Des Tables parlantes et des esprits frappeurs

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DES
TABLES PARLANTES
ET DES
ESPRITS FRAPPEURS


Les historiens anciens racontent que l’empereur Néron eut le désir de devenir habile dans les arts magiques. La magie de ce temps-là opérait par l’eau, par les boules, par le cuivre, par les lanternes, par les bassins, par la hache et par bien d’autres procédés au moyen desquels elle dévoilait l’avenir ; par-dessus tout, elle promettait de mettre les curieux en rapport et en conversation avec les ombres des morts et avec les divinités des enfers : ce fut ce qui tenta l’empereur Néron. La fortune l’avait élevé au faite des choses humaines. Maître de l’univers connu et des hommes, il voulut commander aux dieux et porter au-delà des limites terrestres cette extravagance d’une âme qui, mal née sans doute, était surtout stimulée par les aiguillons de la toute-puissance. Ni les accords de la lyre ni la déclamation tragique n’excitèrent davantage son envie ; à aucun art plus qu’à la magie il ne donna faveur et appui. De plus, rien ne lui manquait, ni la richesse, ni les forces, ni le talent d’apprendre, ni toutes ces énormités desquelles le monde finit par se lasser. Les magiciens d’alors avaient des échappatoires pour les cas où leurs opérations ne réussissaient pas : quand celui qui invoquait les divinités était affecté de quelque défaut corporel, elles ne lui obéissaient pas ou ne lui étaient pas visibles ; mais cela ne faisait pas obstacle chez Néron, dont le corps était parfait. Il pouvait choisir les jours favorables ; il pouvait immoler des victimes qui toutes fussent de couleur noire. Tiridate était venu d’Arménie vers lui, amenant des mages et refusant d’aller par mer, vu qu’il regardait comme défendu de souiller la mer par des expuitions et autres excrétions. Pourtant rien n’y fit, et Néron, qui donnait à Tiridate le royaume d’Arménie, ne put recevoir de lui en retour le domaine de la magie et l’empire sur la nature souterraine et les mânes ensevelis. Pour expliquer cet insuccès, il faut penser que Néron était de nature peu nerveuse, et que les épreuves auxquelles le mage arménien le soumit furent incapables de développer en lui les sensations, les hallucinations qui persuadent souvent aux adeptes qu’ils ont été définitivement initiés.

Le grammairien Apion, que Pline vit dans sa jeunesse, disait dans un de ses ouvrages avoir évoqué des ombres pour interroger Homère sur sa patrie et sur ses parens ; mais il ne parait pas que la réponse ait été plus satisfaisante que celles de tant de tables parlantes ou d’esprits frappeurs qui n’apprennent jamais rien aux interrogateurs ; toujours est-il qu’Apion n’en sut pas plus après avoir causé avec les ombres qu’il n’en savait auparavant sur cette question tant controversée de la patrie du grand poète placé à l’aurore de la civilisation hellénique. Il y avait à Rome, sous les premiers empereurs, une illustre maison du nom d’Aspernas ; de deux frères de cette maison qui vivaient du temps de Pline, l’un s’était guéri de la colique en mangeant une alouette et en portant le cœur de cet oiseau renfermé dans un bracelet d’or, l’autre par un certain sacrifice fait dans une chapelle de briques crues, en forme de fourneau, et qui fut murée après l’accomplissement de la cérémonie. La magie florissait alors, on le voit, sous toutes les formes, et les tables tournantes, si tant est qu’on ne les connût pas (car M. Chevreul a déterré un texte ancien, obscur il est vrai, mais qui semble bien les indiquer), les tables tournantes, dis-je, n’auraient pas produit au milieu de cette société l’effet qu’elles ont produit parmi nous. Macbeth, venant à ouïr les lamentations des femmes, s’écrie : « Le temps a été où mes sens se seraient glacés à entendre un gémissement la nuit, où ma chevelure, à quelque récit effrayant, se serait soulevée comme si la vie y était ; mais je suis rassasié d’horreurs. » Nous, nous étions comme le Macbeth jeune et avant le temps des sorcières ; le moindre prodige nous émeut. L’antiquité était comme le Macbeth endurci et familiarisé, et je doute fort que nos tables et nos esprits eussent paru grand’chose à des gens qui pouvaient évoquer la triple Hécate, troubler le sommeil de la mort, et faire descendre la lune du haut du firmament.

Pourtant le sort fait à la magie, à la sorcellerie dans l’antiquité, était bien différent de ce qu’il fut dans le moyen âge et surtout à la sortie du moyen âge, aux XVe et XVIe siècles. Les anciens n’exerçaient guère de persécutions contre les magiciens, il n’y eut d’exception considérable que contre les druides, tourbe de prophètes et de médecins (je me sers de l’expression méprisante de l’auteur latin) ; l’empereur Tibère les supprima dans les Gaules, et ils se réfugièrent dans l’île de Bretagne. Au reste, il paraît que leurs rites comportaient des atrocités et des actes de cannibalisme, car le même auteur ajoute : « On ne saurait suffisamment estimer l’obligation due aux Romains pour avoir supprimé des monstruosités dans lesquelles tuer un homme était faire acte de religion, et manger de la chair humaine une pratique salutaire. » Le fait général n’en subsiste pas moins, et l’autorité n’était pas incessamment à la recherche des sorciers pour extirper cette engeance par le fer et par le feu. Une aussi notable différence a sa source dans la conception que les anciens se faisaient de l’univers et des êtres divins qui le gouvernaient. Il y avait, il est vrai, des dieux méchans, mais ces dieux n’en étaient pas moins respectables, ils n’en participaient pas moins à la nature divine, et ils n’étaient pas moins nécessaires à l’administration universelle. S’il y avait des dieux souterrains qui ne voyaient pas la lumière du jour, qui tenaient dans leur sombre empire les âmes des morts et qui régissaient les choses ensevelies dans les abîmes de la terre et des ténèbres, res alla terra et caligine mersas, ce n’était là qu’un département de cette gestion du monde que les anciens se figuraient. On tremblait en approchant des divinités redoutables ; mais, terribles comme leurs demeures et leurs fonctions, l’idée de crime, de tentation au mal, de révolte contre l’ordre éternel ne se joignait pas à leur culte. Aussi ceux qui essayaient d’avoir commerce avec elles n’étaient point, pour cela même, marqués d’un stigmate de réprobation. Si on s’adressait à elles aussi souvent qu’aux divinités lumineuses dans ces rites qui prétendaient dévoiler l’avenir ou obtenir des services, c’est qu’elles avaient le royaume de la mort, et que faire apparaître les trépassés et converser avec eux a toujours été un des plus vifs désirs de la magie et de ceux qui la consultent. Voyez la différence qu’a apportée, même dans les tendances de la curiosité, le progrès des connaissances positives. Jadis c’étaient les profondeurs de la terre qui attiraient la pensée des hommes ; là s’étendait un autre monde peuplé de divinités et d’ombres, pâle reflet de cette vie que, dans Homère, un guerrier, tout en bravant la mort, ne quitta jamais sans regretter sa jeunesse et sa vaillance. Aujourd’hui ce sont les profondeurs de l’espace infini qui attirent les imaginations, et un voyage dans les gouffres du globe n’aurait plus d’attrait que pour le géologue, qui, à l’aide d’observations et d’inductions, s’efforce à son tour de pénétrer les choses ensevelies dans les abîmes de la terre et des ténèbres.

Il arrive néanmoins un temps où la tranquillité relative entre la magie et l’autorité reçoit une profonde atteinte, où la paix est rompue et où la persécution commence contre les magiciens. Ce fut quand le mot démon changea de signification. Dans la religion des gentils, les démons étaient des génies, des divinités qui planaient au-dessus de l’existence humaine, sans avoir en eux rien de nécessairement funeste ; mais quand les démons furent les anges rebelles, les ennemis de Dieu, les auteurs du mal, les tentateurs de l’homme, les inspirateurs des noirs forfaits, les contempteurs de tout bien, alors on s’inquiéta de ceux qui prétendaient fréquenter habituellement une aussi redoutable, une aussi mauvaise compagnie. Ajoutez que l’imagination se peignait ces diables, qui erraient volontiers parmi nos demeures, d’une façon fantastique, aussi repoussante que ridicule, qui signifiait la dépravation morale de leur nature et celle de leurs sectateurs ; ajoutez qu’elle leur attribuait un pouvoir mal défini, il est vrai, et mal compatible avec l’ordre des choses divines et humaines, mais en tout cas un pouvoir supérieur, et disposant des élémens. Ajoutez enfin que beaucoup de sorciers étaient des gens d’esprit malade et halluciné qui confessaient être allés au sabbat et y avoir commis et vu commettre les plus grandes horreurs. Dans cette situation, où était le recours qui pouvait sauver les sorciers des mains d’une justice impitoyable ? Ne fallait-il pas à tout prix interrompre ces liaisons coupables entre la terre et l’enfer, et retrancher de la société ces hommes qui n’avaient plus d’autre société que les esprits pervers et immondes ? Et quand même tout familier du démon n’eût pas été par cela seul criminel, ces gens n’avouaient-ils pas s’être associés à des pratiques sans nom et à des actions atroces ? On ne peut le méconnaître, la justice humaine était sur une de ces pentes où ce qu’elle croyait sûr et vrai la poussait irrésistiblement, et l’on vit s’allumer de toutes parts les bûchers dont la flamme lugubre se projette sur la fin du moyen âge.

Mais de ce que l’autorité, dans l’antiquité, ne se croyait pas tenue à supprimer la sorcellerie, et de ce qu’elle s’y croyait tenue dans l’âge qui suivit, est-ce que je voudrais conclure que historiquement la première est supérieure à la seconde ? Pas le moins du monde. Je suis de ceux qui pensent et qui soutiennent que, tout compensé, la période qu’on appelle moyen âge est une évolution au-delà de la période gréco-romaine, non pas aussi régulière que si l’empire romain était tombé par ses propres élémens et non par l’intervention des Barbares, mais enfin une évolution qui, en fait, est la fille de celle qui précède et la mère de celle qui suit, ou âge moderne. L’histoire est un long développement de mutations enchaînées l’une à l’autre qui, ayant pour instrument un agent intelligent, le genre humain, ne peuvent que tendre, insciemment d’abord, sciemment enfin, vers une amélioration progressive ; mais dans ce grand phénomène naturel, soumis à tant de causes complexes, surviennent incessamment les perturbations et les désordres, qui retardent, entravent, altèrent la marche, et cette double considération écarte à la fois le fatalisme et l’optimisme.

Témoin les sorciers et leur histoire, à peu près tranquilles sous le paganisme, poursuivis à outrance sous le christianisme, en raison de l’incident qui, des divinités subalternes, fit des êtres uniquement dévoués à la souffrance et à la perversité. Au reste, la magie ou sorcellerie est quelque chose de très compliqué qui occupe une part dans l’histoire, qui se trouve au début des sociétés naissantes, et qui, persistant bien au-delà, a suscité des jugemens divers. Sans parler des mystères dont elle réussit à s’entourer, surtout quand elle fut devenue une science occulte, sans parler des supercheries qui s’y joignaient, sans parler non plus des crimes qu’elle abritait quand le magicien y prêtait la main, elle se compose fondamentalement d’une croyance à un pouvoir sur la nature par l’intermédiaire, soit des êtres surnaturels, soit des forces élémentaires, et d’une somme de conceptions délirantes, d’hallucinations qui exaltent le sorcier, il vaut mieux dire le patient, en communication avec les démons. La première portion est celle que j’appellerai raisonnable, celle qui prétend par des pratiques s’assujettir les agens des choses ; elle a eu pendant longtemps des points de contact avec la science réelle. La seconde portion est complètement du domaine du médecin et du philosophe moraliste, vu qu’à la fois elle dérange la raison des individus et, suivant la circonstance, jette de la perturbation dans l’intellect social.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de rappeler quelques-uns des phénomènes qui se présentèrent dans des épidémies anciennes de sorcellerie et de démonopathie.

En Italie, sous le pontificat de Jules II, l’inquisition livra au supplice plusieurs milliers d’individus qui, d’après leurs propres dires, avaient à se reprocher la mort d’une foule d’enfans. Ces gens recevaient de la main du diable, auquel ils s’abandonnaient corps et âme, une pincée de poudre qu’ils portaient, leur vie durant, dans un endroit secret de leur vêtement. Un seul atome de cette poudre suffisait pour causer aussitôt la perte des individus qu’elle atteignait. Le plus ordinairement, les sorcières de ce genre parvenaient à se métamorphoser en chattes, et c’est sous la forme d’animaux qu’elles allaient tendre leurs embûches aux nouveau-nés. Possédant l’agilité et la souplesse des chats, elles pouvaient s’introduire par les lucarnes, sauter lestement sur les lits, sucer gloutonnement le sang de leurs victimes et s’évader prestement par les moindres issues. Les doigts, les orteils, les lèvres étaient autant d’endroits qu’elles choisissaient de préférence pour appliquer leur bouche avide. Chacune d’elles devait de la sorte mettre à mort au moins deux nourrissons par mois. L’ongle, une aiguille que les sorcières avaient soin d’emporter avec elles servaient à pratiquer sur les vaisseaux des petits enfans une ouverture imperceptible. Cependant plus d’une mère éveillée en sursaut par les vagissemens et les cris plaintifs de son enfant ne s’était que trop souvent aperçue à la rougeur de la peau, aux taches de sang sur les langes du nouveau-né, que le malheureux avait été sucé. Ces disciples de Satan se faisaient une grande joie d’assister aux assemblées des esprits déchus, que présidait une espèce de diablesse nommée par eux la sage déesse. Une fois que les adorateurs de Satan sont réunis dans le lieu qui leur a été indiqué, ils n’ont plus rien à faire, si ce n’est de se livrer au plaisir de la danse, de s’abandonner aux jouissances des festins et de prêter l’oreille aux accens de la musique. Il arrive cependant que le diable fascine les yeux des convives en faisant apparaître des mets prestigieux, et les convives, qui ont mâché à vide, arrivent le matin à leur domicile plus affamés qu’ils ne l’étaient la veille. Certains jours les tables sont chargées de viandes réelles et de vins exquis ; des bœufs entiers qu’on a eu la précaution d’enlever dans les étables des riches servent à assouvir l’appétit des sorciers. Ces vols ne peuvent être soupçonnés par les propriétaires. La sage déesse connaît le secret de remplir les futailles qui ont été vidées, et il lui suffit de faire rassembler les ossemens des bœufs qui ont été dévorés, de les faire déposer les uns auprès des autres sur la peau et d’agiter sa baguette, pour que ces bœufs puissent recommencer à vivre et être reconduits dans leurs étables. Dans ce fait, pour lequel, pendant quelques années, s’allumèrent les bûchers, on remarquera, au premier chef, un phénomène qui est capital : c’est le caractère collectif. Toutes ces sorcières se disent changées en chattes, et elles le disent en face du supplice qui les attend, tant leur conviction est inébranlable ; elles s’accusent aussi d’homicides sans nombre. En confirmation, des mères assurent avoir vu des traces de sang sur leurs enfans ; elles se plaignent de l’importunité de certains chats qui s’introduisaient dans leurs maisons, et les maris signalent la peine qu’ils avaient eue à les atteindre en leur donnant la chasse. À toute cette tragédie si bien attestée de toutes parts, scellée par les aveux des sorciers, certifiée par le jugement solennel des inquisiteurs, il ne manque qu’une chose : c’est que, malgré ces assassinats de tant d’enfans, la mortalité ne fut pas accrue ni la contrée dépeuplée.

De ces traits épars, je ne signale que ceux qui ont été simultanément observés chez un grand nombre de personnes, c’est-à-dire qui ont eu un caractère collectif, afin que le lecteur en attribue la cause, quelle qu’elle soit, non à un cas particulier, mais à un cas général. Je continue. Au XVIe siècle, dans un couvent, les nonnes furent réveillées en sursaut, croyant entendre les gémissemens plaintifs d’une personne souffrante. Bientôt, se persuadant que leurs compagnes appelaient au secours et se levant à tour de rôle en toute hâte, elles étaient étonnées de leur méprise. Quelquefois il leur semblait qu’elles étaient chatouillées sous la plante des pieds, et elles s’abandonnaient aux accès d’un rire inextinguible. Elles se sentaient aussi entraînées hors du lit, et glissaient sur le parquet comme si on les eût tirées par les jambes. Plusieurs portaient sur le corps des marques de coups dont nul ne soupçonnait l’origine. Ces phénomènes eurent une issue tragique. Les personnes ainsi atteintes attribuaient leurs souffrances aux effets d’un pacte ; leurs accusations se portèrent sur une pauvre femme qui, saisie par le bras séculier et mise à la question, nia avec fermeté l’accusation, mais succomba aux suites des tortures endurées. On remarquera que souvent les vases qu’elles tenaient leur étaient violemment retirés des mains, qu’à quelques-unes une violence de même nature arrachait une partie de la chair, qu’à d’autres elle retournait sens devant derrière les jambes, les bras et la face ; qu’une d’entre elles fut soulevée en l’air, quoique les assistans s’efforçassent de l’empêcher et y missent la main, qu’ensuite rejetée contre terre, elle semblait morte, mais que, se relevant bientôt après comme d’un sommeil profond, elle sortit du réfectoire n’ayant aucun mal. C’était là un genre d’esprits frappeurs.

Veut-on voir les morts apparaître et se mêler aux vivans ? L’an 1594, au marquisat de Brandebourg, se montrèrent plus de cent soixante démoniaques, dont les paroles excitaient un vif étonnement. Ils connaissaient, nommaient les gens qu’ils n’avaient jamais vus, et dans leur bande on remarquait des personnes mortes depuis longtemps qui cheminaient, criant qu’on se repentît, que l’on quittât toutes les dissolutions, dénonçant le jugement de Dieu et confessant qu’il leur était commandé de publier, malgré qu’ils en eussent, amendement et retour au droit chemin.

En Lorraine, de 1580 à 1595, il y eut des manifestations d’un genre analogue, pour lesquelles plus de neuf cents personnes furent mises à mort par les juges. Ce n’était pas seulement dans la solitude et dans l’ombre de la prison que les prévenus voyaient le diable rôder autour de leur personne ; ils le voyaient, le sentaient, l’entendaient dans le tribunal et même pendant qu’on leur infligeait la question. Une femme était étendue sur le chevalet, et Satan, niché dans l’épaisseur de sa chevelure, cherchait à ranimer son courage et répétait que l’épreuve touchait à sa fin. Près de certains condamnés, le diable se tint jusqu’à la fin des épreuves de la question, et ils l’entendaient parler aussi distinctement que s’il eût été logé dans leur tympan. Une autre, s’étant décidée à raconter les moindres détails de son histoire, préluda à ce récit en adressant une prière au Seigneur ; tout à coup elle est précipitée en arrière, la tête à la renverse. D’abord on la croit morte, mais aussitôt qu’elle a repris ses esprits : « Comment ne voyez-vous pas, s’écria-t-elle, le démon qui vient de me terrasser et qui s’est caché sous ce meuble ? »

Le Labourd, au commencement du XVIIe siècle, eut sa sorcellerie, que les juges chargés de cette commission s’efforcèrent de détruire par la torture et par le feu. Les supplices, mêlés avec les visions du diable, jetèrent les inculpés dans un état d’esprit qui leur faisait ardemment souhaiter la mort. La plupart parlaient avec une expression passionnée des sensations éprouvées au sabbat ; ils peignaient en termes licencieux leur enivrement, ils assuraient avoir vu à ces réunions des individus appartenant à toutes les contrées de la terre, et disaient que les adorateurs du démon ne sont pas moins nombreux que les étoiles du firmament. Beaucoup déclaraient être présentement trop bien habitués à la société du diable pour redouter les tourmens de l’enfer, et avoir la conviction que les flammes qui brûlent dans les abîmes de la terre ne diffèrent pas des feux du sabbat. Quand les femmes étaient amenées devant la justice, elles ne pleuraient pas, ne versaient pas une seule larme, et même le martyre de la torture ou du gibet leur était si plaisant (pour me servir de l’expression de celui qui les y envoyait), qu’il tardait à plusieurs d’être exécutées à mort, souffrant fort joyeusement qu’on leur fît leur procès, tant elles avaient hâte d’être avec le diable ; elles ne s’impatientaient de rien tant en leur prison que de ce qu’elles ne lui pouvaient témoigner combien elles désiraient souffrir pour lui, et elles trouvaient fort étrange qu’une chose si agréable fût punie. Là ne s’arrêtaient pas les phénomènes, et à peine les cendres de ces sorcières étaient-elles livrées aux vents, que d’autres scènes éclataient. Les filles de celles qui avaient péri adressaient d’amers reproches au diable : Tu nous avais promis, lui criaient-elles dans leurs lamentations, que nos mères prisonnières seraient sauvées ; néanmoins les voilà réduites en cendres. — Alors le diable se disculpait, il leur maintenait effrontément que leurs mères n’étaient ni mortes ni brûlées, mais qu’elles reposaient en quelque lieu où elles étaient beaucoup mieux à leur aise que dans ce monde. Et, pour mieux les surprendre, il leur disait : Appelez-les, et vous verrez ce qu’elles vous en diront. Alors ces pauvres filles criaient l’une après l’autre, comme qui veut faire parler un écho, et chacune rappelait sa mère, lui demandant si elle était morte et où elle se trouvait maintenant. Les mères, se faisant remarquer chacune par sa voix, répondaient toutes qu’elles étaient en beaucoup meilleur état et en plus de repos qu’auparavant.

Le démon accordait aussi à ses adorateurs des facultés qui leur permettaient de ressentir des impressions à distance et de lire dans la pensée d’autrui, témoin un couvent d’Espagne dont presque toutes les religieuses étaient possédées. L’une d’elles était tenue par un démon chef des autres, et il suffisait qu’elle exprimât le désir de voir auprès d’elle l’une de ses compagnes pour que celle-ci, quoique se trouvant loin de là et hors de la portée de la voix, se sentît intérieurement appelée et arrivât, parlant déjà de ce qui faisait l’objet d’une conversation qu’elle n’avait pas entendue. Témoin encore un couvent d’Auxonne. Là un évêque rapporte que toutes les filles de cette maison, qui sont au nombre de dix-huit, tant séculières que régulières, et sans en excepter une, lui ont paru avoir le don de l’intelligence des langues, car elles ont toujours répondu fidèlement au latin qui leur était prononcé par les exorcistes, qui n’était point emprunté du rituel, et encore moins concerté avec eux ; souvent elles se sont expliquées en latin, quelquefois par des périodes entières, quelquefois par des discours achevés. Toutes ou presque toutes ont témoigné avoir connaissance de l’intérieur et du secret de la pensée, ce qui a paru particulièrement dans les commandemens intérieurs qui leur ont été faits très souvent par les exorcistes en diverses occasions, commandemens auxquels elles ont obéi très exactement pour l’ordinaire, sans qu’ils fussent exprimés ni par parole, ni par aucun signe extérieur. De cela l’évêque fit plusieurs expériences, entre autres sur la personne d’une religieuse à laquelle il ordonna, dans le fond de sa pensée, de le venir trouver pour être exorcisée, et elle vint incontinent, quoiqu’elle demeurât dans un quartier de la ville assez éloigné, disant à l’évêque qu’elle avait été commandée par lui de venir. Une autre, sortant de l’exorcisme, lui dit le commandement intérieur qu’il avait fait au démon pendant l’exorcisme. L’évêque ayant ordonné mentalement à une autre, au plus fort de ses agitations, de venir se prosterner devant le Saint-Sacrement, le ventre contre terre et les bras étendus, la religieuse exécuta le commandement au même instant qu’il eut été formé avec une promptitude et une précipitation tout extraordinaires.

Jusqu’ici, dans les fragmens que j’ai fait passer sous les yeux du lecteur, c’est le diable qui a joué le grand rôle, et comme le diable est le père du mal, comme il est le type de la laideur, comme il se plaît aux actions détestables, les manifestations ont été empreintes de son caractère. Singulières et merveilleuses sans doute, elles se sont passées dans les abominations du sabbat, dans les impiétés, dans les méfaits de tout genre ; l’imagination de ceux qui étaient sous son inspiration, sous sa domination, n’a cherché que les choses perverses ou dégoûtantes, et mettant dès lors les inquisiteurs et les juges à cet affreux diapason, la scène s’est encore assombrie. La justice, se montrant aussi cruelle que le diable était méchant, a promené la mort parmi les sectateurs du prince des ténèbres, et les flammes terrestres des bûchers dévorans ont répondu aux flammes de l’enfer et aux feux nocturnes du sabbat sur la bruyère solitaire et désolée. Cependant il s’en faut de beaucoup que les manifestations aient toujours le caractère diabolique, et maintes fois elles ont été inspirées par des influences qui venaient du ciel. Tel fut le cas des camisards. Dans un temps où les passions religieuses avaient perdu de leur violence, et où la persécution commençait, dans une société refroidie, à n’avoir plus de raison, une des plus cruelles persécutions qui se vit jamais s’abattit sur les paisibles populations des Cévennes, à la honte ineffaçable de Louis XIV et des agens qui le servirent dans ces impardonnables violences. Soudainement les maisons furent envahies ; la fuite et l’exil séparèrent les familles ; les enfans furent arrachés aux pères et aux mères ; les récalcitrans furent livrés aux gibets ou aux galères ; les biens furent confisqués ; une soldatesque effrénée fut chargée du système de conversion, qui a gardé le nom historique de dragonnades. Dans cet excès de misère, des visitations célestes vinrent adoucir les maux des persécutés ; ce ne fut plus le démon et son hideux cortège qui hantèrent les imaginations ; ce fut la foi dans le secours divin, le courage dans la souffrance qui s’emparèrent des cœurs. Alors se manifestèrent toute une série de phénomènes sans exemple dans l’histoire. Le don de prophétie se répandit parmi les gens les plus illettrés ; la bouche même des enfans s’ouvrit pour prononcer des paroles illuminées, et ces paroles envoyaient les insurgés au-devant des fusils et des convertisseurs. Un enfant de quinze mois, qui fut mis en prison avec sa mère, prophétisait ; il parlait avec sanglots, distinctement et à voix haute, mais pourtant avec des interruptions, ce qui était cause qu’il fallait prêter l’oreille pour entendre certaines paroles ; il parlait comme si Dieu eût parlé par sa bouche, se servant toujours de cette manière d’assurer les choses : je te dis, mon enfant. Ailleurs, quelques camisards étant réunis, une fille de la maison vint appeler sa mère et lui dit : « Ma mère, venez voir l’enfant. » Puis la mère appela les autres personnes, disant qu’elles vinssent voir le petit enfant qui parlait, et ajoutant qu’il ne fallait pas s’épouvanter et que ce miracle était déjà arrivé. Tous coururent. L’enfant, âgé de treize ou quatorze mois, était emmaillotté dans le berceau ; il parlait distinctement, d’une voix assez haute vu son âge, en sorte qu’il était aisé de l’entendre par toute la chambre ; il exhortait, comme les autres, à faire des œuvres de repentance. Là ne s’arrêtaient pas les phénomènes ; à cette exaltation prophétique se joignit une faculté singulière, celle de voir ou d’entendre à des distances où la vue et l’ouïe ordinaires ne s’exercent plus. De la sorte la prophétie se manifestait et par les discours mystiques qui coulaient d’une multitude de bouches inspirées, et par les œuvres qui venaient en appui aux discours. Néanmoins il faut remarquer que ces merveilles, qui remuaient si profondément les protestans, qui les assuraient dans leurs misères, qui les animaient dans leurs résistances, passaient comme non avenues aux yeux de leurs adversaires, qui, suivant l’expression du poète, avaient des yeux pour ne pas voir, et des oreilles pour ne pas entendre.

La même incrédulité, au milieu de phénomènes non moins extraordinaires, accueillit les jansénistes quand ils devinrent convulsionnaires sur le tombeau du diacre Paris. Et pourtant là aussi les merveilles ne manquèrent pas. Un personnage de la cour, fort opposé à la cause des jansénistes, se trouva dans une maison où on l’avait invité à dîner avec une grande compagnie. Tout à coup il se sentit forcé, par une puissance invisible, de tourner sur un pied avec une vitesse prodigieuse, ne pouvant se retenir, ce qui dura plus d’une heure sans un seul instant de relâche. Notez qu’il faisait jusqu’à soixante tours par minute. Les convulsionnaires avaient, comme les camisards, le don de la parole inspirée, improvisant sur les choses qui se rapportent aux matières religieuses. Les protestans des Cévennes annonçaient l’abolition prochaine du papisme ; les jansénistes de Saint-Médard déclamaient contre la perversion du clergé et de la cour de Rome. L’effet ordinaire de la convulsion était de donner à l’âme plus de lumière et d’activité, et de communiquer aux esprits les plus humbles et les plus vulgaires une élévation et une abondance qui faisaient taire les hommes les plus confians en eux-mêmes. Ce n’était pas tout, et le tombeau du diacre Paris se signalait par une vertu spécifique merveilleuse : il communiquait une sorte d’invulnérabilité à ceux qui recevaient son influence souveraine. Ni les distensions ou les pressions à l’aide d’hommes vigoureux, ni les supplices de l’estrapade, ni les coups portés avec des barres ou des instrumens lourds et contondans, n’étaient capables de léser, de meurtrir, d’estropier les victimes volontaires. Les muscles de femmes faibles résistaient à ces tractions puissantes, leurs chairs supportaient ces contusions énormes, afin que personne ne doutât qu’il était facile au pouvoir occulte qui les dominait de rendre invulnérables et impassibles des corps fragiles et délicats.

C’est parmi un grand nombre d’histoires de ce genre que j’ai choisi ces quelques exemples. On voit que les temps jadis ont été agités par les manifestations dites surnaturelles, que ces manifestations ont eu un caractère éminemment collectif, saisissant toujours un grand nombre de personnes et les soumettant à un même ordre de sensations et d’actions, qu’elles ont été diversement jugées au sein des populations où elles éclataient, tantôt considérées comme le plus abominable des forfaits et poursuivies comme telles, tantôt débattues, contredites, et exerçant aussi peu d’empire sur ceux qui n’y croyaient pas qu’elles en exerçaient sur ceux qui y croyaient, et que finalement elles se sont éteintes sans laisser d’autre trace de leur passage que le souvenir de leur singularité et la difficulté d’en faire la théorie, et sans avoir sur la société contemporaine ou future aucune de ces influences que semblait leur promettre la nature des agens ou des effets.

Il y avait longtemps qu’aucun grand fait de ce genre ne s’était produit dans les temps modernes. Tout se réduisait à des cas isolés, et partant sans importance et sans retentissement, lorsque tout à coup, à l’occasion du phénomène des meubles qui craquent et des tables qui tournent, reparaît, sous une autre forme, un ébranlement analogue à celui des âges précédens. Tout le monde connaît l’histoire des tables qui tournent ; après avoir tourné quelque temps, elles commencèrent à se dresser sur leurs pieds et à frapper des coups ; puis, leur parlant et conversant avec elles au moyen d’un alphabet, on apprit qu’elles étaient animées par des âmes de morts, par des esprits, par des démons, et l’on obtint, grâce à cet intermédiaire, des renseignemens sur le passé, sur l’avenir des individus et de la société, et sur le mode d’existence des êtres incorporels à qui on avait affaire. Quant aux meubles qui craquent, les premiers bruits se firent entendre, il y a six ou sept ans, dans une maison située à Hydesville (état de New-York). Cette maison passait pur avoir antérieurement retenti de bruits étranges, et deux jeunes filles furent les premières qui se trouvèrent en communication avec les nouveaux phénomènes. Ces bruits, à la différence des anciens bruits, qui s’étaient éteints sans trouver un milieu favorable, se propagèrent dans le voisinage, et successivement gagnèrent toute l’étendue des États-Unis. Au moyen des coups, les êtres invisibles sont parvenus à faire des signes affirmatifs et négatifs, à compter, à écrire des phrases et des pages entières. Non-seulement ils battent des marches suivant le rhythme des airs qu’on leur indique ou qu’on chante avec eux, et imitent toute sorte de bruits, mais encore on les a entendus jouer des airs sur des instrumens, sonner les cloches et même exécuter des marches militaires. D’autres fois, on voit des meubles ou des objets de diverse nature se mettre en mouvement, tandis que d’autres au contraire prennent une telle adhérence au plancher, que plusieurs hommes ne peuvent les ébranler. Là, des mains sans corps se laissent voir et sentir, ou bien elles apposent, sans qu’on les voie, des signatures appartenant à des personnes décédées. Ici, on aperçoit des formes humaines diaphanes dont on entend même quelquefois la voix ; ailleurs, des porcelaines se rompent d’elles-mêmes, des étoffes se déchirent, des fenêtres sont brisées à coups de pierres, des femmes sont décoiffées. Le lecteur rapprochera ces derniers phénomènes de celui que j’ai rapporté plus haut, où des vases étaient arrachés des mains de religieuses en proie au démon. Il rapprochera encore du cas de ces mêmes religieuses ces hommes qui, dans la manifestation américaine, sont entraînés tout d’un coup d’un bout d’une chambre à un autre, ou bien enlevés en l’air, et y demeurent quelques instans suspendus.

Pour que ces choses se produisent, une condition est nécessaire, c’est la présence de certaines personnes qui en sont les intermédiaires obligés, et qu’en conséquence on désigne sous le nom de médiums. Il y a les rapping mediums, c’est-à-dire ceux dont l’intervention est signalée par les coups et les bruits ; sous l’influence des esprits, ils tombent dans des états nerveux où ils ne sont plus que de véritables automates, et alors, aux questions qu’on leur adresse, ils répondent par des mouvemens spasmodiques et involontaires, soit en frappant des coups avec la main, soit en faisant des signes de la tête ou du corps, soit en parcourant du doigt les lettres d’un alphabet. Il y a les writing mediums, les mediums qui écrivent ; tout à coup ils sentent leur bras saisi d’une roideur tétanique, et, munis d’une plume ou d’un crayon, ils servent d’instrumens passifs pour écrire des pages et quelquefois des volumes entiers sans que leur intelligence soit en jeu. Il est curieux que le bras seul soit affecté, mais on trouvera un exemple d’une semblable localisation (je demande pardon pour ce terme de médecine) dans les aboiemens démoniaques des femmes d’Amou, près de Dax, au XVIIe siècle ; il s’y joignait un violent remuement du bras, avec un tel mouvement de la main et des doigts, qu’aucun joueur d’instrument n’eût pu les mouvoir si vite et avec une telle agilité, et ce bras était devenu comme un membre ou une pièce étrangère du corps qui n’était plus à la libre disposition de la possédée. Il y a les speaking mediums, les mediums qui parlent. Ceux-ci sont de véritables pythonisses ; d’une voix souvent différente de la leur, ils prononcent des paroles qui leur sont inspirées ou qui sont mises directement dans leur bouche. Cette passivité a été notée chez les convulsionnaires. Plusieurs parlaient comme si les lèvres, la langue, tous les organes de la prononciation eussent été remués et mis en action par une force étrangère ; dans l’abondance de leur éloquence, il leur semblait qu’ils débitaient des idées qui ne leur appartenaient aucunement, et dont ils n’acquéraient la connaissance qu’au moment où leurs oreilles étaient frappées par le son des mots. Ils articulaient d’une manière forcée la plus grande partie de leurs discours, de façon qu’ils sentaient une puissance supérieure remuer leur bouche et former leurs paroles, sans que leur volonté eût besoin d’y contribuer. Ils écoutaient eux-mêmes comme faisaient les assistans. Il en était ainsi parmi les camisards. Une de leurs prophétesses disait, et ce qu’elle déclarait s’appliquait à des milliers d’autres : « Je sens que l’esprit divin forme dans ma bouche les paroles qu’il me veut faire prononcer. Il y a des fois que le premier mot qui me reste à prononcer est déjà formé dans mon idée ; mais assez souvent j’ignore comment finira le mot que l’esprit m’a déjà fait commencer. C’est à l’ange de Dieu que j’abandonne entièrement, dans mes extases, le gouvernement de la langue. Je sais que c’est un pouvoir étranger et supérieur qui me fait parler. Je ne médite point ni ne connais point par avance les choses que je dois dire moi-même. Pendant que je parle, mon esprit fait attention à ce que ma bouche prononce, comme si c’était un discours récité par un autre. »

Les mediums de nos jours écrivent des volumes entiers. On a recueilli de même des volumes de prédications chez les camisards. Certains, parmi les prophètes cévenols, prononçaient parfois jusqu’à sept improvisations par jour. On a un recueil des discours d’un d’entre eux ; les idées mystiques y pullulent à l’exclusion de toutes les autres, et la personnalité de l’orateur y est constamment oubliée.

Les musiques miraculeuses qui retentissent en Amérique sans musiciens et sans instrumens ont eu leurs précédens dans les Cévennes. Des chants de psaumes ont été entendus en beaucoup d’endroits par les camisards comme venant du haut des airs. Cette divine mélodie a éclaté en plein jour et en présence de beaucoup de personnes, dans des lieux écartés des maisons, où il n’y avait ni bois ni creux de rochers, et où, en un mot, il était absolument impossible que quelqu’un fût caché. Les voix célestes étaient si belles que les voix des paysans cévenols n’étaient assurément pas capables de former un pareil concert. À la vérité, on ajoute que, par une permission céleste, ceux qui accouraient pour entendre n’entendaient pas tous, et que plusieurs protestaient ne rien ouïr, pendant que les autres étaient charmés de cette mélodie angélique.

Sous l’influence qui les domine, certains mediums imitent avec une habileté surprenante la figure, la voix, la tournure et les gestes de personnes qu’ils n’ont jamais connues, et jouent des scènes de leur vie d’une façon telle qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître l’individu qu’ils représentent. De la sorte il se développe en eux une aptitude singulière à la mimique, comme se développe la faculté de composer ou d’écrire. On a rencontré ailleurs des exemples d’une semblable faculté, et Joseph Acosta, qui résida longtemps au Pérou dans la seconde moitié du XVIe siècle, rapporte qu’il y existait encore à cette époque des sorciers qui savaient prendre ou du moins imiter toutes les formes qu’ils voulaient.

Les camisards, qui se voyaient entourés de merveilles, pour qui les petits enfans faisaient entendre des paroles de piété et de consolation, à qui les prophètes annonçaient l’avenir, qui entendaient des musiques célestes dans le vide de l’air, ne doutaient pas que d’aussi éclatans miracles ne touchassent les cœurs endurcis ; ils attendaient que les dragons s’éloigneraient, que le grand roi serait fléchi, et que même le pontife de Rome inclinerait devant la volonté divine sa triple couronne. Les convulsionnaires fondaient d’autres espérances, mais non pas moindres, sur les visitations dont ils étaient les objets ; ce Paris, ce lieu de tumulte, d’affaires et de licence, ce Paris, au sein duquel les œuvres surnaturelles s’accomplissaient, allait se convertir, et la cour de Rome, subissant à son tour l’action de ces manifestations irrésistibles, se réformerait. Rien de tout cela ne s’accomplit, et, quelque garanties qu’elles fussent par des miracles, les espérances étaient vaines. À la vérité, grâce à l’exaltation religieuse qui les animait, une poignée de camisards tint longtemps tête aux dragons de Louis XIV et arracha une meilleure capitulation qu’une si faible troupe ne devait l’attendre ; mais la grande persécution n’en poursuivit pas moins son cours, et le protestantisme ne fit aucun progrès. Il en fut de même du jansénisme ; lui aussi ne retira aucun profit des merveilles de Saint-Médard, et si l’ordre des jésuites fut supprimé, cette suppression est le résultat de conditions historiques qui n’ont aucun rapport avec les phénomènes du convulsionarisme. De nos jours, ceux des Américains parmi lesquels les forces mystiques ont élu domicile, qui reconnaissent qu’un pouvoir inconnu s’applique à remuer, soulever, retenir, suspendre et déranger de diverses manières la position d’un grand nombre de corps pesans, le tout en contradiction directe avec les lois reconnues de la nature ; qui voient des éclairs ou clartés de différentes formes et de couleurs variées apparaître dans des salles obscures, là où il n’existe aucune substance capable de développer une action chimique ou phosphorescente, et en l’absence de tout appareil ou instrument susceptible d’engendrer l’électricité ou de produire la combustion ; qui entendent une singulière variété de sons produits par des agens invisibles, tels que des tapotemens, des bruits de scies ou de marteaux, des rugissemens de vent et de tempête, des concerts de voix humaines ou d’instrumens de musique ; ceux-là, dis-je, pensent, comme les camisards et les jansénistes, que la puissance du ciel est ici révélée, et qu’il en doit résulter des conséquences prodigieuses pour le genre humain. Seulement, comme il n’est plus question, à notre époque, d’une persécution particulière contre des calvinistes ou des jansénistes, d’autres objets sont en vue, et il ne s’agit de rien de moins que de modifier par là les conditions de notre existence, la foi et la philosophie de notre siècle, ainsi que le gouvernement du monde.

Les annales de la sorcellerie, de la possession, de la vision, de l’extase, de la convulsion, sont très considérables, et je n’ai voulu qu’y prendre quelques traits, afin de signaler la continuité du phénomène. Ce n’est rien de nouveau qui se manifeste aujourd’hui. Quelque loin que l’on remonte dans l’histoire, on aperçoit de nombreuses traces qui témoignent que nul siècle n’a été exempt de telles perturbations. Elles renaissent pour périr, elles périssent pour renaître ; elles sont comme les maladies qui ne quittent jamais l’espèce humaine, et que l’on retrouve aussi bien dans les antiques sociétés que dans les modernes, avec un fonds toujours le même, bien qu’avec des traits diversifiés, non-seulement suivant les lieux et la géographie, mais aussi suivant les temps et la chronologie. De même entre les cas particuliers du phénomène général qui m’occupe ici règne une analogie fondamentale, qui n’empêche pas des variétés en rapport avec le temps et le lieu : ainsi on n’a signalé nulle part ailleurs que dans l’événement contemporain, à ma connaissance du moins, les tournoiemens de tables, cette agitation des meubles et, ces tapotemens.

Je n’ai pas besoin de rappeler que ceux qui sont agens et patiens dans ces déplacemens de meubles et ces tapotemens les attribuent, ainsi que le reste, à une agence surnaturelle ; je n’ai pas besoin d’ajouter non plus que telle fut aussi l’opinion de l’antiquité et du moyen âge pour les manifestations analogues qui eurent lieu dans ces époques. Toutefois il vint un moment où une opinion qui était appuyée d’une part sur le témoignage en apparence le plus évident des sens, et d’autre part sur les témoignages les plus respectés, fut ébranlée, à peu près comme la croyance au mouvement du soleil autour de la terre et à l’immobilité de notre planète fit place à une explication toute différente, malgré le dire des sens et les affirmations des autorités traditionnelles. Ce fut au sujet de la sorcellerie. Et en effet il y avait là quelque chose d’incompatible avec le surnaturalisme, et qui fit réfléchir. Des sorciers, amenés devant le tribunal, confessaient avoir fait périr par leurs sortilèges telle et telle personne, et ces personnes étaient vivantes au su et au vu de tout le monde, et on les amenait en confrontation avec les hommes qui disaient leur avoir donné la mort. D’autres fois, un sorcier était surveillé soigneusement, on ne le perdait pas de vue pendant son sommeil, et, quand il en sortait, il racontait des scènes du sabbat auxquelles il venait d’assister, bien que certainement il n’eût pas bougé de sa place. Cependant cela n’était rien à côté d’une singularité encore plus grande. Ces mêmes sorciers, qui avaient la faveur du prince des ténèbres, à qui il prêtait une part de sa puissance, qui, à leur gré, changeaient de forme, qui excitaient les tempêtes et soulevaient les flots, ces mêmes sorciers, dis-je, n’avaient ni richesses, ni éclat, ni grandeur, et par-dessus tout ne pouvaient se défendre de l’échafaud et du bûcher.

Ce furent les médecins qui prirent un ascendant sur la question et détournèrent le cours des opinions dominantes. Sans doute, en aucun temps il ne manqua d’esprits incrédules à toute sorcellerie, à toute possession ; mais nier et expliquer sont deux choses fort différentes, dont l’une ne remplace jamais l’autre : la négation est individuelle et laisse toujours le fait rebelle et incompatible ; l’explication est collective et soumet le fait au système général de la science positive. Et ici, en ce point difficile et délicat, je veux faire toucher au lecteur la loi de connexion qui unit les phénomènes historiques les uns aux autres, et qui, après la loi de filiation, est la plus importante de l’histoire. La filiation, c’est la condition suivant laquelle un fait engendre un fait, et le passé le présent ; la connexion, c’est la condition suivant laquelle certaines parties de civilisation s’allient et s’appellent, et certaines autres se repoussent et s’excluent. Ceci posé, comment advint-il que dans le cours du XVIIe siècle la médecine commença d’attirer à elle les sorcelleries, les possessions, les extases, d’en donner une doctrine et d’en chasser les doctrines antécédentes, qui attribuaient tout cela aux esprits purs ou impurs, bons ou mauvais ? Rien de pareil n’avait surgi dans l’antiquité ni dans le moyen âge : le plus qu’il y avait eu de dit, c’est que toutes les maladies étaient naturelles ; mais on n’avait pas dit que les états démoniaques fussent des maladies. Les progrès que la pathologie avait faits depuis la renaissance, tout réels qu’ils étaient, n’auraient pas autorisé la médecine à contredire directement les opinions accréditées, et surtout ne lui auraient pas permis d’y substituer les siennes, si une autre circonstance n’avait concouru. De grands événemens s’étaient accomplis dans le domaine de la science : l’astronomie, la physique et des essais très réels de chimie modifiaient profondément l’ensemble des idées sur l’ordre et le gouvernement des choses, et tendaient à écarter loin des phénomènes les agences surnaturelles. C’est cette coïncidence qui favorisa la tentative hardie de la médecine. Quand les hommes éclairés virent d’une part que la sorcellerie était impuissante à tenir ses promesses et à garantir ses adeptes, et d’autre part qu’on leur offrait une explication non-seulement satisfaisante, mais concordante avec l’ensemble des idées scientifiques, ils laissèrent celles de la vieille doctrine, et les bûchers ne s’allumèrent plus. Noble et éclatant service, qui ne doit pas être oublié parmi ceux qu’a rendus et que rend tous les jours la médecine !

Quelques traits généraux montreront sur quoi elle se fonde. Toutes les fois que se sont présentés les phénomènes dont il s’agit, il s’est manifesté aussi sur les personnes qui y étaient agens ou patiens des dérangemens nerveux parfaitement caractérisés, si bien qu’on aurait dû dire, si la doctrine des esprits ou des démons avait été suivie jusqu’au bout, que ces êtres ne pouvaient agir que par l’intermédiaire des nerfs, exactement comme font les causes des maladies. Toutes les fois qu’un esprit ou démon s’est introduit dans le corps d’un homme, ou que des influences surnaturelles venant du ciel ou de l’enfer se sont fait sentir, il est survenu des tremblemens, des convulsions, des raideurs tétaniques, des mouvemens spontanés, des troubles dans les sens, des perversions de la sensibilité, des paralysies ; mais ces accidens sont, si je puis parler ainsi, de la connaissance du médecin : il n’y a pour lui dans tout cela rien de surnaturel. Il sait non pas ce qu’est la vie en soi, distinguons bien le genre de connaissances qui est accessible à la science positive, mais comment, cette vie une fois donnée et allumée, les actes s’en produisent et s’en manifestent ; il sait l’influence des viscères sur le cerveau, du cerveau sur les viscères ; il connaît le réseau des nerfs qui unit le centre à la circonférence, et la circonférence au centre : le lit des malades l’a familiarisé avec des désordres tout semblables, et, quand il voit un muscle paralysé ou contracté, il est disposé à chercher si c’est dans le nerf, dans la moelle épinière ou dans le cerveau que gît la cause du mal.

D’ailleurs un lien étroit unit ces effets morbides au monde extérieur, au milieu même dans lequel l’homme est plongé. Des affinités singulières existent entre notre système nerveux et des agens que la nature a disséminés çà et là : grand phénomène qui laisse pénétrer l’œil profondément dans l’histoire de la vie, montrant, dans le point en apparence le plus délicat et le plus indépendant, les subordinations nécessaires qu’indique déjà l’emploi des élémens, oxygène, hydrogène, azote et carbone, dans la constitution des êtres vivans. Une foule de substances ont le pouvoir de troubler les mouvemens, la sensibilité, l’intelligence. Veut-on produire une succession indéfinie de visions enivrantes qui charment le temps et soustraient la vie à ses ennuis, à ses fatigues, à ses devoirs, on n’a qu’à fumer l’opium, qu’à boire le hachich, pour déplacer aussitôt le centre des sensations et faire disparaître la réalité sous des illusions changeantes ; aujourd’hui même, des milliers ou plutôt des millions d’individus demandent à ces agens le facile bonheur de rêves délicieux. D’autres livrent le corps à des convulsions que rien ne peut maîtriser ; administrez quelques parcelles de strychnine, et vous verrez les muscles s’agiter sous l’aiguillon qui les pique, et, comme des chevaux qui ne connaissent plus de frein, échapper au contrôle habituel de la volonté. Voulez-vous faire entendre à l’oreille des bruissemens prolongés et formidables, sans qu’il y ait au dehors aucun son de produit, donnez une suffisante quantité de sulfate de quinine, et il semblera à celui qui l’aura prise qu’une cataracte l’assourdit incessamment du fracas de ses eaux qui se brisent au loin. Voulez-vous agir sur l’œil et troubler la vision, la belladone est là toute prête pour infliger une cécité transitoire. Je m’arrête ; ces substances et bien d’autres sont autant de doigts qui vont faire mouvoir telle touche, faire vibrer telle corde. Tout est département, tout est spécialité, tout est localisation, tout a une organisation et un office séparé, et c’est sur ces organes tous différens et tous chargés d’actes différens que se portent les agens ou accidentels et nuisibles (ce qui constitue la maladie, la pathologie), ou choisis et envoyés (ce qui constitue la médecine). Tout concourt, a dit le vieil Hippocrate, dans le corps. À cette vérité générale qui frappa tout d’abord la vue d’une science naissante, il faut ajouter que tout y est spécialité, vérité qui était reculée loin des yeux, et qu’une science plus avancée a mise en lumière.

Indépendamment de tant de substances qui suscitent les troubles les plus variés, il est d’autres conditions qui désordonnent et déconcertent le système des fonctions nerveuses. Les sens, les mouvemens, le moral, l’intelligence, n’ont pas besoin d’être sollicités par des objets du dehors, par des impressions extérieures, par des agens introduits dans l’économie, pour produire les actes qui leur sont respectivement affectés. Il suffit que les organes chargés de ces divers offices soient excités par quelque cause externe ou interne, pour que ces offices se manifestent aussitôt. En d’autres termes, l’œil peut voir de la lumière sans qu’il y ait là une lumière effective ; l’oreille peut percevoir un son sans qu’il y ait là un son réel. Un homme frappé à la tête dans un lieu obscur vit à l’instant des lueurs brillantes, et, confronté devant le tribunal avec celui qui était accusé de l’avoir blessé, il prétendait l’avoir reconnu à cette lueur même qui avait soudainement éclairé ses yeux et l’obscurité, quand un médecin appelé aux débats fit observer que la lumière dont il était question, bornée au nerf optique du patient, n’avait rien de réel et n’avait pu se projeter dans les ténèbres ni aider à reconnaître qui que ce fût. En irritant les nerfs du goût par un courant électrique, on produit dans la bouche une saveur indépendamment de tout corps sapide. Semblablement, sous l’influence d’états pathologiques, les sens éprouvent des sensations, les yeux voient, les oreilles entendent, les narines flairent, la langue goûte, les muscles s’agitent, des visions se produisent, des sentimens et des impulsions surgissent, l’intelligence crée des associations étranges d’idées, et le patient, soustrait au monde réel et visible, appartient désormais à un monde fictif et invisible, auquel il ne peut s’empêcher d’ajouter foi entière. Tous les degrés, toutes les combinaisons se présentent dans ces désordres, et le médecin qui les contemple en fait spontanément le rapport à la pathologie surnaturelle ou démoniaque, qui n’est ni plus singulière ni plus compliquée.

Dans cet ordre de faits, c’est l’hallucination qui domine ; c’est elle qui change les apparences des choses et introduit dans l’existence de l’halluciné une série de phénomènes illusoires. Elle a une puissance merveilleuse pour donner corps, lumière, son, saveur, odeur, à ce qui n’a rien de tout cela. La réalité n’est pas plus réelle que les apparences qu’elle suscite, et il faut toute l’intégrité des autres facultés pour que la confusion n’arrive pas. Un savant allemand du siècle dernier, Gleditsch, à trois heures après midi, vit nettement, dans un coin de la salle de l’académie de Berlin, Maupertuis, mort à Bâle quelque temps auparavant : il n’attribua cette illusion qu’à un dérangement momentané de ses organes ; mais, en en parlant, il affirmait que la vision avait été aussi parfaite que si Maupertuis eût été vivant et placé devant lui. Il y a dans les recueils médicaux nombre d’observations de ce genre ; une des plus remarquables est celle d’un médecin qui, ayant pleinement conscience de lui-même et s’examinant avec attention, ne pouvait se soustraire aux hallucinations qui l’obsédaient, particulièrement aux hallucinations de l’ouïe, et mainte fois, tout prévenu qu’il était, il lui arriva de quitter une occupation pour répondre à une voix qui l’appelait, et qui pourtant n’avait d’autre siège que son nerf acoustique. Mais souvent l’intelligence ne demeure pas ainsi spectatrice vigilante des fausses sensations qui l’assaillent. Ou bien elle finit par se laisser séduire, et, tout en conservant sa rectitude en autre chose, ces fausses sensations sont tellement intenses et lui deviennent tellement plausibles, qu’elles prennent la place des sensations réelles : dès-lors le monde a changé de face, et tandis que la masse continue à entendre et voir ce qui se voit et s’entend, quelques-uns voient et entendent ce qui ne se voit pas et ne s’entend pas. Ou bien l’intelligence elle-même prend part au désordre, et à la série des phénomènes hallucinatoires se joignent diverses séries d’autres phénomènes, suivant le genre de désordres qui surgissent.

Parmi les formes diverses que revêt l’hallucination, une mérite d’être signalée à cause de l’importance qu’elle prend par momens : c’est l’hallucination collective. L’hallucination, au lieu de se borner à frapper des individus, en peut frapper simultanément un grand nombre, et, au lieu de leur suggérer des sensations différentes, les soumettre à un même groupe de sensations. Ce qui en fait le caractère, ce n’est pas tant d’atteindre à la fois beaucoup de personnes que de faire naître dans leur esprit des aperceptions de même genre et d’imprimer à leurs visions une certaine uniformité. On ne peut en rappeler aucun exemple plus remarquable que celui de la sorcellerie : dans ce vaste et long phénomène qui a occupé tant de pays et tant de siècles, les formes fondamentales se reproduisaient toujours ; le sorcier, la sorcière étaient transportés au sabbat, et là voyaient le diable, lui parlaient, le touchaient ; nul n’échappait à ce genre de vision qui était déterminé par le concours de la lésion mentale avec la prédominance d’un ordre d’idées alors familières à tous les esprits. La maladie, bien qu’elle soit un trouble de l’arrangement naturel et régulier, n’est pourtant aucunement arbitraire ; elle aussi est soumise à des règles qui imposent des limites au désordre et déterminent les nouvelles associations ; elle dépend de la cause qui la produit et des élémens vivans qu’elle atteint. De même l’hallucination se subordonne à des conditions qui lui impriment leur cachet ; oscillant entre des écartemens qui ne sont pas illimités, elle dépend, elle, du sens qu’elle affecte et du milieu où elle naît : du sens, ce sont des voix, des sons qu’on entend, des formes, des lumières, qu’on voit, des odeurs qu’on perçoit, etc. ; du milieu, ce sont des opinions générales et puissantes qui en déterminent le caractère et donnent corps et vie à ces impressions. Ayant reçu ainsi naissance et accroissement, l’hallucination devient un événement historique qui mérite d’être consigné dans les annales du genre humain. Si la maladie ne peut être supprimée de l’histoire de l’homme individuel, elle ne peut pas l’être non plus de l’histoire des sociétés.

Dans la vie, à chaque instant se présente la maladie isolée. À celui-ci, tout à coup une douleur aiguë se fait sentir entre les côtes, la toux s’éveille et la fièvre s’allume ; à celui-là, les articulations se gonflent douloureusement ; à un troisième, le blanc de l’œil jaunit, et bientôt toute la peau offre cette même teinte, et ainsi de suite, tant et tant de formes de souffrir que les médecins ont soigneusement décrites, et pour lesquelles ils ont, suivant les cas, des remèdes puissans, faibles, incertains, inefficaces. À cela cependant ne se borne pas la pathologie : la maladie dépasse mainte fois l’individu, et, devenant, comme on dit, épidémique, elle frappe d’une même lésion des foules entières. Il éclate sur quelque point des affections qui se généralisent, et dans un cercle plus ou moins étendu la diversité des accidens disparait, l’uniformité s’établit. Enfin le cercle peut s’étendre encore davantage et embrasser de vastes régions, comme cela est pour la lèpre du moyen âge, la peste du XIVe siècle, la suette du XVe et le choléra de notre temps. Ce qui se passe dans le domaine de la vie végétative, — car toutes les affections dont je viens de parler, et celles qui s’y rattachent, appartiennent à des lésions du sang, des humeurs, des tissus, des organes, et de leurs actions et réactions, — ce qui se passe dans le domaine de la vie végétative se passe aussi dans celui de la vie intellectuelle et morale, dans celui des fonctions nerveuses. Les troubles qui y surviennent ne se présentent pas seulement sous la forme isolée, la forme épidémique y a aussi sa place ; mais, au lieu d’être des influences de nourriture, d’air, de chaud, de froid, de miasmes et d’agens délétères, manifestes ou occultes, qui dérangent l’être vivant, ce sont des influences morales, des opinions, des croyances, des craintes, qui causent la perturbation. De la sorte naissent des penchans qui s’emparent irrésistiblement d’une foule d’esprits, par exemple le besoin d’expiation et la grande épidémie des flagellans au XIVe siècle ; de là naissent les extases et les visions mystiques, par exemple l’épidémie qui a régné parmi les camisards persécutés. De même que chez l’individu les passions touchent de près aux dérangemens de la raison, si bien que parfois la distinction est difficile, de même dans la société les troubles intellectuels et moraux qui se généralisent tiennent de près aux entraînemens collectifs, aux émotions dominantes.

C’est dans les sciences, et surtout dans les sciences de la vie et de l’histoire, un procédé efficace et lumineux que de rapprocher les uns des autres les faits desquels on dispute, et qui, pris isolément. laissent l’esprit dans le doute. Le groupement seul est une clarté ; il élimine ce qui est accidentel, montre la constance du phénomène, et le présente sous toutes ses faces. Ainsi, de nos jours, plusieurs ont pu être singulièrement étonnés d’entendre parler d’esprits qui frappent, de tables qui ont des âmes, de lumières qui apparaissent, de sons qui se produisent miraculeusement. Eh bien ! qu’ils se retournent vers le passé, et ils vont trouver tout cela, ou l’analogue, dans les récits historiques. Je dirais, s’il avait pu rester quelque méfiance sur le fond de ces récits, que les faits actuels leur donnent créance, comme à leur tour ces récits mettent à leur place les faits actuels. L’ensemble de ces manifestations maladives est limité dans un cercle assez étroit. Il s’agit toujours de troubles des sens qui font voir, entendre ou toucher, d’extases qui mettent le système nerveux dans des conditions très singulières, de modifications graves dans la sensibilité, de convulsions énergiques qui donnent au système musculaire une puissance incalculable. Puis, à ces circonstances générales se joint ce que fournissent les idées et les croyances du temps. Dans un siècle, la pythonisse reçoit le souffle d’Apollon, et la sorcière conjure Hécate par ses évocations ; dans un autre, c’est le diable difforme ou ridicule du moyen âge qui hante les imaginations. Sous une autre influence, les anges du Seigneur envoient des secours aux malheureux persécutés. Sous une autre influence encore, à cette vision des esprits se mêlent des idées mystiques sur les fluides hypothétiques que la science a mis en honneur.

C’est ce qui est arrivé de notre temps et ne pouvait arriver qu’à ce moment en effet. De notre temps aussi on peut apercevoir quelques causes analogues à celles qui jadis ont agi collectivement sur les esprits. Notre époque est une époque de révolutions. Des ébranlemens considérables ont à de courts intervalles troublé la société, inspiré aux uns des terreurs inouies, aux autres des espérances illimitées. Dans cet état, le système nerveux est devenu plus susceptible qu’il n’était. D’un autre côté, quand le sol social semblait manquer, bien des âmes se sont retournées avec anxiété vers les idées religieuses comme vers un refuge, et ce retour n’était pas pur de tout alliage ; il se faisait en présence des idées opposées, qui conservent leur part d’ascendant, et en présence des idées scientifiques, qui ont inspiré un grand respect, même à ceux qui en redoutent l’influence. Voilà un concours de circonstances qui a dû favoriser l’explosion contemporaine. Je dis favoriser et non produire, car il en est, je pense, de ces affections collectives de l’esprit comme des affections collectives du corps ; on connaît souvent ce qui en aide le développement ; on connaît rarement ce qui le cause de fait. Au reste, tout le chapitre très digne de méditation qui est constitué dans l’histoire par la série des affections démoniaques est à peine ébauché. On aperçoit parfois dans la campagne, surtout dans les lieux marécageux et où le pied ne peut se poser avec sûreté, des lueurs nocturnes qui frappent et attirent l’œil du voyageur attardé. Ces flammes ne brûlent pas, et, si on va sur la place, on ne voit pas qu’elles y aient marqué leur passage par la cendre et les charbons. Ces flammes n’illuminent pas, ne faisant que voltiger dans les ténèbres sans les dissiper : véritables feux-follets, suivant l’expression vulgaire, qui n’ont ni force ni chaleur. De même, comme autant de feux-follets se projettent dans les champs de l’histoire ces manifestations de démons, de mânes, d’esprits, d’agens surnaturels. Bien des fois elles y apparaissent pour disparaître bientôt, et, comme leur apparition n’éclaircit rien, rien non plus n’est obscurci par leur disparition. Leur lumière est maladive, et qui la suit dans ses mouvemens irréguliers ne fait que tourner et n’avance pas. D’ailleurs, malgré les promesses merveilleuses qu’elles prodiguent, malgré les immensités qu’elles semblent découvrir, leur impuissance finale demeure manifeste. Tout dans l’histoire chemine comme si elles n’existaient pas. Elles tiennent la baguette des fées, et cette baguette ne produit pas d’œuvres dans leurs mains. Elles commandent aux pouvoirs occultes des choses, et les choses suivent une direction propre et assujettie à de tout autres conditions. En un mot, dans l’histoire ces manifestations se montrent semblables à ce dormeur de Virgile qui dans son rêve veut en vain s’élancer et courir : il s’affaisse au milieu de ses efforts, sa langue n’obéit pas, ses forces le trahissent, et de sa bouche qui se refuse à le servir il ne sort ni parole ni voix.

Ac velut in somnis, oculos ubi languida pressit
Nocte quies, nequidquam avidos extendere cursus
Velle videmur, et in mediis conatibus ægri
Succidimus, non lingua valet, non corpore notæ
Sufficiunt vires, nec vox aut verba sequuntur.

La théorie spontanée (il faut ici allier ces deux mots), servant à lier et à représenter pour l’esprit les phénomènes dont il s’agit, est indiquée par l’histoire : l’agence surnaturelle, qui d’ailleurs était admise partout, les déterminait aussi. Sans doute il n’y avait dans cette théorie rien qui répugnât soit aux faits, soit à la raison : aux faits, l’intervention des démons ou des âmes en rendait compte ; à la raison, cette intervention lui semblait bien autrement plausible que ne lui aurait semblé l’action de causes naturelles qui alors n’avaient aucune vertu d’explication. Les choses étaient ainsi avant toute expérience et quand l’esprit était à l’égard de ces phénomènes ce que l’œil était à l’égard du mouvement diurne des étoiles, qu’il voyait et croyait tourner autour de la terre ; mais vint le moment où l’on se mit à réviser les notions spontanées reçues des aïeux, pour certifier les unes et repousser les autres, ce qui proprement constitue la science abstraite. Au début, manifestement l’investigation désirait plutôt trouver des résultats conformes à la tradition que des nouveautés toujours suspectes. Malgré cette tendance, il fallut peu à peu laisser tomber ce qui avait été transmis touchant les sorcelleries, les possessions, les extases, les convulsions. Ces faits ne purent s’expliquer par la théorie des esprits, et ils purent s’expliquer autrement. De là les convictions modernes. On dira, je le sais, que de temps en temps ces faits renaissent, et que les convictions modernes ne les suppriment pas. Oui, sans doute, ils renaissent, car les conditions qui les suscitent, c’est-à-dire les divers ébranlemens du système nerveux, gardent toujours leur activité. D’ailleurs, à quoi bon prolonger la discussion ? Vous êtes en communication avec les esprits qui pénètrent à travers la matière impénétrable, avec le prince de l’enfer pour qui les plus grandes merveilles ne sont qu’un jeu, avec les âmes des morts qui habitent des séjours interdits aux frêles humains, avec tous ces êtres en un mot immatériels et puissans pour qui rien n’est caché et rien n’est impossible : par conséquent vous pouvez et vous savez. Eh bien ! donnez des preuves de votre pouvoir et de votre savoir. Mais point. Tout se borne aux plus pauvres manifestations, et l’on ne sait que remuer des meubles, ébranler des portes et des fenêtres, produire des sons ou des lumières, et tenir des langages où l’on ne trouve jamais que des redites mystiques de ce qui a été cent fois dit beaucoup mieux.

Suivant d’autres, dans les merveilles magiques, ce n’est pas avec le peuple infini des êtres immatériels que l’on se met en rapport, c’est avec les forces élémentaires de la nature. Comme il est vrai qu’un homme, à l’aide de procédés divers, peut susciter dans le système nerveux d’un autre des phénomènes très singuliers, pourquoi ne serait-il pas vrai aussi qu’une action analogue, dépendant de la volonté, s’exerçât sur les animaux qui ont également un système nerveux susceptible d’impressions ? Pourquoi n’irait-elle pas jusqu’aux végétaux, qui, s’ils ne sont pas sensibles, sont du moins vivans ? Pourquoi ne passerait-elle pas jusqu’aux substances composées, comme l’être humain, d’oxygène ou d’hydrogène, de carbone ou d’azote, et ayant conséquemment par ce côté une certaine affinité avec lui ? Pourquoi enfin, franchissant toute barrière, ne s’étendrait-elle pas jusqu’aux corps bruts, quels qu’ils soient, en raison d’une certaine vie universelle qui pénètre tout, c’est-à-dire pourquoi la volonté, qui, dans le corps, passe instantanément jusqu’au bout des doigts, ne passerait-elle pas instantanément aux objets extérieurs, et ne leur communiquerait-elle pas l’impulsion et le mouvement ? Pourquoi ?… Mais que servirait de multiplier ces pourquoi, qui demeuraient plausibles jusqu’à ce que l’expérience répondît ? Si la volonté et par elle le mot magique ont pouvoir, qu’ils le montrent ; qu’ils remplacent la vapeur, l’électricité, et tous ces agens que la science abstraite a mis à la disposition du travail et de l’industrie. Rien ne se meut cependant, et, pour que le navire quitte le rivage, il faut toujours que le vent enfle ses voiles, ou que la houille fasse tourner ses roues.

Savoir et pouvoir sont les deux grands termes de la raison collective, dont le développement progressif fait la trame de l’histoire. À l’origine des annales humaines, on trouve la magie liée étroitement et confondue d’une part avec la science commençante, d’autre part avec la maladie, sans qu’il fût possible alors de faire un départ entre les trois. La magie, comme la science, cherchait à scruter les choses et à les faire servir à son usage, et sans doute mainte fois elle a, dans ses investigations, rencontré, comme fit plus tard l’alchimie, des phénomènes curieux ou importans. À son tour, la science, peu sûre en sa doctrine, peu riche de faits, ne refusait pas une alliance que les penseurs de la Grèce furent les premiers à oser repousser. Enfin la maladie, rêvant conformément à toutes les croyances reçues, apportait une confirmation apparente à l’art occulte. Tout cela, par l’office du temps révélateur et instructeur, s’est séparé et distingué. La science, riche de faits et assurée en sa doctrine, sait qu’elle n’agit que par l’intermédiaire des propriétés des choses, propriétés où elle ne pénètre peu à peu qu’en construisant, par la main des générations successives, des théories abstraites et profondes. La magie, isolée de la science et à part de la maladie, invoquant en vain les êtres immatériels de l’espace ou les forces élémentaires de la nature, a des charmes et des formules, mais rien qui leur obéisse. La maladie, qui si longtemps lui donna certificat d’existence, reconnue sous les formes singulières qui la masquaient, ajoute à la médecine une page que l’histoire, de son côté, ne doit pas négliger.


É. LITTRÉ.