Des bardes chez les Gaulois et chez les autres nations celtiques

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DES BARDES
CHEZ LES GAULOIS
Et chez les autres Nations Celtiques.

Les bardes gaulois n’ont laissé qu’un nom vaguement célèbre, mais point de monumens. Les bardes chantaient dans nos forêts comme les homérides sur les rives de la Grèce et de l’Ionie ; mais leurs chants sont morts avec la nationalité gauloise, l’épée romaine a coupé les vieilles forêts et moissonné la vieille poésie de la Gaule. Si l’Asie eût conquis la Grèce, aurions-nous les chants d’Homère ?

Dénués de monumens, réduits à quelques indications éparses dans les auteurs grecs et latins, tâchons de suppléer à ce qui nous manque, de compléter ce qui nous a été laissé.

Nous avons deux moyens de nous faire une idée de cette poésie gauloise, maintenant perdue :

Rapprocher et comparer soigneusement les passages dans lesquels les auteurs anciens font mention de nos bardes ;

Étudier l’institution des bardes chez d’autres nations d’origine celtique, au sein desquelles cette institution s’est conservée plus long-temps que dans la Gaule.

On sait que les Gallois, reste des anciens Bretons d’Angleterre, les Irlandais, les montagnards d’Écosse, ou Gaëls, sont de race et de langue celtiques, comme l’étaient les anciens Gaulois. Ces trois peuples ont eu des bardes jusqu’à une époque récente. Nous examinerons ce qu’ont été ces bardes.

Enfin nous chercherons si l’institution et la poésie des bardes ont laissé quelque empreinte sur notre littérature ou quelque vestige dans notre pays.

Bien que les anciens nous apprennent peu de chose sur la poésie des bardes, ils nous en disent assez pour nous révéler trois genres distincts dans cette poésie :

La poésie sacerdotale ;

La poésie guerrière ;

La poésie satirique.

Les bardes étaient avec les druides dans un rapport trop étroit pour rester étrangers à la poésie mythique, par laquelle ceux-ci transmettaient leurs enseignemens. Strabon indique ce rapport des bardes avec les druides, en ces termes : « les trois classes les plus honorées de la nation gauloise, sont les bardes, les druides et les devins. » En plaçant ainsi les bardes auprès des druides, Strabon montre assez que là, comme partout ailleurs, la poésie à son origine a été associée à la religion.

Remarquons aussi le rapport des bardes aux devins ou prophètes ; le caractère prophétique est un caractère essentiel de la poésie des bardes sur lequel nous reviendrons.

Outre les bardes classés par Strabon avec les druides et les devins, il y avait chez les Gaulois des bardes guerriers ; outre cette poésie sacerdotale, il y avait une poésie belliqueuse. C’est ce qu’attestent Elien, Ammien Marcellin, Festus et cette belle apostrophe de Lucain : « Ô vous qui envoyez à l’immortalité les noms et les ames de ceux qui sont morts vaillamment, bardes, vous avez fait entendre des chants nombreux. »

Le mot nombreux (plurima) prouve qu’à la connaissance de Lucain, cette portion martiale de la poésie des bardes était considérable.

Lucain est loin de traiter les chants des bardes avec ce mépris dont les Romains étaient prodigues pour tout ce qui venait des peuples barbares. Le Celtibère Lucain paraît avoir eu une certaine sympathie pour la poésie gauloise ; les traditions druidiques ne lui étaient pas entièrement étrangères, et il semble s’en être une fois inspiré dans sa description de la forêt de Marseille[1].

« C’était un bois sacré[2] inviolé depuis des siècles ; des rameaux entrelacés enveloppaient l’air ténébreux et les froides ombres de ces profondeurs sans soleil. Les Pans agrestes, les Sylvains rois des forêts, les nymphes, n’habitaient pas ce lieu. Il était consacré à des dieux et à des rites barbares ; des autels s’y élevaient pour d’effroyables holocaustes ; chaque arbre avait été lavé de sang humain. Là, si l’antiquité qui vit les dieux mérite quelque créance, les oiseaux craignent de se poser sur les rameaux, les bêtes sauvages de se coucher dans les fourrés ; jamais le vent ne descendit sur ces forêts, ni la foudre que secouent les noires nuées ; les arbres immobiles et muets recèlent une horreur étrange ; une eau noire ruisselle de mille fontaines ; des troncs informes et taillés sans arts sont les tristes simulacres des dieux ; leur difformité même, et la pâleur du bois pourri, épouvantent ; on redoute ces dieux dont les figures sont inconnues ; on tremble devant eux, d’autant plus qu’on les ignore.

« La tradition raconte que souvent la terre s’ébranle et les profondes cavernes mugissent ; que les ifs se prosternent et se relèvent soudain ; que la forêt, sans se consumer, resplendit des lueurs d’une incendie ; que des dragons se glissent à l’entour des rameaux qu’ils embrassent. La religion de ces peuples n’ose approcher de ce bois ; ils l’ont cédé à leurs divinités. Lorsque Phœbus est au somment de sa course, ou que la sombre nuit remplit le ciel, le prêtre lui-même pénètre en tremblant sous ces ombrages : il a peur d’y rencontrer son dieu. »

Plusieurs traits de cette description ont un caractère lugubre et fantastique, inconnu à la poésie romaine. On y reconnaît un génie plus sombre, plus barbare, et quelques traits qui semblent empruntés aux superstitions gauloises. C’est un écho de la poésie druidique dans l’imagination de Lucain.

Revenons à nos bardes.

Les bardes ne composaient pas seulement des hymnes religieux et des hymnes guerriers, ils composaient aussi des chants satiriques.

Diodore de Sicile dit positivement qu’ils louent les uns et raillent les autres. L’épigramme est aussi ancienne que le panégyrique ; à toutes les époques, il y a la poésie qui raille en face de la poésie qui loue. Momus figure, dans l’Olympe antique, et Loki, dans l’Olympe Scandinave ; le même siècle vit naître l’Iliade et le Margitès. Les chants exaltés des troubadours furent contemporains des sirventes moqueurs.

Mais rien ne correspond plus exactement aux trois genres de la poésie gauloise que les trois sortes de poésie dont les scaldes de la Scandinavie fournissent des exemples.

En effet, l’Edda contient des poésies mythologiques et cosmogoniques, dont les auteurs furent ou des scaldes prêtres ou des scaldes affiliés aux prêtres de la nation, écrivant sous une influence religieuse et sacerdotale. On possède en outre des chants nombreux de scaldes guerriers ; ces chants sont analogues aux chants belliqueux mentionnés par Lucain. Enfin, les sagas Scandinaves renferment une foule de chants satiriques ; ceux-ci ont même un nom particulier (nidungr visu).

D’après cette corrélation de divers genres de la poésie des bardes avec ceux que présente la poésie des scaldes, on peut, jusqu’à un certain point, se former une idée des monumens de la première qui ont péri, par les monumens de la seconde qui subsistent.

On est d’autant plus autorisé à faire ce rapprochement, qu’on trouve chez des bardes gallois du ive siècle certaines images qui semblent empruntées aux scaldes.

Le barde Aneurim a composé un chant où se trouvent ces mots[3] : « Il a rassasié les aigles noirs, il a apprêté un festin aux oiseaux de proie. » N’est-ce pas le refrain favori des scaldes, que le chantre des Martyrs a éloquemment rappelé dans le bardit de son admirable bataille des Francs ? N’est-ce pas comme si on entendait Ragnar-Lodbrok s’écrier au milieu des serpens auxquels on l’a livré. « Nous avons apprêté un festin abondant aux corbeaux, nous avons rassasié les oiseaux de proie. » Le barde ajoute : « La chair était préparée pour les loups plutôt que pour le banquet nuptial. » N’est-ce pas cette étrange association d’images de sang et de volupté qui faisait dire à Ragnar : « Quand j’étais au milieu des lances, j’éprouvais une aussi grande joie que si j’avais serré dans mes bras une jeune fille éclatante de beauté ? » Le barde et le scalde ne tiennent-ils pas ici le même langage ?

Voilà pour la ressemblance ; quant aux différences de caractère qui distinguent la poésie germanique de la poésie celtique, on les appréciera par les fragmens que je citerai de cette dernière.

Il paraît qu’il arriva aux bardes gaulois ce qui arrive en général aux organes de la poésie primitive ; ils déchurent de la situation élevée qu’ils occupaient d’abord à côté des druides ; ils tombèrent dans une position inférieure et précaire, dans la dépendance et sous le patronage des chefs des tribus gauloises. Cette situation sociale est d’autant plus à remarquer, qu’elle se reproduit avec des analogies frappantes partout où les bardes ont subsisté : dans le pays de Galles, en Irlande et en Écosse.

Une anecdote, rapportée par Athénée, d’après Possidonius, qui visita la Gaule, montre ce que cette relation des bardes et des chefs gaulois était devenue environ cinquante ans avant la conquête de César.

À cette époque, c’était l’usage parmi les chefs gaulois de rassembler dans les festins un grand nombre de bardes, et la munificence à leur égard était une vertu que leurs louanges, comme on va le voir, ne manquaient pas d’exalter. Luerius ou Luernius, roi des Arvernes, passait pour le plus magnifique des rois de la Gaule ; il était la providence des bardes et leur héros. « Un jour, dit Possidonius, qu’il avait donné un grand repas, un certain poète barbare, s’étant attardé, trouva Luerius qui partait ; alors allant à la rencontre de Luerius avec des chants, il se mit à exalter le mérite du chef et à déplorer son propre retard. Luerius charmé demanda une bourse d’or et la jeta au poète, tandis qu’il courait à côté du char. Le poète, l’ayant ramassée, recommença ses hymnes, disant : « Les vestiges de ton char sur la terre font germer l’or et les bienfaits. »

L’attitude du barde, courant auprès des roues du char, à peu près comme les mendians qui suivent en chantant une chaise de poste à la montée, et remerciant par des louanges outrées de la bourse qu’on a bien voulu lui jeter ; cette attitude n’offre rien de fort élevé ; on y sent la dégradation où étaient déjà tombés, si ce n’est tous les bardes, au moins un certain nombre d’entre eux ; ces bardes, dont l’emploi primitif était d’enseigner la puissance des dieux, de donner l’immortalité aux braves, ou de prophétiser l’avenir.

Possidonius dit encore : « Quand les chefs vont en guerre, ils mènent avec eux une suite de gens qu’on appelle parasites. Ces gens, qui mangent à la table de leur patron, chantent ses louanges, non-seulement au peuple qui se rassemble autour d’eux, mais encore à tous ceux qui veulent bien les entendre en particulier. » Voilà une véritable dépendance personnelle, une sorte de domesticité, de vassalité, à laquelle sont réduits ces bardes attachés à la personne du chef.

On voit donc que les chefs gaulois avaient des bardes attachés à leur personne, les suivant partout, enflammant leur valeur pendant le combat, et la célébrant après.

C’est ainsi que les rois Scandinaves avaient leurs scaldes attitrés. Saint-Olaf en plaça quatre autour de lui avant la bataille de Sticlarstadt, afin, leur dit-il, qu’ils vissent de près ce qu’ils auraient à chanter. Il en était de même des rois de la Grèce dans les temps héroïques. Agamemnon laissa son poète auprès de Clytemnestre, et ce ne fut qu’après avoir tué le chantre divin qu’Égiste parvint à séduire la reine d’Argos. Il était le poète d’Ulysse, ce Phémius que les prétendans forçaient à chanter dans leurs festins insolens, et, qui, au souvenir de son maître, interrompait ses chants par des larmes. Enfin, le barde avait une place déterminée, et pour ainsi dire un rang officiel dans la hiérarchie domestique de la petite cour des rois du pays de Galles et d’Irlande.

C’est aux bardes de ces deux pays et à ceux de l’Écosse que nous allons nous adresser pour compléter les données insuffisantes que les anciens nous ont laissées sur les bardes gaulois.

Nous commencerons par celle de ces contrées qui est la plus voisine de notre patrie, par le pays de Galles ou Cambrie. C’est là que le bardisme s’est le mieux développé, s’est le plus complètement organisé, et s’est conservé le plus long-temps.

On trouve le bardisme établi de temps immémorial dans la Grande-Bretagne. Selon les traditions galloises, l’inventeur du chant, de la musique, est aussi le fondateur du bardisme ; c’est un personnage purement mythologique, père de la muse, et nommé Tydain, qui pourrait bien être le Teutatès, le Mercure gaulois, inventeur des arts[4]. Il est associé dans cette circonstance à Hu-le-Fort, qui paraît être le même qu’Hésus, le Mars gaulois. Ainsi, l’institution des bardes, dans le pays de Galles, se rattache par les traditions de son origine à la mythologie celtique.

Un rapport singulier des bardes gallois avec les druides, c’est le caractère pacifique inhérent à la condition de barde. Les druides, semblables en cela au clergé catholique, étaient dispensés de prendre part à la guerre, et dans le principe les bardes gallois étaient entièrement étrangers aux armes, à tel point que par le fait même de la guerre on abjurait la dignité de barde. Le bardisme, comme l’église, avait horreur du sang ; noble pudeur du meurtre bienséante à la poésie et à la religion.

Les triades galloises fournissent des preuves de ce fait curieux : les triades sont des collections de noms propres et de souvenirs, la plupart fort anciens, groupés trois par trois ; parmi ces triades il y a celle des trois plus grands traîtres, des trois plus célèbres amans, des trois femmes les plus belles ; il y a aussi les triades des trois guerriers qui se sont faits bardes, et celle des trois bardes qui ont abjuré la condition de barde pour se faire guerriers.

Tel était l’état primitif du bardisme gallois ; mais bientôt, par la force des choses, la guerre entra dans cette institution héritière de l’esprit pacifique des druides. Le barde Aneurim, dont je parlais tout à l’heure, était si peu étranger à la guerre, qu’il nous apprend lui-même dans son chant sur la fatale bataille de Cattraeth, comment il a survécu presque seul à tous ses compagnons ; Merlin et Taliessin aussi étaient guerriers.

Le vie siècle fut l’âge d’or des bardes gallois ; ce fut la dernière époque de glorieuse résistance contre l’invasion saxonne pour la nation cambrienne et pour les Bretons du Nord, qui sont aussi célébrés par les bardes. On a les poésies authentiques de plusieurs bardes de ce temps[5]. Les plus célèbres sont : Aneurim, Llywarch, Taliessin et Merlin[6].

Des idées qui semblent druidiques se rencontrent dans la poésie de ces bardes, tout chrétiens qu’ils sont. Telle est la croyance à la métempsycose, croyance gauloise, et sous ce rapport ils sont les derniers représentans de l’antique alliance des druides et des bardes.

Ces restes de druidisme conservés chez les bardes gallois expliquent l’animosité réciproque de ces bardes et du clergé chrétien. Saint Gildas, le Salvien de l’Angleterre, qui a écrit un petit livre plein d’une éloquence barbare sur la ruine de la Bretagne, parle avec colère et mépris de ceux qui préfèrent les accords des chantres profanes aux saintes mélodies de l’église. En revanche, Taliessin exprime son dédain pour l’ignorance des moines dans des vers qui semblent faire allusion à sa vieille science druidique. « Ils ne savent pas, dit-il, ce qui distingue le crépuscule de l’aurore ; ils ne connaissent pas la direction du vent, la cause des agitations de l’air. » Taliessin cependant conclut chrétiennement : « Que le Christ soit mon partage ! » Merlin disait : « Je ne veux pas recevoir les sacremens de ces odieux moines en robe noire ; que Dieu m’administre lui-même les sacremens. »

Tous deux détestent les moines et acceptent le christianisme ; Merlin semble l’accepter philosophiquement.

Ces sorties anti-monacales ont dû contribuer à faire de Merlin un sorcier, mais sa gloire de poète eût suffi pour lui donner sa renommée d’enchanteur. Ainsi Virgile à Naples est un magicien ; dans l’origine, entre les enchantemens de la magie et les enchantemens de la lyre, il existait une parenté qu’attestent les affinités du langage. On sait qu’en latin carmen signifie à la fois un charme et un chant. Les langues du nord offrent de semblables analogies (runor, lioth) ; la tradition populaire a conservé pour Merlin et pour Virgile le souvenir de cette association primitive de l’idée du magicien et de l’idée du poète.

Il y eut quelque chose de plus dans la métamorphose qui fit du barde gallois un devin, un prophète, l’auteur enfin des prédictions qui ont rendu au moyen-âge le nom de Merlin si célèbre. Après les désastres du règne d’Arthur qui apportèrent les Saxons au cœur de la Cambrie, et décidèrent la question entre les anciens possesseurs du sol breton et les nouveaux conquérans germains, il resta dans le petit pays cambrien, une foi opiniâtre à la résurrection future de la nationalité bretonne et une invincible espérance. Les bardes se firent les apôtres de cette foi, les prophètes de cette espérance ; déjà autrefois les druides, dans la révolte du Gaulois Vindex, mêlaient à leurs exhortations belliqueuses la prédiction de l’affranchissement de la Gaule et de la chute de l’empire romain ; de même les bardes cambriens transmirent de siècle en siècle dans leurs chants des prophéties patriotiques, inspirées par cette attente indomptée qu’elles nourrissaient.

Jamais poètes ne furent plus complètement identifiés aux sentimens populaires que les bardes cambriens. Jamais poésie ne fut plus profondément nationale que la leur. Les habitudes prophétiques que la poésie des anciens bardes gaulois pouvait devoir à leur commerce avec les devins et les druides furent ravivées par la situation politique d’un peuple qui ne vivait que dans l’avenir. Les bardes se refirent devins pour prédire cet avenir, pour annoncer le retour d’Arthur qui devait reparaître et affranchir son pays. Les bardes furent prophètes à la manière des prophètes juifs, annonçant de même un sauveur, un Messie, un libérateur de la nation opprimée. De là vint la grande célébrité de Merlin, dont le souvenir se liait avec celui d’Arthur ; de là les prédictions mises sous son nom à diverses époques, et qui étaient des vœux d’indépendance ou des menaces d’insurrection.

Merlin lui-même avait dit : « Les Cambriens seront triomphans, leur chef sera illustre ; chacun aura son droit, les Bretons seront dans la joie[7]. »

Dès 630, un barde annonçant que le pays serait sauvé quand l’ennemi viendrait dans ses entrailles, disait : « C’est Merlin qui l’a prédit ! » Voici avec quelle énergie ce barde prophétisait la ruine des Saxons et la renaissance de la nationalité bretonne.

« Le chant prophétique le déclare : le jour arrivera où les hommes de Cambrie s’assembleront unanimes dans leur résolution, avec un seul dessein, un seul cœur. Alors l’étranger s’éloignera ; alors le païen sera mis en fuite ; et je le sais certainement, le succès nous attend, quelle que soit la chance du combat. Que le Cambrien se précipite comme l’ours des montagnes pour venger le meurtre de ses ancêtres, que tous serrent en faisceau les pointes de leurs lances, que chacun oublie de protéger le corps de son ami, qu’ils multiplient les crânes vides de cervelles des nobles Germains, qu’ils multiplient les femmes veuves et les coursiers sans cavaliers, qu’ils multiplient les corbeaux avides devant les pas des guerriers vaillans[8]. »

Au xe siècle, le roi Hoel-le-Bon voulut réorganiser l’ancienne existence cambrienne. Dans ce but, il forma des coutumes du pays un corps de législation que nous possédons encore ; les bardes tiennent une place assez considérable dans cette législation. On peut tirer des chapitres qui les concernent quelques traits naïfs et piquans[9]. D’abord la loi interdit au barde de s’occuper d’autre chose que de son art. Est-ce par respect pour cet art, ou par tout autre motif ? Les bardes font là, comme chez les Gaulois, partie de la petite cour des chefs, ils y occupent un rang distingué. Il y a quatorze personnes qui ont le droit de s’asseoir à la table du chef, et parmi elles sont deux bardes, le barde domestique, dont la situation est assez semblable, mais cependant supérieure à celle des bardes parasites attachés aux chefs gaulois, et le barde de la chaise, le barde à qui appartient le droit de la chaise ; sorte de barde lauréat, chef des bardes, comme il y eut depuis le roi des ménestrels. La condition de barde domestique n’est point mauvaise dans la législation d’Hoel. « Il possédera une terre libre, le roi lui donnera un vêtement de laine, et la reine un vêtement de lin. Aux trois fêtes principales, il sera assis auprès du préfet du palais, qui lui présentera la harpe (étiquette honorable pour le barde domestique). Quand des chants seront demandés, le barde à qui appartient le droit de la chaise chantera d’abord les louanges de Dieu, puis celles du roi dans le palais duquel il se trouvera, et si ce roi n’est pas là pour être célébré, les louanges d’un autre roi : » droit de priorité, assez naturel, que le roi prélevait sur la louange de son barde. « Après que le barde de la chaise aura chanté, le barde domestique chantera un troisième chant, différent des deux premiers. Quand la reine voudra entendre un chant, le barde domestique sera tenu de lui en chanter un à son choix, mais à voix basse, à l’oreille, pour que la cour n’en soit pas troublée. » On avait pris de prudentes précautions contre l’incommodité d’un chant trop prolongé ou trop bruyant.

Quant aux appointemens du barde royal, les voici :

« Quand le barde royal ira piller avec les serviteurs du roi, s’il chante devant eux, il aura le meilleur taureau du butin, et au jour du combat, il chantera devant eux la monarchie bretonne ; » — c’est, de siècle en siècle, le sujet perpétuel des chants du barde ; — « le roi lui donnera un damier d’ivoire, et la reine un anneau d’or ; » d’après une autre version, « une harpe ; et il ne la cédera ni gratis, ni pour de l’argent à personne.

« Il conduira chez le roi un homme qui fera injure à un autre, et tout homme qui aura besoin d’appui. » Belles fonctions du barde, qui tiennent à son affinité primitive avec le druide arbitre des différends, et se rattachent à ce caractère pacifique et pacificateur, qui interdisait la guerre à ceux dont la mission était le chant.

« Si le barde demande quelque chose du roi, qu’il chante un chant ; si d’un homme noble, qu’il chante trois chants ; si d’un plébéien, qu’il chante jusqu’à la nuit. »

Singulière disposition ! la loi veut-elle faire entendre par là que le barde n’est pas seulement l’homme du prince, que le poète appartient à tout le peuple ?

Ce qui détermine, avec le plus de précision, l’importance personnelle du barde, c’est la valeur de l’amende que l’on paie pour le mal qu’on lui fait.

« Une injure faite au barde domestique est évaluée six vaches et cent vingt deniers ; son meurtre est estimé cent vingt-six vaches. » C’est fort cher, d’après le tarif de la loi galloise. C’est le prix de quelques personnages assez importans, et aussi, il faut l’avouer, de quelques-uns qui ne le sont guère. C’est le prix du préfet de la vénerie, du juge domestique, du préfet de l’écurie, de celui qui prépare l’hydromel, du médecin, de l’échanson… enfin du cuisinier de la reine.

Les lois germaniques contenaient des dispositions analogues. La loi des Ripuaires dit : « Que celui qui blesse la main du harpeur paie quatre fois plus que pour un autre. » Tels étaient les priviléges que faisait à la muse la loi barbare.

Le chef des bardes, personnage plus élevé que le barde domestique, est encore mieux traité par la loi galloise.

« Il recevra une double portion de butin ; il aura une double part dans les dons royaux, dans les largesses faites à l’occasion du mariage de la fille d’un chef ; il recevra cent vingt-quatre deniers de tout chanteur qui quitte la corde de soie, et devient chanteur aulique. »

On voit là une sorte de degrés académiques et comme des droits attachés à ces degrés, et prélevés par le chef des bardes.

Enfin la harpe a sa législation comme le barde, et le prix que la loi reconnaît à l’une, achève de déterminer l’importance de l’autre.

« La harpe du chef des bardes vaut cent vingt deniers, autant que celle du roi. »

C’est un prix très élevé en le comparant au prix des autres objets que la loi mentionne. 120 deniers, c’est le prix du grenier du roi, tandis que la maison du vilain n’est estimée qu’à 10 deniers, la charrue à 11 deniers ; enfin, voyez combien la harpe pacifique du barde était placée au-dessus de l’arme du guerrier ; tandis que la harpe du chef des bardes vaut 120 deniers, la lance n’est évaluée qu’à 4 deniers. Une loi galloise exceptait la harpe de la vente du mobilier que l’on faisait après la mort du possesseur ; enfin, l’usage de donner l’investiture au barde par la harpe s’est conservé fort tard ; c’était un droit, un privilége féodal, attaché à certaines propriétés ; on voit dans les titres de la terre de Kames : Citharæ argentæ dispositio pertinet ad hanc baroniam, — à cette baronnie appartient le droit de conférer la harpe d’argent.

Depuis Hoel le législateur jusqu’à Édouard Ier, pendant près de quatre siècles, l’institut des bardes subsiste avec honneur. On trouve dans cette période un assez grand nombre de petits chefs gallois qui sont bardes, et dont on possède les poésies. Nous n’en sommes plus à la sévérité antique, qui ne permettait pas de cumuler l’emploi de guerrier et celui de barde. Owen, qui vivait en 1160, vante ses exploits et ceux de ses compagnons dans des chants un peu moins emportés, un peu moins sombres que les chants des scaldes, où cependant la gaieté, quand elle s’y rencontre, est mêlée de farouches plaisanteries que les scaldes ne désavoueraient pas. Owen dit à son échanson : « Apporte-nous du vin[10], du meilleur, ou ta tête sera abattue. » Joyeuseté de table un peu sombre et assez dans le goût scandinave. Un passage d’un barde nommé Moke (1240) montre avec naïveté comment les bardes envisageaient à cette époque leur position auprès des chefs gallois.

« Nous, bardes du pays breton, notre prince nous convie au 1er janvier, et chacun, selon notre rang, nous nous livrons à la joie, recevant de l’or et de l’argent pour notre récompense. »

Il termine ainsi l’éloge de son prince ;

« Heureuse la mère qui t’a porté, car tu es sage et noble, tu distribues largement de riches habits, de l’or et de l’argent, et tes bardes te célèbrent parce que tu les fais asseoir à ta table et leur donnes tes chevaux. Moi-même, j’ai été récompensé de mon don de poésie par de l’or et une distinction flatteuse, et si je désirais que mon prince me fît cadeau de la lune, il me la donnerait certainement. »

On voit que si le barde montre une avidité un peu empressée pour l’or, l’argent et la table de son patron, du moins il ne manque pas de confiance dans sa libéralité.

Au xive siècle, la poésie des bardes, s’éloignant toujours plus de sa sévérité primitive, tourne, sous l’influence de la chevalerie qui pénètre partout, à la mollesse et à la galanterie. Les bardes soupirent comme des ménestrels. Un d’eux, Howel, en 1310, adressait à sa belle des stances où la grace est souvent mêlée à l’afféterie. J’aime assez qu’il lui dise : « Tu es semblable au flocon de neige que le vent chasse devant lui ; tu as la blancheur de la vague qui se brise. » Je suis encore en pays celtique, je me crois chez Ossian. Mais quand le barde ajoute : « Si tu me demandais mes yeux, ô toi qui es le soleil d’une vaste contrée, je m’en séparerais volontiers pour te plaire, tant est grand le mal que je souffre… Ils me sont une cause de peine quand je regarde les murs polis de ta demeure et que je te contemple belle comme le soleil levant. »

Je crois voir l’affectation du madrigal poindre au sein de la poésie des bardes, que viennent envahir les raffinemens de la littérature provençale déjà corrompue. Je pense à Théocrite, dont le cyclope offre aussi à Galathée son œil. Le chantre gallois du xive siècle, qui certes n’avait pas lu Théocrite, se rencontre avec lui dans ce trait de simplicité cherchée, de naïveté maniérée. On est plus étonné de le trouver chez un barde que chez le poète qui travaillait ses élégantes pastorales pour la cour efféminée et savante des Ptolémées.

Mais ce qui, à cette époque comme aux époques précédentes, faisait la force de la poésie des bardes gallois, c’étaient ces prophéties que leurs chants renouvelaient sans cesse, ces prophéties d’un avenir d’indépendance et de gloire, ces prophéties de la Cambrie délivrée, de l’Angleterre reconquise par la race bretonne. Les prédictions, les menaces que nous avons recueillies de la bouche du barde du viie siècle ne s’étaient jamais interrompues. Comme les druides au temps de Vindex prophétisaient la chute de l’empire romain, les bardes annonçaient la chute des rois anglo-normands. On faisait encore parler Merlin, on mettait sous le nom révéré du barde-prophète toutes les espérances de la race déchue.

Giraud de Cambrie, évêque un peu infidèle à la cause du clergé national, et qui a laissé sur son pays des détails assez curieux, se plaint que, de son temps, on altérait, on falsifiait les prophéties de Merlin ; c’est que les bardes en faisaient, de siècle en siècle, le véhicule des sentimens, des passions, des haines patriotiques de leur temps, et c’est à cause de cette étroite alliance du bardisme avec le patriotisme gallois qu’Édouard fut si atrocement cruel pour les bardes ; il les fit pendre en masse. On sait que le massacre des bardes gallois a inspiré à Gray une ode magnifique où lui-même s’est enflammé, comme d’un souvenir, de cette poésie prophétique et vengeresse des anciens bardes. On peut comparer à l’ode de Gray, un chant d’un poète national et contemporain[11] chevalier, il crut à la chevalerie d’Édouard, et il suivit sa bannière ; puis, ne pouvant résister au spectacle de l’abaissement de sa patrie, il rentra dans le pays de Galles, en souleva une partie contre Édouard, fut vaincu, fait prisonnier, et dans sa prison composa une élégie sur sa propre captivité et sur les revers de la Cambrie ; lui-même était barde. Je citerai de ses plaintes celles qui portent précisément sur la décadence du bardisme, sur la misère à laquelle les bardes sont réduits au milieu de la misère générale du pays.

« À nos bardes nationaux sont interdits leurs divertissemens, leurs réunions accoutumées. Les bardes des deux cents régions se lamentent de n’avoir plus d’appui. Christ ! mon Sauveur ! puissé-je descendre dans la tombe maintenant que le nom de barde est un vain nom, un nom mort. »

Tous les bardes ne périrent pas par la barbarie d’Édouard, et quand, aux premières années du XVe siècle, un chef gallois, Owen Glendover souleva une dernière fois le pays de Galles contre l’Angleterre ; quand les Gallois purent une dernière fois rêver le triomphe et l’indépendance de leur pays, l’insurgé national eut pour lui les bardes, et aussitôt les chants de Merlin, les poésies prophétiques, annonçant que le jour de la Bretagne était enfin arrivé, commencèrent à pleuvoir de tous côtés. Owen Glendover fut vaincu ; sa défaite fut le dernier coup porté à cette poésie des bardes, dont la destinée fut à toutes les époques si intimement liée au destin de la patrie galloise. Henri IV interdit leurs assemblées, qu’ils purent reprendre sous Henri V. Ces assemblées remontaient à la plus haute antiquité. Elles se tenaient en plein air, auprès d’un monument druidique, et cette circonstance porte à en rattacher l’origine aux anciennes réunions des druides. L’usage s’en est continué dans le pays de Galles jusqu’à Élisabeth. Depuis lors, on a fait quelques tentatives, véritables anachronismes, mais anachronismes touchans, pour ressusciter cette ancienne coutume. La dernière de ces tentatives est de 1796. En 1796, on annonça qu’une assemblée de bardes aurait lieu à Clamorgan, dans le pays de Galles. L’autorité en prit ombrage ; on craignait qu’il n’y eût là-dessous des menées démocratiques. On était en guerre avec la France, le nom de Bonaparte fut pour quelque chose dans l’effroi des shériffs du pays. On empêcha cette assemblée ; ainsi, par un jeu étrange de la fortune, le fantôme du vieux bardisme gallois disparut devant l’ombre de Napoléon.

Je me suis arrêté un peu long-temps à l’histoire des bardes dans le pays de Galles, parce que les origines du bardisme en ce pays, se rattachent d’une manière frappante aux origines du bardisme gaulois, parce que sa vie toujours mêlée à la vie nationale, ne s’y est complètement éteinte qu’à une époque assez peu ancienne. C’était donc le théâtre sur lequel il était le plus important d’étudier le développement général, de l’institution et de la poésie des bardes ; je serai beaucoup plus court en traitant des bardes de l’Irlande et de l’Écosse, dont les destinées ont été moins complètes et sont moins connues.

En Irlande, le bardisme est très ancien. Malheureusement tout ce qui tient aux antiquités de l’Irlande a été embrouillé outre mesure par les rêveries des antiquaires. Si on les croyait, il y aurait eu des académies en Irlande avant Jésus-Christ. Ce serait le roi Cormac, restaurateur de la fabuleuse académie de Tara, qui, antérieurement à l’introduction du christianisme, aurait institué les dix offices, confiés à dix personnages qui ne devaient jamais s’éloigner du roi[12]. Les principaux étaient le druide pour prier et offrir des sacrifices en sa faveur, le chef des seigneurs pour le conseiller, un barde pour chanter les actions de ses ancêtres, un médecin pour prendre soin de sa santé, un musicien pour les divertir… De plus, chacun des nobles avait aussi son druide, son premier vassal, son barde, son juge. Ces quatre fonctions étaient rémunérées par des terres héréditaires dans les familles comme les fonctions elles-mêmes.

Cette organisation ne fut point l’œuvre du très douteux roi Cormac ; mais tout porte à croire qu’elle était l’organisation primitive de chaque tribu irlandaise. Le poète avait là sa place marquée, comme dans l’antique commune indienne, agrégation primordiale, molécule sociale indestructible, qui a résisté aux innombrables conquêtes que l’Inde a subies. Chaque commune a son prêtre, son astrologue et aussi son poète[13]. La fonction de poète est un office public, un élément fondamental de la petite communauté. Il en était de même dans l’ancienne Irlande ; même après la conquête anglaise et l’introduction du christianisme, l’office de barde se transmit héréditaire dans quelques familles.

Dans le mot irlandais faidh (prophète) s’est conservé l’équivalent et peut-être la racine du mot vates, par lequel Strabon désigne les devins qu’il associe aux druides et aux bardes. Du reste, il ne me semble pas que le caractère prophétique soit aussi inhérent aux bardes irlandais qu’aux bardes gallois. Chez les Irlandais, le barde semble plus occupé du passé que de l’avenir. C’est dans le passé que vit ce peuple. Le songe de la gloire fabuleuse de l’antique Erin a consolé ses fils rêveurs, comme l’espoir ardent de l’avenir a soutenu les fils patiens et opiniâtres de la Cambrie.

Aussi chez les Irlandais, le barde se confond avec le savant, le docteur (ollam), avec le chroniqueur et le généalogiste.

Les bardes irlandais sont aussi des hérauts d’armes comme les kêrukes d’Homère ; ils interviennent pour séparer les combattans. Est-ce encore un vestige de ce caractère pacifique primitivement inhérent au bardisme, et qu’il doit à son origine sacerdotale.

Quant au respect dont la personne du barde irlandais était l’objet, il n’y a dans les traditions irlandaises, qu’un exemple d’un barde mis à mort, et le chef qui s’est rendu coupable de ce crime est voué à l’exécration, il est arrivé à la postérité avec le nom de tête vile, tête déshonorée[14]. Les vieilles lois irlandaises s’occupent du barde comme la loi galloise. Son vêtement et le vêtement de sa femme, sont évalués à trois vaches, ce qui est un taux assez élevé, relativement aux autres prix[15]. La harpe du barde était en Irlande un objet important aussi bien que dans le pays de Galles ; elle faisait partie des insignes de la cité royale. La harpe d’O’Brien a joué un rôle politique dans l’histoire irlandaise au xie siècle[16]. Cette harpe fut portée à Rome, elle resta dans les mains des papes jusqu’au xvie siècle. Rome, dans l’intervalle, la confia à Henri II, comme un signe de son droit sur l’Irlande. L’Irlande devait se soumettre au possesseur de la harpe et de la couronne d’O’Brien. Puis cette harpe fut envoyée de Rome à Henri VIII, comme défenseur de la foi ; on sait qu’il ne mérita pas long-temps ce titre. C’est depuis cette époque seulement que l’Irlande a une harpe pour armoiries et pour symbole.

Les bardes irlandais eurent la direction patriotique que nous avons remarquée chez les bardes gallois. Ils la conservèrent jusque sous Élisabeth, et c’est ce qui attira sur eux la colère et le mépris de ses partisans et de ses serviteurs. Spenser, le célèbre auteur de l’apothéose allégorique et chevaleresque de la Reine de Féerie, disait d’eux : « Il y a parmi les Irlandais une certaine classe de personnages appelés bardes, dont la profession est de mettre en relief, dans leurs rhythmes, la louange et le blâme. Ils sont tenus en si haute estime et réputation, que nul ne leur ose déplaire, dans la crainte, s’il les offensait, de s’attirer leurs invectives et d’être déshonoré dans la bouche des hommes. Leurs poèmes sont reçus avec un applaudissement général, et chantés aux fêtes et aux assemblées par d’autres personnes dont c’est la fonction particulière et qui sont aussi récompensées par des dons et une grande renommée. Les bardes irlandais choisissent rarement les actions des hommes de bien pour sujet de leurs éloges. Mais celui qu’ils trouvent le plus désordonné dans sa conduite, le plus dangereux et le plus désespéré dans tout ce qui constitue la désobéissance et la rébellion, ils le rehaussent et le glorifient dans leurs rhythmes, ils le vantent au peuple, et le proposent aux jeunes gens comme un modèle à imiter. »

Spenser, qui avait sa part de la conquête de l’Irlande, ne pouvait éprouver une grande sympathie pour les bardes qui poussaient à la rébellion le peuple conquis, ni pour ce que le poète élégant appelle dédaigneusement leurs rhythmes comme pour ne pas compromettre le mot de vers.

L’auteur un peu pédantesque de l’Arcadie, sir Philippe Sidney, se plaignait qu’en Irlande la vraie science fût pauvre et les bardes respectés[17].

Avec le temps, les anciens bardes ont été remplacés en Irlande par des mendians aveugles chantant de vieilles chansons et en composant de nouvelles, menant dans une sphère moins élevée une vie assez analogue à celle des bardes, allant demander l’hospitalité aux petits propriétaires, aux fermiers, au lieu de s’asseoir à la table des rois du pays.

C’est ainsi qu’en Grèce il y a encore aujourd’hui des chantres mendians et aveugles comme Homère. On trouve en Irlande de pareils personnages jusqu’à une époque fort rapprochée de la nôtre ; on en cite plusieurs qui ont vécu dans le xviie et le xviiie siècle ; tel fut Carolan (1670), Cormac (1708). Le dernier qui ait eu quelque renommée est un certain Maguire, qui, en 1736, résidait à Londres près de Charing-Cross. « Sa maison était très fréquentée, dit M. Walker, et sa rare habileté à jouer de la harpe était un attrait de plus ; le duc de New-Castle et quelques-uns des ministres venaient le visiter. Un soir, on le pria de chanter quelques airs irlandais : ils étaient plaintifs et solennels, on lui en demanda la cause ; il répondit que ceux qui les composaient étaient trop profondément affligés du sort de leur patrie pour pouvoir en trouver d’autres ; mais, ajouta-t-il, délivrez-la des fers qui pèsent sur elle, et vous n’aurez plus à nous reprocher la tristesse de nos chants. On s’offensa de cette effusion de cœur ; sa maison fut désertée peu à peu, et il mourut le cœur brisé. »

Ce pauvre aveugle, musicien, chanteur, poète, et si fidèle au culte et aux douleurs de sa patrie… c’est le dernier barde de l’Irlande.

Quant à l’Écosse, c’est le pays d’où nous est venu le nom du barde le plus célèbre, le nom d’Ossian.

Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans la discussion de l’authenticité des poèmes d’Ossian ; je renverrai, pour l’examen de cette question, à une belle leçon de M. Villemain, et à celles que M. Fauriel a consacrées à Ossian dans son excellent cours de l’année dernière, dont nous pouvons espérer la prochaine publication. Je me bornerai à rappeler sommairement le résultat de la discussion.

Macpherson a été certainement de mauvaise foi en donnant comme authentiques des poèmes qu’il avait composés de morceaux conservés par la tradition et qui ont été retouchés, altérés et interpolés par lui. Le comble de la mauvaise foi a été de retraduire en gallique le texte anglais qu’il avait publié, créant ainsi un original menteur d’après une copie falsifiée.

Macpherson a donc construit son Ossian, mais les matériaux existaient. Une enquête solennelle ayant été instituée, on a constaté l’existence, non, il est vrai, d’un seul des poèmes donnés par Macpherson, mais de la poésie ossianique qu’il n’avait pu inventer. On fabrique un ou plusieurs poèmes au moyen de fragmens qu’on arrange ou dénature, on ne fait pas une poésie de toutes pièces ; on en peut combiner et modifier les élémens, on n’en saurait créer la substance.

Il faut même ajouter qu’on a retrouvé dans les montagnes d’Écosse quelques parties des poèmes publiés par Macpherson sous le nom d’Ossian, entre autres, la fameuse invocation au soleil dans Carthon, un des passages dont on se croyait le plus autorisé à nier l’authenticité à cause de certains détails qui rappellent Milton ; ce qui prouve qu’il y a souvent autant d’imprudence à rejeter trop vite qu’à admettre trop légèrement.

Si Macpherson n’a pu créer le fonds de la poésie ossianique, les mœurs dont cette poésie offre le tableau n’ont pas été inventées par lui ; ces mœurs ont existé au moins dans la tradition, et cette tradition doit reposer sur quelque chose.

Il est vrai qu’un des caractères de la poésie ossianique, c’est un singulier vague en tout ce qui tient à l’existence extérieure des héros. Ce caractère, par lequel cette poésie se distingue de toutes les poésies primitives en général si précises, si arrêtées, peignant d’une manière si saillante les habitudes, la physionomie, le genre de vie des populations, au sein desquelles elles se produisent, ce caractère, particulier aux poésies d’Ossian, et dont il n’est pas facile de rendre raison, s’oppose, ainsi que le degré d’altération où elles nous sont parvenues, à ce que nous puissions nous faire, par elles, une idée nette de l’existence des bardes calédoniens, bien que les bardes y interviennent souvent.

Cependant nous avons lieu de croire fidèles le peu des traits qu’elles nous présentent ; car ils sont assez conformes à ceux que nous ont fournis d’autres documens plus authentiques et plus précis.

Chez Ossian, il n’y a pas de prêtres, parce qu’il n’y a pas de Dieu. S’il est resté quelque chose des druides, ce sont ces pierres du pouvoir auxquelles s’attache une vague terreur ; du reste, il n’y a d’autre religion que la religion des morts. Au-dessus de la tête du triste enfant de Morven, point de ciel, mais des nuages ; point de divinités, mais des ombres.

Il semble que l’ancienne religion des druides, en se retirant, a laissé un vide où la religion chrétienne n’est point entrée, et que le vide s’est rempli de fantômes !

Dans cette absence de toute religion, toute trace du rôle religieux des bardes a complètement disparu. Comme dans le pays de Galles et en Irlande, ils sont tantôt des hérauts de paix et de concorde, tantôt des chantres belliqueux. Quand un étranger arrive, avant de lui demander son nom, ils vont l’inviter aux joies du festin ; s’il apporte la guerre, ils se placent sur la colline, et enflamment le courage des combattans. Après la victoire, assis près du chef sur la bruyère, autour du chêne brûlant, ils célèbrent sa gloire et la gloire de ses aïeux.

Le ton grave et triste de la poésie ossianique n’y laisse jamais retentir d’accent satirique et moqueur. Ici le caractère dominant du barde est un caractère mélancolique ; le type peut-être idéal du barde calédonien, c’est Ossian ; c’est un vieux guerrier aveugle, le dernier de sa race, se levant dans la nuit parce qu’il a entendu les armures de ses pères frémir aux murs de la salle abandonnée ou leur voix se plaindre dans les vents, détachant sa harpe suspendue près de son bouclier, et chantant dans les ténèbres, aux murmures du torrent, les exploits de son père, la mort de son fils, les hauts faits de sa jeunesse, les joies et les combats des jours qui ne sont plus.

L’Irlande dispute à la Calédonie son barde. L’Irlande réclame Ossian et Fingal, et il paraît que l’Irlande a raison. Si Fingal et Ossian ont vécu quelque part, c’est dans Erin. Les démêlés de la tribu de Finn et de la famille de Morni, tels que la raconte la vieille poésie irlandaise, semblent se rattacher à quelque vérité historique et locale. Les poésies irlandaises ont un caractère un peu moins indéterminé que les chants calédoniens ; elles semblent tenir de plus près à la réalité. C’est en se transplantant ou se dépaysant dans les montagnes d’Écosse que ces traditions natives d’Irlande ont perdu sur un sol étranger leur consistance et leur physionomie, et sont devenues elles-mêmes vaporeuses et vagues comme les brumes de leur nouvelle patrie et comme les ombres qui les habitent.

Les poésies irlandaises où figure Ossian, ont conservé à leur manière le souvenir d’un moment remarquable de la destinée des bardes ; le moment où ils eurent à lutter contre le christianisme qui venait avec ses dogmes et ses chants leur disputer l’imagination et l’ame des peuples. Ce conflit curieux est indiqué naïvement dans un dialogue touchant, bien que parfois burlesque, entre Ossian, le barde par excellence, et saint Patrice, l’apôtre de l’Irlande[18].

Ici, comme en Écosse, Ossian a survécu à tous les rois, à tous les héros, avec lesquels sa glorieuse vie s’est écoulée. Son père, son fils, sont morts ; tous ses amis sont morts ; et voilà qu’on veut dans ses derniers jours lui faire adopter une croyance nouvelle. Le vieux barde est obligé de se soumettre, seulement il murmure, il se plaint que sa force soit épuisée, qu’il ne puisse mettre à la raison ceux qui l’ont converti un peu malgré lui, qui le font jeûner, qui le fatiguent de leurs psalmodies et de leurs cloches, auxquelles il préfère ses chants guerriers. Ossian témoigne énergiquement sa mauvaise humeur à saint Patrice, Saint Patrice, en missionnaire habile, prie d’abord Ossian de lui faire entendre ses chants ; Ossian profite de cette politesse du saint ; il lui récite les hauts faits de sa jeunesse et les exploits de Fingal. Patrice, alors, lui dit brutalement que Fingal est en enfer. « Si les héros de mon temps vivaient, reprend Ossian, ils le tireraient d’enfer malgré Dieu. Mais crois-tu donc que Dieu traite de la sorte le magnanime Fingal ? Eh bien ! Fingal est meilleur que lui ; car si ton Dieu était prisonnier, il le délivrerait. »

Cette étrange discussion ne nous montre-t-elle pas sous une forme naïve la résistance des anciennes traditions aux nouveaux enseignemens, les luttes qui durent avoir lieu entre les bardes et les missionnaires chrétiens.

Enfin, cette poésie, qui par moment touche au comique, n’a-t-elle pas avec moins de charme peut-être plus de vie que celle de l’Ossian calédonien ? N’accuse-t-elle pas des rapports plus manifestes, une situation plus déterminée ?

Mais quelle qu’ait été l’origine des poésies ossianiques, il est certain que le bardisme a subsisté dans les montagnes d’Écosse jusqu’à la fin du dernier siècle ; l’institution des bardes était encore parfaitement organisée parmi les tribus de montagnards qui prirent part à l’expédition du prétendant, et le barde était encore à cette époque un personnage social ayant un rang marqué, un revenu fixe en terres, seul genre d’appointemens que puisse donner une société peu avancée, à défaut d’un privilége sur le butin, tel que celui qu’accordait au barde la loi galloise. Les chefs des clans écossais s’entouraient encore de leurs bardes, à l’époque dont je parle, comme le pouvaient faire les chefs gaulois aux époques les plus reculées[19]. Mais le rôle même que les montagnards écossais jouèrent dans cette guerre, amena la désorganisation de l’antique existence du clan, et en même temps la destruction de l’institution des bardes qui en était une portion essentielle. Ainsi, au moment où le nom du barde calédonien devenait populaire, où la poésie calédonienne, en dépit et peut-être à cause des altérations qu’elle avait subies, devenait un objet d’admiration et d’engouement, la source de cette poésie tarissait pour jamais, et les derniers bardes mouraient de misère et d’abandon dans quelques vallées ignorées de l’Écosse.

Nous arrivons à la Gaule : que sont devenus ses bardes ?

La Gaule fut primitivement le principal séjour des anciens bardes, et c’est dans la Gaule que leur institution a eu le moins de durée, a laissé le moins de traces. Nous recueillerons avec un soin d’autant plus minutieux toutes celles que nous pourrons découvrir.

L’existence des bardes était liée à celle des druides. Or, les druides se firent tolérer par les empereurs en associant les divinités gauloises aux divinités romaines, en faisant un amalgame souvent bizarre de la mythologie nationale et de la mythologie des conquérans. Grâce à ce compromis volontaire, à cette confusion prudente, les druides évitèrent la persécution, et jouirent même de quelques honneurs ? On voit, dans Ausone[20], qu’au ive siècle appartenir à une famille de druides était considéré comme la preuve d’une descendance illustre.

Un vers de Prudence, dans lequel il oppose barde à augure, montre qu’à cette époque on rattachait encore le bardisme à la science augurale des vates et des druides[21].

S’il s’est conservé quelque part en Gaule des bardes, et des bardes en possession des traditions druidiques, ce n’a pu être que dans l’Armorique, dans cette province soumise imparfaitement par les Romains, qui, après la conquête barbare, a formé pendant plusieurs siècles un état indépendant, et qui, malgré sa réunion à la France, est restée celtique et gauloise de physionomie, de costume et de langue, jusqu’à nos jours.

On peut donc admettre comme possible l’existence d’un barde armoricain du ve ou vie siècle, nommé Guinklan, dont on a cru, l’année dernière, avoir retrouvé les chants.

Il n’y a rien d’invraisemblable à ce que ses poésies se soient conservées dans l’abbaye de Landvenec, comme se sont conservées, dans le pays de Galles, celles de Taliessin, de Llywarch, de Merlin, et d’autres bardes gallois contemporains. Espérons que le manuscrit de Guinklan, s’il existe, sera livré à la publicité par un patriotisme breton bien entendu, et que notre Bretagne aura aussi son barde.

Mais en attendant ce barde légitime, la critique doit se prononcer sur l’hypothèse qui fait procéder les jongleurs et les trouvères des bardes, et qui fait naître une grande portion de la poésie chevaleresque (tout ce qui concerne le roi Arthur et la table ronde) des lais bretons, œuvre prétendue des bardes armoricains.

D’abord, il faut faire la part de ce qui, dans ces influences, si elles existaient, appartiendrait aux bardes du pays de Galles et à ceux de notre Bretagne.

En raison de la communauté de langue et de race qui unit nos Bretons de l’Armorique et leurs voisins du pays de Galles et de Cornouailles, par suite des émigrations nombreuses et des relations fréquentes que cette communauté a produites, il est advenu que les traditions de la Cambrie ont passé dans l’Armorique, s’y sont localisées, pour ainsi dire, au point que nos Bretons, s’abusant eux-mêmes par l’identité de leur nom et de celui des anciens habitans de l’Angleterre, ont fini par se persuader que Merlin et Arthur étaient leurs compatriotes, ont cru posséder le tombeau du premier, et ont attendu le second avec un espoir obstiné qui a été proverbial au moyen-âge sous le nom d’espoir breton.

Mais les traditions qui concernent Arthur et Merlin sont certainement galloises d’origine ; Arthur et Merlin ont vécu dans le pays de Galles et non en Basse-Bretagne. La mort d’Arthur est liée à la ruine de l’indépendance cambrienne ; l’attente de son retour, à la résurrection de cette indépendance. Il n’y a pas moyen de douter qu’Arthur ne soit un héros étranger à notre Bretagne, où ont été importés tout ensemble et son nom et l’intérêt glorieux que le sentiment national des bardes gallois avait attaché à ce nom.

Quant aux bardes armoricains, nous ne pouvons faire pour eux ce que nous avons fait pour ceux des autres pays celtiques, suivre de siècle en siècle leur destinée : la Bretagne est, au moyen-âge, si étrangère et si inconnue à la France, que nous manquons de renseignemens sur ses bardes, comme sur presque tout ce qui la concerne.

C’est de ces bardes inconnus et problématiques de la Bretagne qu’un homme très savant, M. Delarue[22], a voulu faire descendre les trouvères et les jongleurs. C’est dans certaines compositions bretonnes, dont le nom seul est connu, et qu’il suppose être l’ouvrage des bardes, dans les lais bretons, qu’il voit la source de presque toute la poésie chevaleresque du moyen-âge.

On peut affirmer que les bardes ne sont pour rien dans l’origine des jongleurs et des trouvères. Les jongleurs furent une continuation de ces personnages, tantôt mimes, tantôt joueurs de lyre, qu’on appelait joculatores, d’où l’on a fait jongleurs. Le plus ancien personnage appartenant à cette classe, dont l’histoire moderne fasse mention, est ce joueur de lyre, citharedus, que Théodoric envoya d’Italie à Clovis. L’origine des jongleurs, comme leur nom l’atteste, est donc romaine et nullement celtique.

Les trouvères sont, dans le nord de la France, ce qu’étaient les troubadours dans le midi ; et les troubadours, aussi bien que les jongleurs, se rattachent aux restes de la culture gréco-romaine dans la Gaule méridionale. Aucun fait ne les rattache aux bardes.

Une autre question se présente. Quelle part les traditions galloises, soit qu’elles aient été seulement chantées par les bardes cambriens, soit qu’elles aient trouvé de l’écho chez nos bardes armoricains, quelle part ces traditions ont-elles eue à la formation de cette portion de la poésie chevaleresque, où figure Arthur, et qui est connue sous le nom de cycle de la Table-Ronde ?

La part que les traditions galloises conservées dans les chants des bardes, dans les triades, dans les chroniques galloises, peuvent revendiquer dans le cycle de la Table-Ronde, n’a pas été encore exactement déterminée. M. Fauriel a parfaitement prouvé que le cycle de la Table-Ronde a emprunté ses principaux développemens, et en particulier tout ce qui se rapporte au saint Graal, à des sources qui n’ont rien de celtique.

Mais il est quelques personnages et quelques faits qui ont passé certainement de la tradition galloise dans l’épopée chevaleresque du moyen-âge. Seulement, dans ce passage, la physionomie de ces personnages et de ces faits s’est complètement métamorphosée. Ainsi Arthur, le petit chef cambrien, est devenu le conquérant du monde ; le barde-prophète Merlin a été un sorcier, fils du diable, et amoureux d’une fée. Tristram, dont le nom est gallois, est devenu le beau Tristan.

Parmi les faits appartenant à la tradition cambrienne, qui ont servi de point de départ aux inventions romanesques, et que celles-ci ont multipliés et brodés à l’infini, j’indique l’histoire du meurtre d’Arthur par le ravisseur de sa femme, son neveu Mordret. Dans cette histoire, où noms propres, mœurs, caractères, tout est gallois, et qui se trouve dans les vieilles chroniques galloises, je crois découvrir en germe l’histoire de Tristan, amoureux de la femme de son oncle, et l’histoire de Lancelot et de Genièvre, qui n’est qu’une reproduction de celle de Tristan et d’Yseult. Tristan est un personnage gallois, auquel la poésie chevaleresque a donné une physionomie chevaleresque. Lancelot est un personnage purement chevaleresque mis à la place d’un personnage gallois dans la légende, dont il est le héros, et qui est calquée sur celle de Tristan. Le rapt héroïque et brutal de la femme d’Arthur, par Mordret, a fourni le thème d’une aventure d’amour, de laquelle la poésie chevaleresque s’est complu à tirer des variations infinies de galanterie et de tendresse, jusqu’à ce qu’elle en ait fait le délicieux récit qui devait perdre Françoise de Rimini, et que Dante devait éterniser.

Restent les lais bretons, dont on a fait grand bruit. Ce qu’il y a de plus décisif à leur égard, c’est le témoignage de Marie de France, trouvère du xiie siècle, qui prétend leur devoir le sujet de plusieurs de ses fabliaux. D’abord il ne m’est point démontré qu’elle ait dit la vérité, car dans ses contes je ne vois rien de celtique, et chez elle je ne découvre aucune trace de la plus légère connaissance du breton ; mais quand on supposerait à ces contes une origine bretonne, qu’en résulterait-il ? Un seul d’entre eux se rapporte à un personnage de la Table-Ronde, les autres sont des fabliaux comme il pouvait s’en rencontrer partout, et il importe assez peu à l’histoire de notre poésie du moyen-âge, que ceux-ci soient venus de Bretagne en Normandie, comme le dit Marie de France, ou aient passé antérieurement de Normandie en Bretagne, comme je suis porté à le penser[23].

Voilà à quoi se borne, en y joignant quelques noms propres et le germe de quelques incidens romanesques, les emprunts faits par la vieille poésie française à des traditions celtiques.

Pour achever d’être juste, il faut ajouter qu’au moyen-âge une vague renommée de merveilleux s’attachait à notre Bretagne. On parlait au loin du tombeau d’Arthur, du perron de Merlin, de la forêt de Brocheliant, pleine de merveilles et de fantômes. Les vieilles forêts druidiques sont le type de toutes ces forêts ensorcelées, jusqu’à celle d’Armide.

De plus, le nom d’un instrument de musique fort employé des trouvères, et qu’ils appellent la rote, n’est autre chose qu’une altération du mot celtique craid, qui désigne la harpe chez les bardes gallois et chez Ossian, et que Fortunat appelle chrotta britanna.

Ainsi les chants des bardes n’ont guère fourni à la lyre des trouvères que son nom.

Enfin, pour ne rien négliger de ce qui peut se rapporter aux bardes dans les coutumes particulières de la Bretagne, je rappellerai qu’elles offrent quelques traits qui paraissent remonter à eux. Nous savons, par les anciens, que les bardes figuraient dans les mariages, et, à l’heure qu’il est, il semble qu’il y ait des représentans des bardes dans ces solennités. Voici ce qui se passait, il y a peu de temps, en Bretagne, et ce qui, je crois, s’y passe encore. Un orateur se place à la tête du cortége du marié, un autre se place sur le seuil de la porte de l’épousée. Celui-ci exalte les perfections de la jeune fille, celui-là exalte les mérites de l’époux ; ce dialogue, qui vraisemblablement fut dans l’origine un chant alternatif, devient souvent une vive et longue altercation, qui finit quelquefois par des coups. Ce sont là, sans doute, des représentans fort indignes des anciens bardes gaulois ; la prose, comme toujours, a remplacé la poésie ; le discours a remplacé les vers. Dans quelques endroits, cet office est dévolu aux tailleurs, et ailleurs tout se réduit à un discours pédantesque du maître d’école adressé à la mariée. Ainsi va se dégradant toute poésie, et, en suivant le cours des siècles, on descend des druides et des bardes aux tailleurs et aux maîtres d’écoles.


J. J. Ampère.
  1. Liv. iii, v. 308.
  2. Une forêt druidique.
  3. Evan, Some Specimens of the poetry of the ancient Welsh bards, p. 72-75.
  4. Owen, Cambrian Biography, 334.
  5. L’authenticité de ces poésies a été mise à l’abri de toute objection par l’excellente dissertation que M. Sharon Turner a placée dans le troisième volume de son Histoire des Anglo-Saxons.
  6. Merlin ou Myrddhin. La tradition lui attribue l’érection du monument gigantesque de Stone-Enge. Ayant tué son neveu par mégarde, il devint fou de douleur, et se réfugia dans une forêt. Là, il composa ses poésies dans les intervalles de son délire. Quelquefois on distingue deux Merlin ; mais je crois qu’il n’a existé qu’un seul personnage de ce nom, héros unique de deux versions d’une même légende.
  7. Avellanau de Merlin, cité par Sh. Turner. Hist. of Anglo-Saxons, t. iii, p. 384.
  8. Cambrian Register, 1796, p. 562.
  9. Leges Walliæ ecclesiasticæ et civiles Hoelii boni, Londres, 1730, pag. 35.
  10. Evan, Welsh Bards, p. 8.
  11. Evan, Welsh Bards, p. 46.
  12. Holland, History of the druids, p. 89.
  13. Les douze offices essentiels à la communauté sont le charpentier, le forgeron, le cordonnier, le mhar, espèce de watchman ; le cordier, qui est aussi le bourreau, et se loue quelquefois pour assassiner ; le potier, le barbier, le blanchisseur, le prêtre, le poète, le distributeur d’eau. Ces douze offices expriment avec une naïveté, que leur diversité rend très piquante, les besoins fondamentaux d’une société primitive.
  14. Miss Brooke Relicks of Irish poetry, 142.
  15. Walker, Historical Memoirs of the Irish bards, 49.
  16. Walker, ibid. 61.
  17. Walker, Hist. mem. 132.
  18. Miss Brooke, Relicks of Irish poetry, 73.
  19. Voyez la vive peinture de la cour sauvage du Celte jacobite Fergus Mac-Ivor dans Waverley.
  20. Professores, iv et x.
  21. Bardus pater aut avus augur. Apotheosis, contra unionistas, v. 119.
  22. Recherches sur les ouvrages des bardes armoricains, par G. Delarue, 1815.
  23. Plusieurs d’entre eux font allusion à des croyances superstitieuses, qui, je crois, sont plutôt scandinaves que celtiques. Le mot lied, et en latin barbare leudus, a lui-même une origine germanique.