Des livres apocryphes du premier au second siècle de l’ère chrétienne

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LITTÉRATURE ANCIENNE.
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DES LIVRES APOCRYPHES.
DU PREMIER AU DEUXIÈME SIÈCLE DE L’ÈRE CHRÉTIENNE.
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ACTES DU MARTYRE DE SAINTE THÈCLE.

C’est dans le premier et dans le second siècle de l’ère chrétienne, surtout, que se répandirent les livres apocryphes, c’est-à-dire un grand nombre de faux évangiles et d’actes de martyre, que plus tard l’Église rejeta comme indignes de foi. Ces écrits, tout mensongers qu’ils sont, n’en ont pas moins un singulier intérêt. En effet, cette littérature contemporaine des premiers temps du christianisme indique clairement quel était l’état, quels étaient l’esprit et les idées de la société chrétienne à cette époque.

Ce n’est point une littérature faite pour le beau monde, qui, à ce moment, était encore païen et philosophe ; c’est une littérature faite pour ce peuple chrétien qui commençait à vivre au sein de l’empire romain, sans que Rome daignât encore s’en apercevoir ou s’en soucier ; pour ce peuple d’artisans ; d’esclaves et d’affranchis que Dieu faisait croître en silence avec leur foi nouvelle pour être les pères de notre monde moderne. C’était un curieux spectacle : le monde ancien allait, comme à son ordinaire, s’asseoir à ses jeux du Cirque, sacrifier des victimes dans ses temples ; il montait au Capitole remercier les dieux de l’éternité de l’empire, tandis que, sous ces cirques, sous ces temples et sous ce Capitole, le monde nouveau, caché au fond des Catacombes, et mieux encore au fond du peuple, se remuait et s’agitait jusqu’à ce qu’il éclatât au grand jour. Dans les palais, sous les portiques, dans les maisons de plaisance, à Baies, à Pouzzoles, le monde ancien se repaît de ses poètes et de ses orateurs ; il lit Épictète avec Thraséas et les sages, Pétrone avec les débauchés, Ovide avec les beaux-esprits ; il s’amuse des métamorphoses de la mythologie, et chez ces païens du beau monde, c’est un poète railleur qui est le dernier hiérophante des dieux d’Athènes et de Rome. Que fait cependant le monde nouveau ? Il n’a ni livres encore ni littérature ; mais qu’un apôtre, ou qu’un disciple des apôtres, dans quelque petite ville d’Orient ou d’Occident, adresse à ses frères des paroles de consolation, d’espérance, ces simples paroles passent de bouche en bouche dans tout l’empire ; chaque chrétien y ajoute quelque chose de sa foi et de son cœur ; ce n’est plus le langage d’un seul homme, c’est le commun entretien de toute la chrétienté : voilà les orateurs du monde nouveau ; et si quelque saint confesseur ou quelque vierge meurt martyr dans un coin du monde, la renommée de sa mort vole aussitôt partout où il y a des chrétiens ; l’imagination populaire embellit l’histoire de son supplice, et prête à son agonie un caractère merveilleux : voilà les poètes du monde nouveau.

Dans les premiers temps de la Grèce, il y avait des chants populaires qui se répétaient de province en province. Les rapsodes, espèces de poètes et de chanteurs, allaient de ville en ville, chantant les exploits des anciens héros, d’Agamemnon, de Diomède, d’Achille. Leurs chants s’apprenaient dans les familles ; mais que de fois ils devaient changer et s’embellir ! Le vieillard qui avait retenu l’histoire de Nestor ajoutait quelque chose de sa sagesse à celle du héros : le jeune homme mêlait sa colère à la colère d’Achille, blasphémait avec Ajax, et son imagination enrichissait, sans le savoir, les chants qui la charmaient : la jeune fille qui redisait l’aventure de Nausicaa faisait passer dans le poëme les émotions de pudeur et de modestie qu’il lui avait inspirées. C’est ainsi que ces poëmes antiques allaient errant par toute la Grèce, en recueillant partout sur leur passage tout ce qu’îls excitaient de sentimens sublimes et gracieux, et c’est peut-être là ce que signifie cette tradition d’Homère qui demandait l’aumône de ville en ville.

Aux premiers siècles de l’ère chrétienne, les récits de martyres et de miracles se répétaient de même de bouche en bouche, et s’enrichissaient aussi, à mesure qu’ils se répandaient. C’était là les poëmes populaires des premiers chrétiens. La foi et l’imagination les embellissaient sans cesse, et aujourd’hui encore, quand on lit ces fables pieuses, il semble qu’on peut reconnaître quels traits chacun y ajoutait, et ce que l’ardeur des jeunes gens, ce que l’imagination des jeunes filles prêtait de courage et de ferveur aux martyrs qui périssaient dans l’arène. Une jeune vierge est-elle exposée aux lions : quand, ses voiles tombent, quant elle reste à demi nue, c’est un cri qui s’élève dans le peuple : qu’elle est belle ! et les lions même, comme frappés de respect et d’amour, s’arrêtent immobiles ou viennent lécher doucement ses beaux pieds. À ces traits, ne reconnaissez-vous pas l’imagination de quelque diacre de vingt ans, qui, dans l’ardeur de sa foi et de son âge, a créé ces aventures merveilleuses, qu’il racontera le soir dans quelque famille chrétienne, après le repas et avant les prières qui terminent le jour ? Avec quelle émotion l’écouteront ces jeunes filles nourries dans le zèle de la foi ! comme elles rêveront de ce martyre, de ces cirques où elles iront périr, mais si belles que le peuple même se récriera, et que les bêtes féroces seront touchées ! Comme elles embelliront ces récits quand elles les raconteront elles-mêmes à leurs compagnes ! Les cieux étaient ouverts ; il y avait de jeunes anges qui voltigeaient dans l’air ; c’était une pluie de parfums et de fleurs qui tombait dans l’arène ; c’était une odeur merveilleuse qui se répandait de toutes parts ; et, tous ces miracles, c’était pour des femmes qu’ils se faisaient, pour des femmes cachées autrefois dans l’ombre d’un Gynécée, et que la religion nouvelle affranchissait enfin de cette servitude obscure.

C’est là en effet la grande révolution que le christianisme a faite dans la vie du monde, et qui se marque à chaque page de l’histoire des saints et des martyrs ; il a fait entrer les femmes dans la société, il les a relevées de la déchéance où les tenaient les mœurs grecques et romaines. Depuis le Christ, les femmes ont vécu au grand jour ; elles ont paru dans l’histoire. C’est là un grand changement. Jusque-là, en effet, sur la place publique, au sénat, presque partout, enfin, les hommes vivent entre eux. Le christianisme fait des assemblées publiques où les femmes ont droit de paraître : ce sont les églises. Jusque-là quelques-unes à peine paraissent dans l’histoire ; et pour y figurer, il leur faut ou des vertus fabuleuses, comme Clélie, ou l’oubli de la pudeur, comme Aspasie ; il leur faut être ou une héroïne ou une courtisane, c’est-à-dire avoir un rôle à part et d’exception. Depuis le christianisme, les femmes sont partout de moitié dans l’histoire du monde, et cela sans efforts, sans vertus ni vices extraordinaires. Cette seule différence entre les temps anciens et les temps modernes indique quelle révolution s’est faite dans la société.

Nulle part, certes, cette révolution n’est plus sensible que dans les vies des saints du premier et du second siècle de l’ère chrètienne. Ce sont les femmes qui jouent partout le principal rôle ; ce sont elles qui recueillent et secourent les martyrs ; ce sont elles qui sont les plus hardies à professer la foi nouvelle et à braver les dieux de l’Empire. Ces femmes, autrefois cachées et obscures, elles ne craignent plus le grand jour, elles paraissent devant les tribunaux ; elles sont plongées dans les prisons, exposées aux bêtes. Pour les frapper, la persécution les relève de leur déchéance ; elle leur donne l’égalité avec les hommes : c’est l’égalité des tourmens et des supplices ; mais patience ! plus tard, ce sera l’égalité des droits ; et les portes du Gynécée, que le paganisme a abattues dans sa colère, pour aller y prendre des victimes, ne se releveront plus désormais. C’est par le martyre que les femmes ont conquis la liberté ; et toutes ces saintes que l’Église donne aux femmes pour patronnes ont vraiment mérité leurs hommages ; car elles ont racheté leur sexe de l’esclavage ; elles ont été les martyres de son émancipation.

Prenons maintenant un de ces actes de martyres supposés, et voyons si nous y retrouverons ce double intérêt d’un poëme populaire et d’un monument historique.

Nous choisissons l’histoire apocryphe de sainte Thécla ; elle est rapportée dans le Spicilegium patrum seculi primi, extraits et fragmens des pères du premier siècle, publiés à Oxford, en 1698, par Ernest Grabe.

Saint Paul avait quitté Antioche, et allait à Icone, accompagné de Demas et d’Hermogènes, hommes hypocrites et envieux, qui ne cherchaient qu’à perdre leur maître. Dans presque toutes les vies des saints de cette époque, il y a toujours quelque disciple perfide qui joue le rôle de Judas dans la Passion. Ce genre de personnage n’est pas seulement une imitation de l’Évangile, c’est aussi un souvenir des périls de trahison qui accompagnaient, à cette époque, la prédication de la foi chrétienne.

Il y avait à Icone un chrétien nommé Onésiphore, qui, apprenant que saint Paul devait venir dans cette ville, alla à sa rencontre avec sa femme et ses deux enfans. Ils suivaient la route qui venait d’Antioche, examinant chaque voyageur, quand enfin ils virent arriver un homme de petite taille, la tête chauve, les sourcils épais, le nez aquilin : c’était saint Paul. Ils le reconnurent à ces marques, que leur avait indiquées Titus, un chrétien d’Antioche ; mais ils le reconnurent surtout à son visage plein de la grâce du Seigneur, et qui semblait tantôt d’un homme et tantôt d’un ange.

Salut, dit Onésiphore, salut, serviteur du Dieu qui bénit ; et saint Paul lui répondit : Que la grâce de Dieu soit avec toi et avec toute ta maison. Demas et Hermogènes furent saisis de jalousic : et nous, dirent-ils avec hypocrisie, et nous, ne sommes-nous pas aussi les serviteurs du Dieu qui bénit ! Pourquoi ne nous dis-tu pas aussi salut ?

Si vous êtes aussi les serviteurs de Dieu, répondit Onésiphore, venez avec moi, et prenez du repos dans ma maison. Alors ils suivirent Onésiphore ; et dès que saint Paul fut entré, ce fut une grande joie dans toute la famille. Ils prièrent Dieu à genoux, ils firent la cène ; puis saint Paul s’écria :

Heureux les hommes qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ; heureux les hommes qui vivent chastes et sans souillures, car ils seront les temples de Dieu !

Heureux ceux que fait trembler la parole de Dieu, car ils seront consolés ; ceux qui conservent la pureté du baptême, car ils se reposeront au sein du père ; ceux qui ont l’intelligence de Jésus-Christ, car ils habiteront dans la lumière !

Heureux surtout les corps et les esprits des vierges, car elles plairont à Dieu, et ne perdront pas le prix de leur chasteté !

Ainsi parlait saint Paul dans la maison d’Onésiphore.

Je ne sais si je me fais illusion ; mais cette scène d’hospitalité chrétienne me semble avoir un charme particulier. Voilà presque les vieilles mœurs d’Homère ; voilà cet empressement à recevoir un hôte : Car Jupiter accompagne les hôtes et les supplians (Odyssée, liv. 7). Mais ici ce n’est pas un hôte ordinaire, qui vient, au nom de Jupiter, s’asseoir près du foyer : c’est un serviteur du Dieu qui bénit ; c’est un apôtre. Aussi avec quel zèle toute la famille accourt sur ses pas ! « Que les dieux, dit Ulysse à Nausicaa, que les dieux exaucent toutes les pensées de votre cœur ; qu’ils vous donnent un mari, des enfans, et surtout la paix de la famille. » Voilà les vœux du monde, les vœux du paganisme. Que dit l’hôte divin d’Onésiphore ? Que la grâce de Dieu soit avec toi et avec ta famille : voilàl’esprit de la foi nouvelle. Même contraste dans les souhaits et dans les idées de bonheur : « Trois fois heureux, dit Ulysse, et ton père, et ta mère, et tes frères ! Comme leur cœur bondit de joie lorsqu’ils te voient, jeune et florissante, te mêler aux chœurs de danse ! mais heureux par-dessus tous, heureux dans son ame, l’époux qui t’amènera dans sa maison ! » Depuis douze siècles, et long-temps avant sans doute, ce sont là les vœux qui ont ouvert le cœur des jeunes filles aux prières des supplians ; ce sont là les paroles qui, lorsqu’elles allaient s’enfuir en tremblant, à l’approche d’un hôte, ont arrêté leurs pas et rassuré leur timidité[1]. Est-ce là le langage de l’hôte d’Onésiphore ? Non : Heureuses, s’écrie-t-il, heureuses, les vierges qui restent chastes ! C’est pourtant avec ces paroles sévères, avec ce démenti donné aux mœurs de l’antiquité et à la nature elle-même, qu’il va attirer à soi les cours des femmes et des filles d’Icone.

Pendant que saint Paul prêchait dans la maison d’Onésiphore, une jeune fille nommée Thécla, déjà fiancée à un jeune homme nommé Thamyris, se tenant à la fenêtre de sa maison, écoutait nuit et jour les discours que faisait l’apôtre sur Dieu, sur la charité, sur la croyance au Christ, sur la prière. Elle n’avait pas encore vu saint Paul ; elle ne faisait qu’entendre sa voix : cependant elle était déjà gagnée à la foi nouvelle.

Théoclia, sa mère, voyant qu’elle ne voulait pas s’éloigner de cette fenêtre, envoya chercher Thamyris, qui accourut plein de joie, croyant qu’il allait enfin s’unir à sa fiancée. Où est Thécla ? dit-il en arrivant.

Thamyris, lui dit Théoclia, j’ai une nouvelle chose à vous apprendre. Voilà trois jours que Thécla ne quitte pas la fenêtre, ni pour manger ni pour boire ; elle est tout entière à l’éloquence de cet étranger et à ses discours pernicieux ; elle qui avait tant de réserve, elle oublie toute bienséance, et n’est occupée que de lui. C’est un homme qui séduit toute la ville d’Icone, et surtout ma Thécla. Toutes les femmes et tous les jeunes gens vont l’écouter. Il leur enseigne qu’il n’y a qu’un Dieu, et qu’il faut vivre chastement.

Thamyris alla trouver Thécla ; elle était comme en extase. Thamyris, tout ému d’amour et de crainte, en la voyant en cet état : Thécla, ma chère fiancée, pourquoi es-tu ainsi immobile, et les yeux attachés à la terre ? Regarde-moi ; je suis Thamyris : reconnais-moi.

Sa mère aussi lui disait : Ma fille, réponds-nous ; quelle idée te possède ? et tous deux pleuraient, Thamyris d’avoir perdu sa fiancée, Théoclia sa fille, et les servantes aussi, de se voir ravir leur jeune maîtresse. Mais Thécla semblait ne pas s’apercevoir de toute cette douleur ; ses regards et son esprit étaient tournés tout entiers du côté de saint Paul. Alors Thamyris quitta précipitamment sa fiancée. Deux hommes sortaient de la maison de saint Paul. Quel est, leur dit-il, l’homme qui est dans cette maison, qui égare l’ame des jeunes gens et des jeunes filles, qui défend le mariage ? Dites-moi ce qu’il est ; je vous récompenserai : je suis un des principaux citoyens de la ville.

Demas et Hermogènes, car c’étaient eux, lui répondirent que c’était un chrétien, et qu’il fallait le conduire devant le préfet de la ville, pour le faire punir selon le décret de l’empereur. Aussitôt Thamyris court à la maison d’Onésiphore avec une troupe de gens armés de bâtons, et arrête saint Paul, en disant : Tu séduis toute la ville d’Icone, et surtout Thécla, ma fiancée, qui ne veut plus m’épouser ; allons devant le tribunal. En même temps tout le peuple criait : Emmenez-le, emmenez le sorcier ! il ne veut pas que les jeunes filles se marient.

Voilà un témoignage naïf de l’effet que devait faire cette doctrine de la virginité, si chère aux premiers pères de l’Église ; elle étonnait, elle irritait le monde ancien, qui n’avait presque jamais connu rien de semblable ; elle troublait les familles, elle séparait les fiancés. Cependant n’en médisons pas trop ; elle a contribué à donner au christianisme un élan salutaire : car ce qui fait la force d’une religion, c’est surtout les sacrifices qu’elle impose, comme si le cœur de l’homme avait l’instinct qu’il n’y a pas vraiment de religion partout où il n’y a pas à accomplir quelque pénible devoir. C’est à la peine que lui coûte l’obéissance que l’homme reconnaît une loi divine.

La doctrine de la virginité a fait autre chose encore : c’est elle qui, de toutes les idées du christianisme, a le plus contribué à l’émancipation des femmes. Jusque-là la femme ne pouvait pas traiter d’égal à égal avec l’homme : car où l’homme libre aurait-il pu apprendre à regarder la femme comme son égale, puisque nulle part elle n’était libre, puisque partout où il la voyait, jeune fille. ou épouse, il la voyait dépendante. En faisant du nom et de l’état de vierge une condition nouvelle pour les femmes, le christianisme changea tout ; car du moment qu’il y eut pour les femmes un genre de vie indépendant et libre, du moment qu’elles purent avoir rang dans la société chrétienne, et ne plus relever que d’elles-mêmes, elles purent traiter de pair avec les hommes, et cette doctrine de la virginité, qui semblait funeste au mariage, fit sa force et sa grandeur nouvelle ; dès ce moment ce fut une alliance entre égaux.

Saint Paul est jeté en prison. Alors, quand la nuit fut venue, Thécla ôta ses boucles d’oreilles et les donna au portier de la maison pour lui ouvrir la porte ; puis elle alla à la prison, et gagnant le geolier en lui offrant un miroir d’argent, elle fut introduite auprès de saint Paul elle se tenait à ses pieds, elle baisait ses chaînes, elle l’écoutait parler des grandeurs de Dieu, et sa foi s’augmentait en voyant combien saint Paul craignait peu de souffrir pour Dieu.

Cependant Thamyris, Théoclia et ses esclaves cherchaient partout Thecla. Enfin ils apprennent qu’elle s’était nrendue à la prison ; ils racontent l’aventure au préfet qui ordonne de faire venir saint Paul devant son tribunal. Thécla demeurée dans la prison était prosternée à l’endroit où saint Paul lui avait parlé. Bientôt elle est appelée elle-même devant le tribunal et s’y rend avec joie : pourquoi, lui dit le préfet, n’épousez-vous pas Thamyris, votre fiancé, selon l’usage et la loi d’Icone ? Thécla ne répondit rien et resta immobile, les yeux fixés sur saint Paul. Alors le peuple poussa de grands cris : c’est un sorcier ! Mettez-le à mort, et Théoclia irritée contre sa fille criait aussi qu’il fallait la condamner.

Le préfet ordonna de battre de verges saint Paul et de le chasser de la ville ; il condamna Thécla à être brûlée au milieu du Cirque. Aussitôt il se leva et se rendit au théâtre où tout le peuple le suivit pour voir ce triste spectacle. Thécla, comme un ageau du désert qui cherche après le berger, cherchait des yeux saint Paul au milieu de la foule, et elle le vit, ou plutôt c’était le Christ lui-même sous la forme de saint Paul. Alors elle se dit : saint Paul vient me regarder, comme s’il se méfiait de ma force à souffrir, et attachant t sur lui ses regards, elle le vit qui était emporté au ciel. Pendant ce temps le peuple apportait du bois et du gazon sec pour brûler Thécla. Celle-ci fit le signe de la croix, se dépouilla de ses vêtemens, et resta nue sur le bûcher, si belle que le président des jeux se mit à pleurer de la voir près de mourir ; puis le peuple mit le feu, et la flamme brilla de tous côtés.

Eh quoi ! s’écria un jeune homme (nous nous supposons un instant dans une famille chrétienne du second et du troisième siècle, assemblée pour écouter ce récit) ; eh quoi, la voilà sur le bûcher ! et Thamyris ! — Mon fils, répondit le vieillard qui l’écoutait, quel secours voulez-vous que Thécla attende de Thamyris ? des secours humains ! — Non, mon père, non : que la volonté de Dieu soit faite ! Mais si Thamyris l’aimait, il fallait mourir avec elle ! S’il l’aimait, comment la grâce du Seigneur ne l’a-t-elle pas touché quand il la vit monter sur le bûcher ? Elle était là, jeune, belle, prête à mourir, et il ne s’est pas écrié qu’il était chrétien et qu’il devait mourir avec elle ! n’était-ce rien que de partager le bûcher de sa fiancée ? Thécla eût tourné vers lui ses regards ; elle l’eût béni de cette marque d’amour, la seule qu’elle pût encore recevoir sans manquer à son vœu de virginité, et la flamme les eût enveloppés pour les emporter ensemble dans le ciel.

Je ne sais ce que le vieillard répondit au jeune enthousiaste ; mais cette sorte de conversions soudaines où l’amour aide à la foi se rencontre dans quelques récits de cette époque ; et quand Corneille, à la mort de Polyeucte, fait crier à Pauline qu’elle est chrétienne, ce n’est pas là une invention de poète, c’est un trait de mœurs. Souvent l’heure fatale où une jeune fille allait mourir pour Dieu était l’heure que la grâce semblait avoir choisie pour toucher le cœur de quelque jeune homme, qui, du milieu de la foule, s’élançait en criant qu’il était chrétien. C’étaient de jeunes fiancés que la religion nouvelle avait d’abord désunis, comme Thécla et Thamyris, et que, par un coup du ciel, elle réunissait pour mourir. Leurs fiançailles s’achevaient dans les tourmens ; et le martyre leur servait de noce et de mariage. Mais la foi répandait son charme et son prestige sur cette mystérieuse alliance ; et leurs yeux, dessillés des ténèbres du monde, voyaient comme une fête nuptiale se préparer au ciel : il n’y manquait ni les guirlandes, ni les roses, ni les hymnes de joie, ni surtout l’idée si douce et si nécessaire dans le mariage, l’idée d’une perpétuelle union.

Au martyre de Thécla, il n’y eut ni jeune homme qui s’élança de la foule, ni fiançailles achevées dans le martyre. Thamyris resta immobile, et Thécla allait périr. Déjà la flamme brillait, quand tout à coup il se fit un tremblement de terre et un violent orage qui renversa le bûcher, éteignit le feu, et laissa Thécla saine et sauve.

Cependant saint Paul était caché dans un tombeau, sur la route d’Icore à Daphné, avec Onésiphore, sa femme et ses enfans. Ils jeûnaient tous et priaient. Après plusieurs jours de jeûne, les enfans dirent à saint Paul : Nous avons faim, mon père, et nous n’avons pas de quoi acheter du pain. En effet, Onésiphore avait tout quitté pour suivre saint Paul. Saint Paul ôta sa tunique, et dit : Va, mon fils, achète du pain, et apporte-le. L’enfant avait acheté du pain, quand il rencontra Thécla : Où allez-vous, Thécla ? lui dit-il. — Je cherche saint Paul, répondit-elle ; Dieu m’a sauvée du feu. — Eh bien ! venez avec moi ; et je vous conduirai auprès de lui : car voilà six jours qu’il gémit à cause de vous, qu’il prie et qu’il jeûne.

Thécla et l’enfant arrivèrent au tombeau. Se trouvant tous réunis, ils firent le repas avec une grande joie. Ils n’avaient que cinq pains, des légumes et de l’eau ; mais ils se réjouissaient des œuvres du Christ et de la délivrance de Thécla.

Celle-ci dit à saint Paul : Maintenant lève-toi, je te suivrai partout où tu iras ; mais saint Paul lui répondit : Le siècle est débauché, tu es belle, crains les mauvaises entreprises des hommes du monde. — Non, donne-moi le baptême au nom du Christ, et je ne craindrai aucune épreuve.

À ces scènes d’intérieur et de ménage, pleines de naïveté, succèdent de nouveaux dangers. À Antioche, Thécla est condamnée à être exposée aux bêtes. Ici le récit est empreint de ce double caractère de merveilleux d’une part, et de vérité de mœurs de l’autre, que nous cherchons à faire ressortir. Ce sont toutes les fictions de l’imagination populaire, et en même temps quelques témoignages de plus sur le rôle que les femmes jouaient à cette époque.

Thécla, en se voyant condamnée, n’implora d’autre grâce que de rester pure de tout outrage jusqu’à la mort. Alors le juge demanda s’il y avait quelque femme qui voulût la recevoir ; une riche veuve, nommée Trisina, et qui venait de perdre sa fille, s’offrit à la garder, et elle la traita comme son enfant. Voici que pendant la nuit la fille de Trisina apparut à sa mère, et lui dit : Ma mère, traitez comme si c’était moi Thécla la servante du Christ, et demandez-lui de prier pour moi. Trisina alla trouver Thécla en pleurant, et lui dit : « Ma fille m’est apparue, qui m’ordonne de vous traiter comme mon enfant, et de vous demander de prier Dieu pour elle. Thécla alors se mit à prier : Mon Dieu, seigneur du ciel et de la terre, accordez à sa fille le repos et la vie éternelle, je vous en conjure ; et pendant cette prière Trisina s’écriait, tout en larmes O jugement injuste ! ô crime ! une pareille femme être condamnée aux bêtes !

Au jour marqué, le matin les soldats vinrent à la maison de Trisina et dirent : Le peuple attend, remettez-nous la coupable ; mais Trisina se mit à pleurer et à se lamenter. Il n’y a donc personne qui puisse me secourir : je ne suis qu’une malheureuse veuve, plus d’époux pour me défendre, plus de fille pour me consoler : ô Dieu de Thécla, Dieu de ma fille, défends ta servante. Cependant les soldats emmenaient Thécla ; Trisina la suivait en disant : Hélas ! hélas ! j’ai mené ma fille au tombeau, et voici que je mène Thécla pour être exposée aux bêtes. !

Il y avait dans le Cirque un grand bruit : on entendait les hurlemens des bêtes féroces et les clameurs du peuple qui criait : Amenez la coupable ! Mais les femmes poussaient des sanglots. O affreux spectacle ! affreux jugement ! Cette ville périra par ses injustices ! condamnez-nous, tuez-nous toutes !

Thécla était au milieu du cirque, nue et n’ayant gardé qu’une ceinture. Tout à coup s’élance une lionne, mais en voyant Thécla, elle s’apaise et vient se coucher à ses pieds qu’elle lèche doucement. Les femmes jettent des cris de joie. Un ours s’avance contre Thécla ; la lionne le combat et le tue : vient un lion ; la lionne lutte contre lui, le tue, mais expire aussi avec son ennemi. Alors on lâche de nouvelles bêtes féroces ; mais toutes en s’approchant de Thécla se calment et s’adoucissent. À ce spectacle, toutes les femmes pleines d’admiration répandent à l’envi des fleurs et des parfums en poussant des cris d’enthousiasme, de sorte qu’il s’exhalait du Cirque une odeur délicieuse. Le préfet, interdit de toutes ces choses, fait approcher Thécla de son tribunal et lui dit : Qu’êtes-vous donc, et de quelle nature pour qu’aucune des bêtes féroces ne vous ait touchée ? — Je suis une servante du Dieu vivant, répondit Thécla, et je crois en Jésus-Christ fils de Dieu : voilà pourquoi aucune des bêtes féroces ne m’a touchée.

Le préfet, ému de ces paroles, fit apporter des vêtemens et ordonna à Thécla de se vêtir, elle le fit et lui dit : puisse le Dieu qui m’a vêtu quand j’étais nue au milieu des bêtes féroces, au jour du jugement vous vêtir de la tunique du salut ! — Allez, et soyez libre, répondit le préfet ; car vous êtes la servante de Dieu.

Alors toutes les femmes se pressèrent autour d’elle et se mirent à crier toutes d’une voix : il n’y a qu’un dieu, le Dieu que Thécla adore, le Dieu qui a sauvé Thécla ; et elles la conduisirent en triomphe à la maison de Trisina.

Ce ne fut pas là la dernière épreuve de Thécla : déjà renommée par sa sainteté, elle s’était retirée près de Séleucie, sur une montagne, dans une caverne, enseignant la foi nouvelle et guérissant les malades ; de tous les lieux voisins on apportait les malades et les possédés sur la montagne qu’habitait Thécla, et à peine s’étaient-ils approchés de sa demeuré qu’ils se trouvaient guéris. Aussi les médecins de Séleucie ne faisaient plus rien : personne ne venait plus les consulter. Pleins de colère et de jalousie, ils résolurent de perdre Thécla. « C’est, disaient-ils, une vierge qui s’est dévouée à Diane, et comme elle est restée chaste, elle est chérie de la déesse qui lui accorde tout ce qu’elle lui demande : envoyons des hommes pour l’outrager, et une fois qu’elle aura perdu sa virginité, Diane n’écoutera plus ses prières en faveur des malades. » Alors ils envoyèrent sur la montagne quelques misérables, après les avoir enivrés. Déjà ils avaient saisi Thécla, quand s’échappant de leurs mains, sauve-moi, s’écria-t-elle, sauve-moi, mon Dieu ! et aussitôt une voix retentit du ciel : Ne crains rien, Thécla, et regarde ! Thécla regarda, elle vit le rocher de la caverne qui s’entr’ouvrait de quoi laisser passer une personne, et aussitôt elle s’élança dans cette ouverture qui se referma sur elle sans qu’on pût voir seulement où la pierre s’était ouverte.

Voilà un échantillon de cette littérature apocryphe du premier et du deuxième siècle, curieuse sous beaucoup de rapports, et que l’histoire et la littérature ne doivent, selon nous, ni omettre ni dédaigner. Qui ne s’est imaginé souvent qu’il serait précieux d’avoir sur les premiers temps du christianisme des mémoires qui nous révélassent l’état de la société chrétienne, qui nous fissent pénétrer dans l’intérieur des familles, qui nous montrassent quel effet y faisait la religion nouvelle ? Ces mémoires existent, ce sont les vies des saints, les actes des martyres, les faux évangiles de cette époque ; en même temps, ces mémoires sont de petites épopées populaires, empreintes d’un caractère de crédulité naïve, mais qui, telles qu’elles sont pourtant, sont l’origine des grandes épopées chrétiennes du Dante, de Milton et de Klopstock : car c’est à ces sources obscures que commencent la société et la poésie de l’Europe moderne. Ne nous faisons pas illusion : la littérature chrétienne dans ses premiers temps, et la littérature du petit peuple comme l’histoire de l’Église à ce moment, est aussi celle d’hommes obscurs et de petites gens, non de rois ou de consuls ; le christianisme est né dans le petit peuple : mais, à nos yeux, c’est la sa gloire, c’est là la grandeur de la révolution qu’il a faite.

En effet, quand je cherche à estimer les diverses révolutions, il me semble que les meilleures et les plus grandes sont celles dont plus d’hommes ont profité. Si les révolutions n’avaient d’autre effet que de remuer la société, et de faire monter à la surface la lie du tonneau, elles ne vaudraient pas la peine qu’elles coûtent. Mais elles font autre chose ; elles donnent à l’homme d’autres soins que ceux de la vie matérielle, et par là, elles lui donnent aussi le sentiment de sa dignité. Ce mouvement qui pousse sans cesse en avant les derniers rangs du peuple, et qui fait que la société, c’est-à-dire les gens qui ont souci d’autre chose que de vivre et de mourir, se grossit sans cesse des recrues de la multitude, ce mouvement qui n’est autre chose que la marche de la civilisation, ce sont les révolutions qui l’aident et qui le hâtent. C’est même par ce côté qu’il faut juger de leur mérite. Plus elles étendent le cercle de la société politique ou religieuse, plus elles font entrer de monde au Forum ou dans le temple, plus elles méritent notre reconnaissance. C’est par là que les révolutions religieuses sont plus grandes et plus efficaces que les révolutions politiques ; elles s’adressent à plus de monde. C’est par là aussi que le christianisme, qui n’a pas voulu commencer par le beau monde, pour descendre ensuite au petit peuple, mais qui s’est élancé hardiment du fond du peuple au haut de la société, et qui s’est fait jour de bas en haut ; c’est par là que le christianisme a été de toutes les révolutions celle qu’on peut appeler la plus démocratique ; car c’est celle qui a poussé en avant le plus de monde ; c’est elle, pour ainsi dire, qui a fait le plus d’hommes, puisqu’on n’est homme à présent qu’à condition de prendre intérêt à une patrie ou à une religion.

Saint-Marc Girardin.
  1. Voyez livre 6, Nausicaa et Ulysse.