Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/35

La bibliothèque libre.
Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 149-153).


CHAPITRE XXXV.


Comment le Français qui leur avait conseillé de me dévorer revint au village, et comment je le suppliai de m’emmener avec lui ; mais mon maître ne voulut pas y consentir.


En me quittant, Karwattuwar, le Français dont j’ai parlé, était parti avec des Indiens amis de ses compatriotes, pour rassembler des marchandises dont les sauvages font commerce, savoir : du poivre et certaines espèces de plumes.

Quand il voulut retourner à l’endroit où les vaisseaux français ont l’habitude d’aborder, et que l’on nomme Mungu Wappe et Iterroenne, il fut obligé de repasser par le village où j’étais. Il me croyait déjà mort, car il pensait, en partant, que l’intention des sauvages était de me manger ; et il le leur avait conseillé, comme je l’ai dit plus haut.

Ayant appris que j’étais encore vivant, il vint me voir, et m’adressa la parole dans la langue des sauvages. Je le conduisis dans un endroit où ceux-ci ne pouvaient pas nous entendre ; et je lui dis qu’il voyait bien que c’était la volonté de Dieu de me conserver la vie, que je n’étais pas Portugais, mais Allemand, et que je n’avais été amené parmi les Portugais que par le naufrage que j’avais éprouvé à bord d’un navire espagnol. Je le suppliai d’appuyer mon dire auprès des sauvages, et de les assurer que j’étais l’ami des Français, et qu’ils m’emmèneraient sur leurs vaisseaux quand ils viendraient. Si vous refusez de me rendre ce service, ajoutai-je, ils me regarderont toujours comme un menteur, et me tueront un jour ou l’autre.

Je lui disais tout cela dans la langue des sauvages, lui demandant s’il n’avait pas un cœur de chrétien dans la poitrine, et s’il ne croyait pas qu’il y avait une autre vie après celle-ci, pour conseiller aux sauvages de me faire périr. Il commença alors à se repentir de ce qu’il avait fait, et m’assura qu’il m’avait pris pour un Portugais ; et que tous les gens de cette nation étaient de tels scélérats, qu’aussitôt que les Français pouvaient en prendre un au Brésil, ils le pendaient sur-le-champ ; ajoutant qu’ils étaient bien obligés de se conformer aux mœurs des Indiens, et de souffrir qu’ils traitassent leurs prisonniers comme ils l’entendaient, puisqu’ils étaient comme eux ennemis des Portugais.

A ma prière, il dit aux sauvages que la première fois il s’était trompé : que j’étais Allemand et ennemi des Portugais, et qu’il voulait m’emmener où les vaisseaux ont coutume d’aborder ; mais mon maître répondit qu’il ne consentait pas à me céder à personne, à moins que mon père ou mon frère ne lui apportât un vaisseau plein de haches, de miroirs, de couteaux, de peignes et de ciseaux pour ma rançon, car il m’avait saisi sur le territoire de ses ennemis, et ainsi j’étais de bonne prise.

Quand le Français l’eut entendu, il me dit : « Vous voyez qu’ils ne veulent pas vous lâcher ». Cependant je le suppliai, au nom du ciel, de m’envoyer chercher et de me faire embarquer pour la France dès qu’il arriverait un vaisseau. Ce qu’il me promit. Avant de partir, il recommanda bien aux sauvages de ne pas me tuer, leur promettant que nos amis leur apporteraient une rançon.

Dès que ce Français fut parti, Alkindar Miri, un de mes maîtres, me dit : « Que t’a donné le Français, ton compatriote ? Pourquoi ne t’a-t-il pas fait présent d’un couteau que tu m’aurais donné ? » Il se fâcha très-fort contre moi : car, dès que la santé leur fut revenue, ils avaient recommencé à me maltraiter, et à dire qu’au fond les Français ne valaient pas mieux que les Portugais ; ce qui renouvela mes craintes.