Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/18

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Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 85-89).


CHAPITRE XVIII.


Comment je fus fait prisonnier par les sauvages.


J’avais un esclave de la nation nommée Carios ; il prenait du gibier pour moi, et j’allais aussi quelquefois avec lui dans les bois. Je reçus à cette époque la visite d’un Espagnol qui vint me voir de Saint-Vincent, qui n’est qu’à cinq milles de San-Maro, où je me trouvais. Il était accompagné d’un Allemand, nommé Heliodonis Hessus, fils d’Eobanus Hessus, qui demeurait à Saint-Vincent, dans un ingenio ( établissement où l’on fait le sucre), qui appartenait à un Génois, nommé Josepe Ornio. Cet Héliodorus était l’écrivain et l’intendant de la plantation, et j’avais été autrefois très-lié avec lui, parce qu’après mon naufrage près de Saint-Vincent, à bord du vaisseau espagnol, je l’avais trouvé dans cette colonie, et il m’avait traité avec amitié. Il venait pour voir comment je me portais, ayant entendu dire que j’étais malade.

J’avais envoyé la veille mon esclave dans les bois pour chercher du gibier, et lui avais promis de venir le reprendre le lendemain, afin que nous eussions de quoi manger, car dans ce pays on n’a guère que ce qui vient du désert.

Pendant que je traversais la forêt, j’entendis près de moi des sauvages qui poussaient de grands cris, selon leur usage. Je m’en vis bientôt entouré et exposé à leurs flèches. A peine avais-je eu le temps de m’écrier : « Seigneur, ayez pitié de mon âme ! » qu’ils me renversèrent et me frappèrent de leurs armes. Heureusement, grâce à Dieu, ils ne me blessèrent qu’à la jambe et m’arrachèrent mes habits. L’un s’empara de ma cravate, le second de mon chapeau, le troisième de ma chemise, et ainsi de suite. Ils me tiraillèrent de tous côtés, chacun prétendant qu’il avait été le premier à s’emparer de moi, et ils me battirent avec leurs arcs. Enfin, deux d’entre eux me levèrent de terre, nu comme ils m’avaient mis : l’un me saisit par un bras, l’autre par l’autre ; quelques-uns me prirent par la tête, d’autres par les jambes, et ils se mirent ainsi à courir vers la mer, où ils avaient leur canot. Quand nous approchâmes du rivage, je vis, à la distance d’un ou deux jets de pierre, leur canot qu’ils avaient tiré sur la rive, derrière un buisson, et un grand nombre des leurs qui les attendaient. Dès qu’ils me virent arriver ainsi porté, ils coururent au-devant de moi. Ils étaient ornés de plumes, selon leur usage ; se mordaient les bras, et me menaçaient comme s’ils eussent voulu me dévorer. Leur roi marchait devant moi, tenant en main la massue avec laquelle ils tuent leurs prisonniers. Il leur fit un discours, et leur raconta comment ils avaient pris le Perot, c’est ainsi qu’ils nomment les Portugais, et comment ils vengeraient sur moi leurs amis. Lorsqu’ils m’eurent placé près des canots, ils recommencèrent à me frapper du poing. Ils se hâtèrent de remettre leurs embarcations à la mer, car ils craignaient qu’on ne donnât l’alarme à Brikioka ; ce qui arriva en effet.

Avant de me placer dans le canot, ils m’avaient attaché les mains. Comme ils n’étaient pas tous du même village, chaque tribu fut mécontente de s’en retourner les mains vides, et commença à chercher querelle à ceux qui s’étaient emparés de ma personne ; quelques-uns, disant qu’ils avaient été aussi près de moi qu’eux, voulaient me tuer sur la place pour avoir de suite leur part.

Je priais en attendant le coup de la mort ; mais le roi, qui m’avait fait prisonnier, prit la parole, et dit qu’il voulait m’emmener vivant pour pouvoir célébrer leur fête avec moi, me tuer et, kawewi pepicke, c’est-à-dire faire leur boisson, célébrer une fête et me manger ensemble. Ils me mirent quatre cordes autour du cou, me firent monter dans un canot avant qu’il fut à flot, et le poussèrent ensuite à la mer pour retourner chez eux.