Des Rapports politiques de la France et de l’Angleterre

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DE
L'ALLIANCE ANGLAISE



Pitt avait-il raison de déclarer à la France une guerre qui aurait pu être immortelle, puisqu’elle ne devait finir qu’à la condition que la France y perdît son gouvernement ? Fox avait-il tort d’exhorter obstinément son pays à rester neutre dans les querelles du continent, qui ne touchaient point essentiellement l’Angleterre, à respecter dans la France en révolution la liberté d’être à son gré une puissance démocratique ou despotique ? Les écrivains soigneux de ranimer parmi nous les ressentimens et les ombrages qui pourraient, les événemens aidant, amener une rupture entre les deux peuples habitans des rivages de la Manche, savent-ils bien qu’ils travaillent à résoudre la question en faveur de Pitt, et à réhabiliter le génie des coalitions ? C’est au fond la politique de Fox qui aujourd’hui domine en Angleterre. Le principe de non-intervention, que notre grand ennemi Burke dénonçait comme un crime, est en honneur de l’autre côté du détroit. Des cabinets peu d’accord sur tout le reste y recommandent à leur pays la neutralité toutes les fois qu’elle est possible. Cette politique d’abstention, juste et louable quand elle a pour principe le respect de l’indépendance des nations, irréprochable lorsqu’aucune nécessité de salut ou d’honneur n’ordonne d’y renoncer, est encore fortifiée et encouragée, presque jusqu’à l’abandon de certains intérêts d’orgueil ou de dignité, par les nouvelles doctrines sociales que les merveilles de quarante ans de civilisation pacifique ont fait naître dans la patrie de la vapeur et des chemins de fer. Et c’est le moment que certains esprits, routiniers dans leur haine et plagiaires dans leurs soupçons, choisiraient pour sonner un tocsin d’alarme, comme si les ombres de Chatham et de son fils se dressaient devant nos yeux et menaçaient du haut de leur tombeau !

La déclamation joue un rôle en ce monde, et ce qu’on fait de téméraire et d’absurde pour l’amour de la rhétorique est considérable, à en juger par notre histoire. Cependant il est d’abord difficile de prendre au sérieux soit les craintes qu’excitent certaines colères, soit les colères qui provoquent certaines craintes. Tant que nous n’entendrons que des paroles, nous serons fort tranquilles ; mais à des paroles il faut en opposer d’autres. Il est bon de dire les choses comme elles sont aux gens qui les disent comme elles étaient. Les principes sur lesquels reposent les sociétés modernes, les opinions les plus fortes et les intérêts les plus puissans en France sont pour le maintien d’une certaine union entre nous et les Anglais. Rien n’a sérieusement changé depuis le temps où cette pensée était devenue la règle de la politique pratique ; tout gouvernement qui n’est pas la légitimité sait bien qu’il n’est reconnu sans restriction, sans arrière-pensée qu’en Angleterre, et que toute autre alliance est une combinaison d’un jour. Quiconque connaît notre histoire sait bien que sans le concours de l’Angleterre aucune ligue ne saurait se former en Europe qui soit durable, et dont la France ne puisse avoir raison. Quiconque compte pour quelque chose les intérêts de la civilisation générale, l’équilibre du monde, l’indépendance des peuples, sait bien que toutes ces choses ne sont en sûreté que lorsque la France et l’Angleterre sont d’accord pour les défendre. Ce sont là des vérités proverbiales, et que nous ne rappellerions pas, si nous nous adressions au gouvernement seul.

Quand on presse les ennemis de l’alliance que nous avons toujours soutenue, on n’obtient guère qu’ils exposent des calculs ou des idées. Ils parlent surtout de sentimens publics, tout en se défendant de les partager. Ils sont au-dessus, ils s’en font honneur, de ces misères de rivalité nationale ; mais la rivalité existe, disent-ils : l’histoire en dépose, les deux nations sont rivales. Rivales de quoi ? pourrait-on demander. À cette question, la réponse ne serait pas facile. Puisqu’on s’appuie sur l’histoire, il faudrait nous dire quel est le motif de rivalité historique, motif grave, essentiel et digne d’être discuté le fer à la main, qui subsiste aujourd’hui.

On nous dispensera de remonter aux guerres féodales. Il est d’usage et il est raisonnable de dater de la paix de Vervins le système politique de l’Europe. Certes ce n’est pas au grand roi qui mit alors la France à son rang qu’il faudrait demander des exemples et des raisons pour opposer l’Angleterre à la France. De l’alliance des deux pays il fit le point d’appui de tous ses desseins, et qui voudra rechercher, soit dans les entretiens de Sully avec son maître, soit dans les confidences que fit Jeannin à Richelieu, les pensées de Henri IV sur le rôle de la France, croira l’entendre lui-même exposer le plan admirable qu’il léguait à sa race, et dont l’héritage fut recueilli par Richelieu et Mazarin plus fidèlement que par Louis XIII et Louis XIV. Les Stuarts ne furent pas beaucoup plus fidèles à la tradition d’Elisabeth, et ce qui manqua à cette malheureuse dynastie fut, entre tant d’autres choses, une politique nationale. L’esprit d’absolutisme déclara la guerre dans les deux pays à toutes les résistances, et il y gagna dans l’un une révolution qui devait aboutir à la liberté, dans l’autre une monarchie despotique qui devait mener à une révolution.

Mazarin avait réconcilié la France avec Cromwell, et il forçait le futur Jacques II à faire sous Turenne la guerre aux Espagnols, devenus les seuls protecteurs de sa maison ; mais quatre ans après c’était Louis XIV qui stipendiait les Stuarts sur le trône, et on lui promettait bientôt en échange de convertir l’Angleterre. Cette alliance, fondée sur des idées d’intolérance, d’intervention, de conquête et d’absolutisme, ne ressemblait guère à l’alliance de Henri IV et d’Elisabeth. Louis XIV n’est pas certes un roi ordinaire. Son dévouement à ses devoirs tels que les concevait son orgueil, son application, sa persévérance, son jugement droit, qui se montre dans l’exécution plus que dans la conception de ses desseins, en font la digne personnification d’un grand plutôt que d’un bon gouvernement ; mais son passage sur le trône, glorieux pour sa mémoire, a été funeste à sa maison. Sa politique étrangère, toujours inspirée par une personnalité altière, a fait au nom français un mal dont notre pays a longtemps souffert et souffrirait encore, s’il n’avait eu depuis lors d’autres fautes à expier. Le malencontreux complot des deux hôtes de Versailles et de Saint-James pour détruire de compte à demi, par force ou par ruse, la religion et la liberté de l’Angleterre, cette guerre impolitique déclarée à la réformation, cette guerre de royauté à république dont la Hollande était le champ ou le but, voilà les fautes qui, avec l’infaillibilité de la réaction après l’action, amenèrent la représaille implacable de Guillaume III et les calamités de la guerre de la succession. Quoique de bons historiens défendent encore l’acceptation du testament de Charles II, il serait difficile de montrer les profits réels qu’a tirés la France du fardeau de l’alliance espagnole ; le mal qu’elle aurait pu craindre de l’abandon de l’Espagne à sa décadence naturelle paraît peu de chose, comparé aux avantages qu’un bon traité de partage pouvait lui assurer à jamais. Ce que nous avons gagné de plus net à voir Louis XIV mettre son petit-fils à Madrid, c’est la contagion de son exemple et la guerre funeste de 1808.

Après M. de Carné, il serait oiseux de rappeler ce que la régence du duc d’Orléans a fait pour rétablir une bonne politique de l’extérieur. Les affaires étrangères sont le beau côté de ce gouvernement. Je ne sais si le gouvernement de Louis XV a un beau côté ; mais il serait difficile au plus versé dans notre histoire diplomatique de répondre sans hésiter à cette question : quelle sérieuse et décisive raison avait la France d’entreprendre les trois guerres du règne de Louis XV ? Les deux premières du moins ont fait honneur à nos armes. Cependant, si celle de 1734 nous a valu la possession de la Lorraine, c’est par le résultat le plus inattendu et par une heureuse et subite conception qui, si elle vient du cardinal de Fleury, est la seule qu’il ait eue dans sa longue administration. Quant à la guerre de 1741, tout ce que nous apprend l’histoire, c’est qu’elle a été commencée pour plaire au comte de Belle-Isle ; mais il m’a toujours été impossible de comprendre quel était le but de la belle campagne du maréchal de Saxe dans les Pays-Bas, et lorsqu’en signant le traité d’Aix-la-Chapelle, Louis XV dit ce mot vanté par Voltaire : « J’ai fait la paix en roi et non en marchand, » cela ne pouvait signifier que ceci : Je n’ai rien gagné à la guerre, parce que je l’ai faite pour mon plaisir. Il y a des temps où l’on admire ces sentimens-là. Vint ensuite la guerre de sept ans ; mais il vaut mieux n’en point parler. Rappelons-nous seulement que ces trois guerres amenèrent deux ruptures avec la Grande-Bretagne, dont l’une nous laissa le souvenir de Fontenoy, et l’autre des souvenirs fort différens. Mettons qu’ils se compensent ; le tout s’est terminé par la plus triste paix de nos annales, avant celle que nous ont value les revers de l’empire. C’est peut-être au ressentiment que le traité de Paris avait laissé à la France qu’il faut attribuer l’adhésion donnée par le cabinet de Louis XVI à la révolution d’Amérique. C’est du traité de Paris que date ce fonds de jalousie qui se laisse entrevoir dans toute l’Europe contre la Grande-Bretagne, et que le ton souvent rude de sa diplomatie a imprudemment entretenu. Aussi, lorsque quelques années plus tard, on commença à soupçonner que les treize colonies de l’Amérique du Nord pourraient bien lui échapper, une secrète satisfaction se décela même chez ses alliés, et l’intérêt du monde fut pour les insurgens. Ainsi le cabinet de Versailles fut amené à flatter une opinion plus désintéressée, et qui n’aimait dans le soulèvement des États-Unis que la résistance à l’oppression. Si la cause de la liberté ne m’était chère avant tout, si je ne croyais que la révolution d’Amérique, a pu contribuer à la révolution française, j’hésiterais, malgré des noms fort imposans pour moi, à approuver le rôle que joua la France en 1777 ; il est difficile de lui trouver un intérêt visible et permanent dans la guerre qu’elle déclara spontanément et sans grief. L’événement ne fut à la gloire ni de la sagesse, ni même de l’énergie du gouvernement anglais ; mais l’Angleterre n’en fut pas matériellement affaiblie, et de part ou d’autre l’orgueil seul souffrit on triompha. C’est cette lutte de passions que devait renouveler en de plus grandes proportions la guerre de la révolution française.

On ne dirait pas aisément qui le premier l’a déclarée ; il est certain cependant que Pitt a plus hésité que la république française. Parmi nos hommes d’état du moment, Brissot passait pour le plus éclairé sur les questions extérieures. En conseillant à la révolution la guerre, il avait longtemps compté sur la neutralité, même sur la secrète sympathie des pays libres ou des gouvernemens éclairés ; mais après la conquête de la Belgique il écrivait au général Dumouriez : « C’est ici un combat entre la liberté et la tyrannie, entre la vieille constitution germanique et la nôtre… Pas un Bourbon ne doit rester sur le trône ! Ah ! mon cher, qu’est-ce qu’Alberoni et Richelieu, qu’on a tant vantés ? qu’est-ce que leurs projets mesquins, compares à ces soulèvemens du globe, à ces grandes révolutions que nous sommes appelés à faire ? Ne nous occupons plus de ces projets d’alliance avec la Prusse, avec l’Angleterre : misérables échafaudages ! tout doit disparaître ; novus rerum nascitur ordo. Il faut que rien ne nous arrête… Une opinion se répand ici : la république française ne doit avoir pour bornes que le Rhin. » Et Brissot, peu de mois après, proposait, au nom du comité de défense générale, la guerre contre l’Angleterre.

On vient de lire le programme de la guerre révolutionnaire. Combien de fois depuis avons-nous vu écrire le commentaire de ce texte ! Quand un peuple a été une fois bercé des promesses de ces émotions grandioses que donnent la force et la passion dissimulées par la gloire, que n’en peut-il pas rester dans son imagination ! Les paroles de Brissot, appelant la nation anglaise à faire justice des conspirateurs qui la gouvernaient, n’étaient pourtant que la contre-partie des conseils qu’avec un tout autre talent Burke donnait à son pays. Lui aussi, il voulait une guerre qui fût une lutte entre deux principes ; seulement la politique de non-intervention, cette idée tout anglaise, que Burke appelait la politique de désertion, luttait dans l’esprit de Pitt contre ses aversions anti-révolutionnaires. Même lorsqu’il abandonnait de fait la non-intervention, il n’y voulait pas renoncer en principe. Longtemps on n’a vu dans Pitt que le fils de Chatham, il était Grenville aussi pour le moins autant, et son caractère politique fait penser à la ressemblance de ses traits avec ceux de sa mère. Ni l’enthousiasme du patriote, ni la colère du conservateur, ni la grandeur des vues de l’homme d’état, n’emportaient son jugement au-delà des nécessités de sa situation. Il fit la guerre, parce qu’il vit qu’on l’attendait du pouvoir, et son pouvoir, c’était sa cause. Il fit la guerre, mais avec plus de fierté que d’ardeur, avec plus de fermeté que d’habileté. Il ne faut pas juger Pitt sur son attitude dans le parlement : là, il est tout ce qu’il veut paraître, et jamais art plus profond, tact plus sûr, instinct plus rapide, jamais plus de prudence dans la facilité, plus de dignité dans l’artifice, plus de hardiesse dans la mesure, n’ont été au service de l’orateur de gouvernement. Malheureusement, lorsqu’il faut agir, imposer au pays des sacrifices, préparer des forces et des opérations, soulever le poids de l’Europe armée, la raideur et la circonspection viennent enrayer les déterminations de l’homme d’état. Il faut voir dans la biographie de Pitt que vient de publier lord Macaulay, et qui est placée au premier rang de ses écrits[1], tout ce que la sagacité et la justice de la postérité doivent ôter au grand ministre des torts et des mérites que lui attribuaient ses contemporains.

Quand on parle de Pitt, on parle de son premier ministère. Il lui est arrivé ce qui était arrivé à son père : sa dernière administration a été à peine digne de lui. Du moins n’a-t-il pas eu le temps d’en racheter la formation par le succès, et il est mort malheureux. Mais sa première administration elle-même, terminée par cette guerre de huit ans qui l’a fait tant admirer et maudire, n’a pas entièrement donné gain de cause à la politique belliqueuse. Rendons grâce à la Providence : tant que la France a défendu la révolution française, de Valmy à Marengo, elle a triomphé, et sa puissance était à sa véritable apogée quand l’Angleterre fut amenée à la paix, que Pitt avait désirée plus tôt, et qu’il aurait faite lui-même sans George III.

Or maintenant que reste-t-il des causes de cette guerre ? Les passions qui nous l’ont fait entreprendre nous animent-elles encore, et quelle provocation les vient réveiller ? Elles manqueraient de prétexte pour renaître et d’aliment pour vivre. Du côté de l’adversaire, les passions qui ont soutenu la guerre ont aussi bien disparu que les principes qui l’ont colorée. Où sont ces préjugés oppressifs auxquels on prétendait reconnaître les Anglais pour des ennemis du genre humain ? Qui des conseillers présens ou passés de la reine Victoria pense un moment à contester à la France, à personne, le droit de se constituer à sa guise, et dans quel pays est-il plus unanimement admis que les nations sont libres de se donner, si elles peuvent, le gouvernement de leur choix ? Les causes de la guerre de la révolution sont donc loin de nous. Les résultats même en ont montré la vanité, et, pensant comme nous pensons aujourd’hui, les Anglais et nous, nous n’avons rien à venger.

Mais le monde ne s’est pas arrêté le lendemain de la bataille d’Austerlitz… Il est vrai, et les traités de 1815 ne sont pas la paix d’Amiens. Il faut s’entendre à demi-mot sur ce tragique sujet, et il y a des choses qu’une plume française ne peut guère écrire. Ne nommons aucun événement par son nom ; passons seulement en revue les motifs de la guerre sans égale qui a commencé entre Dunkerque et Boulogne et fini au Mont-Saint-Jean. Il serait puéril de relever les questions territoriales. Personne ne pense, je suppose, à se quereller pour Malte ou les Iles-Ioniennes, personne à donner le Hanovre à la Prusse. Le système continental trouverait apparemment peu de partisans prêts à tirer l’épée pour le rétablir, et si les droits des neutres sont toujours chose sacrée, ce serait un étrange moyen de les maintenir que de les remettre en question par la guerre, quand la paix leur donne chaque jour une consécration de plus. Quant aux colonies, je ne pense pas qu’on puisse être fort tenté de reprendre Saint-Domingue, et la valeur des possessions transatlantiques a beaucoup baissé dans l’opinion du monde depuis que de plus saines idées et de meilleures habitudes se sont établies en matière de commerce. L’Angleterre a renoncé à ses anciens monopoles, et nul ne conseille d’entreprendre une croisade contre les idées d’économie politique que professe notre gouvernement, pour en créer de nouveaux par des conquêtes au-delà de l’un ou l’autre Océan. Si par un sentiment un peu tardif on regrettait notre ancienne part de l’Inde, le désintéressement serait grand de convoiter un établissement sur un territoire dont le commerce est libre, et qui coûte à ses maîtres le prix que chacun sait aujourd’hui. À parler sérieusement, et pour le dire en passant, toute théorie générale sur les colonies mise à part, la France, dont la vraie grandeur est dans la puissante concentration de ses forces, possède sur le littoral africain la colonie qui lui convient le mieux, vaste empire qu’elle est loin encore d’avoir mis en valeur tout entier, et qui peut devenir pour elle ce que sont réellement pour l’Angleterre ses meilleures possessions. L’Algérie a les avantages de l’Inde, mais plus grands, avec quelques-uns de ses inconvéniens, mais moindres ; elle est déjà devenue un élément vital de notre force militaire ; elle peut en devenir un de notre force maritime, et si, comme on le prétend, il faut à un grand état de vastes terres où se répande le trop-plein de sa population et de ses ressources, combien la France n’a-t-elle pas encore d’efforts à déployer avant d’avoir fait de l’Algérie ce qu’il faut qu’elle devienne, une autre France !

Mais j’entends déjà dire que ce n’est pas pour la guenille des intérêts matériels que subsiste une rivalité fondée sur les souvenirs entre la France et l’Angleterre. Je le sais. Emporté par l’acharnement de la lutte, le gouvernement vieil adversaire du principe d’intervention en est venu en 1814 à signifier, de concert avec l’Europe, à la France l’interdiction d’être gouvernée par la dynastie qui régnait sur elle : acte d’intervention sans exemple dans les fastes de l’histoire ; mais l’injure, il me semble, est rétractée. Ce n’est pas l’Angleterre qui a hésité à mettre à néant ce souvenir des extrémités de la guerre. Les successeurs de Pitt n’ont pas fait mauvais accueil à la république ; les héritiers de Castlereagh n’ont pas tourné le dos à l’empire. Le tombeau s’est depuis longtemps fermé sur les ministres qui ont fait une prison de Sainte-Hélène, et l’Angleterre a dès longtemps cessé de pouvoir être regardée par aucun des proscrits de 1815 comme une terre inhospitalière.

Ainsi donc il ne resterait du passé que des causes morales pour justifier une rupture entre les Anglais et nous. Des causes morales ! comment les appellerons-nous ? Du ressentiment, de l’envie, de la haine ? Appelons-les de leur nom le plus noble, — des passions. Oui, c’est aux passions seules que feraient appel ceux qui nous donneraient ce plus funeste des conseils.

Et ces passions, les trouveraient-ils ? On le dit ; mais comment le croire ? On a pu les ressentir, on a dû les comprendre, ces passions trop naturelles, alors que notre sang versé à flots était à peine étanché, alors que, courroucés contre la fortune, nous en croyions le poète quand il nous disait :

Sur nos débris, Albion nous défie.


Aujourd’hui franchement sommes-nous sur des débris, et Albion songe-t-elle à nous défier ? Ceux-là seraient bien ingrats envers la fortune, bien injustes envers la France, qui tenteraient de lui persuader qu’elle ait hors de chez elle à se relever de quelque chose, et qu’il lui reste des réparations à demander. Quiconque a mis le pied en Angleterre a ressenti les effets de l’estime de nos voisins. Certes ce n’est pas là qu’on nous croit sur des débris et que la puissance française est mise en doute. La France étonne quelquefois les Anglais. Ils ne s’expliquent pas bien la variété des points de vue que notre esprit parcourt en peu de temps ; mais de très bonne foi ils se disent que nos affaires sont nos affaires, et ne s’avisent pas même d’en juger. Ne dissimulons rien, s’ils n’admirent pas nos institutions, ils n’en admirent que plus notre richesse et nos armes, eux qui conçoivent malaisément la prospérité et le patriotisme sans la liberté politique. La conséquence est évidente ; à notre égard, l’Angleterre est aussi loin du dédain que de l’envie.

Qu’importe si des artisans de malheur parvenaient à persuader à la France qu’elle a au-delà du détroit une rivale ou une secrète ennemie et à retrouver dans les cendres du passé des charbons mal éteints des inimitiés nationales ? Voyons si raisonnablement la chose est possible. Du temps que le sentiment anti-britannique était un sentiment populaire, que disait-on ? Tantôt que l’Anglais était un oligarque, tantôt qu’il était un marchand. Et Dieu sait tout ce que contenaient ces deux épithètes ! Où est maintenant le républicain ombrageux, le conservateur arriéré du vocabulaire révolutionnaire qui voit dans la Grande-Bretagne l’aristocratique persécutrice de la démocratie malheureuse ? Plus d’un nom fameux se présente à la mémoire comme pour attester que les plus redoutés des novateurs n’ont pas à se plaindre qu’il y ait une Angleterre au monde. Son régime oligarchique est moins dur à la démocratie que le régime d’égalité d’autres pays. Quant au nom de peuple marchand, il ne serait plus compris qu’en bonne part dans une société devenue comme la nôtre profondément industrielle, et qui ne fait pas fi de son rang dans le monde commercial. Qui voudrait, en faire une injure s’entendrait bien vite répondre : « Marchand toi-même. » Le travail national de chacun des deux pays s’est donné réciproquement rendez-vous aux deux expositions générales. De part et d’autre, on s’est rendu justice, et quarante ans de relations actives et fructueuses ont amené entre les deux plus riches sociétés du monde un tel échange de capitaux, de procédés, de produits et de lumières, que celui-là serait bien habile qui ferait accroire aux deux commerces anglais et français qu’ils ne sont pas liés à la paix par une étroite communauté d’intérêts.

Ce sont de grandes forces dans le monde moderne que l’esprit démocratique et l’esprit mercantile ; peu s’en faut que l’un et l’autre n’enveloppent toute la masse populaire et toute la classe moyenne, et l’un et l’autre sont loin des passions qu’on leur suppose.

Que reste-t-il de la classe moyenne quand on en a retranché tout ce qui vit d’industrie et de commerce ? Cette section sociale, moins nombreuse, mais importante, où vit la tradition du libéralisme intellectuel. Essayez d’y recruter des ennemis à l’Angleterre ! La science et la littérature, l’économie politique et la législation, toutes les études qui ont pour but les progrès moraux et matériels de la société n’ont, depuis quarante ans, formé que des liens entre deux peuples qui s’éclairent l’un l’autre, et tout ce qui pense est pour l’alliance. Si le seul grief qu’on puisse alléguer contre l’Angleterre est, comme on pourrait le croire à entendre certaines plaintes, qu’elle est en pleine possession de la liberté de la presse, on ne peut raisonnablement espérer que tout ce qui honore l’esprit humain lui en fasse un crime.

Enfin ne craignons pas de comprendre dans cette revue des opinions en France celle même du gouvernement. On ne peut nous supposer la prétention d’être ses confidens ni ses interprètes ; mais c’est un fait notoire que, tandis qu’il s’est attaché à remettre en vigueur au dedans les traditions du premier empire, il les a écartées de la politique extérieure, et dans cent occasions il a tenu à l’égard de l’Angleterre une conduite et un langage qui démentaient formellement les exemples du Moniteur universel entre 1800 et 1814. S’il y a des engagemens politiques au monde, ce sont les déclarations par lesquelles le cabinet français a, depuis dix ans, incessamment témoigné qu’il regardait le concert avec l’Angleterre comme une des bases de son système. Il faudrait donc des circonstances bien nouvelles, des événemens bien décisifs, pour qu’au mépris de tant d’engagemens, à l’encontre de tant d’intérêts et d’opinions, on dût changer tout d’un coup d’intentions et d’allures, et marcher, par la froideur des relations et la contrariété des conduites, à un antagonisme précurseur d’une rupture ouverte. Voyons si rien dans la marche de l’Angleterre prescrit ou seulement autorise une telle révolution.

L’Angleterre ne saurait ignorer que sa situation a souffert en Europe depuis quelques années. Son rôle et ses succès dans les événemens qui avaient amené les traités de 1815, la tranquillité et la prospérité incomparables dont elle a joui depuis cette époque, lui avaient fait beaucoup d’envieux sur le continent. La fortune constante de son gouvernement était la plus amère satire de plus d’un gouvernement européen. Ce double grief, dont elle peut s’enorgueillir, la liberté de sa tribune et la liberté de ses journaux, n’étaient point de nature à lui ramener la bienveillance des cabinets. Son langage ordinaire était peu propre à désarmer les inimitiés jalouses qu’excitaient sa sécurité et sa grandeur. Il y avait là de l’inévitable, et nous ne sommes pas de ceux qui reprocheront au peuple anglais, en eût-il abusé, sa liberté ; mais l’heureuse révolution qui, vers 1827, s’est opérée et de plus en plus développée dans ses doctrines ministérielles a achevé de lui faire perdre la sympathie de plus d’une cour, et pendant longtemps elle ne s’est entendue qu’avec la France. La non-intervention, l’indépendance nationale, les droits des peuples, l’utilité des réformes constitutionnelles, voilà les principes qu’avec plus ou moins de fidélité la diplomatie britannique a communément professés, sans prêter une oreille bien favorable aux doléances et aux alarmes de plus d’une monarchie en détresse. Tout cela était à peu près commandé par le cours naturel des choses ; mais, en occupant cette situation à part, en faisant schisme avec presque tous les signataires des anciennes coalitions, on devait sentir à Londres qu’on s’enlevait presque toute possibilité de renouer avec eux ; on renonçait à rendre aux rois absolus de certains bons offices, et dans cet isolement forcé il devenait sage et même nécessaire de ménager, de conserver, fût-ce par des sacrifices, le peu d’alliances qu’on pouvait avoir, et surtout celle avec la France, la plus facile et la plus durable, celle qui n’exigeait presque aucun abandon des principes que l’on avait arborés. Enfin il fallait, et c’était là peut-être la première condition, il fallait continuer d’être heureux en tout, et conserver avec une habileté vigilante cette active influence qui partout se fait sentir, et oblige les étrangers, bénévoles ou non, à une juste déférence. Il ne servirait pas de tant parler de la grandeur de l’Angleterre, si, par des malheurs ou des fautes, cette grandeur venait à perdre quelque chose de son prestige.

Or toutes les conditions de ce programme ont-elles été parfaitement remplies, même entièrement comprises par tous les cabinets britanniques ? N’ont-ils pas trop profité de ce que l’opinion nationale semble chaque jour plus détachée des préoccupations diplomatiques, pour négliger les affaires étrangères ? Quand on voyage en Angleterre, on est extrêmement surpris de l’indifférence du public pour bien des questions européennes. Certaines réformes intérieures, certaines difficultés de cabinet absorbent toute l’attention de ce peuple, qu’on se figure possédé de combinaisons ambitieuses. Une école de gens d’esprit et de talent s’est formée, qui soutient qu’il y a duperie à se soucier des choses du dehors, et que le progrès actuel des sociétés est de renoncer à ce genre d’influence qui a la force pour ultima ratio. Je ne dis pas assurément que cette école domine le gouvernement ; mais elle devance, elle représente en l’exagérant un mouvement utilitaire et pacifique qui se manifeste au sein de la nation anglaise, et qui, en l’entraînant, l’étourdit sur le reste. Cette disposition en soi peut avoir quelque chose d’humain, de philanthropique, de chrétien même : elle tient aussi à un sentiment de personnalité dont les nations peuvent être atteintes comme les individus, et il leur siérait mal de tomber dans le quiétisme économique. Aussi, comme on n’y tombe pas tout à fait, comme certains intérêts d’honneur ou de puissance parlent trop haut pour que des ministres bons citoyens cessent jamais de les entendre, la revendication subite qu’ils en font après tant de protestations d’indifférence paraît fantasque et blessante, et elle n’est pas toujours écoutée, ou elle est repoussée par la doctrine qu’ils ont eux-mêmes accréditée, à savoir que chacun doit se mêler de ses affaires. Ces exceptions inattendues à un système de tolérance générale et d’activité tout intérieure ne trouvent ainsi ni accueil ni crédit. On rencontre des esprits prévenus, des habitudes prises, et l’on choque inutilement ceux qu’on ne veut pourtant pas aliéner. J’en citerai un exemple connu, l’affaire du percement de l’isthme de Suez. Quand le cabinet anglais ou plutôt son chef s’oppose à un projet réputé favorable au commerce du monde et par conséquent au commerce anglais plus qu’à tout autre, et cela en vertu d’un préjugé mal expliqué ou d’un intérêt tellement douteux qu’il n’a pas été reconnu par lord John Russell et qu’il a été nié par M. Gladstone, on peut dire que c’est une faute, et que les considérations, quelles qu’elles soient, qui pousseraient l’Angleterre à maintenir la clôture naturelle du nord de la Mer-Rouge sont peu de chose auprès de l’inconvénient d’afficher une prétention suspecte ou contraire à l’intérêt universel, et d’indisposer la France pour la vanité de paraître mieux écoutée qu’elle au Caire ou à Constantinople. Cela est trop peu d’accord avec le système de neutralité qu’on proclame dans des affaires plus générales, plus vraiment politiques, où l’on a semblé ne vouloir exercer aucune influence, ni même avoir un avis. Enfin les Anglais savent bien que la fortune depuis un temps ne leur a pas constamment été favorable. Leur organisation militaire a montré dans la guerre de Crimée des côtés faibles que leur franchise s’est gardée de couvrir. Eux-mêmes ont plutôt outré que dissimulé le mal, et les états-majors de l’Orient et du centre de l’Europe n’ont pas manqué de les prendre au mot. Les assiégés de Sébastopol n’ont pas négligé cette occasion de se venger et de complimenter les Français aux dépens de leur allié. Puis la crise de l’Inde est survenue. Peut-être devrait-on moins remarquer la gravité de ces troubles que le succès avec lequel ils ont été réprimés ; mais il n’en est pas moins resté sur les dangers de cet empire lointain, sur la ruineuse pesanteur d’une possession immense et précaire, sur la gravité mystérieuse des causes qui peuvent la mettre en péril, une opinion dans toute l’Europe, et qui n’est pas favorable à l’inviolabilité de la puissance britannique en Asie. Voilà encore des raisons pour que des ministres anglais portent dans les affaires étrangères une sollicitude prévoyante, une intelligente bienveillance, et songent à se faire des amis. La bonne politique se défend également d’une froideur dédaigneuse ou d’une activité blessante. L’Angleterre a le sentiment de sa force, et je ne le crois pas exagéré ; mais si elle n’a pas envie de la déployer, elle doit veiller à l’opinion du monde et la ménager sans s’y asservir.

Assurément ces observations ne constatent aucun sérieux motif de plainte de notre part, et il n’y a pas là de quoi se brouiller. Les badauds, gens qui prétendent fort à la finesse, croient que les grands états ne sont jamais occupés qu’à se tromper les uns les autres ; ils se trompent bien plus souvent les uns sur les autres. L’expérience des affaires diplomatiques vues de près apprend que la mauvaise foi et le mensonge y tiennent beaucoup moins de place qu’on ne le dit. On a raison entre cabinets de parler souvent de malentendus. Rien de plus fréquent de gouvernement à gouvernement, et surtout de peuple à peuple, que de ne pas se comprendre. Malgré des rapports continuels, malgré cette correspondance quotidienne de journaux entre deux nations voisines, ce qu’elles ignorent, ce qu’elles supposent l’une sur le compte de l’autre est extraordinaire, et pour peu qu’on ait quelque connaissance de l’Angleterre, on est surpris de tout ce que la France en dit et de ce qu’elle dit de la France. Tenir aux bons rapports avec la France, rien n’est plus commun en Angleterre, c’est un sentiment général ; comprendre les conditions de ces bons rapports est plus rare, et par suite de leur originalité même, de leur caractère profondément national, les Anglais n’ont pas le secret des étrangers. Les Français, malgré plus de souplesse dans l’esprit, ne l’ont pas davantage ; nous sommes trop pleins de nous-mêmes, trop convaincus qu’on nous juge comme nous nous jugeons. Surtout nous voulons trop entendre finesse aux choses, trop deviner d’arrière-pensées, et dans notre crainte d’être dupes, nous compliquons trop les Anglais, qui sont très simples. Nous nous regarderions comme des sots de croire ce qu’on nous dit, et quand on n’est pas de notre avis, nous soupçonnons qu’on nous en veut. Ce n’est qu’en exploitant ce faible de notre esprit qu’on pourrait réussir à nous inspirer contre l’Angleterre de dangereuses préventions. Il faudrait en effet aigrir les personnes pour amener des occasions de conflit qui ne sont pas dans les choses. Si jamais une querelle s’élève, l’intérêt n’y sera pour rien, la vanité aura tout fait.

Sur les plus grandes affaires qui occupent le monde, y a-t-il en effet opposition forcée d’intérêts ou de système entre les cabinets de Paris et de Londres ? Ces questions sont celles d’Orient et d’Italie. Avons-nous besoin les uns ou les autres que l’influence russe soit prépondérante à Constantinople, ou l’influence autrichienne en Italie ? Au fond, chacun pense de même.

Le sort de l’empire ottoman n’est pas probablement aussi près d’être mis en question qu’on le dit dans quelques journaux ; mais il suffit qu’on crût à la possibilité d’une crise, pour qu’on dût y songer. Eh bien ! dût cette hypothèse se réaliser, on ne peut oublier que la première fois qu’on a pu la prévoir, la France a fait son choix, pris son parti et signé de son sang l’engagement de maintenir l’indépendance de l’empire ottoman, ou de n’en laisser disposer qu’à l’Europe unie. Il ne peut entrer dans l’esprit de personne de rétracter à soi seul cette parole que disait aux conférences d’Erfurt Napoléon à Alexandre dans le moment de leur plus intime union : Constantinople, jamais. Si un jour il y avait lieu de prendre au sujet de l’Orient un de ces grands partis auxquels les écrivains sont toujours prêts, et que les hommes d’état ajournent toujours, ce ne seraient pas deux puissances qui en décideraient, et l’Europe n’oublierait point que la Grande-Bretagne, par la voix même de lord John Russell, a refusé le partage que lui offrait la Russie.

Quant à l’Italie, ni l’Angleterre ni la France n’ont apparemment contre elle de mauvais desseins. Dans les généralités qui la concernent, toutes deux tiennent le même langage ; c’est quand il faut en venir à la pratique que les différends se produisent. L’Angleterre exige plus pour l’Italie, n’ayant rien fait pour elle ; la France demande moins, peut-être parce qu’elle a fait davantage. À moins de supposer à l’une ou à l’autre un désir secret de tout brouiller, l’Angleterre ne peut manquer de comprendre qu’elle ne saurait tout obtenir, la France, qu’elle n’est pas obligée à ne rien accorder. Tout peut être terminé par un compromis, si les puissances européennes se mettent d’accord sur ce point, que l’Italie, confédérée ou non, ne doit être qu’italienne. Elle le sera, si des Alpes au golfe de Tarente les traités ne souffrent que des soldats italiens, si les peuples comprennent que les questions de constitution sont encore plus importantes que les questions de dynastie. Malheur aux peuples qui préfèrent un nom propre à une liberté !

Il serait imprudent et ridicule d’indiquer, même vaguement, une solution de la question italienne. Ce qui nous importe surtout ici, c’est de rappeler que la différence d’opinion sur ce point entre la France et l’Angleterre ne contient pas le germe d’une rupture même éloignée, puisque assurément ni la France ni l’Angleterre ne prendraient les armes pour une restauration de plus ou de moins. L’Angleterre ne se départira pas de la non-intervention, la France n’abandonnera pas l’objet de son intervention : il n’y a point là de conflit, au contraire ; il y a une question de plus ou de moins, le but est le même. Ces affaires sont embarrassées et difficiles, mais elles ne sont pas au-dessus des forces d’un congrès, et pour que la paix du monde périt dans ses délibérations, il faudrait en vérité le vouloir.

Or qui donc le veut ? Qui soupçonne-t-on de le vouloir ? Qu’on nous le dise. Les deux gouvernemens ne pourraient être accusés d’une telle arrière-pensée que par leurs plus grands ennemis. Comment supposer qu’une guerre qui ne servirait que des passions serait dans les projets d’un gouvernement ? Ces crimes du bon plaisir ne sont pas de notre temps. Quant aux deux nations, elles n’ont ni l’une ni l’autre à se plaindre de leur bon accord, pour avoir envie de le voir remplacer par l’antagonisme. Comment sans ce bon accord, ou plutôt sans cette coopération, l’Angleterre aurait-elle, en 1854, gouverné la situation que l’ambition de l’empereur Nicolas lui créait en Orient ? Comment, si la France était atteinte au moindre degré des passions de 1806, l’Angleterre aurait-elle traversé la violente épreuve du soulèvement de l’Hindostan ? Mais aussi, sans le concert d’intentions et d’action avec l’Angleterre, la France aurait-elle pu briser les derniers anneaux de la chaîne appelée sainte-alliance, et défendre sur les bords de la Mer-Noire l’équilibre européen ? Et si l’Angleterre se ressentait encore des passions du congrès de Vienne, la France aurait-elle pu librement passer les Alpes et aller avec sécurité raviver sur la terre italienne les souvenirs de gloire qu’elle y avait laissés ? C’est à quoi a servi la bonne intelligence entre la France et l’Angleterre. Ce que produiraient des sentimens contraires entre les deux pays, il ne convient pas de l’esquisser, même par hypothèse. Un pessimisme que l’esprit de parti, dans ses derniers aveuglemens, n’excuserait pas pourrait seul envisager de sang-froid les conséquences d’un retour quelconque aux pensées qui ont produit les luttes du blocus continental. Il n’est pas possible au citoyen le plus indifférent de songer à de telles extrémités sans frémir. Par quelque barrière infranchissable qu’il soit séparé de la politique officielle, il ne peut se tenir pour étranger à ce qu’elle décide et à ce qu’elle entreprend. Il ne peut renoncer à sa raison et à sa prévoyance pour s’enfermer dans ses ressentimens. On n’émigre pas plus de sa pensée que de sa personne, parce qu’on est à jamais hors de la vie publique, et il n’y a pas deux patries. Quoi qu’on pense de l’organisation ou de la conduite du pouvoir, que la France soit libre ou non, la France, en paix ou en guerre, est toujours la France, et s’isoler de ses périls serait un effort odieux et vain. On ne saurait donc, si peu que soit apercevable à l’horizon la chance de certaines calamités, ni se contenir, ni se taire. Lorsque nous étions jeunes, ceux qui nous avaient précédés dans la vie parlaient souvent des temps affreux qu’ils avaient vus, et invoquaient, pour nous avertir, les souvenirs de 1793. Les vieillards d’aujourd’hui n’ont pas de moins tristes souvenirs à retracer. Les passions révolutionnaires sont redoutables ; les passions aveuglément belliqueuses ne le sont pas moins, et elles amènent des maux aussi grands et moins réparables que ceux d’une sanglante anarchie. Nous aussi, nous avons vu des choses qu’il ne faut jamais revoir, et les écrivains qui, par une certaine vanité de polémique, semblent chercher à ranimer des défiances et des animosités que nous croyons ensevelies a jamais nuisent à ce qu’ils servent, ignorent ce qu’ils provoquent, et cherchent à faire rétrograder la France vers des temps de terrible mémoire.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Cet ouvrage a été inséré dans le tome XVII de l’Encyclopœdia Britannica, qui a paru cette année à Edimbourg. Quoique beaucoup plus étendu qu’un article biographique ordinaire, c’est encore un abrégé, mais qui se lit avec un vif intérêt, et qui porte l’empreinte d’un talent supérieur.