Des Romans de M. Victor Hugo

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Des Romans de M. Victor Hugo

irréprochable, sont assez maigrement pourvus d’idées, si l’on excepte peut-être une pièce vraie et touchante sur la mort du malheureux Chatterton.

Les Portraits littéraires de M. Sainte-Beuve forment le complément naturel et logique de son histoire de la poésie française au seizième siècle. Depuis 1828, époque à laquelle parut son premier ouvrage, l’auteur a manié la plupart des questions qui intéressent la poésie moderne de la France ; souvent même il les a personnellement soulevées.

Et il ne s’est pas contenté de résoudre dialectiquement les problèmes qu’il avait devant lui ; il a donné à ses solutions une forme vivante et durable. Après l’histoire du seizième siècle poétique, il a publié un volume de poésies où il appliquait avec une religieuse fidélité, la plupart des procédés rhythmiques que ses lectures lui avaient révélés, l’élégance et la grâce des strophes, qu’il avait dérobées à Baif, à Ronsard, aux meilleurs esprits de la Pléiade.

Notre poésie avait perdu ses titres : il les avait retrouvés, et les mettait en évidence avec une rare et louable habileté. Il remontait laborieusement d’André Chénier à Maturin Régnier, pour constater irrécusablement les franchises de notre vieille langue, et, comme il convient en pareil cas, ajoutait l’exemple au précepte.

Ça été là le premier moment, la première et publique manifestation de ses pensées critiques et poétiques. Dans ces deux premiers volumes, on remarque une ferveur de prosélytisme, une ardeur de dévoûment à la Pléiade nouvelle, qui depuis a été apaisant et s’attiédissant de plus en plus, à mesure que l’horizon s’est agrandi.

Entre les Consolations et les Portraits littéraires, il y a la même et intime sympathie qu’entre Joseph Delorme et l’Histoire du seizième siècle poétique, et aussi, par une conséquence inévitable, le nouveau volume de critique est très supérieur au premier. Les différens morceaux de ce recueil, publiés à de lointains intervalles, dans l’espace de trois années, révèlent de nombreux et réels progrès dans l’esprit de l’auteur. Il a lui-même indiqué avec une grande bonne foi la distance qui sépare les premières pages des dernières ; comment des questions purement littéraires, telles que la valeur et le sens du mérite poétique de Boileau, il est arrivé aux questions sociales, philosophiques et religieuses, telles que la destinée probable des tentatives de rénovation poursuivies si courageusement par l’abbé de Lamennais.

Aujourd’hui M. Sainte-Beuve ne combat plus pour la gloire et l’inviolabilité du cénacle. Le temps des agapes est déjà bien loin. Et on peut suivre presque jour par jour toutes les évolutions qui se sont accomplies au sein de son intelligence, en lisant dans un certain ordre les chapitres de ses portraits. En 1829 la question lyrique était encore flagrante. À la veille d’un orage, la France avait presque autant de loisirs que l’école d’Alexandrie ; on discutait l’enjambement d’un sixain sur le sixain suivant avec une attention qui ne promet pas de revenir d’ici à long-temps. C’est à cette époque que se rattachent l’analyse, et l’appréciation de Lebrun, de Jean-Baptiste Rousseau, d’André Chénier. Puis après avoir justifié par l’inimitable négligence de madame de Sévigné, les caprices et les saillies du style primesautier, trop rare aujourd’hui ; après avoir réfuté la pruderie et les grimaces du style académique, il a franchement abordé la question dramatique dans la personne de Racine et de Corneille. La critique d’Atalie et de Britannicus, faite au nom de la Bible et de Tacite, et qui soulevait, il y a deux ans, presque autant de colères qu’un pamphlet, est désormais acquise à l’austère impartialité de l’histoire.

Après l’ode et le drame, il ne restait plus, pour compléter le développement cyclique de l’imagination, que le roman ou l’épopée. C’est ici que nous devons regretter que M. Sainte-Beuve n’ait pas touché aux noms de Lesage et de Voltaire, à Gilblas et à la Henriade. Il a écrit sur Manon Lescaut des pages qui n’ont rien à envier, pour l’abandon et la rapidité, aux meilleures de l’abbé Prévost.

Pour les autres chapitres, l’auteur n’a guère écouté que ses fantaisies et ses prédilections. Il a tracé de Diderot un portrait fin et ingénieux, mais où Jacques le fataliste se fait regretter.

Quand M. Sainte-Beuve aura fait sur Molière et Beaumarchais les études consciencieuses auxquelles il est rompu depuis long-temps, il aura épuisé la substance de notre histoire littéraire, il aura dit, sur les trois derniers siècles de notre France, les meilleures et les plus indispensables vérités.

Seulement nous hasarderons pour l’avenir un conseil sincère. N’y aurait-il pas plus d’avantage à négliger pour le public, qui en tient rarement compte, plusieurs détails qui, bien que vrais en eux-mêmes, nuisent cependant au relief et à l’évidence de l’idée principale qu’on veut mettre en lumière ? En donnant sous la forme soritique toutes les pensées intermédiaires, tous les anneaux de la chaîne, on va mieux aux esprits patiens : mais la chaîne, en s’élargissant n’étreint pas assez étroitement ce qu’on veut montrer. Pour atteindre les vulgaires attentions, il serait plus habile de laisser dans l’ombre les branches de l’arbre, et de n’éclairer que le tronc.


Une révolution d’autrefois[1]. — Il faut savoir gré à MM. Pyat et Theo d’avoir essayé de prendre l’antiquité latine du même côté que Pétrone et Suétone, d’avoir cherché la satire et la naïveté, là même où le dix-septième siècle tout entier n’avait vu que de pompeuses tragédies : c’était une hardie et heureuse innovation, et à laquelle le succès ne pouvait manquer. La première représentation de cette ingénieuse comédie avait été couverte d’applaudissemens. Des intrigues de police, d’inextricables calculs d’administration ont cherché, dans une peinture simple et nue de la vie romaine, des allusions modernes, bien éloignées sans doute de la pensée des auteurs. En attendant que la presse et la tribune épuisent et décident la question de la censure et de la liberté des théâtres, il ne reste aux hommes de cœur et de franchise, qui n’ont pu obtenir, pour une œuvre de conscience, le secours et l’éclat de la scène, que l’attention et les éloges des lecteurs. On pourrait désirer peut-être plus de profondeur et de portée dans le tableau que nous avons sous les yeux. On devine facilement, sous la gaîté spirituelle et mordante du dialogue, d’amères et sérieuses pensées, à qui le temps et le travail ont manqué, pour se révéler et se produire complètement. Sans nul doute, dans d’autres circonstances, après un succès paisible et incontesté, MM. Pyat et Theo auraient repris dans une autre comédie plus pleine et plus largement dessinée, la peinture satirique du monde romain, tel que nous le retrouvons dans quelques pages d’Horace. La tâche est belle et ne promet pas de s’épuiser sitôt. Si nos vœux et nos encouragemens peuvent ranimer la verve, qu’un premier échec a pu refroidir un instant, nous invitons publiquement MM. Pyat et Theo à continuer ce qu’ils ont commencé. — Et qu’ils se rassurent sur la pruderie guindée de la critique, sur le pédantisme gourmé des jugeurs jurés : dût l’aristarque officiel, qui les a tancés une première fois, feuilleter de nouveau le catalogue de trois ou quatre bibliothèques, pour leur prouver qu’ils ont oublié une anecdote dans la vie d’un tribun, ou qu’ils ont eu tort de choisir, parmi les turpitudes d’une majesté impériale, les traits les moins effrontés, le public saura toujours bien les remercier de leur réserve, et absoudre les condamnés.


Le choléra-morbus à bord d’une frégate des États-unis, le Congrès dans la mer du sud.[2] — Je m’empresse, conformément à votre désir, de vous envoyer un compte succinct des ravages qu’a exercé le choléra spasmodique à bord de la frégate des États-Unis le Congrès, en 1820. Mon journal médical ayant été égaré par un ami à qui je l’avais prêté à mon retour, je me vois forcé de vous écrire de mémoire.

Au mois de novembre 1820, le Congrès appareilla de l’embouchure de la rivière de Canton pour Manille. L’année d’avant, nous avions perdu dans ces parages beaucoup de monde de la dyssenterie des tropiques, mais aucun cas de choléra ne s’était manifesté à notre bord. Ce fléau avait, dans l’intervalle, éclaté à Manille, et quand nous y arrivâmes, il y régnait depuis deux mois avec une violence extrême.

Les naturels, qui formaient la majeure partie de la population, furent les plus maltraités par l’épidémie. Ce fut à tel point qu’ils accusèrent les résidans étrangers d’avoir empoisonné l’air et l’eau pour les faire périr, et s’emparer ainsi de leur pays. Dix à quinze mille indigènes avaient succombé dans l’espace de deux mois. Tout le monde se rappelle le cruel massacre des étrangers qui y eut lieu à cette époque. Le Congrès jeta l’ancre le 30 novembre, à la distance de trois ou quatre milles de la ville, et durant notre séjour dans cet ancrage le vent souffla continuellement de terre. Des officiers et des marins se rendaient journellement à Manille, où personne ne croyait à la contagion. Les naturels, dans leur rage contre les Européens, en avaient pris plusieurs de bien portans, et les avaient tenus durant des heures entières renfermés, avec les mourans pour leur donner le mal, convaincus qu’ils étaient, qu’en le leur communiquant, ceux-ci en guériraient. Toutefois aucun d’eux ne le gagna. Ce résultat et beaucoup d’autres que je pourrais citer tendant à prouver que le choléra n’est pas contagieux.

Son apparition à Manille avait été précédée d’un vent frais, qui avait occasionné une inondation des terrains bas de la côte, voisine de la ville, où la mer avait laissé, en se retirant, un quantité considérable de matières fangeuses et d’animalcules. Ces dépôts, exposés aux rayons d’un soleil brûlant, poussèrent des exhalaisons qui corrompirent l’air, et étaient tellement infectés que des officiers qui avaient voulu visiter cette partie du rivage furent obligés de retourner sur leurs pas, et de regagner le vaisseau. J’ajouterai que les nuits étaient, en cette saison, extrêmement humides et froides.

L’épidémie, à ce qu’il paraît, avait exercé beaucoup plus de ravages dans les faubourgs que dans l’intérieur de la ville.

Le premier cas de choléra se manifesta à bord du Congrès le 2 décembre. Un matelot, nomme Dunn, âgé de cinquante ans, et qui n’avait point été à terre, mais qui souffrait depuis long-temps de la dysenterie, devint tout-à-coup plus malade, éprouva des vomissemens et des spasmes dans les muscles des doigts de pied, qui gagnèrent graduellement les grands muscles des extrémités inférieures, et s’étendirent enfin à tout le corps. Son pouls faiblit promptement et en peu d’heures les spasmes et les vomissemens cessèrent. Son épuisement était extrême ; il expira en peu de temps.

Le lendemain 3, nous eûmes un autre accident. Un marin, homme vigoureux et sain, ressentit une douleur brûlante à l’épigastre, une soif dévorante, et de demi-heure en demi-heure, il avait des vomissemens et des déjections. Son estomac rejeta une assez grande quantité de ce fluide clair si souvent décrit. Le tout était accompagné de violentes contractions des muscles des pieds, des jambes et des cuisses, qui s’étendirent bientôt à d’autres parties du corps. Le malade n’éprouva que quelques intervalles fort courts de répit pendant les six heures que le mal fut le plus intense. Il fut alors délivré de ses douleurs, mais il était d’une faiblesse extrême, comme un homme au dernier période du typhus, et ne survécut que peu d’heures.

Le 4, nous en eûmes un autre. — Dans la soirée, nous levâmes l’ancre et nous remontâmes jusqu’à l’entrée du port.

Le 5, de grand matin, nous remîmes à la voile et nous gagnâmes la haute mer. Dans cette journée, il se manifesta six cas, présentant tous les caractères de la plus intense malignité. Trois d’entre eux ne vécurent que quelques heures, deux succombèrent le lendemain. Ayant fait l’autopsie des cadavres, nous trouvâmes, dans les intestins supérieurs, un liquide aqueux très pâle et une substance, ayant une légère teinte de crème, de la consistance du coagulum. Il n’y avait point de bile dans le duodénum, où l’on remarquait, ainsi que dans les parties contiguës, une inflammation considérable : l’on voyait aussi un grand nombre de petits vaisseaux rouges, qui paraissaient légèrement injectés. La vésicule du fiel, chez un de ces morts, était remplie d’un fluide semblable à de la mélasse. Le foie et le système nerveux étaient surchargés de sang peu épais et très noir, mais nullement coagulé. Les soins que nous étions obligés de donner aux malades ne nous laissèrent point le loisir de faire toutes les observations que nous aurions désiré. Plusieurs individus atteints d’autres maladies, et soumis à un traitement mercuriel, ne furent point attaqués du choléra.

Nous eûmes chaque jour plusieurs morts jusqu’au 9, que la maladie se ralentit et devint plus bénigne. À partir de ce jour jusqu’au 16, nous perdîmes seulement deux hommes.

Après avoir traversé toute la mer de la Chine et être arrivé en vue de la côte basse et marécageuse de Sumatra, pour franchir le détroit de Banca, nous essuyâmes fréquemment des calmes. Les rosées étaient abondantes durant la nuit, et le matin il y avait d’épais brouillards. Dès-lors le choléra reprit sa première malignité et ne nous quitta que quelques jours après que nous fûmes sortis du détroit. Nous rencontrâmes, à l’embouchure du fleuve de Palambang, l’escadre hollandaise, qui nous dit en avoir aussi beaucoup souffert. Ce fut après notre départ de Manille et dans le voisinage du détroit de Banca, que la maladie présenta le caractère le plus funeste. Elle enleva, pendant le mois de décembre, plus de trente personnes à notre bord. Sur quarante officiers, couchant dans la salle de garde et dans la sainte-barbe, il n’y eut qu’un jeune aspirant d’attaqué, encore ne le fut-il que fort légèrement.

Quant à l’étiologie du mal, je n’ai observé aucun fait qui donne lieu de supposer qu’il soit contagieux. Je le crois produit par l’atmosphère, comme la fièvre jaune ou l’influenza ; mais, dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de dire si la cause agit d’abord sur les nerfs ou sur le sang.

Les symptômes étaient : 1o engourdissement des extrémités, 2o vertiges, 3o douleurs à l’épigastre ; 4o yeux caves et contraction des traits de la face, 5o spasmes, 6o vomissemens et déjections, 7o extrême faiblesse, 8o froid aux extrémités et absence de pouls, 9o peau noire et livide, sueurs froides et visqueuses.

John Brown, un de ceux qui succombèrent le lendemain du jour où nous eûmes franchi le détroit de Banca (20 décembre), avait tous les muscles du corps extrêmement contractés. On eut beau lui administrer de copieuses doses d’opium ; on ne put parvenir à les détendre. Ils formaient çà et là des nœuds durs, où l’on observait un léger tic qui ne disparut que lorsque la gangrène se fut manifestée ; à peine si l’on put jusqu’alors persuader à ses camarades qu’il fût réellement mort.

Quant au traitement, ce que j’en puis dire, c’est que les moyens curatifs recommandés par la médecine m’ont rarement réussi. L’épidémie était évidemment beaucoup plus intraitable en Asie qu’elle ne l’a encore été en Europe. Nous employâmes tour-à-tour des stimulans et des anodins de toute espèce, que nous administrions en doses plus ou moins copieuses, des amers, des alcalis, des bains chauds, des bains de vapeurs, des fomentations, des frictions, en un mot tous les moyens susceptibles de provoquer la réaction. Il n’y eut que les anodins, pris en fortes doses dès l’origine, et à la suite de chaque paroxysme, et jusqu’à ce que le système fût tout-à-fait calmé, qui produisirent d’heureux effets : si l’on y avait recours dans les premières heures de la maladie, il y avait chance de guérison, sinon tous les efforts de la médecine étaient inefficaces.

Je pourrais donner plus d’extension à ce sujet ; mais ce serait, suivant moi, à peine inutile ; car je ne sache pas qu’il existe une épidémie plus rebelle aux ressources de l’art. »

  1. Chez Paulin, place de la Bourse.
  2. lettre du docteur Edwards, chirurgien du Congrès, en date du 20 février 1832.