ravise cependant : « Oui, mais j’ai les mains liées et la bouche muette : on me force à parier, et je ne suis pas en liberté : on ne me relâche pas, et je suis faite de telle façon que je ne puis pas croire. Que voulez-vous que je fasse ? »

Pascal alors frappe son dernier coup, et ce dernier coup est un véritable coup de massue. « Ah ! vous ne pouvez pas croire, quand tout vous y porte ; eh ! bien, reconnaissez enfin que vous êtes impuissante et vaincue ; rendez-vous sans conditions, ou soumettez-vous aux conditions que je requiers de vous. Faites ce que d’autres ont fait : Abêtissez-vous. »

Quelle ironie puissante dans ce dernier trait ! On se demande si après s’être moqué de la philosophie, Pascal n’a pas voulu ici se moquer des philosophes ; et on s’étonne que des critiques sérieux aient pu le prendre au sérieux. Quoi ! Pascal se déclarant abêti et écrivant les Pensées ! Il eût été si facile de comprendre ce trait final si on eût pris la peine de lire et de peser ce qui suit : « Mais pour vous montrer que cela y mène, (à l’abêtissement sans doute), c’est que cela diminuera vos passions qui sont vos grands obstacles, etc… Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable. A la vérité, vous ne serez pas dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices ; mais n’en aurez-vous point d’autres ? Je vous dis que vous y gagnerez dans cette vie, et que, à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude du gain et tant de néant de ce que vous hasardez que vous reconnaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’aurez rien donné. » X, 1[28].

C’est ainsi que Pascal prétend justifier par avance la supposition qu’il a faite, et qu’il engage son interlocuteur à faire avec lui, que le christianisme est révélé de Dieu. Et de ce procédé de discussion, nous dirons ce que nous avons. dit de son scepticisme provisoire. C’est un procédé très employé et très légitimement employé dans tous les domaines. Dans les sciences mathématiques, il arrive fréquemment qu’on suppose résolu le problème à résoudre ; on part de cette supposition pour faire la preuve par voie de vérification ; c’est une base quand on manque de base. De même dans toutes les sciences et dans tous les domaines. Christophe Colomb s’embarque sur la foi ou sur la supposition qu’il y a, au-delà des mers, un monde inconnu, et il découvre l’Amérique. Le Verrier voit Uranus éprouver périodiquement, à un point déterminé de son orbite, des déviations considérables ; il suppose qu’il doit y avoir dans les profondeurs du ciel, dans une direction et à une distance données, une planète d’un volume donné ; il fait part de sa supposition à des observateurs qui la vérifient expérimentalement et découvrent Neptune.

Pascal ne demande rien de plus de son interlocuteur : qu’il parte avec lui de cette supposition préjudicielle, que le christianisme est la vérité, et il se fait fort de le mener, par la grande et sûre voie de l’expérimentation personnelle, à la découverte et à la conquête de la vérité.

Pour cela, deux choses lui restent à faire : il doit d’abord faire connaître, non plus dans ses caractères extérieurs, apparents, mais dans son fond intime, cette religion qu’il prétend et suppose être divine ; il doit en second lieu établir, entre l’âme de son interlocuteur et cette religion divine, un étroit contact. Le succès de sa démonstration est au prix de ces deux conditions. De là donc deux sortes de preuves distinctes théoriquement, mais en fait inséparables : la preuve externe et la preuve interne. L’une ne va jamais sans l’autre, et ne doit jamais être employée au détriment de l’autre. Si l’on nous permet une image, nous dirons que ce sont les deux ailes de la démonstration ; une apologie qui n’en possède ou n’en déploie qu’une, traîne forcément sur le sol ; une apologie qui n’établit pas entre elles un parfait équilibre est incapable de vastes essors ; elle s’élève peut-être, mais en tournoyant, et finit par tomber.

Cette seconde partie de l’apologie de Pascal, la plus importante, puisque c’est celle de la démonstration positive, est pourtant bien moins développée que la première. C’est que son importance ne doit pas se mesurer à son étendue ; elle comporte en réalité un développement bien moins considérable que la partie dite sceptique. Une fois, en effet, que dans sa première partie, au prix du puissant effort de pensée que l’on sait, Pascal a amené son interlocuteur, selon le dessein qu’il se proposait, « à être prêt et dégagé de passions, pour suivre la vérité où il la trouvera », quand d’avance il lui a montré cette vérité si aimable que son plus vif désir soit de la posséder, alors le pas qu’il lui reste à franchir peut bien valoir « à lui seul toute la distance », ainsi que le dit Vinet, mais ce n’est qu’un pas, et un pas est toujours vite franchi. En tout cas, nous le franchirons nous-même rapidement, parce que nous sommes sur un terrain très connu, et qu’à partir de ce moment, l’apologie de Pascal, sans pour cela cesser d’être forte, cesse d’être originale.

Pascal se livre donc à une étude de fond de la religion chrétienne. Les traits qui le frappent en premier lieu et qui lui paraissent la caractériser, c’est son universalité et sa perpétuité. Il la voit d’abord en germe et en figures dans les anciens monuments de la religion juive, dans l’histoire des dispensations de Dieu à l’égard de l’humanité primitive, dans l’histoire des patriarches, dans l’histoire du peuple juif surtout, choisi de Dieu pour conserver dans le sein de l’humanité ce germe précieux et le faire éclater au temps prescrit. Il la voit surtout, encore figurée, symbolisée, dans le culte cérémoniel. Puis il la montre se dégageant peu à peu par des prophéties toujours plus nombreuses et plus précises, des symboles qui l’avaient enveloppée et voilée pendant de longs siècles.

Cette étude du symbolisme et de la prophétie, quoiqu’un peu surannée de nos jours, est pourtant encore riche en aperçus profonds et ingénieux. Nous citerons seulement quelques pensées pour en marquer l’esprit général et le ton.

« La lettre tue. Tout arrivait en figures. Voilà le chiffre que nous donne saint Paul (XVI 8 bis.) » Dieu a donc montré en la sortie d’Egypte, de la mer, en la défaite des rois, en la manne, en toute la généalogie d’Abraham, qu’il était capable de sauver, de faire descendre le pain du ciel, etc… (XVI 9 bîs). »

« Si on prend la loi, les sacrifices et le royaume, pour réalités, on ne peut accorder tous les passages. Il faut donc, par nécessité, qu’ils ne soient que figures (XVI 10 bis.) »

« La plus grande des preuves de Jésus-Christ sont les prophéties. C’est aussi à quoi Dieu a le plus pourvu (XVIII. 1.) » « Qu’on considère que, depuis le commencement du monde, l’attente ou l’adoration du Messie subsiste sans interruption ; qu’il s’est trouvé des hommes qui ont dit que Dieu leur avait révélé qu’il devait naître un rédempteur qui sauverait son peuple ; qu’Abraham est venu ensuite dire qu’il avait eu révélation qu’il naîtrait de lui par un iils qu’il aurait ; que Jacob a déclaré que, de ses douze enfants, il naîtrait de Judas ; que Moïse et les prophètes sont venus ensuite déclarer le temps et la manière de sa venue ; qu’ils ont dit que la Loi qu’ils avaient n’était qu’en attendant celle du Messie ; que jusque-là elle serait perpétuelle, mais que l’autre durerait éternellement ; qu’ainsi leur Loi, ou celle du Messie, dont elle était la promesse, seraient toujours sur la terre ; qu’en effet elle a toujours duré ; qu’enfin est venu Jésus-Christ dans toutes les circonstances prédites. Cela est admirable (XVIII. 18). »

Du symbole et de la prophétie, Pascal nous fait ensuite passer à l’accomplissement et à la réalité. Nous avons vu la religion chrétienne apparaître, dès les âges les plus reculés, dans la figure, puis se dégager de la figure et passer dans la prophétie ; elle se dégage enfin de la prophétie et passe dans la réalité historique. Tous les voiles qui l’avaient enveloppée se déchirent et elle apparaît aux yeux des hommes, dans le temps, revêtue d’une réalité visible et de caractères tellement supérieurs, accompagnée de circonstances tellement miraculeuses, qu’il est impossible de ne pas reconnaître, dans ces seuls caractères et dans ces seules circonstances, des marques évidentes de sa divinité.

Cette partie si importante n’a pas tout le développement qu’elle comporterait. Nous en trouvons le résumé dans une sorte de table de matières que nous devons citer entièrement.

« Preuves de la Religion : Morale. Doctrine. Prophétie. Figures[29]. »

« Preuve. — 1° La religion chrétienne, par son établissement : par elle-même établie si fortement, si doucement, étant si contraire à la nature. — 2° La sainteté, la hauteur et l’humilité d’une âme chrétienne. — 3° Les merveilles de l’Ecriture sainte. — 4° Jésus-Christ en particulier. — 5⁰ Les apôtres en particulier. — 6° Moïse et les prophètes en particulier. — 7° Le peuple juif. — 8° Les prophéties. — 9° La perpétuité. Nulle religion n’a la perpétuité. — 10⁰ La doctrine qui rend raison de tout. — 11° La sainteté de cette loi. — 12° Par la conduite du monde (XI. 12.) »

La preuve par les miracles était destinée à jouer un grand rôle dans cette démonstration : « Les miracles sont plus importants que vous ne pensez, dit Pascal : ils ont servi à la fondation, et serviront à la continuation de l’Église, jusqu’à l’Antechrist, jusqu’à la fin (XXIII. 19.)[30] »

Après avoir fait l’énumération des caractères intrinsèques de la religion chrétienne, des circonstances miraculeuses qui ont accompagné sa venue, des effets non moins miraculeux qu’elle a produits, après avoir présenté toutes les preuves de cet ordre en un mot, Pascal aborde ce que nous appellerons la partie parénétique de son apologie. A vrai dire, sa marche ici est plutôt indiquée que tracée. Il s’agira de prendre la religion chrétienne dans ses documents authentiques, dans l’intégrité et la pureté de sa doctrine et de su morale, sans additions ni retranchements, ni adultérations d’aucune sorte, de la mettre en un contact étroit et intime avec l’âme préalablement disposée et favorablement prévenue, et d’appeler cette âme à éprouver elle-même si une telle religion n’apporte pas effectivement une réponse à toutes ses angoissantes incertitudes et un remède à toutes ses misères. Une telle épreuve, cela va de soi, ne pourra être que personnelle, individuelle, puisqu’elle devra se faire dans les profondeurs intimes de l’âme. C’est en ces matières surtout qu’on doit dire : chacun pour soi. Comme la foi est individuelle, individuelle aussi devra être l’épreuve expérimentale destinée à la produire ; la foi sera ainsi, selon le mot si profond de Pascal, « le consentement de soi-même à soi-même » et non le consentement de soi-même à autrui. Tout ce que l’apologiste chrétien pourra faire, ce sera d’abord de démontrer la nécessité et la possibilité d’une telle épreuve en alléguant des raisons assez fortes pour décider à la tenter ceux qui y ont intérêt ; ce sera ensuite de les conseiller, de les guider dans une voie qu’il a lui-même parcourue et dont il connaît tous les détours et tous les aboutissants. Son propre témoignage sur la valeur et la puissante efficacité de la religion chrétienne, quelque précis et pressant qu’il puisse être, n’aura jamais pour eux le caractère d’une autorité externe, mais simplement la force d’un témoignage individuel fortement motivé ; et son expérience personnelle ne pourra jamais suppléer à celle qu’ils seront appelés à faire eux-mêmes pour eux-mêmes. « Si ce discours vous plaît et vous semble fort, dit Pascal à la fin de l’argumentation des partis, sachez qu’il est fait par un homme qui s’est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet Être infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de soumettre aussi le vôtre pour votre bien et pour sa gloire ; et qu’ainsi la force s’accorde avec votre bassesse (X. 1.) »

Et quel sera le résultat de cette épreuve suprême ? Neuf fois sur dix, si cette épreuve est faite dans de bonnes conditions, elle aboutira à cette conclusion : le christianisme est divin.

Le christianisme est divin. Tout ce qu’une religion qui se prétend divine est tenue de fournir pour justifier sa prétention, il l’a surabondamment fourni. « Il faut pour faire qu’une religion soit vraie, qu’elle ait connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse, et la raison de l’une et de l’autre. Qui l’a connue, que la chrétienne ? (XI 2 bis). » Il faut qu’elle explique nos étonnantes contradictions : la religion chrétienne les explique par le péché originel. Ses lumières doivent être des remèdes la religion chrétienne offre pour tous nos maux un divin remède.

La religion chrétienne a connu les misères de l’homme ; elle a connu aussi sa grandeur : elle a connu à la fois son incapacité et sa soif de connaître et d’être heurenx ; elle connu son éloignement absolu de Dieu et son invincible besoin de Dieu ; elle a connu aussi les vides sans fonds et les aspirations puissantes de son cœur. Elle a connu et expliqué tout cela : le vide par la chute originelle, les besoins par la possibilité et l’espoir d’un relèvement[31].

Faisons un pas de plus, le dernier, dans cette étude analytique du recueil des Pensées. La méthode de l’auteur, le caractère de la preuve qu’il a fournie, nous n’avons nul besoin de le dire, l’ont placé sur le terrain du subjectivisme et de l’individualisme les plus accentués. C’est aussi en individualiste et par la méthode subjective qu’il tranche la question d’autorité. La conscience individuelle a seule qualité pour juger, non sur le fond de la croyance, mais sur le siège de l’autorité en matière de croyance, car seule elle a été appelée à éprouver la valeur et l’efficacité de la religion chrétienne. Et comme il y a nécessairement toujours, dans une telle appréciation, un côté intellectuel, la raison reparait après avoir été récusée et reprend ses droits à un moment où, le cœur s’étant déjà prononcé, la revendication de ses droits ne peut plus constituer un obstacle à la foi. C’est donc la raison, en dernière analyse, qui décide s’il y a une autorité religieuse et quel en est le siège. En cela elle est souveraine : une autorité qu’elle n’a pas éprouvée reste sans force, à moins qu’elle n’emprunte la force matérielle pour s’imposer. « C’est le consentement de vous-même à vous-même et la voix constante de votre raison, et non des autres qui vous doit faire croire. » (XXV, 49). « La conduite de Dieu, qui dispose de toutes choses, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons et dans le cœur par la grâce. Mais de vouloir la mettre dans l’esprit et dans le cœur par la force et par la menace, ce n’est pas y mettre la religion, mais la terreur, terrorem potius quam religionem. » (XXIV, 3).

Mais le choix d’une autorité est la dernière démarche de la raison ; et la soumission à cette autorité reconnue, éprouvée, est l’acte le plus digne de la raison. Par là, la raison affirme et limite à la fois sa souveraineté. Pour elle, choisir sa règle c’est se montrer libre ; s’y soumettre, c’est se montrer conséquente, c’est-à-dire libre encore ; se refuser à toute règle ou répudier la règle choisie, c’est retomber dans ses vieux errements. Pascal est très précis et très clair sur cet important sujet : « La dernière démarche de la raison, dit-il, est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent » (XIII, 1), et ainsi « il faut qu’elle sache douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettent où il faut. » (XIII, 2). « La raison, dit-il encore, ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle doit se soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle doit se soumettre. » (XIII, 4).

Dès lors, la raison est en possession d’un véritable criterium. Où se trouve, d’après Pascal, le criterium de la vérité ? Bien évidemment, d’après toutes ses prémisses, il est permis d’affirmer qu’il le voit dans la conscience individuelle, régénérée par l’Esprit de Dieu et éclairée par l’Ecriture-Sainte. Voici une pensée importante qui n’a point été suffisamment remarquée : « Ceux qui jugent d’un ouvrage par règle sont, à l’égard des autres, comme ceux qui ont une montre à l’égard des autres. L’un dit : Il y a deux heures, l’autre dit : Il n’y a que trois quarts d’heure. Je regarde ma montre ; je dis à l’un : Vous vous ennuyez, et à l’autre : Le temps ne vous dure guère ; car il y a une heure et demie ; et je me moque de ceux qui me disent que le temps me dure à moi, et que j’en juge par fantaisie ; ils ne savent pas que je juge par ma montre. » (VII, 5). Il est vrai que sur ce cadran, que le chrétien sait qu’il possède, nul autre que lui ne peut voir l’heure qu’il est : en d’autres termes, ce critérium est subjectif et ne vaut que pour celui qui le possède. Mais peut-on trouver un critérium objectif ? C’est contradictoire. Les philosophes le cherchent encore.

Ainsi l’œuvre du christianisme est une restauration générale, harmonique de l’être humain, et le résultat de l’épreuve proposée par l’apologiste est de constater cette restauration dans son harmonieuse et majestueuse beauté. Le christianisme a pris l’homme tel qu’il l’a trouvé : il a fait appel à toutes les forces vives, à toutes les énergies, à toutes les facultés de son âme ; il n’en a point rompu le faisceau ; il les a liées au contraire plus fortement, en les employant à la commune recherche et en les appelant à la commune jouissance de la vérité. Il a fait entre elles une distribution de rôles et de parts ; il n’en a sacrifié aucune, mais il a mis chacune d’elles définitivement à son rang. La raison elle-même, si durement traitée, s’est relevée, mais a dû prendre son rôle et son rang, qui ne sont pas les premiers, mais qui n’en sont pas moins importants. C’est parce que, dans sa vaine présomption, elle regimbait contre la loi du commun partage, qu’elle a été réduite à merci. De la raison mal informée, l’apologiste chrétien en a appelé à la raison mieux informée, et celle-ci s’est mise d’accord avec le cœur, et a déclaré que le christianisme est divin. Et il en résulte la plus lumineuse des certitudes, la plus générale, la plus harmonique des satisfactions. Pascal l’avait éprouvé pour lui-même. Dans la nuit mémorable de sa conversion[32], il résuma sur un parchemin, qu’il porta sur lui jusqu’à la fin de sa vie, les impressions nouvelles qui l’avaient transporté et transformé :

« Feu.

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

Non des philosophes et des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. »[33].

L’élan est sublime ; mais la logique garde ses droits. D’abord la certitude, qui est double ; puis, et par elle, les sentiments de l’âme, la joie, la paix. Voilà le résultat de l’épreuve, et le dernier mot de l’apologie.

Nous n’avons pas oublié les droits ou les prétentions de l’Eglise en matière d’autorité religieuse, pendant la digression que nous venons de faire, ni les droits prétendus de la tradition. « Si l’antiquité, dit Pascal, était la règle, les anciens étaient donc sans règle ? Si le consentement général, si les hommes étaient péris. » (XXV, 49).

Quant à l’Eglise, a-t-elle, d’après lui, à un titre quelconque, une autorité quelconque ? Nous ne nous arrêterons pas à relever les inconséquences de sa situation, vis-à-vis d’une Eglise dominée déjà par les Jésuites, car nous étudions l’œuvre et non l’homme. Cependant nous croyons fermement que s’il eût vécu un siècle plus tôt, en pleine réformation, à l’époque où les partis religieux n’étant encore ni tranchés ni fermés, chaque lutteur pouvait se ranger dans le camp auquel, par ses principes, il appartenait légitimement, l’homme eût pris place, et quelle place ! à côté de nos grands réformateurs, et l’œuvre serait dans toutes nos bibliothèques protestantes, à côté de l’Institution chrétienne.

A propos de la première édition de l’ouvrage de M. Astié, et en parlant de celui de Vinet, Sainte-Beuve s’étonne de voir les protestants essayer de tirer à eux le Pascal des Pensées. Cet étonnement nous étonne vraiment. Nous n’avons nul besoin de le tirer à nous ; il nous appartient de droit comme quiconque professe, aussi hardiment qu’il l’a fait, nos immortels principes ; il nous appartient par ses principes, et ce n’est que grâce à des inconséquences que les situations et les circonstances imposent toujours aux esprits les plus fermes et les plus logiques, qu’il ne nous a pas appartenu en fait.

En tout cas, son œuvre nous appartient : elle est le fruit direct des grandes semences répandues au xvie siècle.

Et s’il a été inconséquent dans sa situation, même comme Janséniste, il savait pourtant où le poussaient ses principes. Il a écrit et n’a jamais rétracté les pensées que voici : « Si mes lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel. — Vous êtes corruptible. — Il est meilleur d’obéir à Dieu qu’aux hommes. Je ne crains rien, je n’espère rien. Les évêques ne sont pas ainsi. Port-Royal craint, etc… »



  1. Havet. Introd. X.
  2. Lettre de Brienne à Mme Périer, 1668, — dans Port-Royal de Sainte Beuve III. p. 305.
  3. Auguste Molinier, I. LXI. Havet. Introd. XLI.
  4. Revue des Deux-Mondes, 15 déc. 1844.
  5. Pensées de Pascal 1842.
  6. Voir note A à la fin du volume.
  7. Pensées de Pascal, avec introduction notes et remarques par Ernest Havet Ch. Delagrave 1881.
  8. Cette pensée ne se trouve pas dans le manuscrit original, mais elle est dans l’édition de P. R. et nous parait bien évidemment être de Pascal (Voir Sainte-Beuve III, 354).
  9. C’est-à-dire, au lieu de recevoir les idées pures, dans leur pureté, de ces choses. Havet, I, p. 8.
  10. C’est ainsi qu’on doit expliquer, à notre avis, la contradiction apparente qu’il y a entre les pensées nettement sceptiques et les pensées affirmatives sur l’existence de Dieu. La même contradiction et le même point de vue se trouvent dans le chapitre 1er de l’épitre aux Romains, v. 19 et 20 cf. v. 21 ; ἐματαίωδησαν ἐν τοῖς διαλογισμοῖς αἰτῶν, καὶ ἐσκοτισθἦ ἡ ἀσύνετος αὐτων καρδία vise évidemment les philosophes et leur vaine spéculation.
  11. Pascal ne nie pas l’existence en l’homme de qualités natives, de principes naturels, tout comme il ne nie pas les principes premiers ; mais il soutient que dans notre condition et dans notre état actuels, nos principes naturels sont si bien confondus avec nos principes accoutumés, qu’il nous est impossible de les en démêler, de distinguer ce qui nous vient de la nature, de ce qui nous vient de l’éducation ou de la coutume. — Cf. III, 8. « Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. » Et VIII, 6, tout l’article.
  12. Sainte-Beuve, Port-Royal, 2e édition, III, p. 313.
  13. XIV. 3.
  14. Du scepticisme de Pascal. Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1844.
  15. Il ne nous paraît pas qu’on puisse distinguer foncièrement, comme Saisset a essayé de le faire, l’école pyrrhonienne de l’école des sophistes. Si les hommes diffèrent, les doctrines se ressemblent terriblement. — E. Saisset. Le Scepticisme, p. 55-56.
  16. παντὶ λόγῳ λόγον ἴσον ἀντικεῖσθαι
  17. E. Saisset. Le Scepticisme, p. 51-55.
  18. Entretien avec de Saci. Havet. I. cxxxii.

    « Oh ! que c’est un doulx et mol chevet et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer une teste bien faicte. »

    Montaigne. Essais III. 13.

  19. VIII, 6.
  20. … Nous avons une idée du bonheur… Nous sentons une image de la vérité (VIII, 1.) Havet, I, p. 115.
  21. Voir aussi I, 4 ; XII, 4.
  22. Port-Royal, II, p. 396.
  23. Préf. P. R. Havet, I, lviii.
  24. Nous rappelons encore ici VIII. 6.
  25. Préf. de P. R. Havet, I, xlix.
  26. Jean, VII. 17.
  27. οὐ γὰρ πάντωνπίστις 2 Thes. 3, 2.
  28. Cf. Arnobe, cité par Havet (I, p. 159). Jaccques Abbadie : De la vérité de la religion chrétienne, Toulouse, 18G4, I, p. 122.
  29. Aug. Molinier, I, p. 310
  30. Voir note B à la fin du volume.
  31. Voir : XI, 4, 4 bis, 5, 10 bis. — XII, 1, 2, 10, etc.
  32. 23 nov. 1654.
  33. Havet, I. cvi.