Des colonies françaises (Schœlcher)/XXII/I

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Pagnerre (p. 303-314).

CHAPITRE XXII.

MOYENS TRANSITOIRES D’ARRIVER À L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE.

§ Ier.

ÉMANCIPATION SUCCESSIVE LAISSÉE À LA LIBÉRALITÉ DES MAÎTRES.


Les vices et les vertus des colons chargés de l’affranchissement. — Ce que sont les 34, 000 libertés enregistrées depuis 1830 dans nos colonies. — Libres de savane. — Patronnés. — Épaves. — Interprétation sciemment vicieuse de l’ordonnance de 1832 sur les affranchissemens. — L’esclavage dans l’Amérique du Nord. — Les abolitionistes aux États-Unis.


Amené au point où nous en sommes, et analysé de la sorte, le droit de l’homme sur l’homme, aux yeux même des colons, n’est plus qu’un fait et un fait mauvais. Ils accordent qu’il est juste de le détruire, mais ils reculent indéfiniment l’heureux jour ; ils laisseraient volontiers le fardeau à leurs fils, et plusieurs nous disent : Ne vous occupez pas de cette destruction, n’en troublez point notre société ; elle s’opérera d’elle-même et par nous-mêmes, dans le temps et dans l’espace. Nous avons déjà émancipé plus de trente-quatre mille esclaves en dix ans, sans réclamer d’indemnité. Il n’y a jamais eu résistance systématique de notre part à l’abolition de l’esclavage, elle ne nous paraît impossible qu’à cause du mode d’exécution qu’on veut employer malgré nous. Laissez faire à nos vices et à nos vertus, laissez faire au temps ! — Comme si l’histoire ne nous apprenait pas que le temps n’accomplit rien tout seul, en morale comme en politique, et qu’il veut être aidé.

Expliquons ce qu’il faut entendre par ces vices et ces vertus étonnés de leur association, et chargés ensemble de la grande tâche qui nous occupe. Les vices affranchiront les enfans nés du libertinage, les négresses qui se seront livrées aux blancs ; les vertus affranchiront les esclaves de bonne conduite, Peut-on bien vouloir livrer la régénération d’une race toute entière à de pareilles éventualités ? et n’est-il pas singulier de voir les hommes qui parlent toujours si haut de morale, s’en remettre à l’immoralité, du soin d’accomplir la sainte œuvre de la délivrance des captifs ? En tous cas, mille raisons s’opposent à ce que la générosité et la débauche puissent achever ce que l’on en espère : elles n’affranchiront que des individus ; puis, les créoles déclarant aujourd’hui « qu’il est impossible de cultiver le sol des colonies sans le travail forcé, en raison des dispositions naturelles de la race noire pour l’oisiveté et la vie anti-sociale », n’est-il pas certain que le jour où le nombre des bras nécessaires pour la culture se trouverait trop réduit par les affranchissemens vicieux et vertueux, les affranchissemens s’arrêteraient ? Nos passions bonnes et mauvaises conservent toujours trop de logique pour que les créoles oublient jamais cela ; l’équité, d’ailleurs, leur défendra de dépouiller leurs héritiers, même par grandeur d’âme. Une des milles raisons, en effet, dont nous parlions tout à l’heure, qui s’opposent à une émancipation successive par ces voies, malgré même les meilleurs désirs des propriétaires, c’est que la plupart d’entr’eux étant obérés, ils ne peuvent de bonne foi disposer d’un bien, seul gage de leurs créanciers. Toute émancipation que se permettrait la libéralité de leurs vices et de leurs vertus deviendrait criminelle, puisqu’elle serait un vol fait à leurs prêteurs.

Les trente-quatre mille libertés[1] prononcées dans nos colonies depuis 1830, ne doivent faire illusion à personne. À les prendre pour ce qu’elles sont, il est impossible de leur prêter la valeur qu’on cherche à leur donner. Voici pourquoi : une ordonnance du 1er mars 1831 à supprimé toute taxe sur les concessions de liberté ; un autre décret royal du 12 juillet 1832 a pourvu à la régularisation de toutes les libertés, qui n’avaient pas encore reçu la sanction légale. C’est en vertu de ces deux actes que le nombre des affranchis de 1830 est devenu si considérable ; prouvons-le. Dans les trente-quatre mille libertés reconnues, la Martinique, au moment où nous nous y trouvions (avril 1841), entrait pour vingt mille quatre cent vingt-six ! Or, un relevé des affranchissemens martiniquais que nous avons fait faire et que nous présentons ici[2] ; établit de la manière la plus irréfragable que, sur les vingt mille quatre cent vingt-six nouveaux libres, il y en a quinze mille cent soixante-quatorze qui ne sont que des libres de fait, dont la position sociale n’était pas auparavant déterminée.

Pour que le lecteur européen comprenne ce qui vient d’être dit, il est nécessaire de lui donner une explication. Jusqu’à ce que l’ordonnance de 1831 le défendit, le fisc prélevait une prime d’abord de 3, 000 fr., plus tard de 1, 200 fr., versée dans la caisse coloniale, sur chaque patente d’affranchissement ; et l’administration, en outre, pour délivrer un titre légal d’émancipation, exigeait que le maître assurât les moyens d’existence de l’affranchi. Beaucoup de maîtres voulant émanciper un esclave, mais ne voulant pas contracter une aussi lourde obligation, disaient à l’esclave : « Vas, tu es libre. Je fais abandon de tous mes droits sur toi, » et généralement, dans ce cas, lui permettaient de s’établir sur les savanes de l’habitation où le manumissionné construisait une case, et pour l’ordinaire se faisait gardeur de bestiaux. C’est la jouissance de la savane accordée à ces hommes, qui leur fit donner le nom de libres de savane, Les planteurs, pour montrer l’ignorance où l’on est en France des choses coloniales, rappellent volontiers la fameuse bévue de M. Sébastiani, lequel, lors de son passage au ministère de la marine, dit naïvement à la tribune que ces prétendus libres étaient des esclaves parqués au milieu des savanes comme des bêtes de somme. Le fait est que de la part d’un ministre des colonies, le propos peut passer au moins pour léger.

Les affranchis de cette espèce n’étaient donc affranchis qu’aux yeux du maître, ils demeuraient inscrits sur ses dénombremens ; aux yeux de tout autre et de la loi ils restaient esclaves. Beaucoup d’entr’eux, ceux-là surtout qui s’étaient rachetés de leurs deniers, mécontens d’une situation aussi précaire allaient dans quelqu’île voisine faire constater leur état de libres et revenaient dans leur pays. Mais comme le gouvernement ne voulait point reconnaître ces titres de liberté étrangers, ils étaient obligés d’avoir un répondant. L’ancien maître consentait généralement à accepter cette charge, et devenait alors leur patron, d’où les affranchis de cette nature prirent le nom de patronnés.

Puisque nous sommes sur ce point, disons un mot sur les épaves. La liberté, dans tous les cas pour les noirs et les sang mêlés, était toujours regardée comme l’exception. Le libre de fait, dont le propriétaire était mort ; le patronné, qui avait perdu son patron, eux ou leurs enfans, bien que par suite d’une longue possession d’indépendance ils fussent très réellement libres, étaient tenus pour esclaves fugitifs lorsqu’ils ne pouvaient montrer, à première réquisition, un titre légal d’affranchissement, et n’ayant plus de maître, appartenait au roi qui avait faculté de les faire vendre au profit de l’État[3]. Le Dictionnaire de l’Académie définit «  Épave, adjectif des deux genres, qui se dit des choses égarées dont on ne connaît point le propriétaire, mais principalement des chevaux, vaches et autres bestiaux. » Par extension, les colonies appliquèrent l’adjectif des deux genres aux hommes et aux femmes qui avaient perdu leurs maîtres, de même que le mot marron désignant un animal domestique devenu sauvage, s’était appliqué naturellement aux hommes et aux femmes qui s’enfuyaient dans les bois. Ce mépris pour tout ce qui touche à la race esclave, se retrouve jusque dans le nom que les créoles ont donné aux fruits de leurs propres œuvres : C’est ainsi que le produit du blanc et du nègre a été appelé mulâtre, par assimilation au mulet produit de l’âne et du cheval.

Revenons à notre sujet. La position de tous ces libres de fait a été régularisée, comme nous le disions par l’ordonnance de 1831, c’est-à-dire qu’on leur a donné un titre de liberté en règle, en vertu duquel ils sont devenus citoyens Français reconnus. Ils étaient si nombreux que l’on en voit encore tous les jours sur les listes des nouveaux émancipés publiées officiellement. Le chiffre de quinze mille cent soixante-quatorze est considérable sans doute, mais il faut penser que l’existence de ces affranchis remonte à la création des colonies, que nombre d’entre eux étaient des mulâtres fils de blancs[4], et que tous ne devaient point leur indépendance à la libéralité des colons, car plusieurs s’étaient payés de leur argent, enfin il faut en outre comprendre dans le total beaucoup d’enfans dont la naissance avait suivi l’irrégularité du sort de leur père.

Quoiqu’il en soit, il n’y a donc en résumé, pour la Martinique, que cinq mille deux cent cinquante-deux affranchis depuis dix ans, nous pouvons même dire au point de vue qui nous occupe quatre mille sept cent trente, car les documens administratifs évaluent à un dixième le nombre des esclaves qui se rachètent eux-mêmes[5]. Mais jetez les yeux sur les listes, examinez la nature de ces affranchissemens, et vous les verrez principalement composés d’enfans nouveaux-nés qui pourront augmenter la population libre des sang mêlés, mais ne diminueront pas la population noire esclave, de jeunes esclaves femelles qui ont suivi l’heureux sort de leurs progénitures[6], puis, de vieillards, hommes ou femmes, qui étaient à la charge du maître avant comme après, de domestiques et nourrices qui ont capté l’affection des maîtres et des maîtresses qu’ils approchent chaque jour, enfin, de quelques mauvais sujets incorrigibles dont les propriétaires n’avaient pu obtenir l’exportation, et qu’on libéra sous les auspices de l’ordonnance pour s’en débarrasser et n’être plus responsable de leurs méchantes actions. En somme sur les quatre mille sept cent trente esclaves faits libres depuis 1830, nous croyons être exagérés en faisant monter à trois cents le nombre des nègres de jardin, de ces nègres d’atelier qui constituent véritablement le corps de l’esclavage. « J’ai vu ces choses de près, et je puis assurer qu’il est presque sans exemple que des concessions de liberté aient été faites à des esclaves prediaux[7]. »

Mais pourquoi tous ces calculs ? il y a une chose sans réplique possible qui les rend inutiles, c’est que la population esclave augmente d’année en année dans nos colonies ; ce qui constate, comme nous l’avons fait remarquer, les améliorations introduites dans le régime des ateliers par l’humanité des maîtres ; mais ce qui ne laisse aucun espoir de voir l’esclavage se fondre peu à peu dans leurs largesses.

Un autre moyen de juger ce qu’il faut attendre de l’avenir, en laissant le soin de l’abolition aux vices et aux vertus des créoles, serait de comparer par année le nombre des affranchissemens. On verrait que de 1837 à 1840, il est tombé successivement de huit cent quatre-vingt dix-huit à trois cent quatre-vingt. Jugés d’après cette échelle de proportion, les habitans ont chaque année moins de vices et de vertus, et l’on trouverait qu’ils n’en auraient plus du tout avant deux lustres, si l’on voulait appliquer à cette décroissance les calculs de probabilité. Décidément ils ne peuvent rien sous ce rapport, et ce serait une folie d’autant plus grande d’espérer laver par cette voie la tache qui souille encore leur société, que la loi elle-même recommence déjà à faire obstacle aux généreux.

On s’est aperçu que de méchans maîtres profitaient du bon principe pour se débarrasser des invalides, et que plusieurs nouveaux affranchis, en raison de leurs infirmités, se trouvaient hors d’état de pourvoir à leur subsistance. Dans le but d’imposer un frein à ces facilités, une ordonnance du 11 juin 1839 autorisa le ministère public à former opposition lorsque l’émancipé ne serait point jugé valide, et M. Bonnet, procureur du roi, s’armant de ce moyen, a formé opposition à l’affranchissement de nouveaux-nés, sous prétexte que les manumissionnaires ne leur assuraient pas une rente pour vivre le reste de leurs jours sans rien faire. Une interprétation aussi déplorablement vicieuse du texte et de l’esprit de l’ordonnance du 12 juillet 1832[8], n’était pas seulement une entrave aux concessions d’affranchissement que le législateur voulait aider, elle ne contrariait pas seulement les nombreuses manumissions du même genre qui avaient été faites depuis 1832 sans que le ministère public eut songé à s’y opposer, elle équivalait à une prohibition complète d’émancipation pour les nouveaux-nés esclaves ; et cependant le tribunal de Saint-Pierre (Martinique) l’adopta en maintenant entre autre, par arrêt du 23 novembre 1839, la qualité d’esclave à un malheureux petit-être de trois mois que l’on voulait rendre à ses droits naturels. Il n’était pas du tout nécessaire de compromettre par cette détestable logique le principe d’affranchissement étendu, les décrets antérieurs fournissaient un remède efficace à ces cruautés de passage ; il suffisait de condamner le maître non pas à reprendre l’esclave impotent, mais à payer sa pension à l’hôpital. — Les tribunaux et les parquets des îles, un créole nous l’a déjà dit, sont dévoués aux colons et prononcent comme le désirent les colons. La loi entendait restreindre la faculté d’affranchissement, à l’égard des esclaves vieux et infirmes reconnus hors d’état de se suffire à eux-mêmes, on l’applique à l’enfant qui vient de naître, parce qu’il est hors d’état de payer sa nourrice et ne justifie pas d’une industrie ! Les mauvaises passions savent tout gâter.

Les créoles oublient qu’il n’y aurait pas un habitant dans les colonies si l’on avait demandé à eux ou à leurs pères de faire preuve de moyens d’existence pour y entrer.

Si l’affranchissement sans garantie n’est pas une bonne chose, exiger trop de garantie est une chose pire encore ; obliger le manumissionnaire à assurer les moyens d’existence du manumissionné, c’est lui demander un sacrifice dont peu d’hommes sont capables ; aussi voilà déjà les libres de fait qui reparaissent. Il existe sur les habitations, à l’heure qu’il est, des esclaves auxquels le maître, en récompense de leurs services, laisse tout leur temps et ne demande plus rien, mais qu’il n’affranchit point d’une manière légale, parce qu’il ne veut pas prendre un engagement qui dépasse les forces de qui que ce soit. Dans les mauvaises institutions, les améliorations mêmes souvent portent des fruits amers.

À l’occasion de l’abolition laissée à la charge du temps, nous voulons faire un rapprochement qui fera connaître la différence de caractère qui existe entre les colons français et les colons américains. Les plus arriérés d’entre nous, ceux qui veulent ajourner, fondent l’opération séculaire sur leurs vices et sur leurs vertus, qui ensemble achèveront graduellement la délivrance des hommes asservis. M. Clay, lui qui passe dans l’union américaine pour un des grands politiques de l’époque, a aussi déclaré que le plus sage moyen d’opérer la libération était de laisser aller les choses toutes seules, et la raison qu’il en donna en plein sénat fut celle-ci : « La race esclave procrée moins que la race libre ; prenant ensemble le chiffre total des deux races, européenne et africaine, l’européenne gagne lentement, mais constamment sur l’africaine. Le fait est constaté par les dénombremens périodiques de cette population. » Le lecteur voit tout ce que ces paroles renferment de froide, d’impitoyable, d’éternelle cruauté ! Ce que M. Clay a dit revient à ceci : « N’affranchissez pas les esclaves, car la servitude américaine est encore tellement meurtrière que nos trois millions de nègres, hommes, femmes et enfans, y périront avec le temps, comme les populations d’Indiens que les planteurs et les mineurs espagnols ont dévorées tout entières. »

Il n’y a que des pays à esclaves qui puissent encore fournir à l’homme l’occasion de montrer et d’exercer ainsi les instincts de férocité que développent chez lui les conséquences du despotisme sous toutes les formes. Vous le voyez-bien, il faut faire disparaître l’esclavage de la terre.

Et puisque nous parlons de l’Amérique du nord, disons que ce qui s’y passe est à nos yeux un des spectacles les plus affligeans qu’ait jamais offerts le monde. Le sénat de Washington a déclaré crime de lèse-nation toute proposition tendant à détruire la servitude des noirs ! La république veut garder l’esclavage ! Elle ne se contente pas de violer à la face de l’univers la première loi sur laquelle repose son existence politique, le principe sacré au nom duquel elle a fait sa révolution, en abrutissant ses nègres par tous les moyens imaginables ; elle permet au lynch-law d’outrager chaque jour la civilisation en livrant aux plus ignobles tortures et à des morts dégoûtantes les hommes qui osent revendiquer la liberté pour tous les membres de l’espèce humaine. Il n’est aucune cruauté des âges les plus barbares dont les États à esclaves de l’Amérique du nord ne se soient rendus coupables envers les abolitionistes. On en peut lire le détail dans un article du London and Westminster Review[9]. Les chrétiens ne furent pas plus persécutés par les païens que les ennemis de la servitude ne le sont chez les faux républicains des États-Unis. On m’a demandé deux ou trois fois avec ironie pourquoi je n’allais pas prêcher mes doctrines dans la Virginie, la Caroline ou la Louisiane, comme dans nos colonies. J’ai répondu fort simplement : « Parce que je savais trouver aux colonies de nobles adversaires, et dans la Virginie, la Caroline ou la Louisiane d’atroces sauvages ; parce que je n’ai pas peur d’un duel, le plus grand péril que je pusse courir au milieu des plus fous de nos colons, et que j’ai très peur d’être fouetté, goudronné et pendu. » — Pour moi, je comprime avec effort les sentimens de haine qui m’agitent en pensant à ceux qui défendent ainsi une propriété inique, et je n’hésite pas une minute à l’avouer, aux risques de ce que les hommes faibles penseront de mon âme, je souhaite que ces expéditifs pendeurs soient un jour tous pendus par des esclaves révoltés. À chacun selon ses œuvres. « S’ils ne vous écoutent pas, dit Jésus aux apôtres, secouez en sortant la poussière de vos pieds ; je vous dis en vérité qu’au jour du jugement, Sodome et Gomorrhe seront traitées moins rigoureusement que cette ville. » (Saint Mathieu, ch. 10, v. 15.)

Mais non, révoquons des paroles de colère, indignes d’une époque de lumière et de charité comme la nôtre. La France, qui donna au monde en 93 le signal de la délivrance des nègres, ne veut pas rester aujourd’hui au-dessous de l’Angleterre. L’évènement qu’elle prépare étouffera les crimes qui nous désolent, par la puissance de sa générosité, et c’est encore une des raisons qui doivent décider les législateurs à en accélérer l’heureux accomplissement. L’émancipation française aura une influence incalculable sur les destins de tous les esclaves noirs du globe ; elle entraînera infailliblement l’émancipation des îles danoises qui n’attendent que nous, et des petites propriétés hollandaises. Il ne restera plus dans l’Archipel que les deux possessions de l’Espagne encore livrées à l’esclavage ; mais comment l’Espagne se refuserait-elle à la voix des nations, la suppliant en faveur des nègres[10] ? Et quand il n’y aura plus d’esclaves dans les Antilles et les Guyane, quand l’Europe entière ajoutera l’énorme poids de ses sympathies aux fervens efforts des abolitionistes des États du nord de l’union américaine, les États du sud pourront-ils, quelque soit leur cruel aveuglement, résister à l’entraînement universel ? Ils le pensent, nous croyons qu’ils se trompent.

  1. On dit aux colonies liberté dans le même sens qu’affranchissement.
  2.   On a donné à des libres de fait, à des esclaves.
    En 1830 159 titres de liberté, 157   22  
    1831 2,282 2,175   107  
    1832 8,776 8,034   742  
    1833 2,129 1,845   282  
    1834 2,194 1,445   749  
    1835 1,072 448   624  
    1836 1,188 417   771  
    1837 998 215   683  
    1838 901 315   386  
    1839 447 78   369  
    1840 380 65   315  
      20,426   15,174   5,252  

    Nous renvoyons à la fin du volume, le tableau détaillé avec les dates des arrêtés (b).

  3. Un arrêt du conseil du Cap, du 7 février 1770, condamna un mulâtre, malgré quarante ans de possession de liberté, à rentrer dans la servitude faute de justification de son titre d’affranchissement, et par suite cassa le mariage qu’il avait contracté, et déclara ses six enfans bâtards. Il fallut une ordonnance des administrateurs pour suspendre l’exécution d’un tel arrêt !
  4. Au commencement des colonies c’était un usage général parmi les blancs d’affranchir tous leurs enfans de couleur. Les mulâtres portaient même alors génériquement le nom d’affranchis.
  5. Notices statistiques.
  6. À la Guadeloupe le nombre des titres de liberté enregistrés depuis
    1830 jusqu’au 1er janvier 1837, a été de 1,798 de 1830 à 1833.
     
    Et 
    6,839 de 1833 à 1837.
      8,637
    Sur le nombre de 6,859, on compte 4,053 libres de fait ; ce qui laisse seulement 2,804, d’où, en déduisant le dixième 280, on ne trouve somme totale que 
    2,684
    Eh bien ! parmi ces 2, 684, il y a 
    1,251 enfans.
     
    Et 
    1,041 femmes.  *
      2,292   **

    Ajoutez-y les vieillards que l’âge inutilisait, et jugez ce qu’il reste pour les affranchissemens des esclaves travailleurs, ceux auxquels la haute morale n’a rien à reprendre.

    * Il y a en Europe tant de blanches qui se vendent, qu’il n’est pas surprenant de voir aux colonies tant de négresses que l’on rachète.

    ** Tous ces chiffres sont tirés des Notices statistiques.

  7. Considérations sur le système, etc. Rappelons encore que l’auteur, M. Sully Brunet, est un ancien délégué des blancs de Bourbon.
  8. Dans l’exposé des motifs de cette ordonnance on lit : « Voulant donner de nouvelles facilités aux concessions d’affranchissement. » Elle supprime toute taxe sur les affranchissemens.
  9. Un extrait de cet article a été traduit dans le numéro du Temps du 29 mars 1839.
  10. Dans un prochain volume, lorsque nous jetterons un coup-d’œil sur Cuba, il nous sera facile de démontrer que si la France voulait se réunir à l’Angleterre pour mettre un terme à la traite, la damnable prospérité de cette île s’affaisserait en quelques années sur elle-même, comme le géant à la tête d’or et aux pieds d’argile.