Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/39

La bibliothèque libre.
Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 169-173).


CHAPITRE XXXIX.


Comment un esclave de ces Indiens me calomniait toujours et aurait désiré me voir dévorer, et comment il fut tué et mangé en ma présence.


Il y avait parmi eux un esclave de la nation Carios ; qui est aussi l’ennemie des Tuppins-Inbas et l’alliée des Portugais ; il avait été l’esclave de ces derniers, et s’était échappé. Or, les sauvages n’ont pas coutume de tuer ceux qui s’échappent ainsi, à moins qu’ils ne commettent quelques crimes : ils les traitent en esclaves et s’en font servir.

Il y avait déjà trois ans que cet Indien Carios était parmi les Tuppins-Inbas ; et il leur raconta qu’il m’avait vu accompagner les Portugais à la guerre et tirer sur les Tuppins-Inbas. Il ajouta que c’était moi qui avais tué un de leurs rois qui avait péri dans un combat quelques années auparavant, et les exhorta fortement à me faire mourir, assurant que j’étais leur plus grand ennemi ; et cependant tout cela était des mensonges, car il était dans ce village depuis trois ans, et il n’y en avait qu’un que j’étais arrivé à Saint-Vincent quand il s’était sauvé. Je suppliais sans cesse le ciel de me protéger contre ses calomnies.

Vers 1554, environ six mois après que j’eus été fait prisonnier, ce Carios tomba malade ; et son maître vint me prier de lui rendre là santé, afin qu’il pût l’envoyer à la chasse pour nous procurer des vivres, me promettant de m’en donner une partie ; et il ajouta que si je pensais qu’il ne guérirait pas, il le donnerait à un de ses amis pour le tuer, et acquérir du renom par ce moyen.

Il était malade depuis une dizaine de jours, quand, pensant le soulager, j’essayai de le saigner avec la dent d’un animal, nommé Backe, que les sauvages aiguisent à cet usage ; mais je ne pus réussir à tirer du sang. Les Indiens, voyant cela, commencèrent à dire : Puisqu’il ne peut échapper à la maladie, il vaut mieux le tuer. Je les exhortai à n’en rien faire, parce qu’il pouvait encore guérir ; mais cela ne servit de rien, ils le conduisirent à la cabane du roi Vratinge. Il fallut que deux d’entre eux le portassent, car il était si malade, qu’il ne s’apercevait pas de ce qui se passait. Celui à qui on l’avait livré s’en approcha alors, et lui donna un tel coup sur la tête qu’il lui fit jaillir la cervelle. Ils voulurent alors le manger ; et je les exhortai à n’en rien faire, leur représentant qu’il était malade et que sa chair devait être malsaine. Ils ne savaient à quoi se décider, quand un Indien sortit de la hutte et lui coupa la tête ; mais la maladie l’avait rendu si effroyable, qu’il la rejeta avec horreur. Ils traînèrent ensuite le corps auprès du feu, le firent rôtir, et le dévorèrent en entier, selon leur habitude, à l’exception de la tête et des entrailles qui leur répugnaient, parce qu’il avait été malade.

Pendant ce temps, je parcourais les cabanes, où je les trouvais occupés à manger les uns les mains, les autres les pieds ou des lambeaux du corps. Ce Carios que vous faites rôtir, leur dis-je, et que vous mangez, m’a toujours calomnié en assurant que, lorsque j’étais chez les Portugais, j’avais tué quelques-uns des vôtres, car il ne m’a jamais vu. Vous savez qu’il a vécu quelques années parmi vous en bonne santé ; mais, parce qu’il m’a calomnié, mon Dieu s’est irrité contre lui, l’a rendu malade, et vous a inspiré de le tuer et de le manger ; c’est ainsi qu’il traitera tous ceux qui voudront me faire du mal. Ces paroles les effrayèrent, et je remerciai Dieu de la grâce qu’il me faisait.

Je prie le lecteur de vouloir bien faire attention que je raconte tout ceci, non pas pour m’amuser à dire des choses extraordinaires, mais pour faire éclater les merveilles que Dieu a faites à mon égard.

Cependant le temps qu’ils avaient fixé pour commencer la guerre s’approchait, et il y avait déjà trois mois qu’ils s’y préparaient. J’espérais qu’en partant ils me laisseraient seul au village avec les femmes, et que j’en profiterais pour m’échapper.