Des choses/I

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Le Roman du LièvreMercure de France (p. 215-228).
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DES CHOSES[1]


J’entre dans un grand carré d’ombre qui bouge. Là, un homme tape des clous sur une semelle, auprès d’une chandelle rouge et noire. Deux enfants étendent leurs mains, à plat, vers l’âtre. Un merle dort dans sa cage de roseaux. On entend l’eau bouillir dans le pot de terre fumé, d’où sort une odeur de soupe rance mêlée à celle du tan et du cuir. Un chien assis regarde fixement la braise.

Ces âmes et ces choses obscures ont une douceur telle que je ne me demande pas si elles ont une autre raison d’être que cette douceur même, ni si je prête un charme à leur humilité.

Là, veille le Dieu des pauvres, le Dieu simple auquel je crois ; Celui qui d’un grain fait naître un épi ; Celui qui sépare l’eau de la terre, la terre de l’air, l’air du feu, le feu de la nuit ; Celui qui anime les corps ; Celui qui fabrique, une à une, les feuilles ; ce que nous ne saurions faire, mais en quoi nous avons confiance comme dans l’œuvre d’un ouvrier parfait.

Je contemple sans désir d’intelligence, et c’est ainsi que Dieu se révèle à moi. Dans la case de ce savetier, mes yeux s’ouvrent aussi simplement que ceux du chien qui est là. Alors je vois, je vois en vérité ce que peu verront. La conscience des choses, par exemple : le dévouement de cette flamme fumeuse sans quoi le marteau de cet ouvrier ne pourrait être un gagne-pain.

C’est avec légèreté que, la plupart du temps, nous touchons aux choses. Mais elles sont pareilles à nous, souffrantes ou heureuses. Et, lorsque je remarque un épi malade parmi des épis sains, et que j’ai vu la tache livide qui est sur ses grains, j’ai très nettement l’intuition de la douleur de cette chose. En moi-même, je ressens la souffrance de ces cellules végétales, j’éprouve la difficulté qu’elles ont à s’accroître sans s’opprimer l’une l’autre à l’endroit contaminé. Le désir me vient alors de déchirer mon mouchoir et de bander cet épi. Mais je songe qu’il n’est point de remède permis pour un seul épi de blé, et que ce serait humainement un acte de folie que de tenter cette cure, encore que l’on n’observe rien à ce que je prenne soin d’un oiseau ou d’une cigale. Cependant, la souffrance de ces grains m’est certaine puisque je la ressens.

Une belle rose, au contraire, me communique sa joie de vivre. Et sur sa tige on la sent bien heureuse, tellement que, par ces simples mots : « il est dommage de la couper », un homme quelconque affirme et conserve le plaisir de cette fleur.

Je me souviens très exactement de la première révélation que j’eus de la souffrance d’une chose. J’avais trois ans. Dans mon hameau natal, un petit garçon tomba, en jouant, sur un tesson de verre, et mourut de sa blessure.

Peu de jours après, j’allai dans la maison de cet enfant. Sa mère pleurait dans la cuisine. Sur la cheminée, il y avait un pauvre petit jouet. Je me rappelle parfaitement que c’était un petit cheval d’étain ou de plomb attelé à une petite barrique de fer-blanc montée sur roues.

La mère me dit : « C’est la voiture de mon pauvre petit Louis qui est mort. Veux-tu que je te la donne ? »

Alors un flot de tendresse noya mon cœur. Je sentis que cette chose n’avait plus son ami, son maître, et qu’elle souffrait de cela. Et j’acceptai ce jouet et, pris de pitié pour lui, je sanglotai en l’emportant chez moi. Je me rappelle bien que, trop jeune, je ne sentis point la mort du petit garçon, ni la désolation de la mère. Je n’eus pitié que de cet animal de plomb qui m’apparut désolé sur cette cheminée, à jamais inactif, privé de celui qu’il aimait. J’affirme, parce que je me souviens de cela comme de ce qui s’est passé hier, qu’aucune envie de posséder ce jouet pour m’amuser ne me vint. Cela est si vrai que, revenu chez moi, je confiai en pleurant ce petit cheval et ce petit baril à ma mère qui, elle, a oublié ce fait.

La certitude de l’animation des choses existe chez des enfants, des animaux et des simples.

J’ai vu des enfants prêter à un morceau de bois brut, ou à une pierre, les fonctions d’un être vivant, leur porter une poignée d’herbe et ne point douter qu’ils ne l’eussent mangée, lorsque, sans être aperçu d’eux, je l’avais enlevée.

L’animal ne différencie point la qualité de l’action. J’ai vu des chats griffer longuement ce qu’ils trouvaient trop chaud. Il y a dans ce fait, de la part de l’animal, une idée de lutte envers une chose capable de céder ou, peut-être, de mourir.

Je crois que ce n’est que par une éducation, née d’une fausse vanité, que l’homme se dépouille de telles croyances. Pour moi, je n’établis point de grande différence entre le cas de l’enfant qui donne à manger à un morceau de bois et la raison de certaines libations de religions primitives. Et qu’est-ce autre chose que de prêter aux arbres un attachement envers nous plus fort que la vie, de croire que des végétaux plantés au jour que naquirent des enfants qui languirent et moururent, s’étiolèrent et séchèrent au même temps ?

J’ai connu des choses en souffrance. J’en sais qui sont mortes. Les tristes hardes de nos disparus s’usent vite. Elles s’imprègnent souvent des maladies mêmes de ceux qui les vêtirent. Elles ont leur sympathie.

J’ai souvent considéré des objets qui dépérissaient. Leur désagrégation est identique à la nôtre. Il est pour eux des caries, des ruptures, des tumeurs, des folies. Un meuble que ronge les vers, un fusil dont se casse le ressort, un tiroir qui a gonflé, ou l’âme soudain faussée d’un violon, voilà des maux dont je suis ému.

Pourquoi vouloir, lorsque nous nous attachons aux choses, placer en nous seulement, pour l’extérioriser ensuite, l’amour ? Qui prouverait que les choses ne sont point capables d’affection, ou qui démontrerait leur inconscience ? N’eut-il point raison ce modeleur qui se fit enterrer avec, dans sa main, un bloc de la même argile qui avait obéi à son rêve ? N’eut-elle pas le dévouement d’une servante fidèle, et n’est-ce point ce que nous admirons le plus en celle-ci : la vertu de se dévouer en silence, sans intérêt, avec la passivité de la foi ?

N’est-elle point sublime et rayonnante la chose qui agit envers l’homme de même que l’homme se comporte envers Dieu ? Ce poète savait-il davantage que cette glaise à quelle impulsion il obéissait ? Du moment que tous deux ont prouvé leur inspiration, je crois également à leur conscience, je les aime d’un même amour.

La tristesse qui se dégage des choses tombées en désuétude est infinie. Dans le grenier de cette maison dont je n’ai pas connu les habitants, la robe d’une petite fille, sa poupée sont désolées. Ce bâton ferré qui mordit à la terre des verts coteaux, ce chapeau de soleil qu’éclaire à peine le jour morne d’une lucarne, abandonnés là depuis des ans, combien j’ai la certitude qu’ils seraient joyeux de ressentir encore, l’un la fraîcheur des mousses, l’autre le ciel d’été.

Les choses pieusement conservées nous gardent leur reconnaissance et sont prêtes à nous remettre leur âme dès que nous la rafraîchissons. Elles sont pareilles à ces roses des sables qui s’épanouissent indéfiniment, dès qu’un peu d’eau leur rappelle l’azur des citernes perdues.

J’ai, dans mon humble salon, une chaise d’enfant. Mon père s’en amusa pendant la traversée qu’il fit, à sept ans, de la Guadeloupe en France. Il se rappelait bien qu’assis sur elle, dans le salon du bord, il regardait des images que lui prêtait le capitaine. Le bois des îles dont elle est faite doit être solide puisqu’elle résista, dans la suite, aux jeux d’un petit garçon. Ce meuble, échoué dans ma demeure, y dormait presque oublié. Il ne manifestait plus son âme depuis de longues années, car l’enfant qu’il avait accueilli n’était plus, et d’autres enfants n’étaient point venus pour se poser sur lui comme des oiseaux.

Mais récemment la maison fut joyeuse de la présence de ma nièce qui venait d’avoir sept ans. Sur ma table de travail elle s’était emparée d’un vieil atlas de botanique. Et lorsque j’entrai dans le salon, je la trouvai assise sur la petite chaise, au rayonnement de la lampe, et regardant comme le fit jadis son grand-père défunt de belles et douces images. Et je fus ému. Et je me dis que, seule, cette petite fille avait pu ranimer cette chaise, et que l’âme docile de cette chaise avait doucement séduit la candeur de cette enfant. Il y avait, entre elle et cette chose, un échange mystérieux d’affinités. L’une ne pouvait pas ne pas aller vers l’autre, et l’autre ne pouvait être ému que par celle-là.

Les choses sont douces. D’elles-mêmes jamais elles ne font de mal. Elles sont les sœurs des esprits. Elles nous accueillent, et nous posons sur elles nos pensées qui ont besoin d’elles comme, pour s’y poser, les parfums ont besoin des fleurs.

Le prisonnier que ne console plus aucune âme humaine doit s’attendrir au sujet de son grabat et de sa cruche de terre. Alors que tout lui est refusé par ses semblables, sa couche obscure lui donne le sommeil, sa cruche le désaltère. Et même, si elle le sépare de tout le monde extérieur, la nudité des murs est encore entre lui et ses bourreaux. L’enfant puni aime l’oreiller sur lequel il pleure ; car, alors que ce soir-là tous l’ont blessé et grondé, l’âme du duvet silencieux le console, ainsi qu’un ami qui se tait pour calmer un ami.

Mais ce n’est point seulement du mutisme des choses que naissent leurs sympathies pour nous. Elles ont de secrets accords, soit qu’elles pleurent dans la forêt que René emplit de son âme orageuse, soit qu’elles chantent sur le lac où médite un autre poète.

Il est des heures, des saisons où certains de ces accords existent davantage, où l’on entend mieux les mille voix des choses. Deux ou trois fois dans ma vie, j’ai assisté à l’éveil de ce monde mystérieux. À la fin d’août, vers minuit, quand la journée a été chaude, un bourdonnement indistinct qui n’est pas celui des rivières ni des sources, ni du vent, ni des animaux froissant l’herbe, ni des bestiaux, qui secouent leurs chaînes sur les crèches, ni des chiens veilleurs inquiets, ni des oiseaux, ni du retombement des métiers des tisserandes, s’élève autour des villages agenouillés. Ce sont des accords aussi doux à l’oreille que la lueur de l’aube est douce à l’œil. Là, s’agite un monde immense et doux où les brins d’herbe l’un sur l’autre s’inclinent jusqu’au matin, où la rosée bruit imperceptiblement, où les germes à chaque battement de seconde soulèvent toute la surface des plaines. Il n’est guère que l’âme qui puisse saisir ces âmes, pressentir ces pollens dans la joie des corolles, ces appels et ces silences par qui se crée l’Inconnu divin. C’est comme si, tout à coup, l’on se trouvait dans une contrée étrangère dont vous charmerait la langueur du langage sans que l’on en comprît exactement la signification.

Cependant je pénètre davantage dans le sens murmuré par ces choses que dans celui qui est enfermé dans un idiome inconnu de moi. Je sens que je comprends, et qu’il ne me faudrait pas un très grand effort (et peut-être la poésie y arrive-t-elle quelquefois) pour traduire la volonté de ces âmes obscures, et pour noter, d’une façon concrète, quelques-unes de leurs manifestations. Il m’est arrivé de répondre mentalement à cet indistinct bourdonnement, aussi bien qu’il m’est arrivé de répondre distinctement, par mon silence, aux questions d’une amie.

Mais ce langage des choses n’est pas tout auditif. Il est aussi formé d’autres signes qui s’ébauchent pâlement sur notre âme, qui l’impressionnent trop faiblement encore, mais qui viendront mieux, peut-être, lorsque nous serons mieux préparés à la réception de Dieu.

Il est des objets qui m’ont consolé dans telles circonstances douloureuses de ma vie. Il en est qui, dans ces moments, attiraient particulièrement mes regards. Moi qui ne savais faire que mon âme pliât devant des hommes, je l’ai prosternée devant des choses. Un rayonnement s’émanait d’elles, peut-être en dehors des souvenirs que j’y attachais, pareil au frisson d’une amitié. Je les sentais, je les sens vivre autour de moi. Elles sont dans mon obscure royauté. Je me sens responsable envers elles comme un frère aîné. Et, dans cet instant où j’écris, je sens peser sur moi, avec amour et confiance, les âmes de ces sœurs divines. Cette chaise, cette commode, cette plume, elles sont avec moi. Elles me touchent, et je me sens prosterné par elles. J’ai leur foi… J’ai leur foi, en dehors de tous les systèmes, de toutes les explications, de toutes les intelligences. Elles me donnent une conviction que nul génie ne pourrait me donner. Tout système serait vain, toute explication erronée, du moment que je sens vivre dans mon âme la certitude de ces âmes.

Lorsque je suis entré chez ce savetier, je me suis senti accueilli immédiatement et, sans mot dire, m’étant assis devant l’âtre auprès des enfants et du chien, j’ai ouvert mon âme aux mille voix obscures des choses.

Dans ce recueillement, la chute d’un sarment à demi consumé, le grincement de la barre dont on attisait le feu, le choc du marteau, le vacillement de la chandelle, le bruit du collier du chien, la tache noire ronde et gonflée du merle endormi, le tressautement du couvercle du pot, tout cela formait un langage sacré plus accessible à mon entendement que le parler de la plupart des hommes. Ces bruits et ces couleurs n’étaient que les gestes de ces objets, leur expression, de même que la voix ou le regard sont parmi nos expressions et nos gestes.

Je sentais quelle fraternité m’unissait à ces humbles choses, et que c’est enfantillage de classer les règnes de la nature alors qu’il n’est qu’un règne de Dieu.

Est-il permis de dire que jamais les choses ne nous donnèrent des manifestations de leur sympathie ? L’outil qui ne sert plus la main de l’ouvrier se rouille aussi bien que l’homme qui délaisse l’outil.

J’ai connu un vieux forgeron. Il était gai au temps de sa force, et l’azur entrait dans sa forge noire par les rayonnants midis. L’enclume joyeuse répondait au marteau. Et le marteau était le cœur de cette enclume, mû par le cœur de l’artisan. Et, quand tombait la nuit, la forge s’éclairait de sa seule lueur, du regard de ses yeux de braise qui flambaient sous le soufflet de cuir. Un amour divin unissait l’âme de cet homme à l’âme de ces choses. Et quand, aux jours dominicaux, le forgeron se recueillait, la forge, nettoyée la veille, priait aussi dans le silence.

Ce forgeron était mon ami. Souvent, du seuil noir, je l’interrogeais et c’était la forge tout entière qui me répondait. Les étincelles riaient dans le charbon et des syllabes de métal formaient une langue mystérieuse et profonde et qui m’émouvait ainsi que des paroles de devoir. Et j’éprouvais là à peu près les mêmes choses que chez l’obscur savetier.

Un jour, le forgeron tomba malade. Son haleine devint courte, et je sentais bien que lorsqu’il tirait la chaîne du soufflet, jadis puissant, celui-ci haletait aussi, pris peu à peu du mal du maître. Le cœur de l’homme eut des sursauts, et j’entendis bien que, lorsque l’ouvrier brandissait le marteau sur l’enclume, l’outil battait le fer irrégulièrement Et à mesure que le regard de l’homme avait moins de lumière, la flamme du foyer éclairait moins. Le soir, elle vacillait davantage et, sur les murs et le plafond, il y avait de longs évanouissements de lueur.

Un jour, l’homme sentit en travaillant l’extrémité de ses membres se glacer. Le soir, il mourut. J’entrai dans la forge. Elle était froide comme un corps privé de vie. Une petite braise luisait seule sous la cheminée, humble veilleuse que je retrouvai à côté du lit mortuaire auprès duquel priaient deux femmes.

Trois mois après, je pénétrai dans l’atelier abandonné pour assister à l’évaluation de son petit mobilier. Tout y était humide et noir comme dans un caveau. Le cuir du soufflet s’était troué en se pourrissant et, lorsqu’on voulut faire jouer sa chaîne, elle se détacha du bois. Et les simples qui expertisaient avec moi déclarèrent : « Cette enclume et ces marteaux sont usés. Ils ont fini de vivre avec le maître. »

Alors, je fus ému, car j’entendis le sens mystérieux de ces paroles.


  1. Quelques exemples sont ici de pure invention. Je les ai imaginés afin que l’on pût mieux pénétrer dans le cœur de ces choses. F. J.