Des couples/1

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Des couplesErnest Kolb, éditeur (p. 3-81).

LA FORTUNE DE M. FOUQUE


I


En arrivant à son bureau, M. Fouque aperçut sur la table une lettre à son adresse. Il déchira l’enveloppe et lut :


« Monsieur,

« Je vous préviens que votre femme a rendez-vous chaque mercredi, à trois heures, au carrefour des Ormes, dans la cabane d’un bûcheron. Son complice est l’un de vos amis, un de vos collègues de cercle. »

M. Fouque haussa les épaules, chiffonna le papier, le réduisit en boule. Mais, au moment de le jeter, un scrupule le retint : «< On ne laisse pas traîner de telles horreurs, » se dit-il, et il empocha la lettre. Puis il manda son principal contremaître, lui dicta ses ordres d’un air détaché, et lui enjoignit spécialement de surveiller les travaux de la nouvelle école communale.

Aussitôt seul, il reprit la lettre ; malgré lui elle le taquinait, et il l’examina, l’étudia avec une minutie anxieuse. Il ne put cependant reconnaître cette écriture tremblée, dansante, évidemment contrefaite. Certes il ne doutait pas de Mme Fouque, la vertu de Julie lui semblait inattaquable et son orgueil personnel lui défendait de soupçonner sa femme. Et pourtant quelle précision terrible dans cette dénonciation anonyme ! Le jour, l’heure, l’endroit, aucune preuve ne manquait.

Soudain ses yeux tombèrent sur un calendrier :

— Mercredi, s’écria-t-il, c’est aujourd’hui !

La nécessité d’une détermination immédiate le tourmenta. Devait-il se confier à Julie, ou bien l’espionner, ou plutôt se taire et dédaigner une calomnie absurde ?

Ce dernier parti lui plaisait par sa simplicité et surtout l’empêchait de se lancer dans une aventure dont le résultat l’inquiétait à son insu. Mais une minute après, il se ravisait en songeant qu’un rival se moquait de lui peut-être, et il combinait des vengeances terribles. Toute la matinée, il fut taciturne, maussade, irritable, et finalement rentra chez lui, toujours irrésolu.

Au déjeuner, son silence frappa Mme Fouque. Elle lui demanda : « Qu’est-ce que tu as ? »

Il répondit : « Rien, que veux-tu que j’aie ? »

Puis, se levant, il prononça négligemment :

— Tu te promènes, aujourd’hui ?

— Oui, un peu.

— De quel côté ?

Elle eut l’air de réfléchir et dit :

— J’ai envie de faire un tour dans les bois. Le temps est si beau.

Décontenancé, il balbutia : « Ah… ah… tu iras dans les bois, » et il sortit pour cacher son trouble.

Il se dirigea vers le cercle. Un sentiment obscur l’y entraînait, le besoin d’un confident qui mettrait un terme à ses tergiversations. Et aussi germait en lui le désir instinctif d’exposer son cas, d’intéresser quelqu’un à sa personne et à ses actes.

M. Fouque, entrepreneur à Caudebec-en-Caux, avait la réputation d’un homme capable, d’un homme entendu pour tout ce qui touche au bâtiment. Mais il était établi qu’en dehors de ses affaires il ne savait pas se conduire. On lui refusait les qualités indispensables à l’homme de bonne société, le tact, le goût, la mesure.

— Fouque est un garçon de valeur, disait-on de lui, un piocheur, une maison solide, mais ça n’a pas d’usage, ça ne se doute pas de ce que c’est que la vie.

Le plus souvent on n’en parlait point. On lui accordait la quantité d’estime qui correspond à dix mille francs de rente, mais il n’occupait pas le rang auquel une pareille fortune permet d’aspirer. Boulard, le pharmacien, qui pourtant tenait une boutique et ne possédait que six mille livres, jouissait évidemment d’une considération plus grande.

Au résumé, M. Fouque manquait de surface. D’une taille exiguë et d’un esprit étroit, il prenait dans le monde aussi peu de place que dans l’air. Son petit corps, ses petits bras, ses petites jambes, ses petites idées, en faisaient un de ces individus secondaires qui passent inaperçus, et chez lui, avec sa femme, ainsi qu’au cercle, avec ses amis, il restait, malgré ses efforts, sans importance et sans autorité.

Il s’était marié parce que le mariage donne un poids et une teinte sérieuse que n’acquiert point le célibataire. Il espérait ouvrir un salon où il recevrait la société de Caudebec et s’arranger un intérieur où il dominerait. Mais ses invités mangeaient, buvaient, fumaient, sans se soucier de l’hôte qui leur offrait des mets, des vins et des cigares. De même sa femme accaparait la suprématie qu’il avait convoitée.

Mme Fouque, fille d’un mercier d’Yvetot, qui joignait à grand’peine les deux bouts, était une brune, menue, têtue, d’un aspect agréable et d’un caractère hargneux. Il l’avait choisie pauvre pour mériter sa reconnaissance et s’assurer de sa soumission. Mais il se heurta, dès l’abord, à une volonté qui déjoua ses calculs. Elle fit main basse sur les clefs, dirigea les domestiques, commanda les repas, meubla le salon, bouleversa le jardin, agit enfin selon son bon plaisir, sans jamais consulter son mari.

Du moins chercha-t-il le calme, le repos. Là encore il échoua. En rentrant de son bureau, il tombait toujours au milieu de gronderies, et s’il risquait une observation, Mme Fouque le rudoyait et s’enfermait dans sa chambre. Elle n’avait pas pour lui les égards dus à un chef de maison. Elle ignorait les complaisances et les empressements qui flattent l’amour-propre, les soins qui dorlotent, les chatteries qui engourdissent, elle négligeait les gentillesses, les petites douceurs, les plats sucrés. Enfin elle ne réalisait pas l’idéal de la femme pour M. Fouque, un mélange de garde-malade et de cuisinière.

Il s’en plaignit ; puis, constatant avec regret que rien ne pouvait remédier à cet état de choses, ni sa mauvaise humeur, ni ses bontés, ni ses prières, il abandonna la lutte et se résigna.

Au cercle il sentait davantage encore sa situation subalterne. Il s’exaspérait de voir les joueurs de billard et de whist interrompre leurs parties quand Me Gautier, le notaire, causait politique, ou quand cette mauvaise langue de Lamotte racontait les potins de la ville. Et Ferrand donc, son meilleur ami, tous se taisaient dès qu’il développait ses idées sur la littérature et qu’il jugeait le feuilleton de l’Éclaireur Cauchois. Valin, ce gros homme ridicule, captivait son auditoire par le récit de son voyage en Bretagne. Baril, l’huissier, tournait comme pas un le calembour et l’anecdote, et Boulard, le pharmacien, qui de l’aveu général possédait à fond l’âme humaine, excellait à résoudre les cas de conscience. Enfin chacun avait sa spécialité, chacun excitait plus ou moins l’intérêt par un point quelconque de son existence ou une aptitude de son esprit. De temps à autre partait un :

— À propos, Chose, pourriez-vous me dire ?

Lui, il n’avait jamais à répondre, on ne l’interrogeait pas. Il restait à l’écart, le visage jaune, de la bile plein le cœur, un sourire de mépris aux lèvres, comme un homme méconnu qui sait ce que l’on perd à ne point l’entretenir. Et il s’énumérait ses titres au respect d’autrui, ses dix mille francs de rente, sa position bien assise, son cheval, sa voiture.

L’injustice et l’aveuglement de ses collègues le révoltaient. Il aurait voulu paraître, briller, devenir quelqu’un que l’on écoute, avoir sa place parmi ceux qui pérorent, être le monsieur que les passants montrent du doigt, et dont on dit en se retournant :

— C’est Monsieur un tel qui se promène.

Il aurait voulu, en émettant une opinion, éveiller la curiosité des assistants, provoquer le murmure qui applaudit ou le hochement de tête qui désapprouve. Il rêvait des discours, des bons mots, des succès oratoires. Mais, outre qu’il éprouvait à s’exprimer un malaise qui parfois dégénérait en bégaiement, le peu d’attention qu’on lui prêtait le rendait timide et le condamnait au silence.

Alors, renonçant à conquérir l’autorité qu’il méritait, il se rejeta sur les conversations particulières. Il attirait ses amis dans l’embrasure des fenêtres, les agrippait par un bouton de leur jaquette, et, d’un ton larmoyant, les saturait de confidences. Il divulguait les secrets de son ménage, quêtait un conseil, inventait d’interminables histoires. Il déplorait les défauts de sa femme :

— Voyez-vous, Mme Fouque n’a pas de moelleux, nos caractères se choquent, il n’y a pas de jour qu’elle ne me fasse une scène, puis ce sont des bouderies, et des soirées, des nuits s’écoulent sans qu’une parole soit prononcée. Certes elle n’est pas méchante, mais elle se plaît à crier, à disputer, à vociférer. Souvent même elle lève la main.

Il alla plus loin et, dans des crises de bavardage, il révéla des détails physiques : elle avait une poitrine, cette Julie, et des bras, et des jambes, et une peau surtout, une peau admirable ! Une fois, étourdi par des libations trop nombreuses, il dévoila des particularités plus intimes encore : « Figurez-vous, mon cher, qu’elle a, au haut de la cuisse gauche, une fraise énorme, une vraie pièce dè dix sous, toute blanche. Ah ! on ne s’ennuie pas avec elle. Par malheur, pas de tempérament. Que voulez-vous, elle n’aime pas ça !… »

D’abord on s’amusa de ces indiscrétions, on l’excitait, on réclamait des nouvelles de Julie et de sa fraise. Puis on se lassa de lui. Il répétait invariablement les mêmes choses et, d’avance, l’on savait ses paroles. On se méfiait de ses petits bouts de phrase hachés, hésitants. On le fuyait comme un importun, on lui tournait le dos comme à un quémandeur.

— Vraiment, il n’est pas drôle, Fouque, c’est un homme capable, mais ça n’a pas de suite dans les idées.

Et son isolement recommença plus âpre et plus pesant. On ne lui parlait pas, on ne l’écoutait pas, on ne tenait aucun compte de ses gestes et de ses actions.

En somme, jusqu’alors, M. Fouque n’avait pas à se louer de la vie.

II


Le cercle de ces messieurs, le cercle de l’Union, se trouvait sur le quai, au premier étage du café Industriel. Il comprenait une pièce unique, très profonde, couverte d’un papier bleu azur, et décorée de glaces, de porte-manteaux et de règlements se rapportant aux différents jeux. Au fond le billard, situé dans l’ombre, nécessitait une suspension de deux lampes continuellement allumées. Cette suspension, mal accrochée, allait de travers et mettait deux plaques de clarté aux angles opposés du billard. Près des fenêtres, qui toutes avaient vue sur la Seine, alternaient les tables au tapis vert et les tables de marbre où l’on consommait.

Ce jour-là, une chaleur lourde emplissait l’appartement, montait poussiéreuse de la rue criblée de soleil, tombait âcre et malsaine du plafond où s’accumulaient des nuages de fumée.

Deux de ces messieurs jouaient au piquet ; les autres, le gilet déboutonné, les jambes allongées, la pipe aux lèvres, causaient gravement de choses sérieuses. La récolte s’annonçait bien cette année, les pommes donneraient, il y aurait de la prune. Seulement il fallait un peu de pluie, car le paysan se plaignait déjà de la sécheresse. Puis on attaqua la politique. Les avis se partagèrent. La résistance du ministre ne pouvait durer, on en a assez de lui, disait l’un. — Il y est, qu’il y reste, répliquait l’autre, on n’aime pas les changements en France.

Assis dans un coin, M. Fouque contemplait d’un regard vague une rangée de peupliers qui bordait l’autre rive du fleuve, pendant qu’autour de lui s’égouttaient lentement les paroles banales et importantes. Il n’entendait pas. Il méditait, le coude appuyé, le menton sur son poing, comme un homme assailli d’ennuis et dont la pensée a besoin de se recueillir.

Soudain une voix le tira de son engourdissement :

— Eh bien, Fouque, qu’y a-t-il ? Vous avez l’air tout je ne sais quoi.

Il leva la tête brusquement, simulant à cette question impatiemment attendue, un embarras qu’il n’éprouvait pas. Puis il plissa le front, fit prendre à son visage une expression découragée et soupira :

— Moi ? rien, un embêtement…

On se tut de peur d’être indiscret. Mais lui, fâché qu’on ne l’interrogeât plus, continua :

— Oui, un embêtement, un gros embêtement… une lettre…

Quelqu’un demanda, par politesse :

— Ah ! une lettre ?

— Oui, une lettre… une lettre anonyme…

Ces messieurs se tournèrent vers lui, et l’un d’eux, abandonnant sa pipe, répéta :

— Anonyme ?

— Oui, une lettre anonyme.

— Mais, concernant qui ?

— Concernant… concernant…

Il hésita quelques secondes, quoiqu’il brûlât de parler ; puis, paraissant se décider tout d’un coup, il acheva résolûment :

— Concernant ma femme.

La partie de piquet fut suspendue. Boulard, le pharmacien psychologue, quitta sa chaise et s’installa près de M. Fouque. Les autres le regardaient avec cette prière des yeux qui implore la suite d’un récit.

Fier de la curiosité qu’il inspirait, il voulut encore l’accroître en différant ses explications. Il s’éloigna et arpenta la pièce, les mains derrière le dos, la tête baissée, les paupières mi-closes, comme pour s’isoler et n’adopter une détermination qu’après en avoir mûrement pesé les bons et les mauvais côtés. Parfois il s’arrêtait court, frappé sans doute par une idée gênante, fixait le plancher et repartait d’un pas plus rapide.

Enfin il s’approcha de ses collègues, se tint debout contre la fenêtre, dans l’attitude qui convient aux moments décisifs, toussa et posément déclara :

— Messieurs, avant tout, j’exige de vous le secret le plus absolu sur ce que je vais vous communiquer.

— Parfaitement, nous ne dirons rien, allez donc.

— Non, non, je désire un vrai serment, car il s’agit de mon honneur, il s’agit de notre honneur à tous, il s’agit de l’honneur même du cercle de Caudebec.

Un silence solennel régna, un de ces silences qui indiquent la gravité d’une situation. Ils étaient là cinq, Gautier, Lamotte, Valin, Baril et Boulard, tous des gens d’un mérite notoire, d’une capacité incontestable. Et tous les cinq levèrent la main et répondirent d’une même voix, en étendant sur leurs glorias leurs doigts écartés :

— Nous le jurons.

Une joie immense envahit M. Fouque, il savoura longuement son bonheur, et ce fut avec un sourire qu’il tira la lettre anonyme et la lut :

« Monsieur, je vous préviens que votre femme a rendez-vous chaque mercredi, à trois heures, au carrefour des Ormes. Son complice est un de vos amis, un de vos collègues du cercle. »

— C’est tout, il n’y a pas de signature, et maintenant causons.

Il s’assit. Lamotte affirma :

— C’est une affaire délicate, extrêmement délicate. Réfléchissons.

Ils réfléchirent. Du temps s’écoula. Personne ne prit la parole. Les physionomies étaient imprégnées de pensées profondes, et les sourcils froncés marquaient l’effort de la méditation,

M. Fouque hasarda :

— Eh bien, Boulard, vous qui possédez si bien l’âme humaine, qu’est-ce que vous en dites ?

Boulard, interpellé, vida son verre, saisit son front et jeta de la lumière sur la discussion :

— En principe, la lettre anonyme est une infamie. Un homme qui se respecte la détruit sans la lire. Mais, dans la pratique, il y a deux cas : ou bien son contenu est faux et l’affaire est classée, ou bien il est véridique, et il faut agir. Êtes-vous de mon avis, messieurs ?

Une approbation courut parmi les assistants.

— Or, ajouta le pharmacien, pour savoir à quoi s’en tenir, le mieux est de lire la lettre et de se livrer à une enquête sur les faits qu’elle avance. C’est généralement la marche en pareille matière.

— Très bien raisonné, s’écria M. Fouque, et vous concluez ?

— Je conclus sans conclure. Je citerai simplement le vieux dicton : « Il n’y a pas de fumée sans feu. »

— Alors vous croyez ?

— Je ne crois rien, j’expose une opinion personnelle.

— Vous êtes dur, mon ami, Mme Fouque est incapable…

— Il ne faut pas se fier aux femmes, interrompit sagement Boulard. Je les ai étudiées de près, quand j’étais interne à l’hôpital de Rouen, je peux me vanter d’avoir poussé mes investigations jusque dans les replis les plus cachés du sexe faible… Eh bien, la plus honnête ne vaut rien. Méfiez-vous, mon cher, méfiez-vous.

M. Fouque eut un geste désespéré et l’angoisse la plus vive se peignit sur son visage.

— Moi, je n’hésiterais pas, articula nettement le pharmacien. À votre place, je mettrais mon chapeau, je gagnerais la route d’Yvetot, et j’irais surveiller un peu le carrefour des Ormes. Il ne vous en coûte rien et, après, vous serez plus tranquille. Qu’en dites-vous, messieurs ?

Ces messieurs n’opposèrent aucune objection. Mais M. Fouque, quoique persuadé, se débattit encore pour le plaisir de discuter. Il lui répugnait d’espionner, il considérait cet acte comme indigne de loi. Profitant de l’occasion, il babilla à tort et à travers, étala les qualités de sa femme, invoqua son honnêteté, la droiture de ses instincts, son passé impeccable et s’attacha surtout à démontrer qu’elle ne lui pardonnerait jamais un tel manque de confiance.

D’un mot Boulard le convainquit :

— Et l’honneur du Cercle, mon ami ? Car enfin vous oubliez que si votre femme est coupable, elle a un complice, que ce complice est parmi nous, et que, par conséquent, nous devons nous mettre sur nos gardes.

Cet argument l’écrasa :

— Mes amis, je m’incline devant vos bons conseils. Si votre aide m’est nécessaire dans cette affaire délicate, soyez sûrs… n’est-ce pas ?…

Il eut un regard fin que les autres ne remarquèrent pas, distribua des poignées de main énergiques, et sortit, l’allure batailleuse.

Derrière lui, Gautier s’écria :

— Ce pauvre Fouque, il en tient.

Cette saillie amusa ces messieurs. Ils s’égayèrent un moment aux dépens de leur infortuné collègue ; puis, abordant un ordre d’idées plus élevé, ils recherchèrent les différents moyens de combattre l’adultère.

III


Deux heures plus tard, M. Fouque revenait du carrefour des Ormes. Il marchait à grands pas rageurs, frappant des pieds, faisant tournoyer sa canne avec des gestes de matamore. Son petit corps gras et rond, pareil sur ses jambes maigres au corps d’une araignée, rebondissait d’une cuisse à l’autre comme une balle élastique. Sa, tête rejetée en arrière, sa bouche contractée, comme prête à mordre, son chapeau bosselé mis sur l’oreille, semblaient provoquer les arbres du chemin, les gerbes de blé, les tas de cailloux.

Parfois une exclamation lui échappait : « Trompé, trompé l » et il prononçait ce mot d’une voix étonnée, en ouvrant les bras et en secouant les épaules, ainsi qu’un homme incrédule.

Il voulait douter malgré l’évidence, malgré le témoignage irrécusable de ses yeux. Mais il reconstitua la scène, évoqua les deux coupables, et revit bien sa femme, Julie elle-même, les vêtements en désordre, et Ferrand, son meilleur ami…

Ce souvenir l’occupa et il y songea froidement, sans jalousie. Cette conviction qu’un homme était l’amant de Mme Fouque, baisait ses lèvres, caressait sa chair, n’éveillait en lui aucune douleur, aucune amertume. Il s’avoua même que Julie paraissait auprès de Ferrand plus tendre qu’auprès de lui, plus passionnée, et, quoique cela le vexât, il n’en souffrit point.

Et longtemps pour se distraire, il força son esprit à se fixer sur cette scène, il essaya d’étouffer la pensée qui l’obsédait sous un amoncellement d’idées futiles, de détails divertissants, de petits faits grotesques qu’il s’ingéniait à reconstruire. Mais soudain son orgueil blessé se réveillait, comme ces maux physiques qui agissent par saccades, et de nouveau sa colère jaillissait.

Trompé, lui, M. Fouque, l’ancien manœuvre arrivé à Caudebec en sabots, puis devenu maçon, puis contremaître, M. Fouque, le fils de son travail. M. Fouque l’entrepreneur, le maître de trente ouvriers, le propriétaire d’une maison en ville et de trois fermes à Saint-Wandrille, tout cela trompé ! C’était moins le mari qui se trouvait atteint que le chef de famille, le commerçant, le membre du cercle de l’Union.

Il se sentait humilié comme un enfant qu’on fouetterait en place publique. « Moi. M. Fouque, trompé, moi ! » Il répétait cette phrase sans la comprendre, tant cela lui semblait une impossibilité ! Qu’un autre le fût, soit, mais lui, M. Fouque !… Il conçut moins d’estime pour lui-même et, se jugeant avec plus de sévérité, il accepta plus facilement le rang secondaire où le monde le reléguait.

Il traversa Caudebec, gagna le bord de la Seine, mais, préférant éviter le cercle, il remonta par la place de l’église jusqu’à la route de Villequier. À gauche il dominait le fleuve qui coulait au bas des vergers, à droite des bois grimpaient sur la colline. Il s’y engagea pour se cacher.

Il avait envie de pleurer, de se tordre les mains, de se casser la tête. Qu’allait-il devenir maintenant ? Tous devaient savoir ou sauraient son infortune. Il serait la fable de la ville, la risée de ses collègues, et il devinait le silence moqueur, coupé de chuchotements, qui accueillerait ses entrées. Comment désormais conquérir ce rôle prépondérant qu’il aspirait à tenir ! Il n’y avait plus à tenter la lutte, car son effacement s’augmenterait de tout le ridicule du mari trompé.

De cela surtout venait sa rancune contre sa femme. Il lui avait tout donné, à l’ingrate, l’argent, la considération, le bien-être, le luxe. Il l’avait tirée de sa boutique pour en faire une dame, et elle se permettait d’élever un obstacle entre lui et le but convoité. Elle le récompensait de sa générosité en lui interdisant l’accès des honneurs et des postes qu’il pouvait briguer légitimement.

Et ce Ferrand, son camarade, le seul qui montrât de la déférence envers lui, ce vieux Ferrand que souvent, au sortir du cercle, il prenait par le bras et emmenait dîner à la fortune du pot ! Il l’aimait comme un frère au point de lui confier ses déboires et ses espérances. Et c’était celui-là que sa femme choisissait pour entraver son ambition et briser sa carrière.

Il ne forma d’ailleurs aucun projet de vengeance. Sa longue course à travers les bois, le contre-coup des émotions ressenties, l’accablaient de fatigue, et sa fureur s’évanouissait peu à peu. Mais, par un mensonge instinctif vis-à-vis de lui-même, il affecta une tristesse infinie. Il s’exagéra son amour pour Julie et son amitié pour Ferrand, il se persuada qu’il les adorait jadis et qu’ils vivaient ensemble tous trois, sans jamais se quitter. Alors, pleurant ses illusions, il dit à haute voix :

— Encore un rêve qui s’écroule.

La douleur le terrassait. Il entrevit un avenir solitaire, où il demeurerait dans son coin à écouter les autres, une vieillesse froide, sans gloire, sans popularité, sans famille. Cette existence l’effraya, et il eut pitié de lui-même. Décidément la destinée s’acharnait après lui.

Jusqu’à la fin du jour, il erra comme un vagabond, les membres rompus, le cœur lâche. Puis soudain cet isolement lui pesa, et il retourna à petits pas, les jambes pliées, le dos voûté, la tête basse. Sa canne, qui traînait à terre, le suivait d’un air vaincu. Il s’abandonnait, consentait à sa défaite, se ratatinait, rentrait sa poitrine, se faisait plus mince, plus chétif. Son. infortune le pénétrait, le mouillait, lui donnait l’aspect piteux d’un individu qui a reçu une averse et qui grelotte sous ses habits trempés d’eau.

Il longea la Seine, dépassa la chapelle de la Barre-y-va, et enfila le quai.

Aux fenêtres du cercle, il aperçut ses amis qui, du geste, l’invitaient à les rejoindre. Il refusa ; mais, comme ils insistaient, il obéit machinalement et se dirigea vers le café de l’industrie. Ces messieurs étaient là une vingtaine qui sirotaient des absinthes et des vermouths. Ils saluèrent l’arrivée de M. Fouque par des acclamations :

— Enfin c’est lui, le voilà, eh bien, Fouque, quoi de neuf ?

Il ne s’étonna pas, ne se souvenant plus du serment de ses collègues, que son secret fût ainsi divulgué. On l’entourait, on le harcelait de questions, on lui faisait une sorte d’ovation.

Et cette empressement lui réchauffait l’âme ; il se sentait amolli par l’atmosphère de sympathie qui le baignait, il se trouvait à l’aise au milieu de ces affections solides et de ces dévouements éprouvés. Ses nerfs se détendirent, sa souffrance se dissipa, et un mot lui vint aux lèvres qu’il lâcha malgré lui :

— Cocu !

IV


Il y eut un mouvement de stupéfaction. Ce cri brutal pétrifia les assistants, paralysa les mouvements, coupa court aux entretiens. François, le garçon, qui sortait avec un plateau de verres vides, s’arrêta net, cloué à terre. Un silence lourd plana, un silence d’église, la nuit.

Un bruit cependant résonnait, un souvenir de bruit plutôt, un écho indéfiniment propagé. C’était le petit mot drôle et terrible, aux syllabes légères comme des ailes.

Longtemps il vola dans l’appartement, sautilla sur les tables, cabriola sur le billard, gambada sur le plancher, se cogna au plafond, rebondit contre les murs. Longtemps il bourdonna aux oreilles, effleura les fronts, retentit dans les cerveaux, accrocha des sourires aux visages des célibataires, éveilla chez les autres une raillerie mêlée de peur, cette peur sourde des maris que l’infortune peut atteindre à leur tour.

M. Fouque jouissait de l’effet produit, et pour le prolonger, il répétait :

— Cocu… cocu…

d’un air pénétré.

— Voyons, un peu de courage, il n’y a pas que vous, s’écria avec fatuité Germain, un vieux beau surnommé « le tombeur de femmes ».

— Pas que moi, pas que moi, gémit l’entrepreneur, ça n’empêche pas que je sois cocu.

— Bah ! On n’en est jamais sûr…

— Comment, hurla M. Fouque, hors de lui, je ne le suis pas ? Mais puisque je l’ai vu ! Vous n’allez pas le nier, j’espère ? On voit ce que l’on voit.

On s’interposa.

— Évidemment, Germain, puisque Fouque assure…

— C’est vrai, mais qu’a-t-il vu ? — Ce que j’ai vu… ce que… eh bien…

Il hésita. Une pudeur subite le retenait. Il avait honte de publier son aventure, et il fut sur le point de la cacher, comme un malade qui dissimule soigneusement quelque plaie infâme. Il eut l’intuition du ridicule auquel il s’exposait. Déjà sans doute on se moquait de sa résignation. Il observa ses collègues et crut distinguer sur certaines physionomies une expression de dédain. Cette remarque ralluma son courroux, et il jugea nécessaire de le manifester pour sauvegarder son amour-propre.

Il s’en prit au garçon qui ricanait ouvertement, l’injuria, le mit à la porte. Puis, la face rouge, congestionnée, il parcourut la pièce en s’attaquant à des ennemis imaginaires auxquels il montrait le poing. Et il vociférait : « Salops… canailles… femme parjure… »

On réussit à le calmer. Il s’abattit sur une chaise et, las, épuisé par son accès de rage, il obéit aux prières de ces messieurs.

Il n’avait plus de force, plus de pensée, et les paroles coulèrent de sa bouche, très doucement, très faiblement, comme une confession d’agonisant.

— Je ne pouvais supposer que ce fût vrai… il y a des choses si monstrueuses qu’on les rejette. Je suis parti, confiant, comme pour une promenade. Une fois hors la ville, au bas de la côte, je coupai le bois par les sentiers de traverse. Le ciel était bleu, j’en voyais des coins entre les arbres qui m’abritaient du soleil, et j’avançais gaillardement, heureux de me dégourdir les jambes. Aux environs du carrefour des Ormes, j’évitai de heurter les cailloux ou de froisser les branches, afin de ne pas dévoiler ma présence. Puis je me blottis dans un fourré et j’attendis… J’attendis quoi ?… je ne saurais dire : j’étais sûr que personne ne viendrait. En face, de l’autre côté de la clairière, s’élevait une espèce de cabane, une cabane de berger. Tout près d’elle, un âne broutait. Il faisait très chaud, je m’assoupissais lorsque j’entendis un bruit de pas… Je prêtai l’oreille… les pas s’approchèrent… une femme se dirigea vers la cahute, entr’ouvrit la porte, et disparut… Je l’avais reconnue, c’était ma femme !

M. Fouque lança cette phrase crânement et s’interrompit. En parlant, il s’était animé peu à peu, avait redressé sa taille et retrouvé son aplomb. Il ne bégayait plus. La certitude de son succès lui donnait même de l’éloquence.

Il poursuivit :

— Oui, ma femme, Mme Fouque ! J’eus envie de courir à elle, de la renverser, de la fouler aux pieds. Mais, ainsi, son complice m’échappait, et c’est lui surtout qu’il me fallait. Je comprimai mon front prêt à éclater. « Voyons, me dis-je, du sang-froid, conservons notre empire sur nous. » Et j’eus l’affreux courage de ne pas bouger. J’attendis un quart d’heure… une demi-heure… personne. Tout à coup une idée horrible me frappa. Qui sait s’il n’était pas entré déjà, lui ? J’eus peur de devenir fou. Ainsi, là-bas, pendant que je tergiversais, eux… Je dus encore rassembler toute mon énergie, me raisonner, étouffer la colère qui bouillonnait en moi. Après tout, je pouvais me tromper. Alors je contournai la clairière, me faufilant d’arbre en arbre, je gagnai l’autre côté, cinq ou six mètres seulement me séparaient de la cabane. Cependant je ne perçus que le bruit régulier des mâchoires de l’âne. Je me glissai, je rampai, et je finis par distinguer un murmure confus. Il n’y avait plus de doute.

M. Fouque se tut, estimant une courte pause indispensable, en cet endroit, à l’intérêt de son récit.

Il déclamait, debout, maintenant, avec des gestes larges qui accompagnaient les longues périodes et des gestes brusques qui scandaient les phrases plus courtes. Il ralentissait son débit, le précipitait, haussait la voix, la baissait, en un mot ménageait ses effets comme un orateur à la tribune :

Il continua :

— Mon premier mouvement, je l’avoue, fut de briser tout, de massacrer les coupables. Et puis, quoi ! me dis-je, si ce ne sont pas eux ? Si ce n’est pas ma femme ? Deux femmes peuvent avoir la même toilette, la même tournure, la même démarche. À une certaine distance, une erreur est possible. Donc je devais d’abord vérifier mes soupçons. J’examinai la cabane. Il n’y avait qu’une fenêtre étroite qui s’ouvrait à une hauteur de six ou sept pieds. Autour de moi, rien, pas de grosse pierre, pas de bûche. Que faire ? Longtemps je me creusai le cerveau inutilement. Enfin je découvris un moyen. Doucement j’arrachai de l’herbe et je la présentai à l’âne. Il s’avança, renifla à plusieurs reprises et en happa quelques brins. Je renouvelai l’expérience, l’attirant, m’efforçant de le ranger le long de la cabane. J’y réussis. Alors j’amoncelai de l’herbe devant lui. Puis, pendant qu’il la mangeait, je l’escaladai prudemment, avec précaution, et, m’aidant de sa crinière, je me hissai à genoux sur son dos jusqu’à la fenêtre, et je vis… ma femme… et… et Ferrand.

Une troisième fois, M. Fouque s’arrêta. Il promena sur les assistants un regard circulaire. Toutes les figures étaient empreintes d’une curiosité ardente qu’il se plut à tenir en suspens. Il sentit qu’il possédait son auditoire, qu’il l’avait bien en main, qu’il pouvait le mener à sa guise.

— Eh bien ! eh bien ! réclama-t-on, allez.

Ses traits se dilatèrent. Un contentement indicible se trahissait dans tout son être, dans ses joues épanouies, dans la mimique de ses petits bras qui s’agitaient joyeusement.

Il reprit nonchalamment, d’un air bonasse :

— Que vous dirai-je de plus ? comment vous décrire mon indignation ? Seuls ceux d’entre vous qui ont passé par là me comprendront. Et puis, est-ce que je me rappelle, moi ? Il y a de ces minutes d’égarement qui ne laissent aucune trace. Ce que je puis affirmer, c’est que je les ai couverts d’invectives, que j’ai cogné contre la porte à coups redoublés, que j’ai tenté de démolir la cabane, et puis quoi ! j’eus un éclair de lucidité, je me suis figuré la lutte qui s’ensuivrait, les deux corps roulant par terre, une bataille de gens du peuple, de voyous. Était-ce digne de moi ; de ma position, de mon âge ? Avais-je le droit de m’abaisser ainsi ? Non, c’est une réparation plus éclatante qu’il me faut.

— Alors ? demanda-t-on.

Il riposta :

— Alors, je m’en allai. Avouez, messieurs, que je n’avais rien de mieux à faire. Pouvais-je me colleter avec mon rival ? Est-ce ainsi qu’on punit un outrage ?

— Vous avez raison, prononça sentencieusement le notaire, et nous sommes à votre disposition…

M. Fouque ne releva pas cette offre. Son discours, terminé, il affectait un accablement sans bornes. Prostré sur une chaise, le buste replié sur son ventre, il gardait bien l’attitude d’un homme écrasé par un malheur au-dessus de ses forces.

De temps en temps, il soupirait : « Cocu… cocu » et il épiait ses collègues, prêt à éclater de nouveau au moindre signe de gaîté.

Mais ces messieurs restaient impassibles. Seulement, dès qu’il courbait la tête, quelque chose courait parmi eux, un rire contenu, discret, étouffé, un rire qui crispait les bouches, qui fermait les yeux, qui tordait les membres. Et, de place en place, jaillissait involontairement un :

— Cocu… cocu…

Et le petit mot drôle voletait, gambadait, cabriolait, rebondissait, résonnait, gaiement, gentiment, gracieusement :

— Cocu… cocu… cocu…

V


M. Fouque habitait à l’extrémité de Caudebec une maison carrée et solide, située entre la Seine et la route de Rouen.

D’ordinaire, il s’y rendait en dix minutes, montre en main. Ce jour-là, il lui fallut davantage.

Ilmarchait lentement, le corps songeur. Chacun de ses pas paraissait le résultat d’une réflexion. Ses traits anxieux dénotaient l’émotion que l’on doit éprouver aux minutes critiques de la vie. Il ne se laissa pas distraire par ce qui l’attirait habituellement, et ne s’occupa ni du nombre des ballons qui planaient au haut du sémaphore, ni du nombre des voyageurs que l’on apercevait attablés à l’Aigle Rouge. Il ne remarqua pas les passants qui le croisèrent, oublia de déplorer le mauvais état du chemin, et même ne répondit pas au salut d’un paysan.

À quelques mètres de la porte, il prépara son trousseau de clefs, puis il se redressa, prit une contenance décidée, une figure énergique et froide et, l’aspect implacable d’un justicier, il entra.

Le vestibule était large et obscur. Au fond se trouvait la salle à manger, à droite un salon, et à gauche une lingerie.

M. Fouque déposait sa canne et son chapeau, lorsque Mme Fouque se précipita vers lui et lui présent ? son front. Il la repoussa doucement, mais fermement, et lui dit d’une voix sèche :

— Le dîner est prêt ?

Elle répliqua : — Oui, mon ami.

En effet, le potage fumait déjà sur la table. Ils s’assirent l’un en face de l’autre.

Par les fenêtres pénétrait une gaîté tranquille. Le fleuve coulait paresseusement et s’attardait à clapoter dans les roseaux. À sa surface des frissons soulevaient des vagues limpides, où clignotaient des paillettes d’or. Au loin le soleil couchant incendiait l’horizon, ourlait de sang les quelques nuages gris qui tachetaient le grand ciel pur.

Le repas fut long, copieux et solennel. Après la soupe, on servit du poisson, puis du poulet, du foie gras et de la salade.

M. Fouque avait faim et mangeait de bon appétit. Julie, d’abord tremblante, se rassurait peu à peu, et, plusieurs fois, elle entama la conversation d’un ton engageant. Mais son mari semblait ne point l’entendre. Il épluchait soigneusement une aile de volaille ou nettoyait la terrine de pâté. Il avalait les bouchées sans hâte, avec respect, d’un mouvement continu et régulier. Son courroux se dissipait, il savait gré à sa femme de ce menu composé de ses plats favoris. Parfois, pour se reposer, il se renversait sur sa chaise, se balançait, et si ses yeux rencontraient ceux de Julie, il se composait une expression dure et impitoyable. Rougissante, elle détournait la tête, et lui se calmait subitement.

Soudain Victorine, la bonne, apporta triomphalement un plat, surmonté d’une cloche en argent. Elle ôta le couvercle. Le regard de M. Fouque s’enflamma. Au milieu d’une crème au café, bien claire, nageaient, blancs et floconneux, des œufs à la neige, son mets préféré, un mets qui n’apparaissait qu’aux jours de fête et aux anniversaires. Il en emplit son assiette et même en redemanda.

Cette attention le touchait et, reconnaissant, il eut envie de remercier sa femme. Mais une autre surprise survint qui l’en empêcha.

C’était, dans un panier étroit et de forme allongée, une demi-bouteille de Bourgogne, sale, moisie, poussiéreuse, avec une étiquette en lambeaux, où l’on déchiffrait : « Pontet-Canet ». Il en possédait ainsi, au temps de son mariage, une douzaine. Depuis il n’en avait bu que deux, sa femme gardant les clefs de la cave.

Et ce fut pour lui une joie profonde de déboucher cette bouteille, de glisser le panier jusqu’à son verre, puis de saisir son verre plein, de le réchauffer entre ses mains croisées, de le lever, de le pencher et d’admirer le liquide aux reflets de rubis rouges et sombres. Ensuite il l’approcha de ses lèvres et le dégusta, à gorgées espacées, en ouvrant largement les narines et en faisant claquer sa langue contre son palais.

Sa femme l’examinait et souriait en elle, d’un sourire qui éclairait son visage, sans l’altérer, sans plisser la bouche, sans déranger les joues ni le menton.

Cependant M. Fouque regrettait d’être seul à savourer ce Pontet-Canet, et le désir le prenait d’en offrir à Julie. Il n’osait pas, embarrassé. Enfin il murmura :

— En veux-tu ?

Elle accepta et tendit son verre. Alors il vida la bouteille, et tous deux burent ensemble.

Quand ils eurent fini, il soupira :

— Fameux vin !

Et elle ajouta :

— Délicieux.

Ils se turent. La bonne versa le café, tira d’une armoire les flacons de cognac et de liqueurs, et sur l’ordre de madame, présenta à monsieur la boîte de cigares que Julie réservait aux invités.

La nuit arrivait. Dans l’ombre les bruits se précisèrent. On entendit le saut d’un poisson, puis des bruits lointains que transmettait le fleuve sonore, des aboiements, le trot d’un cheval, des appels d’une rive à l’autre.

M. Fouque rêvassait, engourdi, la chair satisfaite, le cerveau trouble. Un bien-être amollissait ses membres. Ses paupières papillotaient. Il ne se souvenait pas d’un dîner aussi fin, aussi succulent.

La bonne, qui commençait de desservir, secoua sa torpeur. Il quitta la table et se dirigea vers la fenêtre. La fraîcheur de la soirée acheva de le réveiller. Il observa Julie et il sentit que l’explication ne pouvait tarder davantage.

— Victorine, laissez-nous, ma fille, dit-il.

Puis il médita sur la ligne de conduite qu’il devait adopter ; mais, ne sachant à quoi se résoudre, il pensa qu’il serait toujours d’un bon effet de ne pas tutoyer sa femme, et il débuta gravement :

— Après ce qui s’est passé tantôt, madame, vous comprenez qu’un entretien est nécessaire entre nous… Je ne qualifierai pas votre action, les mots me manqueraient pour vous peindre mon mépris… Vous avez souillé mon nom et taché de boue mon honneur. Tout le monde connaît déjà votre infamie… Donc j’ai le droit de vous punir, et je pourrais vous dénoncer à la justice, vous tuer même… J’ai préféré autre chose.

Il s’arrêta, cherchant cette autre vengeance dont il la menaçait. Julie écoutait, inquiète, et ce ton sévère la déconcertait.

Il reprit :

— Voilà. À partir d’aujourd’hui, il n’y aura plus de rapports entre nous. En public, nous agirons comme autrefois, mais dans l’intimité je vous défends de m’adresser la parole. En outre, pour couper court à vos relations avec cet individu, vous garderez la maison pendant une quinzaine de jours, et je vous avertis que je vous surveillerai de près. Ainsi, dès ce soir, faites préparer un lit dans la chambre bleue.

Elle répondit simplement :

— Bien, mon ami.

Cette soumission le flatta. Il choisit un second cigare, l’alluma et sortit.

VI


Jusqu’à minuit, juché sur le billard, les jambes ballantes, un carafon de Martel à sa portée, M. Fouque pérora.

Autour de lui, ses collègues entassés consommaient, l’oreille tendue. Le rubicon, le besigue, le jaquet furent délaissés, et le whist lui-même fit relâche, malgré l’habitude quotidienne des quatre partners qu’il réunissait depuis des années. Ces marques d’intérêt ne lui échappèrent pas. Son orgueil s’en délecta.

De tous les côtés des questions l’assaillaient, et il y répondait avec complaisance, ne cessant de causer que pour avaler des verres d’eau-de-vie.

— Eh bien, Fouque, et votre femme ?

— Ma femme ? Ma femme, elle n’en mène pas large. Du reste, je ne lui ai pas mâché mon opinion… c’est une coquine…

— A-t-elle avoué ?

— Avoué ? mais puisque je l’avais pincée ! Non, elle n’a pas soufflé mot, elle savait bien qu’il ne fallait pas regimber ! Aussi, voyez-vous, un mouton…

— Enfin, que lui avez-vous dit ?

— Moi ? Je lui ai dit : « Tu m’as fait cocu, mais tu me le paieras… D’abord, à partir d’aujourd’hui…, entre nous… plus rien…

Il coupa l’air d’un geste oblique de sa main droite.

— Plus rien… pas ça… toi, ici… moi, là… et enfermée… enfermée pendant quinze jours… Quant à moi, je vais courir la ville… Nous verrons bien qui est le maître de nous deux.

Boulard approuva :

— Parbleu ! c’est le seul moyen ; les femmes, ça se mate.

Quand on eût épuisé les questions au sujet de cette entrevue, on exigea de M. Fouque qu’il recommençât le récit de sa promenade au carrefour des Ormes. Et, très lancé, il la bredouilla, à petites phrases gaies, comme une aventure drôle arrivée à l’un de ses amis. L’épisode de l’âne le divertissait particulièrement, et il le raconta, à plusieurs reprises, en employant les mêmes termes.

— Alors j’arrachai de l’herbe… l’âne se rangea contre la cabane… et m’aidant de sa crinière… je me hissai sur lui… Comme cela… voyez-vous.

Il mimait la scène avec ses jambes et ses bras d’enfant, présentait son mouchoir en guise d’herbje à un âne imaginaire, puis escaladait le billard et, à genoux, tournant le dos aux assistants, il continuait :

— La fenêtre était là, à ma hauteur… tenez… comme la suspension… alors je n’eus qu’à guigner… et je les vis… au milieu des bottes de foin.

Il penchait la tête par-dessus la barre qui rejoignait les deux lampes. Sa figure se contractait, et il poussait un cri rauque comme s’il eût aperçu les deux coupables étendus entre le billard et le mur opposé.

Dans la salle grondait un roulement de joie ininterrompu, que dominaient, ainsi qu’une fanfare stridente, des cris nerveux et des explosions de rire. Le père Ruffaut surtout, un gros cultivateur des environs, trépignait. Il se frappait les cuisses à grands coups et sanglotait, les larmes aux yeux.

— Est-i farce !… nom de Dieu, est-i farce !… Sacré cocu… va… cocu d’cocu !

Et M. Fouque, excité par son triomphe, grisé par les vins et l’alcool, sautait de son âne et se tordait en face du paysan en bégayant :

— Oui… cocu… et raide… va… en plein…

— Dans l’mille, quoi !

— Dans l’mille… pour sûr… et pas par à côté…

Il suffoquait, n’en pouvait plus et, les deux mains à plat sur son ventre, il s’efforçait d’articuler :

— Alors, j’arrachai de l’herbe… l’àne se rangea… et je grimpai.

Cette phrase l’amusait outre mesure et, la scandant avec des gorgées de cognac, il la répétait indéfiniment.

Puis comme ces messieurs, à cause de l’heure avancée, donnaient le signal du départ, il les supplia de rester et, pour les convaincre, il tonna :

— Je paye du champagne… Garçon… Alfred… trois mousseuses !

Quelques minutes après, les bouchons jaillirent. Il emplit lui-même les coupes et les flûtes et s’écria :

— Allons… trinquons… à votre santé, mes bons amis.

On riposta : « À la vôtre, Fouque » et chacun des membres vint cogner son verre contre le sien.

Ses doigts tremblaient, il éclaboussait les manches, balbutiait des mots émus qui s’achevaient en hoquets, et, saisi d’attendrissement, pleurait dans le champagne de ses collègues.

Enfin on l’entraîna à moitié ivre, et ce fut le père Ruffaut qui se chargea de le reconduire.

Ils s’en allèrent tous deux le long du quai, esquissant des lignes brisées. Ils chantonnaient, discouraient en même temps et, au bord du fleuve paisible, M. Fouque, le chapeau sur l’oreille, gémissait encore :

— J’arrachai de l’herbe… l’âne se rangea… je grimpai… Hein ! le suis-je assez ?

Il arrêtait son compagnon :

— Non, mais, voyons, père Ruffaut, le suis-je ou le suis-je pas ?

Et le père Ruffaut jurait :

— Tu l’es bien, crénom, tu l’es comme feu cocu !

Il s’esclaffait, le bonhomme, incapable de marcher, tellement ses jambes défaillaient sous lui :

— Non… est-i rigolo, çu cocu-là !… cocu d’cocu, va… fils ed’cocu… père ed’cocu !

L’approche de sa maison rendit à M. Fouque une partie de son sang-froid. Il dit adieu au paysan, puis tourna sans bruit la clef dans la serrure, et, pour monter l’escalier, ôta ses bottines, de peur de réveiller Julie.

Mais soudain, devant la porte de sa femme, un désir l’assaillit. Elle était là, couchée. S’il entrait ?… Et il se l’imagina, l’accueillant, les bras ouverts. Brusquement il empoigna le bouton de la porte. Par malheur, sa femme avait poussé le verrou.

Il n’osa pas la réveiller, et, gagnant sa nouvelle chambre, il se déshabilla. Après tout, pensa-t-il, ça vaut mieux. Et son désir éteint, il revit en une apothéose un peu brouillée son triomphe au cercle, l’attitude soumise de sa femme, les œufs à la neige, la bouteille de Pontet-Canet, les flûtes de champagne et, radieux, il se frotta les mains en murmurant :

— Quelle bonne journée !

VII


Pendant une ou deux semaines, le bonheur de M. Fouque fut troublé de fureurs qui, d’abord fréquentes et violentes, s’espacèrent de plus en plus, s’amoindrirent et disparurent. Maître chez lui, orateur favori du cercle, il s’endormait en une béatitude tranquille. Son rêve enfin se réalisait.

Il ne ressentait ni jalousie ni rancune. Son déshonneur, la faute de sa femme, le ridicule attaché à son nom, il n’en souffrait pas, ces côtés de son aventure ne s’offrant jamais à son esprit. Il prononçait les mots souillure, adultère, réparation, parce que ces mots étaient de rigueur, mais il ne leur accordait aucun sens précis.

Ce qui l’obsédait, c’était l’opinion des autres, non sur l’infidélité de sa femme, mais sur sa manière d’agir, à lui. Devait-il provoquer son rival, chasser Julie, ou leur pardonner ? Il ne pouvait s’imaginer cette opinion et il y réfléchissait longuement, bien que, l’eût-il connue, il n’eût certes pas changé de conduite.

À tout hasard, il s’ordonnait des colères factices qui éclataient mal à propos, après un accès de gaîté, se manifestaient par les mêmes gestes et les mêmes menaces, et s’apaisaient brusquement, sans gradations.

Sauf cette préoccupation qui l’élevait à ses yeux et lui donnait l’illusion de pensées profondes, il n’avait aucun souci.

Pour aller à son bureau, il flânait dans les rues, choisissait le chemin le plus long. Puis s’il rencontrait un ami, une connaissance, un de ceux avec qui ses relations se bornaient à un salut, il se plantait en face de lui, et, afin de l’amorcer, lui lançait gravement, les yeux dans les yeux :

— Regardez-moi bien, mon cher, vous me voyez, n’est-ce pas ? Eh bien, vous avez devant vous un cocu, un vulgaire cocu.

Et il débitait son histoire. À la longue, il la sut par cœur. Il la disait d’un trait comme une leçon apprise, sans se tromper d’un mot. À chaque phrase il observait sur le visage de son auditeur l’impression produite et concluait :

— Voilà, mon bon, qu’en dites-vous ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?

Et si on le blâmait de sa mansuétude, il ricanait :

— Attendez, attendez… je combine une vengeance !

Cette vengeance, dont il ne s’inquiétait du reste point, il eut deux occasions de l’exercer, ce qui acheva de le calmer.

Un soir, au cercle, il jouait avec Boulard une partie de dominos où revenaient inévitablement les plaisanteries usitées, les jeux de mots obligatoires, lorsque soudain Ferrand se présenta.

Alors bruyamment M. Fouque jeta sur le marbre les dés qui lui restaient et se leva en murmurant :

— C’est trop d’aplomb.

Puis il saisit son chapeau, s’en coiffa et, le regard insolent, passa devant son rival.

Le lendemain il colportait :

— Figurez-vous que j’ai fait à Ferrand un affront sanglant ! S’il l’empoche, c’est un fameux lâche.

Il y avait à Caudebec dans un café voisin du cercle, le café de la Marine, une bonne, une Normande grasse et râblée, bien en chair, appétissante. Depuis un an, tous ces messieurs se disputaient Maria Ferrand — ce surnom lui venait de sa liaison avec Ferrand qui l’avait débauchée.

Au début, les soupirants étaient si nombreux que Maria leur fixait leur tour plusieurs jours auparavant.

On quittait le cercle de bonne heure et l’on se rendait en bande au café de la Marine. Là, dans une pièce du fond, où l’on se cachait afin de n’être pas aperçu des passants, ces messieurs se livraient à leur gaîté. Pour bien marquer son choix, Maria s’asseyait sur les genoux de l’élu du jour, et l’on buvait à la santé du « nouvel époux ». Celui-ci, très fier, convenablement ému, payait une tournée. Puis on aidait le patron à fermer sa boutique, on s’en allait, et, cent pas plus loin, « l’époux » donnait des poignées de main à ses amis, revenait sur ses pas, et montait furtivement l’escalier qui conduisait à la mansarde.

Au bout de quelques semaines, tous les membres du cercle avaient opéré cette escalade.

Seul M. Fouque résistait. En vain ses collègues le tourmentaient-ils : « Voyons, Fouque, il n’y a plus que vous, c’est ridicule… allez-y donc… vous nous remercierez… », il s’indignait. Lui, tromper Julie !… fouler aux pieds ses devoirs d’honnête homme ! D’ailleurs il perdrait trop au change… Et il en profitait pour énumérer les avantages physiques de Mme Fouque.

Or, le lendemain de « l’affront sanglant » fait à Ferrand, M. Fouque proposa de finir la soirée au café de la Marine.

11 alluma lui-même le gaz dans la pièce du fond et commanda des rafraîchissements. Il parlait, se démenait comme un homme qui s’amuse, et, pris de galanterie, adressait à Maria des déclarations filandreuses.

Valin s’étant mis au piano, il gambada devant elle, esquissant des entrechats avec la grâce lourde d’un danseur de village. Soudain il la saisit par la taille, et ils tourbillonnèrent tous deux, raides et guindés ainsi que les marionnettes en zinc des jouets d’enfant ; Puis, enthousiasmé, il la jeta sur une chaise :

— Je ne sais pas ce qu’elle a ce soir, cette Maria, elle est d’un excitant !

Et, comme incapable de se contenir, il ajouta :

— Dis donc, tu es libre aujourd’hui ?

Elle ne répondit pas, interdite. Mais ces messieurs les laissèrent seuls, et il fut convenu qu’il la rejoindrait après la fermeture de la boutique.

À minuit il monta les quatre étages de l’escalier et frappa des mains trois fois. C’était le signal. Maria ouvrit la porte et l’introduisit.

Il se présenta gauchement, embrassa la fille et, tandis qu’elle ôtait ses vêtements, pour se donner une contenance il examina la mansarde, où vacillait la flamme d’une bougie.

Une particularité attira son attention. Sûr le mur, peint à la chaux, couraient des inscriptions tracées par les amants de la bonne. On y lisait des remerciements à son adresse, des appréciations sur sa valeur, des conseils à l’usage des futurs « époux », et aussi des maximes, des calembours, des proverbes tels que : « Hâte-toi lentement »… « Prenez de la peine, c’est le fond qui manque le moins »… « Aide-toi, Maria t’aidera. » Au milieu s’étalait cette phrase, disposée en forme d’ex-voto : « J’ai invoqué Maria, Maria m’a exhaussé. »

Quand M. Fouque eût fini, il recommença. Le sens de ces rébus lui échappait, et les mots dansaient devant ses yeux, sans qu’il parvint à les saisir.

Puis, en lui, s’agitait une pensée importune, une sorte de remords, l’ennui de bouleverser sa vie, de commettre une action irréparable. Ce qu’il était, il ne le serait plus et ne pourrait plus l’être. Cela le gênait. Et il se mit subitement à tenir à sa vertu, comme certaines filles tiennent à leur virginité.

Mais surtout une timidité invincible lui cassait les membres. Il tremblait, la peau froide. Une angoisse lui serrait l’estomac. Il n’avait pas un désir. Et il se sentait incapable, matériellement incapable de prendre cette femme qui s’offrait à lui.

— Eh bien, grogna Maria impatientée, le déshabilles-tu ?

Il obéit et s’avança vers elle. Mais il s’arrêta à deux pas du lit :

— Non, décidément, c’est impossible… et puis… vois-tu… je ne pourrais pas… je le sens bien… je ne pourrais pas… il n’y a que Julie qui me dise quelque chose.

Il gémissait, l’air piteux, demandant pardon du dérangement qu’il causait, et il suppliait :

— Tu ne diras pas que j’ai pas pu, n’est-ce pas… jure que tu ne le diras pas.

Elle promit de garder le silence, et, s’enveloppant de couvertures, il s’étendit sur le canapé.

Il y passa la nuit.

Au petit jour il s’en alla. Sa femme l’attendait, anxieuse.

— Enfin te voilà, que t’est-il arrivé ?

Alors il se redressa et, d’un air fat, il répondit :

— Moi, ma chère, rien. J’ai tout simplement enlevé à Ferrand sa maîtresse, et j’ai couché avec elle. Je suis bien libre, n’est-ce pas ?

Après cette vengeance, il crut inutile de recourir à ses colères factices.

VIII


Il fut heureux.

Au cercle, il connut d’âpres jouissances. Là il était enfin quelqu’un. Parfois encore on exigeait de lui l’épisode de la cabane, et il repartait, infatigable :

— J’ai arraché de l’herbe… l’âne s’est approché…

Et l’on pouffait de rire et l’on s’écriait :

— Cocu de Fouque, va, sacré cocu !

Souvent aussi, en petit comité, il se plaisait à retracer scrupuleusement ce qu’il avait surpris du haut de son âne. Il précisait, mettait les points sur les i, indiquait les physionomies, les mouvements, les positions exactes. Ferrand se trouvait ainsi, Julie comme cela. Et, l’imagination surexcitée, il inventa des détails croustillants, échafauda toute une scène de débauche et de luxure qui émoustillait ces messieurs et leur allumait les yeux et les pommettes.

Mais ces récits ne survenaient que comme intermèdes. En réalité, M. Fouque se taillait une place, une grosse place parmi les gens sérieux du cercle. On l’écouta d’abord avec intérêt pour se gausser de lui, puis les moqueries s’usèrent, l’intérêt persista, et on l’écouta par habitude.

Il n’eut pas, à proprement parler, de spécialité, mais sur toutes les affaires un peu graves, réclamant une expérience approfondie, son avis acquit une valeur incontestée. On le consultait comme une personne de bon conseil, et beaucoup de ses collègues eurent à se louer de sa clairvoyance.

Sa femme seule le chagrinait. La mine contrite de Julie pendant les repas, son silence obstiné, contrariaient sa digestion. Il souhaitait une figure plus réjouie, une conversation soutenue, de l’entrain.

Et, attendri par la bonne chère, par les vins capiteux, il refoulait à grand’peine l’envie de la coucher sur ses genoux et de l’embrasser.

Peu romanesque, Mme Fouque avait succombé sans l’excuse d’une passion, sans entraînement des sens.

Dans quelques volumes dépareillés de Balzac — le seul auteur qu’elle possédât — elle avait depuis longtemps puisé cette conviction qu’une femme subit vers sa trentième année une crise fatale. À cet âge, toutes les héroïnes de Balzac sont poussées vers l’abime.

Pendant dix ans elle attendit « sa crise ». Elle l’attendit tranquillement, y pensant peu, comme à un événement lointain qui la laissait indifférente.

Elle atteignit la trentaine sans que rien ne troublât son existence. Étonnée, elle chercha autour d’elle instinctivement. C’est alors que Ferrand s’établit à Caudebec, comme représentant d’une maison de vins. M. Fouque fit sa connaissance au cercle, l’accapara et l’emmena chez sa femme.

Le jeune homme causa littérature et amour. Elle constata la similitude de leurs goûts et de leurs préférences. Il vénérait Balzac. Ce fut une révélation. Elle avait enfin rencontré l’âme-sœur.

Elle se livra simplement. Cela ne lui procura ni joie ni douleur. Elle n’eut pas l’immense bonheur de l’amante, elle ne joua pas non plus la scène de désespoir de l’épouse coupable.

La découverte de sa trahison et la façon dont se termina l’aventure la désillusionnèrent. Elle se rappela l’étreinte interrompue brusquement, les hurlements de M. Fouque, l’effroi comique de Ferrand, qui tremblait, le visage blafard, sans oser répondre, sans même desserrer les bras.

Elle conçut des doutes sur la véracité de Balzac. Les choses ne s’accomplissent pas aussi banalement dans la comédie humaine. L’adultère, la dégoûta.

Puis son mari lui en imposait. Elle ne lui savait pas cette fermeté implacable. « L’affront sanglant » dont il souffleta Ferrand, et la désinvolture avec laquelle il lui enleva sa maîtresse lui inspirèrent une certaine admiration mêlée de dépit. Elle se promit de le reconquérir.

Chaque jour maintenant elle allait le prendre à son bureau, et ils revenaient ensemble, rendaient des visites, achetaient leurs provisions.

Afin qu’on fût témoin de leur bon accord, c’était la seule promenade qu’il autorisât à sa femme, et elle se conformait à sa volonté sans murmurer.

Au fond, il éprouvait de l’orgueil à la montrer auprès de lui. Il exhibait en elle la preuve de sa magnanimité. Il s’admirait dans l’objet de sa clémence.

Et puis un raisonnement s’effectuait en son esprit. Pour que Julie l’eût trahi, il fallait qu’un autre eût été séduit par sa beauté, par sa distinction, par ses formes. Cette vérité indéniable chatouilla son amour-propre et augmenta le charme qu’il trouvait à Mme Fouque. Le visage de sa femme lui parut plus expressif, ce corps que d’autres bras avaient enlacé, il l’en désira davantage. Son estime pour elle s’accrut de la passion qu’elle avait inspirée.

Certes, pensait-il, il y a bien des épouses qui demeurent fidèles à leurs maris, mais à celles-là il manque ce ne je sais quoi qui attire les hommes. Celles vers qui vont les hommages ont la grâce, l’élégance, la majesté, l’harmonie dans les proportions, toutes qualités que Julie réunissait au plus haut point.

Cela lui constituait sur ces messieurs une supériorité qu’il ne dédaignait pas.

Et peu à peu une gêne délicieuse s’établit entre les deux époux. Il existait dans leurs rapports comme une coquetterie de jeunes amoureux qui se courtisent inconsciemment. Sous le regard de M. Fouque Julie se troublait, rougissait, minaudait avec des timidités et des gentillesses enfantines. S’il entrait dans sa chambre, elle se couvrait, effarouchée, envahie d’une pudeur de vierge.

Lui, il avait de ces attentions délicates qui touchent le cœur d’une femme. Aux champs, il composait des bouquets en choisissant les fleurs qu’elle préférait, les marguerites et les coquelicots. De Rouen, où ses affaires l’avait appelé, il lui rapporta une bague qu’elle convoitait depuis longtemps.

Mais leurs joies les plus douces prenaient la lune comme témoin. Ils s’en allaient le long de la Seine, serrés tendrement l’un contre l’autre, silencieux comme des ombres. Puis ils s’asseyaient sur la berge, les pieds pendant au-dessus des roseaux, et ils rêvaient. Parfois M. Fouque, assailli de réminiscences mythologiques, invoquait la « blonde Phœbé », suppliait les nymphes et les sirènes de surgir du sein des ondes, tandis que Julie, cédant au flot de poésie qui l’inondait, tremblante, les yeux à la dérive sur le grand fleuve fuyant, pleurait le Lac de Lamartine.

Et le soir, quand ils se quittaient au seuil de la chambre conjugale, leurs mains s’étreignaient avec découragement, et une mélancolie douloureuse emplissait leurs regards.

Vers la fin de l’été, le cercle de l’Union organisa une partie de campagne aux ruines de Jumiéges. Dès le matin, on s’entassa dans des breacks et des calèches de forme surannée que ces messieurs conduisaient eux-mêmes. Chacun d’eux s’était réservé le droit de prendre à ses côtés une de ces dames, à sa convenance.

Du haut de sa voiture — véhicule étrange, moitié Victoria, moitié cabriolet — l’entrepreneur interpella la directrice des postes, une grosse personne assez joviale qui, sans que l’on sût pourquoi, s’aplatissait la poitrine dans un corsage étriqué.

— Si vous le permettez, je vous enlève, mademoiselle Berthout.

— Certainement, monsieur Fouque.

Il sauta de son siège, tint son chapeau de la main gauche et, le bras arrondi, lui présenta le poing droit avec une inclinaison respectueuse de tout son corps.

— Bravo, Fouque, cria-t-on, bravo, du dernier chevaleresque.

Il salua et donna le signal du départ. Derrière lui la caravane s’ébranla.

La route fut très gaie. Ces messieurs claquaient du fouet, excitaient leurs bêtes, cherchaient à se dépasser. Bientôt la promenade dégénéra en une véritable course, et les paysans contemplaient, ébahis, ce défilé de chars-à-bancs, de fiacres, d’omnibus, ce galop furieux de gros chevaux de labour ou de diligence, cette cavalcade affolée qui sonnait la vieille ferraille, et d’où jaillissaient des chants d’allégresse, des cris d’épouvante, des hurlements de triomphe.

On commença la visite par la salle des gardes, le cloître, l’église Saint-Pierre, les souterrains, le tombeau d’Agnès Sorel. Puis le déjeuner eut lieu sur l’herbe de la grande nef, entre les murailles séculaires aux fresques jaunes et bleues, où s’accrochent çà et là les lierres et les ronces.

Enfin on se dispersa. M. Fouque offrit son bras à Mlle Berthout, qu’il escortait depuis le matin avec un empressement affecté. Ils s’éloignaient quand Julie s’écria :

— Dis donc, Fouque, j’ai deux mots à te dire.

Il s’excusa et rejoignit sa femme. Ils s’enfoncèrent dans le parc.

Fendant tout le repas elle avait semblé inquiète, agitée, comme tourmentée de pensées ennuyeuses.

— Qu’est-ce que tu as donc ? interrogea-t-il.

Elle ne répondit pas.

Au bout d’une large avenue, ils arrivèrent à une porte rouillée qui fermait le mur d’enceinte.

N’ayant pu l’ouvrir, ils s’assirent sur un talus, à l’ombre d’un chêne et, de suite, elle l’apostropha violemment :

— Ah ça, Fouque, t’imagines-tu que je te laisserai coqueter ainsi avec cette demoiselle Berthout ?

Interdit il balbutia : « Moi… moi ? »

— Ne mens pas, reprit-elle, tout le monde était scandalisé de votre conduite. Tu ne l’as pas quittée. Tu t’es montré d’un tendre, d’un ridicule, lui parlant à l’oreille, lui baisant la main. Tiens, au moment du fromage, elle a rougi. Pourquoi ? Un rendez-vous sans doute que tu implorais !

Il voulut se justifier, mais elle continuait, exaspérée :

— Je sais bien, c’est pour te venger, tu essayes de m’humilier comme avec Maria Ferrand. Seulement je te préviens, je me défendrai, je la dénoncerai, cette créature qui nous arrache nos maris.

Alors il se fâcha à son tour et flétrit en termes indignés cette jalousie inqualifiable :

— Je n’ai pas à m’excuser, j’ai été avec Mlle Berthout comme la galanterie française m’ordonnait de l’être, aimable, attentif, courtois. Je me pique d’être un galant homme et je connais mes devoirs vis-à-vis des femmes.

Et il ajouta d’un ton sec :

— Et puis après, que t’importe, s’il me plaît de me payer cette demoiselle, ne suis-je pas le maître ?

Elle se mit à sangloter, vaincue soudain par l’ascendant de son mari.

Lui, cependant, se repentait de sa brusquerie et, pour consoler sa femme, il l’étendit sur ses genoux et la berça. Cette jalousie, cet emportement, ces menaces, cette soumission subite, tout cela le ravissait. Il contemplait sa victime avec une pitié infinie. Pauvre Julie ! Certes il ne la tromperait plus, il soignerait délicatement la blessure de ce cœur. Et il regrettait amèrement sa tentative d’infidélité.

— Pardon, murmura-t-il, pardon, tu sais… avec Maria… ce n’est pas vrai, je n’ai pas pu, je te le jure.

Il lui couvrait la figure de baisers, la caressait, la maniait et, la chair soulevée de désirs, essayait de la renverser.

Elle sortit de son engourdissement et se dégagea :

— Non, dit-elle, non.

Il la supplia :

— Voyons, ma Julie, il n’y a personne, personne que ton mari qui t’aime, ton chien, rappelle-toi… autrefois…

Sa figure débonnaire était injectée d’un sang violet qui semblait suinter à travers sa peau, ses genoux se démenaient sur les cailloux de l’allée, son corps en boule frétillait comme un gros poisson, et ses bras trop courts battaient l’air, pareils à des nageoires.

Julie résistait encore, confuse, les yeux baissés.

— Non, j’ai trop peur… Fouque… si l’on venait…

Il l’étreignit follement :

— Viens, ma Julie, viens, n’écoute que ta passion…

Et il l’entraina toute honteuse dans l’épaisseur des fourrés.

À l’heure fixée pour le retour, quand la société fut réunie à l’auberge, on apprit que M. et Mme Fouque étaient partis.

En effet, sur la route de Caudebec, au galop de son cheval, M. Fouque emportait son épouse enfin reconquise.

IX


Aux premières élections municipales, l’entrepreneur se présenta, carrément.

Dès l’ouverture de la période électorale, quelques notables de la ville lui avaient proposé d’entrer dans la liste qu’ils confectionnaient.

— Nous vous placerons en tête, de la sorte nous répondons du succès.

Il accepta. Dès lors, l’Éclaireur Cauchois entreprit en sa faveur une campagne vigoureuse. Une série d’articles, signés F, exaltèrent ses mérites, sa probité, sa capacité.

Il ne rencontra pas d’opposition. La réputation que son aventure lui valait avait vulgarisé le nom de Fouque. Il était devenu un personnage, une célébrité locale, un de ces individus qu’une petite ville est fière de posséder pour le montrer à ses hôtes, pour raconter sa vie, grotesque ou tragique. On se retournait dans la rue quand il passait, et aux questions des étrangers on répondait :

— Mais c’est Fouque, l’entrepreneur.

— Qui ça, Fouque ?

— Vous savez bien, Fouque le cocu.

Et l’on disait cela sans méchanceté, avec le sourire obligatoire qu’entraîne le mot cocu.

On lui était reconnaissant de l’aliment qu’il fournissait aux conversations et de la distraction qu’il apportait à la monotonie des longues soirées provinciales. On s’entretenait de lui, on approuvait ou on blâmait sa conduite, on recherchait ses origines, son état de fortune. L’enquête que chacun fit sur son passé révéla une existence pure et honorable.

— Cocu, s’écria en plein café le quincaillier Hurel, cocu ? Assurément, mais intègre. Et mieux vaut comme représentant un cocu intègre qu’un malhonnête homme non trompé.

Le succès dépassa les prévisions de l’entrepreneur lui-même. Enthousiasmé, il rêva la mairie. L’Éclaireur Cauchois, toujours par la plume de F., soutint sa candidature. Il fut élu.

À cette occasion le cercle lui offrit un banquet. Il le présida en homme accoutumé aux ovations publiques. On remarqua son aisance, son affabilité, la bonhomie avec laquelle il s’adressait à chacun.

On prononça des discours. Lui se contenta de quelques mots émus et pleins de tact. Il sentait son indignité et reportait tout le mérite de son succès sur sa qualité de membre de l’Union.

— Je regrette infiniment, continua-t-il, de ne point savoir quel est l’homme de cœur dont le concours m’a été si précieux et qui a mis sa vaillante plume à mon service. Qu’il rejette donc son masque, ce pseudonyme de F., par lequel sans doute il veut me signifier sa Foi, sa Fidélité.

Un des assistants interrompit :

— Comment, vous ne savez pas ? Mais c’est Ferrand !

M. Fouque leva la tête fièrement et, d’une voix forte, reprit :

— Eh bien, mes chers collègues, dans ma joie, je n’ai qu’une douleur, c’est que mon ami Ferrand ne soit pas ici pour trinquer avec nous.

Les applaudissements éclatèrent. On loua sa présence d’esprit.

Le soir, il raconta l’incident à Mme Fouque :

— C’est un bon garçon, ce Ferrand, dit-il.

Elle répondit simplement :

— Oui, c’est un brave cœur.

Et elle ajouta :

— Tu devrais te raccommoder avec lui, ce serait d’un bon effet.

Il répartit :

— Tu as peut-être raison, je réfléchirai.

Il y songea une partie de la nuit. Plusieurs motifs l’incitaient à se réconcilier. D’abord il jugeait que dans sa haute situation, avec le rôle politique que l’avenir lui réservait, il devait pardonner à ses ennemis et ne décourager aucune bonne volonté.

Puis la rancune ne convenait pas à son caractère. Il jouissait d’un bonheur trop intense pour tenir rigueur à un rival qui s’humiliait, et ne pouvait non plus répondre par de l’ingratitude aux services rendus.

— Sans lui, pensa-t-il, je ne serais peut-être pas ce que je suis.

Le lendemain matin, comme sa femme se levait, il lui dit :

— Je pardonnerai, l’homme public oubliera l’offense faite à l’homme privé.

Julie l’approuva. Devant lui, à moitié nue, elle se coiffait en l’écoutant. Il se tut et l’examina.

— Approche-toi, murmura-t-il tendrement.

Elle s’assit sur le bord du lit. Alors il lui caressa les jambes, le dos, la poitrine, en connaisseur qui apprécie les beautés qu’il touche. Il promenait lentement sa main, vantait la douceur de la peau, la rondeur de certaines formes, la délicatesse des attaches, et soudain il s’écria d’une voix pleine d’indulgence pour le coupable :

— Coquin de Ferrand, il avait du goût, tout de même !

Attendrie, elle soupira :

— Tu trouves, Fouque ?

Il l’attira vers lui et dans un baiser :

— Au moins, c’est bien fini ?

— Oh ! Fouque, une pareille question ! Tu te souviens donc encore de mon erreur ?

Des amis communs aux deux rivaux leur ménagèrent une entrevue au cercle.

M. Fouque fut très digne. Il alla droit à Ferrand :

— Tous mes remercîments, mon cher, c’est à vous que je dois la position que j’occupe. Mais vous, qu’êtes-vous devenu ?

— J’ai voyagé. En dernier lieu, j’ai passé un mois à Yvetot chez un de mes camarades.

Ils jouèrent une partie de billard, puis M. Fouque demanda :

— Vous êtes libre ?

— Oui.

— Venez donc dîner avec moi, vous partagerez notre modeste repas, notre ordinaire, la soupe et le bœuf.

Ils surprirent Julie en train de marquer du linge.

— Je t’amène un convive, annonça M. Fouque.

— Tiens, M. Ferrand, d’où sortez-vous ?

Il répéta :

— J’ai voyagé, puis j’ai séjourné un mois à Yvetot.

Elle embrassa son mari, qui la serra contre lui avec affectation, et elle poursuivit :

— Vous savez, je vous croyais mort, vous avez disparu si vite…

Elle dit cela d’un ton indifférent, comme elle l’eût dit à un étranger, par politesse.

— À table, mes enfants, je meurs de faim, s’écria le maître de la maison.

Après le dîner, il offrit un cigare au jeune homme, puis, sous prétexte de faciliter sa digestion, il sortit. En réalité, il voulait montrer à son rival la confiance que sa femme lui inspirait.

Julie resta seule avec Ferrand. La lampe de la suspension les réunissait tous deux dans une lumière intime. Mme Fouque rayait machinalement la nappe du bout de sa cuiller. Son compagnon tirait de grosses bouffées bleues qui se précipitaient sous l’abat-jour, formaient un nuage opaque et montaient le long du verre.

Ils n’éprouvaient aucun embarras. La fantaisie qui les avait entraînés l’un vers l’autre s’était évanouie. Plus rien ne survivait en eux, ni les souvenirs physiques qui troublent la chair, ni les souvenirs du cœur qui amollissent et font trembler la voix. Lui, se dit simplement qu’elle avait épaissi. Elle, ne pensa même pas à l’examiner.

Ils effleurèrent quelques sujets, puis se rappelant mutuellement leurs goûts intellectuels, ils abordèrent la littérature. Ils en parlèrent d’une façon plus réfléchie, plus grave, en gens qui ont enfin touché le fond des choses. Ils pouvaient maintenant avancer une opinion sur les questions d’amour, fût-elle contraire à celle de leur auteur favori. Ils soumirent Balzac à une critique sévère.

Ces bonnes soirées se renouvelèrent souvent. L’hiver vint, puis l’été, puis d’autres hivers et d’autres étés suivirent et, chaque semaine, ils dînaient ensemble, et, le repas fini, devisaient au coin du feu, les yeux fixant les flammes qui se tortillent sur la mousse des bûches, ou, la fenêtre ouverte, l’esprit bercé par le chant de la rivière.

C’est la que furent discutés les intérêts de la ville de Caudebec, les moyens les plus propres à équilibrer le budget, à assurer la tranquillité et le nettoyage des rues. C’est là que Ferrand écrivit en faveur de son ami ses polémiques les plus serrées et les plus ardentes. C’est là enfin que l’on élabora les plans des batailles où M. Fouque gagna successivement les grades de conseiller d’arrondissement, et de conseiller général.

L’entrepreneur ne faisait plus que de courtes visites au cercle. Il entrait, escorté de Ferrand, saluait de droite et de gauche. Puis, au milieu d’un silence flatteur, il daignait exprimer à ses collègues, en quelques mots très nets, son avis sur les choses du jour, sur la politique extérieure. Puis il s’en allait.

Bientôt il conçut l’idée de se composer un salon. Sa situation du reste le lui prescrivait. Il choisit le mercredi. Ses réceptions ne tardèrent pas à rassembler les personnes les plus distinguées et les plus riches de la contrée. Il présidait avec entrain, improvisait parfois de petites sauteries et, dans les quadrilles, exécutait des « cavalier seul » qui égayaient fort la société.

M. Fouque avait enfin réalisé tous ses rêves. Il dominait sa femme et dirigeait son intérieur. Il possédait au dehors une réelle influence qui s’exerçait même dans les conseils départementaux. Partout on l’écoutait, on le consultait. Il donna de l’extension à ses affaires particulières, augmenta le nombre de ses ouvriers, fut chargé de construire toutes les nouvelles écoles du canton, et doubla le chiffre de sa fortune par des opérations habiles et une activité dévorante.

Cette réussite continue n’excita pas la jalousie de ses concitoyens. Tous le respectaient. On oublia peu à peu l’origine de son bonheur et l’on fermait la bouche aux envieux qui osaient encore parler de Fouque le cocu.

Quant à lui, s’il venait, dans ses entretiens avec sa femme, à évoquer l’aventure qui avait bouleversé sa vie, il en causait sans honte et sans amertume.

Elle, non plus, n’en rougissait pas. Dès le début, elle lui avait montré les causes de « son erreur », lui expliquant la théorie de Balzac sur l’âge critique où les femmes succombent fatalement. Et il n’avait pas hésité à l’absoudre :

— Lorsque tu as commis « ton erreur », répétait-il…

Un soir, à ce propos, un désaccord s’éleva entre eux. Il s’agissait d’un événement quelconque dont ils recherchaient la date.

— Voyons, réfléchissons, s’écria M. Fouque, tu m’as fait cocu en telle année, au mois de juillet…

— Mais non, Fouque, au mois d’août, répliqua-t-elle, j’en réponds.

— Non, au mois de juillet, je le sais mieux que toi.

— Allons donc, je t’affirme que c’était au mois d’août.

Ils disputèrent longtemps, aucun des deux ne voulant céder. Enfin, impatienté, désespérant de convaincre sa femme, M. Fouque conclut d’un ton naturel :

— Écoute, c’est bien simple, nous demanderons à Ferrand !