Des couples/7

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Des couplesErnest Kolb, éditeur (p. 293-307).

LE DEVOIR



Une heure après son arrivée au château de Beauflanc, chez la marquise d’Estainville, le vieux Chabreuil sortit des mains de son domestique, rajeuni, parfumé, les cheveux et la moustache d’un beau noir, et pénétra dans le salon.

— Venez ici qu’on vous présente, s’écria la marquise.

Elle s’empara de son bras, le conduisit vers deux dames et un jeune homme assis près d’une large baie vitrée, d’où l’on découvrait toute la vallée de la Seine, et prononça en souriant :

— M. de Chabreuil, un camarade de cercle de mon mari, un de ses compagnons de débauche, auquel j’ai pardonné en raison de mon veuvage.

Mme Heuzé, côté sagesse et gravité, ma vieille et ma meilleure amie. — Mme Stifler, côté rire et folie ; il est permis de lui faire la cour : son mari ne vient que le dimanche. — Mon neveu Georges que vous…

Elle s’arrêta. Visiblement Chabreuil ne l’écoutait pas. Manquant à ses habitudes de politesse exquise, il restait immobile, les yeux fixés sur Mme Heuzé qui le regardait, elle aussi, l’air troublé. La châtelaine, surprise, demanda :

— Vous vous connaissez déjà peut-être ?

Il y eut un court silence, puis le vieillard dit :

— Non, c’est une erreur, une similitude de nom… mais je n’ai pas l’honneur de connaître madame…

On se mit à table. Pendant le dîner, il fut préoccupé. Il montra peu d’esprit et parut ennuyeux. Le repas fini, il arpenta la terrasse en mâchonnant un cigare. Tout à coup une voix interrompit sa promenade : « Henri. » Il se retourna, c’était Mme Heuzé. Elle reprit tristement :

— Je suis donc bien changée, il n’y a donc plus rien en moi de la femme d’autrefois ?

— Lucienne, Lucienne, balbutia-t-il… il m’avait semblé… et puis… je n’ai pas osé…

Ils se turent, envahis d’une gêne insurmontable. Deux ou trois fois {Mme Heuzé eut une petite toux sèche provoquée par la fraîcheur de la nuit. Au salon, Mme d’Estainville chantait. Alors ils rentrèrent et s’installèrent l’un près de l’autre, loin de la lampe.

Et longtemps ils se tinrent là, parlant à peine, tout entiers à ce passé qui remontait soudain à la surface de leur existence. Un à un surgirent les souvenirs ensevelis, lentement ressuscita tout cet amour mort, mort depuis quarante années. Jour par jour, s’écoulèrent les deux mois de printemps où leurs âmes s’étaient mêlées, où leurs chairs avaient frissonné de désir. Et aussi revint l’heure des adieux, avec tous ses détails précis et cruels, cette heure d’héroïsme surhumain où, près de défaillir, se sentant lâches et faibles, ils s’étaient quittés sans même donner à leurs lèvres la joie d’un seul baiser.

M. de Chabreuil murmura :

— Je me souviens si bien… Il y avait un arbre devant la croisée ouverte, un arbre — je ne sais plus lequel — qui égrenait des fleurs blanches, blanches comme des flocons de neige. Sur cet arbre des oiseaux jouaient. Et il flottait une odeur douce de chèvrefeuille. Vous m’avez dit — je me rappelle même votre intonation — : « Henri, il faut nous séparer… je vous aime trop… j’ai peur… » et comme je demandais grâce, vous vous êtes mise à genoux devant moi et vous m’avez imploré…

Elle, écoutait, son corps chétif perdu dans le fauteuil. La clarté livide de la lampe accusait ses rides et jaunissait encore le parchemin fripé de son visage. De temps à autre sa toux la secouait, et elle serrait un fichu contre sa poitrine. Les dernières paroles de Chabreuil semblèrent l’éveiller. Elle se dressa et, avec un accent de triomphe, elle répliqua de sa voix chevrotante :

— Et vous êtes parti, Henri, vous êtes parti bravement, pour toujours, et c’est ce qui nous permet de parler de notre amour, et de ne pas rougir. Ah ! mon ami, laissez-moi vous remercier, je suis si heureuse, c’est si bon de n’avoir rien à se reprocher, de regarder derrière soi et de ne point voir d’ombre sur le chemin qu’on a suivi. Si nous avions succombé, Henri, avec quelle honte je paraîtrais devant vous. Ces choses-là ne s’effacent pas. Et puis, c’est beau et grand ce que nous avons fait. Une action comme celle-là illumine toute une vie.

Il répondit, l’air songeur :

— C’est vrai, cela vaut mieux ainsi, on se retrouve certes avec un bonheur plus parfait.

Il prit les mains de sa vieille amie et les embrassa respectueusement.


Jusqu’à la fin de leur séjour ils se ménagèrent de longs tête-à-tête qu’ils s’efforçaient, sans trop savoir pourquoi, de cacher à Mme d’Estainville et à ses invités. Leurs rencontres avaient ainsi une apparence de rendez-vous qui les ravissait. Chabreuil attendait au coin d’une avenue, Lucienne le rejoignait, essoufflée, un battement au cœur. Et ils allaient vers le bois dont les feuilles commençaient à joncher la mousse des sentiers. Ils marchaient à petits pas, appuyés l’un sur l’autre, elle emmaillotée dans un gros châle en laine, lui enfoui dans son ulster au col relevé. Sur chaque banc il se reposaient. Puis ils continuaient leur route, évoquant le passé avec des phrases lentes et pensives, reconstruisant sans trêve ni lassitude l’histoire minutieuse de leurs deux mois d’amour.

Et ils ne cessaient d’exalter leur sacrifice, ils lui attribuaient le charme de leurs relations actuelles. Il acquit à leurs yeux l’importance d’un acte sublime, un peu surnaturel, et ils se considéraient tous deux comme deux êtres à part, d’une essence spéciale, au-dessus des banalités courantes et des faiblesses de la chair.

Or, la veille de leur départ, ils firent une dernière promenade. La nuit, une belle nuit d’octobre, était claire, et la masse des arbres se reflétait nettement sur les allées et sur les pelouses. Entre les branches, la lune tremblait ; comme bruit, de temps en temps, ce souffle qui agite les feuilles ainsi qu’un frémissement de froid.

Tout à coup, comme ils débouchaient dans un carrefour, des voix s’élevèrent. Ils s’arrêtèrent, masqués par des fourrés, et aperçurent de l’autre côté, assise sur un talus, une femme, et près d’elle, à ses pieds, un homme étendu. Ils reconnurent Mme Stifler et Georges d’Eslainville. Lucienne voulut s’éloigner, mais Chabreuil la retint et ils restèrent.

D’abord quelques paroles sans suite leur parvinrent, puis ils ne distinguèrent plus rien, et ce fut un murmure très vague qui se mêlait aux bruissements du silence.

Mais ce murmure, faible comme une haleine d’enfant endormi, devint seul perceptible pour eux. Il leur déroba les craquements du bois, les plaintes funèbres des oiseaux, il étouffa tout ce qui clame dans la nuit, ce qui crie, ce qui hurle, ce qui se désespère.

Il leur disait les adorations des amants, les aveux, les prières, les remercîments. Ils devinaient les mots tendres qui remuent le cœur et les mots brûlants qui remuent les sens, tous les mots d’amour qui viennent de l’âme et qui ébranlent les nerfs et désarment les résistances, tous les mots graves et persuasifs que nous suggère la poésie de certaines heures et de certaines situations.

Puis Georges s’agenouilla, saisit les mains de sa maîtresse, et, la tenant à distance, prononça d’une voix haute :

— Regarde-moi, Jeanne, que je te voie m’aimer.

Et, les yeux dans les yeux, ils se regardaient, tout pâles sous la pâleur de la lune.

Puis Jeanne entoura de ses bras la tête du jeune homme, le pressa sur son épaule, le berça, mit sur ses joues, sur son front, sur sa bouche de petits baisers courts et à peine appuyés.

Puis, de nouveau, le murmure monta.

Cette fois, il disait les caresses et les étreintes, et les deux vieillards sentaient comme un parfum d’amour qui s’épanouissait, qui embaumait l’espace et les atteignait de ses émanations grisantes. Des frissons de désir les frôlaient, comme les ondulations d’un fleuve frôlent les roseaux. C’était l’amour. Ils l’aspiraient avec les odeurs troublantes qu’il éparpillait dans l’air. Ils le voyaient se pâmer sur des lèvres jointes et dans des yeux extasiés. Ils l’écoutaient chuchoter là-bas, furtif comme un battement d’ailes.

Et de tout cela il leur venait une sorte d’ivresse physique en même temps qu’un malaise moral, une douleur qu’ils ne cherchaient point à s’expliquer.

Enfin les deux jeunes gens se levèrent. Lucienne et Henri les virent passer près d’eux, lentement, les mains entrelacées, et ils entendirent :

— Jeanne, Jeanne, je t’aime.

Le couple s’éloigna, suivant une allée qui conduisait au château. Les silhouettes se détachaient sur la blancheur du ciel, et parfois elles se rapprochaient, ne formaient plus qu’une ombre indistincte et, dans cette union, semblaient heureuses.

— Rentrons aussi, dit Lucienne, j’ai froid.

Ils traversèrent le carrefour, mais elle fut obligée de s’arrêter.

— Reposons-nous un peu, je ne sais pas ce que j’ai, je ne peux plus marcher.

Elle étendit un manteau et s’assit. Tout son corps tremblait. Sa toux recommença plus âpre, plus déchirante.

Au-dessus d’eux, la lune planait, et il en descendait une lumière froide qui baignait la cime des arbres, s’étalait sur l’herbe de la clairière, se posait sur des coins de taillis, et emplissait les bois d’une grande paix mystérieuse et tranquille.

Henri s’écria :

— Quelle belle nuit ! une vraie nuit d’amoureux. Elle ne répondit pas, et longtemps ils gardèrent le silence, lui allant et venant, le dos voûté, la marche basse, elle ratatinée sous un monceau de châles, sa petite tête desséchée disparaissant au fond d’une vaste capeline.

Et peu à peu un découragement immense les pénétra, qui glaça leur âme, comme l’humidité du soir glaçait leurs membres. Par lambeaux la scène d’amour qu’ils avaient surprise, se représentait à eux. Ils n’y pensaient point, ils en voyaient les diverses phases, tandis qu’on leur esprit roulaient des idées tristes et de mornes souvenirs. Les choses du passé les assaillaient, non de leur passé commun, mais de leur vie particulière depuis leur séparation. C’était des faits insignifiants ou douloureux, des suites de mois vides, des années entières d’écœurement et d’ennui.

Puis Chabreuil se plaça devant Mme Heuzé et, découvrant en partie la cause de leur souffrance, il prononça :

— Lucienne, ils sont heureux, ceux-là. Il leur suffit de s’aimer et d’être l’un à l’autre. Qui sait si, plus tard, ils ne se rencontreront pas avec plaisir, comme deux êtres qui ont eu raison d’agir ainsi et qui sont contents d’eux-mêmes !

Elle l’interrompit :

— Ah ! taisez-vous, Henri, taisez-vous ; c’est mal ce que vous dites là, vous n’avez pas le droit de le dire. Ils ont tort, n’est-ce pas, ils ont tort ?

Cette demande acheva d’éclairer Chabreuil, et il s’écria violemment :

— Eh bien, non, ils ont raison, cent fois raison. Ils m’ont remué, ces enfants, ils m’ont fait entrevoir le fond de mon âme, le fond de votre âme aussi, débarrassées de tout ce que nous y avons accumulé d’illusions, depuis quarante ans, de mensonges et de faussetés depuis ces quelques jours.

Et il s’exclama en appuyant sur chaque syllabe :

— Car nous mentons, Lucienne, nous mentons et nous le savons maintenant. Tenez, soyons francs.

Elle joignit les mains, comme si elle eût imploré sa pitié, mais il continuait d’une voix dure :

— Qu’y a-t-il derrière vous ? Rien. Tout ce que vous vous rappelez est futile, mauvais, banal. Tous les êtres que vous avez connus n’ont laissé dans votre mémoire aucune empreinte. Votre mari ? Vous ne l’avez pas aimé. Sa mort ? Vous n’en avez pas souffert. Vous avez vécu seule. Pas une fois vous n’êtes sortie de cet isolement, de la cellule où chacun de nous est cloîtré. — Moi, de même. J’ai mangé, j’ai bu, j’ai dormi. Après ? Rien. Chez l’un et l’autre, des deuils, des fâcheries, de nouvelles connaissances des changements de domicile, et c’est tout. Mais une partie de notre vie sur laquelle nous nous attardions avec joie, une année, une semaine, un jour même, que nous évoquions en ses moindres détails, cela n’est pas.

Très lentement, il ajouta.

— Une fois, une seule fois, en plus de soixante cinq ans d’existence, nous aurions pu échapper à notre solitude, nous créer un beau souvenir pour notre vieillesse, nous préparer, pour l’heure où nous mourrons, une de ces pensées douces qui consolent et qui apaisent. Et nous ne l’avons pas fait.

Il saisit brusquement Lucienne par le bras, approcha son visage tout près du sien, et il lui dit d’un ton haletant :

— Tenez, Lucienne, jurez-moi que vous ne regrettez pas d’avoir accompli votre devoir. Jurez-moi que jamais dans le secret de votre conscience, dans cet arrière soi-même, qu’on n’ose pas s’avouer à soi-même, jurez-moi que jamais vous n’avez eu de regrets en songeant à ce qui aurait pu être…

Elle se taisait, affaissée, misérable, infime, pareille à un petit paquet de vêtements, jeté sur l’herbe.

Sans plus s’occuper d’elle, il déclara :

— Eh bien, moi, souvent, très souvent, j’ai des remords, vous entendez, Lucienne, des remords de ma vertu, comme un coupable de son crime. Pour l’homme, l’amour est la seule vraie, la seule absolue jouissance, et cette jouissance, nous l’avons repoussée. Pourquoi ? Par un enthousiasme niais, par un besoin de sacrifice ridicule, pour des mots, pour des bêtises enfin !… Ne pas être heureux quand on le peut ! le plaisir que l’on cherche tant et qu’un hasard vous met là sous la main, le rejeter ! quelle folie !… Aujourd’hui, au lieu de parler de nos voluptés, de nos nuits, de ces années de notre existence qui auraient pu se mêler, se fondre, être parfumées de baisers et de caresses, nous parlons de devoir accompli, d’abnégation, de pureté, d’honneur… C’est beau d’avoir toujours le mot « devoir » à la bouche, mais un peu de bonheur dans le cœur vaut mieux…

Une brume épaisse mouillait la terre. Du haut des arbres tombaient les bruits inquiétants des feuilles qui dégringolent. Des choses suintait une grande mélancolie.

Chabreuil articula, d’une voix rêveuse :

— C’est fini, fini. Bientôt nous mourrons, et nous mourrons sans nous être appartenus, nous mourrons sans rien connaître, puisque nous ne connaissons pas l’extase des corps qui se désirent et qui se possèdent. Quelle torture !.. Nous nous aimions bien cependant, Lucienne, n’est-ce pas ?… Et tant d’amour perdu… Tenez… je me souviens autrefois, j’ai passé une semaine chez vous, et le soir, avant de vous quitter, je vous regardais de longues minutes ; puis, vous partie, je fermais les paupières, je gagnais ma chambre à tâtons, je me déshabillais, et je me couchais dans l’obscurité pour que rien, après votre image, ne pût frapper mes yeux.

Il se glissa vers elle et tendrement murmura :

— Ah ! mon amie, dites-moi que vous regrettez votre jeunesse, votre passion, votre folie, que c’eût été délicieux d’être l’un à l’autre, délicieux d’en parler…

Ils s’étreignirent avec rage, comme s’ils eussent voulu réparer leur passé, mais leurs bras retombèrent découragés.

Et Lucienne, écrasée, la figure entre ses mains, sanglotait doucement, avec des convulsions qui remuaient son pauvre petit corps, tandis que, debout près d’elle, sous la clarté de la lune, le vieillard pleurait.

Puis elle se releva et ils partirent. Et dans l’allée du château leurs silhouettes marchaient, très écartées, sans jamais se rapprocher, avec un air de tristesse et de désunion.