Des fondements de la géométrie, à propos d’un livre de M. Russell

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Des fondements de la géométrie, à propos d’un livre de M. Russell
Revue de métaphysique et de moralevol. 7 (p. 251-279).

DES FONDEMENTS DE LA GÉOMÉTRIE
À PROPOS D’UN LIVRE DE M. RUSSELL


§ 1.

Le livre de M. Russell (An Essay on the Foundations of Geometry, Cambridge University Press, 1897) a été analysé ici-même par M. Couturat (mai 1898), qui en a fait un éloge peu banal. Bien que ce volume contienne des pages excellentes, je ne saurais accepter sans réserve cette appréciation et je voudrais expliquer succinctement pourquoi.

L’ouvrage comprend une partie critique (chapitres I et II) et une partie dogmatique (chapitres III et IV) ; c’est cette dernière que je vais examiner d’abord.

La théorie de M. Russell repose sur la distinction de la géométrie projective et de la géométrie métrique, entre lesquelles il signale les différences suivantes

1o La géométrie projective est entièrement a priori, tandis que la géométrie métrique est en partie empirique.

2o La géométrie projective est indépendante de l’idée de mouvement, qui est impliquée par la géométrie métrique.

3o La géométrie projective est qualitative, la géométrie métrique quantitative.

Pour nous rendre compte de ce qu’on doit penser de ces trois propositions, et surtout de la première, nous devons examiner ce que dit M. Russell de la géométrie projective d’abord et de la géométrie métrique ensuite.

La Géométrie projective.
§ 2.

M. Russell énonce comme il suit les axiomes fondamentaux de la géométrie projective (p. 132, § 122) :

« I. Nous pouvons distinguer différentes parties de l’espace, mais toutes ces parties sont qualitativement semblables, et ne se distinguent que par le fait immédiat qu’elles sont en dehors les unes des autres.

II. L’espace est continu et divisible à l’infini le résultat de la division infinie, ou le zéro d’étendue, s’appelle point.

III. Deux points quelconques déterminent une figure unique, appelée ligne droite ; trois points quelconques déterminent en général une figure unique, le plan. Quatre points quelconques déterminent une figure analogue à trois dimensions, et, jusqu’à preuve du contraire, il peut en être de même pour un nombre quelconque de points. Mais ce processus a, tôt ou tard, une fin, pour un certain nombre de points qui déterminent la totalité de l’espace[1]. »

Nous avons alors deux questions à examiner :

1o Ces axiomes suffisent-ils pour constituer la géométrie projective, ou faut-il en ajouter d’autres ? est-il nécessaire d’en compléter l’énoncé et tout au moins de le préciser et de l’éclaircir ?

2o Ces axiomes sont-ils, comme le prétend M. Russell, des conséquences nécessaires de l’existence d’une forme d’extériorité et des conditions indispensables de toute expérience ?

§ 3.

Commençons par la première question et cherchons d’abord le sens du premier axiome. Toutes les parties de l’espace sont qualitativement semblables : un point est qualitativement semblable à un autre point, une droite à une droite, un plan à un plan. Qu’on y prenne bien garde toutefois : la géométrie projective n’exige pas seulement que deux points ou deux plans quelconques, au sens ordinaire de ces mots, soient regardées comme qualitativement semblables. Il faut encore qu’un « point à l’infini » (pour parler le langage des géomètres projectifs) soit qualitativement équivalent à un point ordinaire ; l’ensemble des points à l’infini forme un « plan de l’infini » qui doit être regardé comme indiscernable d’un plan ordinaire, au point de vue qualitatif.

Voilà le sens qu’il faut donner à ce premier axiome pour pouvoir en déduire la géométrie projective ; voilà certainement le sens que lui donne M. Russell. Admettons-le, sans examiner de trop près dans quelle mesure il est permis de dire que toute expérience deviendrait impossible sans cette notion de l’identité qualitative de « l’infini » et du « fini ».

Passons sur le second axiome, M. Russell ayant suffisamment insisté lui-même sur les difficultés qu’il soulève, et arrêtons-nous sur le troisième.

Deux points quelconques déterminent une droite cet énoncé est insuffisant ou trop peu précis. Le sens du mot déterminer est vague Dans un plan, les deux foyers et d’une ellipse dont le grand axe est donné « déterminent » cette ellipse, mais cette ellipse ne passe pas par les deux points qui la déterminent ainsi. Dans un plan, deux points et « déterminent » une circonférence qui est celle dont le diamètre est la droite , et cependant par deux points passent une infinité de circonférences.

L’énoncé correct serait donc le suivant : une droite est entièrement déterminée par la condition de passer par deux points ; ou plus simplement, par deux points passe une droite, et une seule.

De même au lieu de dire trois points déterminent en général un plan, il convient de dire un plan est déterminé par la condition de passer par trois points non en ligne droite, ou plus simplement par trois points non en ligne droite passe un plan, et un seul.

Mais cela est encore insuffisant pour fonder la géométrie projective il faut ajouter : …… et ce plan contient les droites qui joignent ces trois points deux à deux. De l’axiome ainsi énoncé il est aisé maintenant de tirer cette proposition fondamentale : toute droite qui a deux points dans un plan y est tout entière.

Il nous faut encore un axiome que M. Russell passe complètement sous silence : une droite et un plan se rencontrent toujours. Ici vous m’arrêtez pour me dire « Mais cet axiome n’est pas vrai ; une droite et un plan peuvent être parallèles et ne pas se rencontrer ».

Mais rappelez-vous qu’au point de vue de la géométrie projective une droite et un plan parallèle se rencontrent en un « point à l’infini » qualitativement équivalent à un point ordinaire.

Enfin M. Russell, aux trois axiomes précédents, qu’il considère comme a priori, en adjoint un quatrième qui à ses yeux a un caractère empirique : « L’espace a trois dimensions » ; d’après lui, tout ce que nous pouvions affirmer a priori c’est que le nombre des dimensions est fini et entier.

En résumé, il est nécessaire de compléter la liste des axiomes, et de modifier les énoncés en remplaçant les expressions un peu vagues et ambiguës de M. Russell par d’autres plus précises. On arrive ainsi à la liste suivante :

1o L’espace est une multiplicité (variété, Mannigfaltigkeit, manifold) continue à trois dimensions.

2o Les points de cette multiplicité, tant à distance finie qu’à distance infinie, sont qualitativement indiscernables les uns des autres.

3o Par deux points passe une droite, et une seule.

4o Par trois points, non en ligne droite, passe un plan, et un seul, qui contient les droites qui joignent ces trois points deux à deux.

5o Un plan et une droite se rencontrent toujours.

De cette liste on ne peut rien retrancher.

§ 4.

Passons à la seconde question ; nous rencontrerons là des difficultés plus sérieuses. M. Russell commence par établir qu’aucune expérience ne serait possible sans une forme d’extériorité ; que cette forme doit se réduire à un ensemble de relations ; que cette forme doit être parfaitement homogène. Sur tous ces points nous sommes d’accord.

Ensuite M. Russell cherche à démontrer que cette forme ne saurait être homogène sans être continue et divisible à l’infini. Ici je ne comprends pas le premier mot de son raisonnement, mais je puis néanmoins lui accorder, non certes que toute forme homogène doit être continue, mais que l’existence d’une forme d’extériorité continue peut être la condition indispensable de certains genres d’expérience.

Je ne chicanerai pas non plus sur le nombre des dimensions ; mais voici où la difficulté commence entre deux points quelconques il doit y avoir une relation, cela est évident. Mais pourquoi cette relation est-elle une ligne, c’est-à-dire un ensemble d’autres points ? Cela paraît d’abord dénué de sens ; mais en y réfléchissant on peut arriver à comprendre : M. Russell a probablement voulu dire que le lieu des points qui ont avec le point la même relation qu’un autre point est une ligne qu’il appelle ligne droite. Je ne vois pas d’abord pourquoi il est indispensable à toute expérience que ce lieu soit une ligne et non une surface ; mais passons. Pourquoi est-il nécessaire que cette ligne passe par le point  ? Pourquoi le lieu des points qui ont même relation avec que avec A, est-il le même que le lieu des points qui ont même relation avec que avec  ? Pourquoi ne pourrait-il avoir même relation avec que avec sans avoir en même temps même relation avec que avec , sans que ait même relation avec que avec  ?

Il y a tout cela dans notre axiome, il n’y a rien de tout cela dans cette simple assertion « Entre deux points quelconques il faut qu’il y ait une relation ».

Il est inutile de répéter pour l’axiome du plan ce que je viens de dire pour l’axiome de la droite ; l’axiome du plan contient plus que l’assertion entre trois points il y a une relation ; la conclusion contient plus que les prémisses ; on n’a pu l’en déduire que grâce à l’ambiguïté des.termes dont on a fait usage.

Nous devons donc conclure, contrairement à ce qu’affirme M. Russell, que les axiomes de la géométrie projective ne sont pas des conditions indispensables de toute expérience.

La Géométrie métrique.
§ 5.

M. Russell cherche d’abord à reconnaître ce que la géométrie métrique a de commun avec la géométrie projective, et ici encore nous retrouvons la même ambiguïté dans les termes (p. 148, § 141) :

« La géométrie métrique, dit-il, est… Néanmoins, son élément a priori…, est le même que le postulat de la géométrie projective, à savoir l’homogénéité de l’espace, ou son équivalent, la relativité de la position[2]. »

Oui, à la base de la géométrie projective, il y a un postulat que l’on peut appeler le principe de la relativité de position. À la base de la géométrie métrique, il y a aussi un postulat que l’on peut aussi appeler le principe de la relativité de position. Mais ce n’est pas le même postulat. En géométrie métrique, ce principe veut dire que rien ne distingue une figure formée d’un point, d’une droite passant par ce point et d’un plan passant par cette droite, d’une autre figure formée également d’un point, d’une droite passant par ce point et d’un plan passant par cette droite. En géométrie projective, ce principe veut dire que rien ne distingue un système de cinq points d’un autre système de cinq points.

Quand je dis par conséquent que le principe de la relativité de position est commun aux deux géométries, cela veut dire simplement que, dans les deux géométries, il y a des choses que l’on ne peut pas distinguer les unes des autres. Mais ce ne sont pas les mêmes choses. Il convient cependant d’ajouter que ce qui est indiscernable pour la géométrie métrique l’est également, pour la géométrie projective ; mais la réciproque n’est pas vraie, et la géométrie métrique permet de distinguer des choses qui seraient indiscernables pour la géométrie projective.

Je sais bien que M. Russell trouvera cette critique ridicule et qu’il répondra : les figures que la géométrie projective ne permet pas de discerner, et que la géométrie métrique distingue, ce sont celles qui sont semblables par la qualité et différentes par la quantité.

C’est se contenter à trop bon marché ; qu’entendez-vous au juste ici par qualité et par quantité ? Pour que votre principe acquière un sens, il faut que vous expliquiez quand on doit dire que deux choses ne diffèrent que par la quantité. Ne dites pas que tout le monde en a le sentiment : je prends un arbitre qui n’est nullement préparé, un monsieur quelconque que je rencontre dans la rue ; je lui montre une ellipse qui est une courbe fermée, et une hyperbole qui se compose de deux branches infinies, et je lui demande « Ces deux courbes diffèrent-elles par la qualité, ou seulement par la quantité ? » Je crois deviner sa réponse ; il n’hésitera pas à dire qu’elles diffèrent par la qualité, ce qui sera une grosse hérésie, tout à fait contraire aux enseignements de la géométrie projective et au principe de relativité tel que le comprend M. Russell.

Au reste, j’examinerai plus loin la question de savoir dans quelle mesure on a le droit de dire que la géométrie projective est purement qualitative.

Pour le moment, je me borne à avertir le lecteur que le mot de relativité de position n’a pas le même sens pour M. Russell dans la section A du chapitre iii et dans la section B du même chapitre.

Au fond, si l’on traduit tout cela dans le langage mathématique, cela veut dire que les deux géométries ont ceci de commun que l’une et l’autre étudient un groupe ; mais que ce n’est pas le même groupe ; que cependant le groupe métrique est contenu dans le groupe projectif.

§ 6.

M. Russell remarque ensuite fort judicieusement que les axiomes d’Euclide dits arithmétiques ne doivent pas pourtant, au point de vue de leur usage en géométrie, être considérés comme purement arithmétiques. Qu’on me permette d’insister sur ce point plus qu’il ne l’a fait lui-même ; ce que j’ai à dire à ce sujet ne me sera pas inutile dans la suite.

J’étudierai deux de ces axiomes arithmétiques, les autres n’étant à mon sens que de simples définitions.

En premier lieu, deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles. Quel est le sens de cet axiome quand on l’applique à des êtres géométriques, c’est-à-dire à des figures ? Deux figures sont dites égales quand elles peuvent se transformer l’une dans l’autre par des transformations d’une certaine catégorie. Supposons alors que la figure soit égale à la figure , c’est-à-dire que l’on puisse passer de à par une transformation , appartenant à cette catégorie ; et d’autre part que la figure soit égale à la figure , c’est-à-dire que l’on puisse passer de à par une transformation appartenant également à cette catégorie. L’axiome nous apprend que la figure sera égale à , c’est-à-dire que la transformation qui change en doit appartenir encore à cette même catégorie. Donc la catégorie de transformations qui sert à définir l’égalité des figures doit être telle que si deux transformations et en font partie, il en sera de même de leur combinaison . C’est ce que les mathématiciens expriment en disant que cette catégorie est « un groupe ». Ainsi le sens de notre axiome en géométrie, c’est que les transformations qui servent à définir l’égalité des figures doivent former un groupe.

Le second axiome s’énonce ainsi le tout est plus grand que la partie, ou plutôt, le tout ne saurait être égal à la partie ; c’est-à-dire, au sens géométrique parmi les transformations par le moyen desquelles on définit l’égalité des figures, il ne doit pas y en avoir qui transforme une figure en une partie de cette même figure.

Pour bien faire comprendre qu’il n’y a pas là une simple tautologie, je prendrai deux exemples simples. Soit d’abord une droite , limitée au point dans un sens et indéfinie dans l’autre sens ; transportons-la en la faisant glisser sur elle-même, jusqu’à ce que le point vienne en  ; la droite transportée sera venue ainsi en . Elle est restée égale à elle-même, puisque le transport s’est fait sans déformation, et pourtant elle n’est plus qu’une partie de ce qu’elle était d’abord, puisque la droite primitive se compose de la droite nouvelle , plus le segment .

Qu’on ne vienne pas me dire que je n’ai pas le droit d’introduire des figures infinies : c’est justement cela qu’on appelle être infini : c’est être un tout qui est égal à sa partie . Tout ce que nous devons retenir, c’est qu’il y a des figures auxquelles l’axiome s’applique et d’autres auxquelles il ne s’applique pas. Ces dernières, on les laisse de côté sous prétexte qu’elles sont infinies ; elles ne sont pas susceptibles d’être mesurées.

Comme deuxième exemple, supposons que l’on ait voulu définir l’égalité des figures par des transformations plus générales que celles qui sentent ordinairement à cette définition, et que l’on regarde comme égales deux figures semblables. Alors un triangle pouvant être partagé en quatre triangles semblables dont les dimensions linéaires sont moitié moindres, serait égal à sa partie. Tous les groupes de transformations ne pourraient donc pas être choisis pour définir l’égalité des figures ; si l’on veut que la mesure soit possible, il faut faire ce choix de façon à satisfaire au second axiome arithmétique.

§ 7.

M. Russell remarque ensuite que, pour pouvoir introduire la quantité, il faut un critérium de l’égalité de deux figures ; ce qui oblige à admettre l’axiome de libre mobilité, qu’il énonce ainsi (p. 150, § 144) « Les grandeurs spatiales peuvent être déplacées d’un lieu à l’autre sans distorsion » ; ou bien « Les formes ne dépendent en aucune manière de leur position absolue dans l’espace[3] ».

Il montre que cet axiome n’est qu’une forme un peu différente du principe de l’homogénéité de l’espace et de la relativité de position. Il réfute victorieusement, dans une discussion très bien conduite, les objections qu’on a dirigées contre cette façon de voir.

Tout cela est très bien, et je n’ai de réserves à faire que sur la forme de l’énoncé, qui prête à l’ambiguïté. Ce n’est pas là une vaine chicane ; car nous allons voir que, sous le couvert de cette ambiguïté, on voudra tirer de ce principe des conséquences qui n’y sont pas logiquement contenues.

Que signifient les mots sans distorsion ? Que signifie le mot formes ? La forme (shape) est-elle quelque chose que nous connaissons d’avance, ou est-ce, par définition, ce qui n’est pas altéré par les mouvements envisagés ?

Votre axiome signifie-t-il :

Pour que la mesure soit possible, il faut que les figures soient susceptibles de certains mouvements, et qu’il y ait une certaine chose qui ne sera pas altérée par ces mouvements et que nous appellerons la forme (shape) ?

Ou bien veut-il dire :

Vous savez bien ce que c’est que la forme ; eh bien ! pour que la mesure soit possible, il faut que les figures puissent subir certains mouvements qui n’altéreront pas cette forme ?

Je ne sais pas ce que M. Russell a voulu dire ; mais à mes yeux le premier sens est le seul correct. Avec ce premier énoncé, l’axiome est incontestablement a priori ; mais alors que nous enseigne-t-il ? Il ne nous enseigne qu’une seule chose, c’est que les figures doivent être libres de se mouvoir ; il ne nous apprend pas combien il y a de « degrés de liberté » (degrees of freedom).

Pourquoi est-il nécessaire que le nombre des degrés de liberté soit 6 dans l’espace à 3 dimensions et dans l’espace à dimensions ?

Pourquoi est-il nécessaire, en d’autres termes, qu’une figure soit libre de se mouvoir de telle façon qu’un point, une droite et un plan de cette figure, si cette droite passe par ce point et ce plan par cette droite, puissent venir s’appliquer sur un point quelconque de l’espace, sur une droite quelconque passant par ce point, sur un plan quelconque passant par cette droite ?

Je sais bien que M. Russell va répondre : c’est parce que, en vertu du principe de la relativité de position, un point ne diffère pas d’un autre point, ni une droite passant par un point d’une autre droite passant par ce même point.

Mais ce n’est là qu’une pétition de principe, puisqu’on ne fait que répéter la même chose en d’autres termes. Le principe de libre mobilité n’est que le principe de relativité sous une autre forme. Que vous adoptiez une forme ou une autre, vous n’avez pas le droit d’y mettre ce qui n’y est pas.

Ce qui est nécessaire pour que l’expérience soit possible et pour que la mesure soit possible, c’est le principe de relativité entendu dans ce sens que certaines choses ne doivent pas être distinctes les unes des autres ; mais non pas ce même principe entendu dans ce sens plus précis que telles ou telles choses ne doivent pas être distinctes les unes des autres. Cela est très différent. Nous avons vu plus haut, du reste, que dès qu’on veut préciser, ce principe n’a pas le même sens en géométrie projective et en géométrie métrique.

Le nombre des degrés de liberté pourrait donc être différent de six sans que la mesure spatiale devînt impossible.

Supposons, par exemple, que l’on puisse transporter une figure de façon qu’un de ses points vienne en un point quelconque de l’espace, mais que, si on fixe ce point, la figure ne puisse plus bouger. Il n’y aura plus ainsi que trois degrés de liberté. La mesure sera-t-elle encore possible ? On voit aisément qu’on ne peut plus comparer en général les longueurs, les surfaces et les angles ; mais la mesure des volumes reste encore possible. On n’a donc pas le droit de dire qu’avec une pareille hypothèse la « mesure spatiale » (si on conserve ce terme vague) ne peut plus se faire.

Le principe de libre mobilité doit s’énoncer ainsi dans le langage mathématique il y a un groupe de transformations qui conserve certaines propriétés des figures, et l’ensemble de ces propriétés constitue ce que nous appelons leur forme. Il nous conduit donc à la même conclusion que notre premier axiome arithmétique.

Seulement ce principe (entendu dans le sens où l’on peut dire qu’il est a priori) ne nous apprend rien sur ce groupe. Il ne s’opposerait pas à ce que ce groupe pût être choisi arbitrairement, avec une seule restriction il faut qu’en ce qui concerne les choses qu’on veut pouvoir mesurer, le tout ne puisse être égal à la partie ; un groupe ne pourrait donc être choisi pour définir l’égalité si une de ses transformations changeait une figure en une partie de cette même figure.

Il y a encore une condition dont M. Russell ne parle pas, sans doute parce qu’elle lui semble, à tort selon moi, trop évidente pour qu’il y ait lieu d’en parler.

Deux figures ne doivent pas pouvoir être égales, au sens de la géométrie métrique, sans être « qualitativement équivalentes » au sens de la géométrie projective. Une ligne égale à une droite doit être une droite au sens de la géométrie projective. En d’autres termes, le groupe métrique doit être contenu dans le groupe projectif. Je vois bien que cette hypothèse est la plus commode et la plus naturelle ; je ne vois pas qu’elle soit nécessaire.

§ 8.

« Nous avons déjà vu, dit M. Russell (p, 164, § 162), en étudiant la géométrie projective, que deux points déterminent nécessairement une courbe unique, la ligne droite. Dans la géométrie métrique, l’axiome correspondant est que deux points déterminent nécessairement une grandeur spatiale, la distance[4]. »

Pourquoi ces deux axiomes sont-ils correspondants ? C’est, je suppose, parce que l’un et l’autre peuvent se déduire de cette même assertion entre deux points il doit y avoir une relation. Mais qu’on ne soit pas dupe de cette similitude superficielle. Dans les deux cas cette même assertion a deux sens bien différents.

Quand le géomètre métrique dit « deux points doivent avoir une relation, leur distance », il veut dire que cette relation reste la même pour ces deux points et pour deux points congruents ; et, d’autre part, qu’elle permet de distinguer un couple de points d’un autre couple de points dont la distance n’est pas la même. De sorte que la condition nécessaire et suffisante pour que deux couples de points et soient congruents, c’est que la relation de à soit la même que celle de à .

Quand le géomètre projectif dit « deux points doivent avoir une relation, la ligne droite qui les joint », cela a-t-il un sens analogue ? Cela veut-il dire que cette relation reste la même pour un couple de points, et pour un couple de points qualitativement équivalents ? Non, tous les couples de points sont qualitativement équivalents, et ils ne sont pas tous sur une même droite. Cela veut-il dire que cette relation permet de distinguer un couple de points d’un autre couple ? Non, toutes les droites sont indiscernables au point de vue projectif.

Est-il même bien correct de dire que la ligne droite est une relation entre deux points ? Non, c’est une relation entre trois points étant donnés trois points de l’espace, il peut y avoir entre eux une relation, celle d’être en ligne droite, ou la relation inverse, celle de n’être pas en ligne droite.

On pourrait soutenir plus facilement que la distance est bien une relation entre deux points. Quand je dis que la distance des points et est d’un mètre, il semble d’abord que dans cette proposition n’interviennent que deux points et , et cependant, pour qu’elle ait un sens, il faut que je sache ce que c’est qu’un mètre, et je ne puis définir le mètre que comme la distance de deux autres points et .

Il vaut mieux dire que la distance est une relation entre deux couples de points et  ; entre ces deux couples il peut y avoir trois relations ou bien la distance est égale à la distance , ou bien elle est plus grande, ou bien elle est plus petite.

Il importe de bien préciser ce point, parce que cela éclaircira beaucoup la suite de cette discussion.

§ 9.

Cela posé, « l’axiome de la distance » s’impose-t-il à nous ?

Est-il nécessaire que deux points déterminent toujours une quantité, c’est-à-dire que deux couples de points puissent ne pas être congruents ? Est-il absurde, en d’autres termes, de supposer que, dans le groupe de transformations qui servent à définir l’égalité des figures, on ne puisse pas toujours en trouver une qui transforme un couple de points quelconque en un autre couple de points également quelconque ?

C’est ce que M. Russell cherche à démontrer aux §§ 163 et 164 ; j’avoue que je ne comprends pas du tout son raisonnement, où je ne vois qu’une pétition de principe à peine déguisée.

Si je laisse ce raisonnement de côté, et que j’examine la question en elle-même, je vois bien que sans « l’axiome de la distance » la mesure des longueurs deviendrait impossible, mais il n’en est pas de même de la mesure des volumes. A-t-on alors le droit de dire que « la grandeur spatiale ne serait pas mesurable » sans préciser davantage le mot grandeur spatiale ?

A-t-on par contre le droit de dire que cette relation doit être unique ? Pas davantage ; M. Russell cherche à le démontrer (p. 166, § 165) en disant que s’il y avait plusieurs relations, cet ensemble de relations « qui resteraient toutes inaltérées dans un mouvement d’ensemble des deux points[5] » formerait pour ainsi dire un tout inséparable et équivaudrait par conséquent à une relation unique.

Le raisonnement peut paraître spécieux au lecteur qui ne chercherait pas à pénétrer ce que signifie le mot relation. En réalité, nous l’avons vu, quand, dans la section B du chapitre iii, M. Russell dit qu’il doit y avoir une relation entre deux points ; voici ce qu’il veut dire entre deux couples de points et , il peut y avoir trois relations différentes, qui s’excluent l’une l’autre, et il ne peut y en avoir d’autres. Ces trois relations peuvent s’exprimer par les trois symboles  ;  ; . La condition nécessaire et suffisante pour que les deux couples soient congruents, c’est que l’on soit dans le deuxième cas, et quand les points varient d’une manière continue, on ne peut passer du premier au troisième cas sans passer par le second.

Si nous disions qu’entre deux points il y a deux relations, voici ce que cela voudrait dire : la comparaison des deux couples et conduit à distinguer neuf cas possibles, qui s’excluent mutuellement, et qui peuvent s’exprimer par les neuf symboles :

 ;
 ;
 ;
 ;
 ;
 ;
 ;
 ;
 ;

La condition nécessaire et suffisante pour que les deux couples soient congruents, c’est que l’on soit dans le cinquième cas, et l’on peut passer d’une façon continue d’un quelconque à un autre quelconque des huit autres cas, sans passer par ce cinquième cas.

On voit que les deux hypothèses ne sont nullement équivalentes, et d’ailleurs il n’y a a priori aucune raison pour que l’une des deux s’impose plutôt que l’autre.

§ 10.

M. Russell cherche ensuite à établir que la notion de distance ne saurait exister sans la ligne droite.

Ici nous devons faire une distinction.

Nous voulons comparer deux distances ; s’agit-il seulement de savoir si la première distance est égale à la seconde, plus grande ou plus petite ? Alors la distance est regardée comme une grandeur non mesurable (la quantity de M. Russell, page 176, § 178).

Dans ce cas la ligne droite n’a pas à intervenir ; rappelons qu’on a construit une « géométrie du compas » où l’on ne se sert pas de la règle, ou l’on parle de cercles et jamais de droites.

Il est donc inexact de dire que la sphère (ou même la sphère de rayon donné) ne peut être définie avant la ligne droite. Seulement le rayon ne pourra pas être donné en mètres et en centimètres ; il sera donné comme la distance de deux points donnés.

S’agit-il au contraire de reconnaître si la première distance est égale à deux fois ou trois fois la seconde ?

La distance est alors regardée comme une grandeur mesurable (la magnitude de M. Russell). La considération de la ligne droite devient alors indispensable ; et en effet, il faut savoir discerner si une distance est la somme de deux autres, et en particulier si la distance est la somme des distances et . La condition pour cela, c’est que le point soit sur la droite .

L’Empirisme et la Géométrie.
§ 11.

Nous avons passé en revue les axiomes que M. Russell considère comme des conditions indispensables de l’expérience. Pour la plupart d’entre eux, il ne l’a nullement établi ; en employant dans ses énoncés des termes vagues et mal définis, en rendant les contours aussi nous que possible, il arrive à accumuler assez de brouillard pour empêcher de discerner tel axiome qui s’impose véritablement à nous de tel autre axiome plus précis qu’il veut nous imposer, Mais il n’a pu faire illusion qu’à ceux qui n’ont pas voulu prendre la peine de dissiper ce brouillard.

Mais si ces axiomes ne sont pas des conditions indispensables de l’expérience, devons-nous croire pour cela qu’ils sont empiriques ? Loin de moi cette pensée ; tout au contraire, j’estime que c’est à tort que M. Russell attribue le caractère empirique à d’autres axiomes, par exemple au postulatum d’Euclide.

Bien plus, le mot empirique, en pareille matière, me semble dénué de toute espèce de sens.

Qu’on me décrive une expérience à laquelle on puisse soumettre une droite abstraite, un cercle abstrait. Quel est le physicien qui a vu une droite, et avec quel instrument ? Ce qu’il a pu voir, c’est par exemple un petit pinceau de rayons lumineux ; il le regarde comme rectiligne, parce qu’il a démontré qu’il jouissait à peu près de certaines propriétés de la ligne droite ; mais comment aurait-il pu le constater s’il n’avait connu d’avance ces propriétés ? Il a fait une expérience d’optique, et non une expérience de géométrie.

Que l’on vienne à découvrir une étoile dont la parallaxe soit négative, en conclura-t-on que la géométrie est fausse ? Non, il sera beaucoup plus naturel de conclure que les rayons lumineux émanés de cette étoile ne se sont pas rigoureusement propagés en ligne droite. Je l’ai déjà dit, mais je ne craindrai pas de le répéter, tant qu’on s’obstinera à contester une vérité qui me paraît si évidente.

Est-ce par des expériences sur le mouvement des corps solides que l’on pourra démontrer les postulats fondamentaux de la Géométrie ? Qui ne sait combien les solides naturels diffèrent des solides invariables ? Comment d’expériences si grossières pourrait sortir une science dont la précision doit être infinie ?

La connaissance que nous avons des mouvements des corps solides ne peut être le fondement de la Géométrie ; elle nous a été seulement l’occasion de la fonder. Son rôle psychologique a été considérable, son rôle logique a été nul.

Rien ne m’autorise à supposer que la doctrine de M. Russell comporte une interprétation aussi grossière. Je crois que c’est autre chose qu’il a voulu dire, quelque chose de plus subtil et de plus spécieux. Mais, faute d’explications suffisantes, j’en suis réduit à des conjectures ; il faut cependant que je cherche à deviner sa pensée, parce que je crois que c’est là qu’est le nœud de la discussion, et que le désaccord qui me sépare de M. Russell est plus profond sur ce point que sur tous les autres.

§ 12.

Peut-on soutenir que certains phénomènes, possibles dans l’espace euclidien, seraient impossibles dans l’espace non-euclidien, de sorte que l’expérience, en constatant ces phénomènes, contredirait directement l’hypothèse non-euclidienne ? Pour moi, une pareille question ne peut se poser. À mon sens elle équivaut tout à fait à la suivante, dont l’absurdité saute aux yeux de tous : y a-t-il des longueurs que l’on peut exprimer en mètres et centimètres, mais que l’on ne saurait mesurer en toises, pieds et pouces, de sorte que l’expérience, en constatant l’existence de ces longueurs, contredirait directement cette hypothèse qu’il y a des toises partagées en six pieds ?

Examinons la question de plus près. Je suppose que la ligne droite possède dans l’espace euclidien deux propriétés quelconques que j’appellerai et  ; que dans l’espace non-euclidien elle possède encore la propriété , mais ne possède plus la propriété  ; je suppose enfin que, tant dans l’espace euclidien que dans l’espace non-euclidien, la ligne droite soit la seule ligne qui possède la propriété .

S’il en était ainsi, l’expérience pourrait être apte à décider entre l’hypothèse d’Euclide et celle de Lobatcheffsky. On constaterait que tel objet concret, accessible à l’expérience, par exemple un pinceau de rayons lumineux, possède la propriété  ; on en conclurait qu’il est rectiligne et on chercherait ensuite s’il possède ou non la propriété .

Mais il n’en est pas ainsi, il n’existe pas de propriété qui puisse, comme cette propriété , être un critère absolu permettant de reconnaître la ligne droite et de la distinguer de toute autre ligne.

Dira-t-on par exemple « cette propriété sera la suivante : la ligne droite est une ligne telle qu’une figure dont fait partie cette ligne peut se mouvoir sans que les distances mutuelles de ses points varient et de telle sorte que tous les points de cette ligne restent fixes » ?

Voilà en effet une propriété qui, dans l’espace euclidien ou non-euclidien, appartient à la droite et n’appartient qu’à elle. Mais comment reconnaîtra-t-on par expérience si elle appartient à tel ou tel objet concret ? Il faudra mesurer des distances, et comment saura-t-on que telle grandeur concrète que j’ai mesurée avec mon instrument matériel représente bien la distance abstraite ?

On n’a fait que reculer la difficulté.

En réalité la propriété que je viens d’énoncer n’est pas une propriété de la ligne droite seule, c’est une propriété de la ligne droite et de la distance. Pour qu’elle pût servir de critère absolu, il faudrait que l’on pût établir non seulement qu’elle n’appartient pas aussi à une autre ligne que la ligne droite et à la distance, mais encore qu’elle n’appartient pas à une autre ligne que la ligne droite et à une autre grandeur que la distance. Or cela n’est pas vrai.

Si on n’est pas convaincu par ces considérations, qu’on me cite une expérience concrète qui puisse être interprétée dans le système euclidien et qui ne puisse pas l’être dans le système lobatcheffskien.

Comme je sais bien que ce défi ne sera jamais relevé, je puis conclure :

Aucune expérience ne sera jamais en contradiction avec le postulatum d’Euclide ; en revanche aucune expérience ne sera jamais en contradiction avec le postulatum de Lobatcheffsky.

§ 13.

Mais il ne suffit pas que la géométrie euclidienne (ou non-euclidienne) ne puisse jamais être directement contredite par l’expérience Ne pourrait-il pas se faire qu’elle ne puisse s’accorder avec l’expérience qu’en violant le principe de raison suffisante et celui de la relativité de l’espace ?

Je m’explique : considérons un système matériel quelconque ; nous aurons à envisager d’une part « l’état » des divers corps de ce système (par exemple leur température, leur potentiel électrique, etc.), et d’autre part leur position dans l’espace ; et parmi les données qui permettent de définir cette position, nous distinguerons encore les distances mutuelles de ces corps qui définissent leurs positions relatives, et les conditions qui définissent la position absolue du système et son orientation absolue dans l’espace.

Les lois des phénomènes qui se produiront dans ce système pourront dépendre de l’état de ces corps et de leurs distances mutuelles ; mais, à cause de la relativité et de la passivité de l’espace, elles ne dépendront pas de la position et de l’orientation absolues du système.

En d’autres termes, l’état des corps et leurs distances mutuelles à un instant quelconque dépendront seulement de l’état de ces mêmes corps et de leurs distances mutuelles à l’instant initial, mais ne dépendront nullement de la position absolue initiale du système et de son orientation absolue initiale. C’est ce que je pourrai appeler, pour abréger le langage, la loi de relativité.

J’ai parlé jusqu’ici comme un géomètre euclidien. Mais je l’ai dit, une expérience, quelle qu’elle soit, comporte une interprétation dans l’hypothèse euclidienne ; mais elle en comporte une également dans l’hypothèse non-euclidienne. Eh bien, nous avons fait une série d’expériences ; nous les avons interprétées dans l’hypothèse euclidienne et nous avons reconnu que ces expériences ainsi interprétées ne violent pas cette « loi de relativité ».

Nous les interprétons maintenant dans l’hypothèse non-euclidienne cela est toujours possible ; seulement les distances non-euclidiennes de nos différents corps dans cette interprétation nouvelle ne seront généralement pas les mêmes que les distances euclidiennes dans l’interprétation primitive.

Nos expériences, interprétées de cette manière nouvelle, seront-elles encore d’accord avec notre « loi de relativité » ? Et si cet accord n’avait pas lieu, n’aurait-on pas encore le droit de dire que l’expérience a prouvé la fausseté de la géométrie non-euclidienne ?

Il est aisé de voir que cette crainte est vaine ; en effet, pour qu’on puisse appliquer la loi de relativité en toute rigueur, il faut l’appliquer à l’univers entier. Car si on considérait seulement une partie de cet univers, et si la position absolue de cette partie venait à varier, les distances aux autres corps de l’univers varieraient également, leur influence sur la partie de l’univers envisagée pourrait par conséquent augmenter ou diminuer, ce qui pourrait modifier les lois des phénomènes qui s’y passent.

Mais si notre système est l’univers entier, l’expérience est impuissante à nous renseigner sur sa position et son orientation absolues dans l’espace. Tout ce que nos instruments, si perfectionnés qu’ils soient, pourront nous faire connaître, ce sera l’état des diverses parties de l’univers et leurs distances mutuelles.

De sorte que notre loi de relativité pourra s’énoncer ainsi :

Les lectures que nous pourrons faire sur nos instruments, à un instant quelconque, dépendront seulement des lectures que nous aurions pu faire sur ces mêmes instruments à l’instant initial.

Or un pareil énoncé est indépendant de toute interprétation des expériences. Si la loi est vraie dans l’interprétation euclidienne, elle sera vraie aussi dans l’interprétation non-euclidienne.

Qu’on me permette à ce sujet une petite digression. J’ai parlé plus haut des données qui définissent la position des divers corps du système ; j’aurais dû parler également de celles qui définissent leurs vitesses ; j’aurais eu alors à distinguer la vitesse avec laquelle varient les distances mutuelles des divers corps ; et d’autre part les vitesses de translation et de rotation du système, c’est-à-dire les vitesses avec lesquelles varient sa position et son orientation absolues.

Pour que l’esprit fût pleinement satisfait, il aurait fallu que la loi de relativité pût s’énoncer ainsi :

L’état des corps et leurs distances mutuelles à un instant quelconque, ainsi que les vitesses avec lesquelles varient ces distances à ce même instant, dépendront seulement de l’état de ces corps et de leurs distances mutuelles à l’instant initial, ainsi que des vitesses avec lesquelles variaient ces distances à cet instant initial ; mais elles ne dépendront ni de la position absolue initiale du système ni de son orientation absolue, ni des vitesses avec lesquelles variaient cette position et cette orientation absolues à l’instant initial.

Malheureusement la loi ainsi énoncée n’est pas d’accord avec les expériences, au moins telles qu’on les interprète d’ordinaire.

Qu’un homme soit transporté sur une planète dont le ciel serait constamment couvert d’un épais rideau de nuages, de telle façon qu’on ne puisse jamais apercevoir les autres astres ; sur cette planète on vivra comme si elle était isolée dans l’espace. Cet homme pourra cependant s’apercevoir qu’elle tourne soit en mesurant l’aplatissement (ce qu’on fait ordinairement en s’aidant d’observations astronomiques, mais ce qui pourrait se faire par des moyens purement géodésiques), soit en répétant l’expérience du pendule de Foucault. La rotation absolue de cette planète pourrait donc être mise en évidence. ».

Il y a là un fait qui choque le philosophe, mais que le physicien est bien forcé d’accepter.

J’ai donc dû me résigner, dans l’énoncé de la loi de relativité, à confondre les vitesses de toutes sortes parmi les données qui définissent l’état des corps.

Quoi qu’il en soit, cette difficulté est la même pour la géométrie d’Euclide et pour celle de Lobatcheffsky ; je n’ai donc pas à m’en inquiéter et je n’en ai parlé qu’incidemment.

En résumé, de quelque façon qu’on se retourne, il est impossible de découvrir à l’empirisme géométrique un sens raisonnable.

Comparaison des deux géométries.
§ 14.

J’en ait dit assez pour qu’on voie ce qu’on doit penser des trois propositions que j’énonçais au début et dans lesquelles M. Russell oppose la géométrie projective et la géométrie métrique.

Il me semble qu’il ne reste rien de la première d’après lequel l’une serait a priori, l’autre empirique. Aucun axiome géométrique n’est empirique ; la plupart de ces axiomes ne sont pas non plus a priori, au sens que M. Russell donne à ce mot.

Mais alors s’ils ne sont ni empiriques ni a priori, que sont-ils, quelle position intermédiaire pouvez-vous imaginer ?

On peut en imaginer beaucoup. Il y a d’abord celle de Kant, qui admet des jugements synthétiques a priori.

M. Russell estime au contraire que la plupart des axiomes, s’ils ne sont pas des jugements analytiques, peuvent être déduits analytiquement de la croyance à la possibilité de l’expérience.

C’est cela qu’il n’a pas réussi à établir. Il n’y a aucune raison pour faire au postulat d’Euclide un sort privilégié parmi les axiomes. Ceux de la géométrie projective ne sont ni plus ni moins a priori que lui.

Outre la forme euclidienne et la forme lobatcheffskienne, beaucoup d’autres formes d’extériorité restent donc possibles.

Qui décidera entre l’espace et ces « autres formes extériorité, qui, si elles existaient, pourraient remplir le même office avec une égale efficacité[6] » (§ 192) ?

Ce ne peut être l’expérience ; devons-nous croire avec Kant que l’une de ces formes s’impose à nous, a priori et ayant toute expérience, par la nature même de notre esprit et sans que nous puissions expliquer analytiquement pourquoi.

En ce qui me concerne, j’adopte une autre position intermédiaire : je crois que ces autres formes sont non-seulement possibles et propres, si elles existaient, à remplir le rôle de l’espace ; mais qu’elles existent au même titre que l’espace et sont seulement rejetées comme moins commodes ; je n’accepte donc pas la thèse de Kant, mais ce n’est pas elle que je discute en ce moment ; je me borne à constater que M. Russell n’a rien prouvé contre elle.

§ 15.

La seconde proposition est vraie en un sens. Et cependant il y a encore des réserves à faire.

En géométrie métrique, M. Russell étudie les figures égales ; il a besoin d’un critérium de l’égalité, et il le trouve (§ 144) dans le mouvement, ou plutôt dans une certaine classe de mouvements comprenant les translations, les rotations et leurs combinaisons.

En géométrie projective, il étudie les figures « qualitativement équivalentes » ; n’a-t-il pas besoin aussi d’un critérium de l’équivalence qualitative ? Ce critérium ne peut être fondé que sur la considération d’une certaine classe de transformations qui n’altèrent pas cette équivalence ; ce sont ces transformations que M. Russell définit §121.

Mais toute transformation d’une figure est en un sens un mouvement, puisque, par suite de cette transformation, les divers points de cette figure changent de place.

En particulier, les transformations projectives sont des mouvements où tous les points mobiles décrivent des trajectoires rectilignes et concourantes, et avec des vitesses telles que trois points situés primitivement en ligne droite restent toujours en ligne droite. Ou bien encore ce sont des combinaisons de pareils mouvements.

Pourquoi refuserait-on à ces transformations le nom de mouvements et l’accorderait-on aux translations et aux rotations ? Je n’en vois qu’une raison : c’est qu’il existe dans la nature des corps, les corps solides, qui peuvent prendre à peu près des mouvements de translation ou de rotation ; il n’y en a pas qui se meuvent à peu près suivant la loi projective.

J’ai écrit quelque part quelque chose qui pourrait sembler en contradiction avec ce qui précède : j’ai écrit que la géométrie projective est visuelle et que la géométrie métrique est motrice. Je me plaçais là à un point de vue purement psychologique et non au point de vue logique.

§ 16.

Passons à la troisième proposition. Il est certain que c’est la mesure de la quantité qu’on se propose pour but dans l’étude de la géométrie métrique, tandis qu’en géométrie projective on a en vue d’autres applications. C’est ce qu’indiquent déjà les noms donnés à ces deux géométries.

Mais laissons de côté cette préoccupation des applications habituelles de ces deux sciences, et plaçons-nous à un autre point de vue. Pourquoi refuser de regarder le rapport anharmonique comme une quantité ? Parce qu’on peut le construire avec la règle seule. Mais la distance métrique peut être construite avec la règle et le compas. Pourquoi la règle est-elle un instrument qualitatif et le compas un instrument quantitatif ?

Voici trois points en ligne droite ; voici d’autre part quatre points situés sur un même cercle ; ce sont là deux relations ; pourquoi la première est-elle qualitative, et la seconde quantitative ?

Parce que la définition du cercle suppose déjà la quantité ? C’est ce que je n’admets pas ; on doit définir le cercle par certains mouvements, qui servent également à définir l’égalité de deux figures et par elle la grandeur spatiale. En d’autres termes ce n’est pas par la quantité qu’on définit le compas, c’est par le compas (j’entends un compas idéal) qu’on définit la quantité.

Il y aurait mieux à dire. En géométrie projective, pourrait-on objecter, la quantité ne peut s’introduire parce que le tout y serait égal à la partie. Deux ensembles de points, le second n’étant qu’une partie du premier, peuvent en effet être projectivement équivalents.

Cela est vrai, en effet, si on prend le point pour élément de l’espace, mais cela cesserait de l’être si on prend pour élément le triplet, c’est-à-dire un système de trois points en ligne droite.

Ces considérations, sur lesquelles je ne veux pas insister davantage, font voir dans quelle mesure cette troisième proposition est vraie, mais aussi dans quelle mesure elle est fausse. À mes yeux, la seule géométrie dont on puisse dire en toute rigueur qu’elle est purement qualitative, c’est ce qu’on appelle l’Analysis situs, cette branche de la science où non-seulement une ellipse n’est pas regardée comme qualitativement différente d’un cercle, mais où elle n’est même pas regardée comme qualitativement différente de toute autre courbe fermée.

Critique du Nominalisme.
§ 17.

J’arrive à la partie critique de l’ouvrage de M. Russell et je commence naturellement par analyser ce qu’il dit de la théorie que j’ai moi-même adoptée et que M. Couturat désigne sous le nom de nominalisme.

J’observerai d’abord que cette théorie, d’après laquelle les postulats sont des définitions déguisées, ne s’applique pas seulement au postulatum d’Euclide, mais à beaucoup d’autres ; c’est trop la rétrécir et la particulariser que de la faire dépendre d’une théorie mathématique très spéciale, comme est celle de Cayley et Klein.

Cela posé, je reproduis textuellement le début de l’argumentation de M. Russell (page 33, § 37) :

« Naturellement, il nous est loisible, si nous le préférons, de continuer à exclure la distance, entendue au sens ordinaire, comme la grandeur d’une ligne droite finie, et de définir le mot distance de la manière qu’il nous plaira. Mais le concept pour lequel le mot a été employé jusqu’ici réclamera alors un nouveau nom, et le seul résultat sera une confusion entre la signification apparente de nos propositions, pour ceux qui conservent les associations correspondant à l’ancien sens du mot, et la signification réelle, résultant du nouveau sens attribué au mot[7]. »

Pour faire comprendre la parfaite inanité de cette critique, je vais prendre un exemple un peu gros. Je suppose que je dise « J’ai le droit de dire qu’un triangle a quatre côtés, car personne ne peut m’empêcher de donner le nom de triangle à la figure que vous appelez quadrilatère ». Vous me répondriez « Mais vous avez tort d’appeler triangle ce que tout le monde appelle quadrilatère ». Ce conseil serait assurément fort sage, mais est-ce que cela empêcherait que cette proposition « le triangle a trois côtés » ne soit une définition et non un axiome ou un théorème ?

Si un objet possède deux propriétés et , et s’il est seul a posséder la propriété , cette propriété pourra servir de définition, mais comme elle suffira pour le définir, la propriété ne sera plus une définition elle sera un axiome ou un théorème.

Si au contraire l’objet n’est pas seul à posséder la propriété , mais s’il est seul à posséder les deux propriétés et , la propriété n’est plus suffisante pour le, définir, et la propriété sera un complément de définition, ce ne sera plus un axiome ou un théorème.

En un mot, pour qu’une propriété soit un axiome ou un théorème, il faut que l’objet qui possède cette propriété ait été complètement défini indépendamment de cette propriété.

Ainsi, pour avoir le droit de dire que les soi-disant axiomes relatifs à la distance ne sont pas une définition déguisée de cette distance, il faudrait définir la distance autrement que par ces axiomes. Mais cette définition, où est-elle ?

Sera-ce une définition mathématique proprement dite ? Sous ce rapport je suis tranquille, il n’y en a pas et on n’en trouvera pas. Définira-t-on la distance par la voie de l’expérience ? J’ai montré plus haut à quel point l’empirisme, en pareille matière, est dépourvu de sens.

Il ne reste qu’une ressource. C’est de dire qu’on n’a pas besoin de définition parce que ces choses sont directement connues par l’intuition. À ceux qui pensent avoir l’intuition directe de l’égalité de deux distances ou de celle de deux durées, il m’est difficile de répondre ; nous parlons des langues trop différentes. Je ne puis que les envier et les admirer sans les comprendre, parce que cette intuition me manque absolument.

Je pourrais peut-être me hasarder à leur dire, malgré ma crainte de commettre un solécisme dans cette langue que je ne comprends pas : « Vous dites que vous avez l’intuition de la distance ; vous avez sans doute aussi, au moins en puissance, l’intuition de toutes les autres grandeurs que l’on peut envisager en géométrie ; ne vous faut-il pas encore une définition pour nous faire savoir quelle est, parmi toutes les choses que l’intuition vous révèle, celle que vous appellerez distance ? »

Au reste ce ne paraît pas être la pensée de M. Russell ; car s’il avait l’intuition directe de la distance euclidienne, il ne parlerait pas de recourir à l’expérience pour vérifier le postulatum d’Euclide.

Si M. Russell nous avait donné cette définition que je réclame, les quatre pages qu’il a consacrées à la réfutation du nominalisme auraient été inutiles ; s’il ne l’a pas donnée, ces quatre pages sont impuissantes, et quarante pages l’auraient été tout autant.

Mais, dira-t-il, je l’ai donnée page 36 (fin du § 37) :

« La distance est cette relation quantitative, entre deux points d’une ligne, qui permet de définir en quoi ils diffèrent des autres points[8]. »

Nous voilà bien avancés ! Considérons une fonction quelconque des coordonnées de ces deux points, uniforme et variant toujours dans le même sens. C’est une quantité, puisqu’elle s’exprime par un nombre ; est-ce qu’elle ne permet pas de définir, ces points et de les distinguer des autres ? Oui, diriez-vous, c’est bien une quantité, mais ce n’est pas la bonne quantité. Mais ce que je vous demande, c’est justement une définition qui permette de distinguer la bonne quantité des mauvaises.

Critique de Helmholtz.
§ 18.

Je dirai encore quelques mots des critiques dirigées par M. Russell contre Helmholtz, et d’abord en ce qui concerne « l’imaginabilité » de l’espace non-euclidien (page 72, § 68).

Helmholtz s’est borné à décrire, dit M. Russell ; c’est comme si un aveugle voulait se représenter la lumière par analogie avec la chaleur.

Cette comparaison est très fausse un aveugle ne saurait se représenter le rouge, le jaune et le vert ; au contraire, quelqu’un qui connaîtrait ces couleurs, mais les aurait toujours vues se succéder dans l’ordre suivant, rouge, jaune, vert, pourrait parfaitement se représenter un monde où ces couleurs se succéderaient dans un ordre différent.

Or dans le monde non-euclidien, nos sensations seraient composées des mêmes éléments que dans notre monde actuel, mais ces éléments s’associeraient et se succéderaient suivant d’autres lois. On peut donc parfaitement décrire ce monde non-euclidien, non en termes conceptuels, mais en composant un tableau nouveau avec des éléments connus.

Je crois que c’est ce qu’Helmholtz a voulu faire ; je suis sûr que c’est ce que j’ai voulu faire, et je crois y avoir réussi ; je m’expliquerai d’ailleurs plus bas sur ce point.

Au reste, si cette critique dirigée contre Helmholtz me parait sans fondement, je vois encore moins comment M. Russell peut la concilier avec le caractère empirique qu’il attribue au postulatum d’Euclide.

Quand on fait un experimentum crucis, on sait d’avance que cette expérience peut donner deux résultats différents ; on se les représente d’avance, de façon à pouvoir se dire si c’est telle représentation qui se réalise, j’en tirerai telle conclusion ; si c’est l’autre, j’en tirerai la conclusion opposée. Si au contraire il est impossible d’imaginer un des termes de l’alternative, on doit le regarder d’avance comme absurde, et l’expérience devient inutile.

§ 19.

La seconde critique dirigée contre Helmholtz se rapporte au rôle des corps solides ; je me suis suffisamment expliqué sur ce point dans ce qui précède. La géométrie n’est pas un ensemble de lois expérimentales tirées de l’observation des corps solides ; mais cette observation a été pour nous l’occasion de créer la géométrie. Seulement cette occasion était nécessaire.

Un géomètre liquide dans un monde liquide pourrait-il créer la géométrie ? Peut-être discernera-t-il des figures ; mais pourquoi considérerait-il deux figures comme égales ?

Évidemment il pourrait définir cette égalité par une convention quelconque ; mais cette convention lui paraîtrait toujours arbitraire.

En un mot, il pourrait créer la géométrie (de même que Lobatcheffsky a pu créer la géométrie non-euclidienne dans un monde où il n’existe pas de solides non-euclidiens), mais il ne le ferait pas, parce qu’il n’aurait aucune raison de le faire.

Il est nécessaire de mieux expliquer le rôle occasionnel joué par les observations sur les corps solides.

Supposons qu’on ait constitué une géométrie purement qualitative, j’entends par là non la géométrie projective, mais l’Analysis situs. On sait que l’espace est continu, qu’il a trois dimensions ; on sait ce que c’est qu’une surface, ce que c’est qu’une ligne ; on sait distinguer une courbe fermée d’une courbe non fermée ; mais on ne sait pas distinguer un segment de droite d’un arc de courbe, ni une ligne droite indéfinie d’une branche de courbe infinie dans les deux sens, ni une surface plane d’une surface courbe.

Une pareille géométrie est logiquement indépendante tant de la géométrie projective que de la géométrie métrique ; elle peut se constituer avant elles et sans elles.

Un pareil espace est amorphe, il n’est par lui-même ni euclidien, ni non-euclidien ; les mots de ligne droite, d’égalité de deux figures, de forme ou de distance n’ont encore aucun sens.

Dans cet espace, pourtant, le mouvement est possible ; seulement nous ne distinguons pas les mouvements qui conservent la forme, de ceux qui sont accompagnés de déformation, puisque nous ne savons pas encore ce que c’est que la forme.

Je puis combiner d’une foule de manières ces mouvements de façon à former des groupes de mouvements, au sens que les mathématiciens donnent à ce mot et que j’ai rappelé plus haut.

On peut démontrer qu’il existe des groupes de mouvements satisfaisant aux conditions suivantes

1o Si l’on considère deux points quelconques de l’espace, il y aura dans le groupe certains mouvements qui laisseront ces deux points immobiles ; tous ces mouvements laisseront également immobiles tous les points d’une certaine ligne que j’appellerai ligne principale relative à ce groupe. De là résulte qu’on peut par deux points quelconques mener une ligne principale relative au groupe.

2o Par trois points quelconques de l’espace passe une surface que j’appellerai surface principale relative au groupe, et qui contient tout entière la ligne principale relative au groupe que l’on peut mener par deux quelconques de ses points.

3o Il existe dans le groupe des mouvements tels que chaque point de l’espace décrive une ligne principale relative au groupe.

On démontre qu’il existe un groupe satisfaisant à ces trois conditions et même il en existé une infinité (isomorphes entre eux, diraient les mathématiciens).

D’autre part on peut démontrer qu’il existe des groupes qui satisfont aux deux premières conditions, mais pas à la troisième.

Jusqu’ici nous n’avons aucune raison de considérer un de ces groupes comme plus important que les autres. Mais l’expérience nous révèle le fait suivant il y a des corps, les solides naturels, dont les mouvements satisfont à peu près à nos trois conditions.

Cette circonstance attire notre attention sur les groupes qui satisfont aux trois conditions ; et en particulier sur l’un d’eux dont les mouvements diffèrent peu de ceux de ces solides naturels.

Nous convenons de dire qu’une figure, entraînée dans un mouvement faisant partie de ce groupe, reste égale à elle-même et conserve sa forme. Nous donnons le nom de droites aux lignes principales relatives à ce groupe, et celui de plans aux surfaces principales relatives à ce groupe. Les mots de forme, droite et plan sont désormais définis.

Maintenant, comme il existe des groupes satisfaisant aux deux premières conditions seulement, il pourrait exister des corps dont les mouvements s’écarteraient peu de ceux de l’un de ces groupes et satisferaient par conséquent à peu près aux deux premières conditions et ne satisferaient pas à peu près à la troisième. Personne n’a jamais vu de pareils corps ; mais il est facile de les imaginer ; j’allais dire qu’on pourrait en faire. Ces corps, je les appellerai des solides non-euclidiens.

Que l’on imagine maintenant un monde où nos solides naturels ordinaires seraient inconnus, mais où il y aurait de pareils solides non-euclidiens ; que l’on suppose un géomètre élevé dans un pareil monde ; que va-t-il faire ? Son attention sera principalement appelée, non sur un des groupes qui satisfont aux trois conditions, mais sur un des groupes qui satisfont seulement aux deux premières.

C’est quand une figure sera entraînée dans un mouvement de ce groupe qu’il dira que cette figure reste égale à elle-même. C’est aux lignes principales relatives à ce groupe qu’il donnera le nom de droite. Ce sont les surfaces principales relatives à ce groupe qu’il appellera plans.

En un mot, il construira la géométrie non-euclidienne. L’éducation et l’habitude aidant, le postulatum d’Euclide lui paraîtra aussi absurde que celui de Lobatcheffsky à M. Delbœuf.

Voilà le rôle que j’attribue aux corps solides dans la genèse de la géométrie.

Quand je dis que je cherche à me représenter l’espace non-euclidien, je veux dire que je cherche à me représenter les mouvements des solides non-euclidiens, à me mettre à la place du géomètre dont je viens de parler. Cela ne peut pas avoir d’autre sens, et si cela ne vous satisfait pas, si vous voulez autre chose, c’est parce que vous cherchez inconsciemment à vous représenter un espace qui soit à la fois euclidien et non-euclidien ; cela naturellement vous semble impossible.

§ 20.

Je ne sais si M. Russell voudra répondre à ces objections, qui sans doute lui paraîtront souverainement absurdes ; mais s’il se décidait à le faire, il ne voudrait probablement pas traiter toutes les questions que j’ai touchées, ni peut-être lire ce travail tout entier. Je prends donc la liberté de lui signaler les points qu’il me paraît le plus urgent d’éclaircir : je lui demanderais d’une part de m’expliquer par quelle expérience concrète il voudrait démontrer le postulatum d’Euclide, et d’autre part de me donner une définition de la distance et de la ligne droite, indépendante de ce postulat, et exempte d’ambiguïté et de cercle vicieux.

H. Poincaré.
  1. « I. We can distinguish différent parts of space, but all parts are qualitatively similar, and are distinguished only by the immediate fact that they lie outside one another.
    II. Space is continuous and infinitely divisible ; the result of infinité division, the zero of extension, is called a point.
    III. Any two points determine a unique figure, called a straight line, any three in general determine a unique figure, the plane. Any four determine a corresponding figure of three dimensions, and for aught that appears to the contrary, the same may be true of any number of points. But this process comes to an end, sooner or later, with some number of points which determine the whole of space. »
  2. Metrical Geometry is… ; its a priori element, nevertheless…., is the same as the postulate of projective Geometry, namely, the homogeneity of space, or its équivalent, the relativity of position.
  3. « Spatial magnitudes can be moved from place to place without distortion ;… shapes do not in any way depend upon absolute position in space. »
  4. « We have already seen, in discussing projective Geometry, that two points must determine a unique curve, the straight line. In metrical Geometry, the corresponding axiom is that two points must determine a unique spatial quantity, distance. »
  5. « Which would ail remain unaltered in a combined motion of both points. »
  6. The Kantian argument — which was correct, if our reasoning has been sound, in asserting that real diversity, in our actual world, could only be known by the help of space — was only mistaken, so far as its purely logical scope extends, in overlooking the possibility of other forms of externality, which could if they existed, perform the same task with equal efficiency. In so far space differs, therefore, from these other conception of possible intuitional form, it is a mere experienced fact, while in so far as its properties are those which all such forms must have, it is a priori necessary to the possibility of experience.
  7. «It is open to us, of course, if we choose, to continue to exclude distance in the ordinary sense, as the quantity of a finite straight line, and to define the word distance in any way we please. But the conception, for which the word has hitherto stood, will then require a new name, and the only result will be a confusion between the apparent meaning of our propositions, to those who retain the associations belonging to the old sense of the word, and the real meaning, resulting from the new sense in which the word is used. »
  8. « Distance… is that quantitative relation, between two points on a line, by which their différence from other points can be defined. »