Des principes de l’économie politique et de l’impôt/Chapitre 20

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Des principes de l’économie politique et de l’impôt

CHAPITRE XX.

DES PROPRIÉTÉS DISTINCTIVES DE LA VALEUR ET DES RICHESSES.


« Un homme est pauvre ou riche, dit Adam Smith, selon le plus ou moins de choses nécessaires, utiles ou agréables, dont il peut se procurer la jouissance. »

La valeur diffère donc essentiellement de la richesse ; car la valeur ne dépend pas de l’abondance, mais bien de la difficulté ou de la facilité de production. Le travail d’un million d’hommes produira toujours la même valeur industrielle, sans produire toujours la même richesse. Par l’invention de machines, par plus d’habileté, par une division mieux entendue du travail, ou par la découverte de nouveaux marchés où l’on peut faire des échanges plus avantageux, un million d’hommes peut, dans un état donné de la société, doubler ou tripler les richesses, les choses nécessaires, utiles ou agréables, que produisait auparavant le même nombre d’ouvriers ; mais on n’ajouterait rien par là à la valeur des produits. En effet, tout augmente ou baisse de valeur à proportion de la facilité ou de la difficulté de production, ou, en d’autres mots, à proportion de la quantité de travail employée dans la production.

Supposons qu’avec un capital donné, le travail d’un certain nombre d’ouvriers puisse produire mille paires de bas ; et que, par des inventions de machines, le même nombre d’hommes puisse en produire deux mille paires, ou qu’en continuant à produire mille paires, il puisse, de plus, fabriquer cinq cents chapeaux. Dans ce cas, la valeur des deux mille paires de bas, ou celle des mille paires de bas jointe à celle des cinq cents chapeaux, sera exactement la même qu’avaient les mille paires de bas avant l’introduction des machines, parce que ces différents produits seront le résultat de la même quantité de travail. Mais la valeur de la masse générale des denrées se trouvera cependant diminuée ; car, quoique la valeur des produits, augmentés par suite des procédés perfectionnés, soit exactement égale en valeur à la quantité produite avant ce perfectionnement, il y a aussi un effet produit sur la portion de marchandises non encore consommées, et qui ont été fabriquées avant l’introduction des procédés perfectionnés. La valeur de ces marchandises se trouvera réduite ; car il faut qu’elle tombe, à quantités égales, au niveau de celle des marchandises produites sous l’influence des procédés perfectionnés ; et la société, malgré la quantité augmentée de ses produits et le surcroît de richesse et de moyens de jouissance, aura, somme totale, moins de valeurs. En augmentant constamment la facilité de production, nous diminuons constamment la valeur de quelques-unes des choses produites auparavant, quoique, par ce même moyen, nous accroissions non-seulement la richesse nationale, mais encore la faculté de produire pour l’avenir.

Grand nombre d’erreurs, en économie politique, ont pris leur source dans cette manière fausse de regarder l’augmentation de la richesse et l’augmentation de la valeur comme des expressions synonymes, et dans les fausses notions sur ce qui constitue la mesure commune de la valeur. L’un, regardant le numéraire comme la mesure de la valeur, croit qu’une nation devient riche ou pauvre, selon que ses produits, de quelque nature qu’ils soient, peuvent s’échanger contre plus ou moins de numéraire. D’autres regardent le numéraire comme un agent très-commode d’échange, mais non comme une mesure convenable, par laquelle on puisse estimer la valeur des choses ; d’après eux, la véritable mesure de la valeur, c’est le blé[1], et un pays est riche ou pauvre, selon que ses produits peuvent lui procurer en échange plus ou moins de blé. Il en est encore d’autres qui regardent un pays comme pauvre ou riche, selon la quantité de travail qu’il peut payer[2]. Mais pourquoi l’or, le blé ou le travail, seraient-ils la mesure commune de la valeur plutôt que le charbon ou le fer, que le drap, le savon, la chandelle, ou tout autre objet nécessaire à l’ouvrier ? Comment, en un mot, une denrée quelconque, ou toutes les denrées ensemble, pourraient-elles constituer une mesure commune, lorsque la mesure elle-même se trouve être sujette à éprouver des variations dans sa valeur ? Le blé, ainsi que l’or, peut, par la difficulté ou la facilité de sa production, varier de 10, 20 ou 30 pour 100, relativement aux autres choses ; pourquoi donc dire toujours que ce sont ces autres choses qui ont varié, et non le blé ? Il n’y a de denrée invariable que celle qui, dans tous les temps, exige pour sa production le même sacrifice de travail et de peines. Nous n’en connaissons point de semblables, mais nous pouvons en parler et en raisonner, par hypothèse, comme si elle existait ; et nous pouvons perfectionner la théorie de la science en faisant voir clairement que toutes les mesures adoptées jusqu’à présent pour apprécier la valeur sont absolument inapplicables[3].

Et en supposant même qu’une de ces mesures fût une mesure exacte de la valeur, elle ne le serait cependant pas de la richesse ; car la richesse ne dépend pas de la valeur. Un homme est riche ou pauvre, selon l’abondance des choses nécessaires ou d’agrément dont il peut disposer, et elles contribuent également aux jouissances du possesseur, que leur valeur échangeable contre de l’argent, du blé ou du travail, soit forte ou faible. C’est en confondant les idées de valeur et de richesse qu’on a prétendu qu’en diminuant la quantité des marchandises, c’est-à-dire des choses nécessaires, utiles ou agréables à la vie, on pouvait augmenter les richesses. Si la valeur était la mesure de la richesse, on ne pourrait pas nier cette proposition, car la rareté des choses en augmente la valeur. Mais si Adam Smith a raison, si la richesse se compose des choses de nécessité et d’agrément ; dans ce cas elle ne saurait augmenter par la diminution de ces choses.

Il est vrai qu’une personne qui possède un objet rare, est plus riche, si, au moyen de cet objet, elle peut se procurer une plus grande quantité de choses nécessaires et agréables à la vie ; mais le fonds général duquel est tirée la richesse des autres personnes s’en trouve nécessairement diminué.

« Que l’eau devienne rare, dit lord Lauderdale, et qu’elle soit le partage exclusif d’un seul individu, sa richesse personnelle croîtra ; car l’eau, dans ce cas, aura une valeur ; et si la richesse nationale se compose de la somme des fortunes individuelles, par ce moyen la richesse générale se trouvera aussi augmentée. »

La richesse de cet individu augmentera, nul doute ; mais comme il faudra que le fermier vende une partie de son blé, le cordonnier une partie de ses souliers, et que tout le monde se prive d’une partie de son avoir dans l’unique but de se procurer de l’eau qu’ils avaient auparavant pour rien, ils seront tous appauvris de toute la quantité de denrées qu’ils sont forcés de consacrer à cet objet, et le propriétaire de l’eau aura un profit précisément égal à leur perte. La société jouira toujours de la même quantité d’eau et de la même quantité de denrées ; mais la distribution en sera différente. C’est cependant dans la supposition qu’il y a seulement monopole d’eau, et non disette ; car si l’eau manquait, la richesse nationale et individuelle se trouverait réellement réduite, en tant qu’elle serait privée d’une portion d’un des objets qui servaient aux jouissances générales. Non-seulement le fermier avait moins de blé à donner en échange pour les autres denrées qui pourraient lui être nécessaires ou agréables ; mais il éprouverait, comme tout autre individu, une diminution dans la jouissance d’un objet aussi essentiel à son bien-être. Il y aurait donc, non-seulement une répartition différente des richesses, mais il y aurait encore perte réelle de richesse.

C’est pourquoi l’on pourrait dire de deux pays qui posséderaient une quantité égale de toutes les choses nécessaires, utiles ou agréables à la vie, qu’ils sont également riches ; mais la valeur de leurs richesses respectives dépendra de la facilité ou difficulté comparative avec laquelle ces richesses sont produites. Si une machine perfectionnée nous donnait le moyen de faire deux paires de bas, au lieu d’une, sans employer plus de travail, on donnerait double quantité de bas en échange d’une aune de drap. Si une pareille amélioration avait lieu dans la fabrication du drap, les bas et le drap s’échangeraient dans les mêmes proportions qu’auparavant ; mais ils auraient tous les deux baissé de valeur, puisqu’il faudrait en donner double quantité en les échangeant contre des chapeaux, de l’or ou d’autres marchandises en général, pour obtenir une quantité déterminée de ces objets. Que l’amélioration s’étende à la production de l’or et de toute autre denrée, et les anciennes proportions seront de nouveau rétablies. Il y aura double quantité de produits annuels, et par conséquent la richesse nationale sera doublée ; mais elle n’aura point augmenté de valeur[4].

Quoique Adam Smith ait donné de la richesse une idée exacte et dont j’ai déjà plus d’une fois fait mention, il en donne ensuite une explication différente, en disant « qu’un homme doit être riche ou pauvre, selon qu’il peut disposer de plus ou moins de travail. » Cette manière de voir est essentiellement différente de la première, et est certainement inexacte ; car, supposons que les mines fussent devenues plus productives, en sorte que l’or et l’argent eussent baissé de valeur, par la plus grande facilité de leur production ; ou que le velours étant fabriqué avec beaucoup moins de travail qu’auparavant, la valeur en tombât de moitié ; la richesse de tous les consommateurs de ces articles se trouverait augmentée. Un particulier pourrait, dans ce cas, augmenter la quantité de sa vaisselle ; un autre pourrait acheter une quantité double de velours ; mais, quoique possesseurs de cette quantité additionnelle de vaisselle et de velours, ils ne pourraient pas employer plus d’ouvriers que par le passé ; car la valeur échangeable du velours et de la vaisselle ayant baissé, ils seraient obligés de sacrifier une plus grande portion de cette sorte de richesse au paiement de la journée de l’ouvrier. La richesse ne saurait donc être estimée par la quantité de travail qu’elle peut payer.

De tout ce qu’on vient de dire, il résulte que la richesse d’un pays peut s’accroître de deux manières : par l’emploi d’une portion plus considérable de revenu consacré à l’entretien des travailleurs, — ce qui non-seulement augmentera la quantité, mais encore la valeur de la masse des produits : ou encore, par l’augmentation des forces productives du même travail, — ce qui ajoutera à l’abondance, mais n’augmentera point la valeur des produits.

Dans le premier cas, non-seulement un pays deviendra riche, mais encore la valeur de ses richesses s’accroîtra. Il s’enrichira par l’économie, en réduisant ses dépenses en objets de luxe et d’agrément, et en employant le fruit de ses épargnes à la reproduction.

Dans le second cas, il se peut qu’il n’y ait ni réduction dans les dépenses de luxe et d’agrément, ni augmentation de travail productif employé ; mais avec la même quantité de travail, les produits seront plus considérables : la richesse s’accroîtra, mais non la valeur[5].

De ces deux manières d’augmenter la richesse, on doit préférer la seconde, puisqu’elle produit le même effet sans nous priver de nos jouissances ni les diminuer, ce qui est inévitable dans la première.

Le capital d’un pays est cette portion de sa richesse qui est employée dans le but d’une production à venir. Il peut s’accroître de même que la richesse. Un surcroît de capital contribuera aussi effectivement à la production de la richesse future, qu’il provienne des améliorations dans les connaissances pratiques et dans les machines, ou de l’emploi d’une plus grande partie du revenu dans la reproduction ; car la richesse tient toujours à la quantité des produits, sans égard pour la facilité avec laquelle on peut s’être procuré les instruments qui servent à la production. Une certaine quantité de vêtements et de vivres suffira aux besoins et à l’entretien d’un même nombre d’hommes, et fera faire la même quantité d’ouvrage, que ces objets soient le fruit du travail de cent hommes ou de deux cents ; — mais ces vêtements et ces subsistances auront double valeur si les deux cents hommes ont été employés à les produire.

Malgré les modifications qu’il a introduites dans la quatrième et dernière édition de son Traité d’Économie politique, M. Say me paraît avoir été très-malheureux dans sa définition de la valeur et des richesses. Il considère ces deux termes comme synonymes et déclare que tout homme est riche en proportion de l’accroissement de valeur que reçoivent ses propriétés et de l’abondance des marchandises qu’il peut acheter. « La valeur des revenus s’accroît, dit-il, dès que, par des causes quelconques, ils peuvent nous donner une plus grande quantité de produits. » D’après M. Say, si donc la difficulté de produire du drap venait à doubler, et si, par conséquent, le drap s’échangeait contre une quantité de marchandises deux fois plus grande, il doublerait de valeur : cela est incontestable. Mais dans le cas où la production de ces marchandises se trouverait facilitée sans que celle du drap devînt plus coûteuse, et où, par conséquent, le drap s’échangerait encore contre une quantité de marchandises double, M. Say soutiendrait encore que la valeur du drap a doublé ; tandis que, d’après mes propres vues sur la matière, il devrait dire que le drap a conservé sa valeur première, et que ces marchandises ont baissé de moitié. M. Say ne manque-t-il pas de logique lorsqu’il dit que les progrès de la production peuvent faire qu’on crée, avec les mêmes procédés, deux sacs de blé au lieu d’un, que la valeur de ces sacs baisse conséquemment de moitié, et que, néanmoins, le drapier, qui échange ses étoffes contre deux sacs de blé, obtiendra une valeur double de celle qu’il recevait, alors qu’il recevait un seul sac de blé pour son drap. Si deux sacs ont maintenant la valeur qu’un seul sac avait précédemment, il recevra exactement la même valeur, et rien de plus : il obtient, sans doute, une somme de richesse et d’utilité double, il reçoit deux fois plus de ce qu’Adam Smith appelle valeur en usage, mais non de ce qu’on entend par valeur en échange, ou valeur proprement dite. C’est pourquoi M. Say a tort quand il considère comme synonymes les termes de valeur, d’utilité ; de richesse. Je pourrais même en appeler à M. Say, et emprunter, au bénéfice de ma cause et de la différence essentielle qui existe entre la valeur et les richesses, plusieurs chapitres de ses ouvrages ; tout en reconnaissant, cependant, que dans d’autres passages il combat mes idées. Il m’est, on le pense bien, impossible de concilier ces pages contradictoires, et je les désigne à M. Say lui-même, pour qu’il me fasse l’honneur de discuter mes observations dans une édition future de son ouvrage, et qu’il y introduise les explications que tout le monde, comme moi, juge nécessaires pour la parfaite entente de ses doctrines.

  1. Dans l’échange de deux produits, ce que nous échangeons réellement ce sont les services productifs qui ont servi à les créer. Traité d’Économie politique, édit. Guillaumin, p. 346.
  2. Il n’y a cherté véritable que celle provenant des frais de production : et une chose réellement chère est celle qui coûte beaucoup à produire.
  3. La valeur de tous les services productifs nécessaires pour la création d’un produit, constitue les frais de production de cet article.
  4. C’est l’utilité qui détermine la demande d’une marchandise : mais ce sont les frais de production qui servent de limite à cette demande. Quand son utilité ne suffit même pas pour élever la valeur au niveau des frais de production, cette chose ne vaut pas ce qu’elle a coûté ; et il y faut voir la preuve que les mêmes services productifs auraient pu être employés plus avantageusement dans une autre branche d’industrie. Les propriétaires des fonds productifs, ceux qui disposent de capital, de terre ou de travail, sont constamment occupés à comparer les frais de production avec la valeur d’échange, ou, ce qui retient au même, la valeur des différentes marchandises entre elles. En effet, les frais de production ne sont autre chose que la valeur des services productifs consacrés à la création d’une marchandise ; et la valeur d’un service productif n’est autre chose que celle de la marchandise produite. D’où il suit que la valeur d’une marchandise, la valeur d’un service productif, la valeur des frais de production sont des valeurs équivalentes, toutes les fois qu’on laisse prendre aux choses leur cours naturel.
  5. La valeur des revenus s’accroît donc du moment où ils nous procurent — n’importe par quels moyens — une plus grande somme de produits.
  6. Le prix sert de mesure à la valeur des choses, et leur valeur sert à mesurer leur utilité.
  7. L’échange fait librement montre pour le temps, le lieu, la situation sociale où l’on se trouve, le prix que nous attachons aux choses échangées.
  8. Produire, c’est créer de la valeur en donnant de l’utilité aux choses qui n’en ont pas, ou en augmentant celle qu’elles ont déjà, et par conséquent en faisant naître des demandes.
  9. L’utilité créée constitue un produit. La valeur échangeable qui en résulte est seulement la mesure de cette utilité et de la production qui vient d’avoir lieu.
  10. L’utilité que les habitants de certaines contrées reconnaissent à une chose, ne peut être appréciée que par le prix qu’ils consentent à en donner.
  11. Le prix est la mesure de l’utilité que notre jugement attache a un produit, et de la satisfaction que nous éprouvons en le consommant : en effet personne ne se livrerait à cette consommation si, pour le même prix, on pouvait se procurer une utilité, une jouissance plus grande.
  12. Une valeur incontestable est la quantité de toute autre chose qu’on peut obtenir, du, moment qu’on le désire, en échange de la chose dont on veut se défaire, p. 314, édit. Guillaumin.

S’il n’y a réellement de cherté que celle qui naît des frais de production, comment dire qu’une marchandise peut hausser de valeur sans que les frais de production augmentent, et par cela seul qu’elle s’échangera contre une quantité plus grande de certaines denrées dont le coût aura diminué ? Quand je donne deux mille fois plus de drap pour une livre d’or que pour une livre de fer, cela prouve-t-il que j’accorde à l’or une utilité deux mille fois plus grande qu’au fer ? Certainement non : cela prouve simplement — comme l’a reconnu M. Say au paragraphe 2, — que la production de l’or est deux mille fois plus difficile, plus coûteuse que celle du fer. Si les frais de production de ces deux métaux étaient les mêmes, j’en donnerais le même prix ; mais si l’utilité était réellement le fondement de la valeur des choses, il est probable que je donnerais davantage pour le fer. C’est la concurrence des producteurs « perpétuellement occupés, dit l’auteur, à comparer les frais de production avec la valeur de la chose créée, » qui règle la valeur des différentes marchandises. Si donc je donne un shilling pour un pain et 21 shillings pour une guinée, il ne faut pas y voir la mesure de l’utilité que j’attribue à chacune de ces denrées.

Dans le numéro 4 M. Say défend, presque sans modification, la doctrine que j’ai émise relativement à la valeur. Au rang des services productifs il place ceux qu’on retire de la terre, du capital, du travail : je n’admets, moi, à l’exclusion complète de la terre, que le capital et le travail. La différence provient ici de la diversité de nos vues sur la rente territoriale. Je la considère, moi, comme le résultat d’un monopole partiel qui, loin de régler les prix, en subit au contraire l’influence. Je crois que si tous les propriétaires renonçaient, par un généreux effort, à toutes leurs rentes, le prix des produits agricoles ne baisserait pas : car il y aurait toujours une certaine proportion de ces produits créés sur des terres qui ne paient pas et ne peuvent pas payer de rentes, — l’excédant du produit sur les frais suffisant à peine pour couvrir les profits du capital.

Pour conclure, et quoique personne n’estime plus haut que moi les avantages qui peuvent résulter pour toutes les classes de consommateurs de l’abondance et du bas prix réel des marchandises, je ne puis tomber d’accord avec M. Say quand il évalue le prix d’une marchandise par l’abondance des autres marchandises contre lesquelles elle s’échange. Je suis, à cet égard, de l’avis d’un écrivain distingué, M. Destutt de Tracy, qui dit que « mesurer une chose, c’est la comparer avec une quantité donnée de cette autre chose qui nous sert de terme de comparaison, d’étalon, d’unité. Mesurer, déterminer une longueur, une valeur, un poids, c’est donc rechercher combien ils contiennent de mètres, de francs, de grammes, en un mot, d’unités d’une même nature[6]. » Le franc n’est une mesure de valeur, que pour une certaine quantité du métal dont sont faits les francs, à moins que les francs et la chose qu’on doit mesurer ne puissent être rapportés à quelqu’autre mesure commune aux deux. Or, je crois qu’on peut effectivement trouver ce terme de comparaison, car les francs et la marchandise déterminée étant le résultat de la même somme de travail, le travail peut être considéré comme une mesure commune servant à déterminer leur valeur réelle et relative. Ceci, je suis heureux de le dire, me paraît être aussi l’avis de M. Destutt de Tracy. Il dit : « Comme il est certain que nos facultés physiques et morales sont nos seules richesses primitives, l’emploi de ces facultés constitue aussi notre seul trésor à l’origine des sociétés ; et c’est par conséquent de notre activité, de notre intelligence, que découlent les choses que nous nommons richesses, aussi bien celles qui sont le plus nécessaires que celles qui sont simplement une valeur d’agrément. Il est évident, aussi, que toutes ces choses représentent uniquement le travail qui les a créées ; et si elles ont une valeur, ou deux valeurs différentes, elles les reçoivent de la somme de travail dont elles émanent[7]. »

M. Say, en parlant du mérite et des imperfections du bel ouvrage d’Adam Smith, l’accuse d’avoir commis une erreur, en attribuant au seul travail de l’homme le pouvoir de produire des valeurs. « Une analyse plus exacte, dit M. Say, prouve que ces valeurs sont dues à l’action du travail, ou plutôt de l’industrie de l’homme combinée avec l’action des agents que lui fournit la nature, et avec celle des capitaux…. Ce principe méconnu l’empêche d’établir la vraie théorie des machines, par rapport à la production des richesses. »

En contradiction avec l’opinion d’Adam Smith, M. Say, dans le quatrième chapitre du premier livre de son Traité d’Économie politique, parle de la valeur que les agents naturels, tels que la lumière du soleil, l’air, la pression de l’atmosphère, donnent aux choses, en remplaçant souvent le travail de l’homme, et quelquefois en travaillant à la production en communauté avec lui[8]. Mais ces agents naturels, quoiqu’ils ajoutent beaucoup à la valeur d’utilité n’augmentent jamais la valeur échangeable d’une chose, et c’est celle dont parle ici M. Say. Aussitôt qu’au moyen de machines, ou par nos connaissances en physique, nous forçons les agents naturels à faire l’ouvrage que l’homme faisait auparavant, la valeur échangeable de cet ouvrage tombe en conséquence. S’il fallait dix hommes pour faire tourner un moulin à blé, et qu’on découvrît que, par le moyen du vent ou de l’eau, le travail de ces dix hommes pourrait être épargné, la farine qui serait le produit de l’action du moulin tomberait dès ce moment de valeur, en proportion de la somme de travail épargné ; et la société se trouverait enrichie de toute la valeur des choses que le travail de ces dix hommes pourrait produire, — les fonds destinés à l’entretien des travailleurs n’ayant pas éprouvé par là la moindre diminution M. Say méconnaît toujours la différence qui existe entre la valeur en échange et la valeur d’utilité.

M. Say accuse le docteur Smith de n’avoir pas fait attention à la valeur donnée aux choses par les agents naturels et par les machines, en raison de ce qu’il considérait la valeur de toutes choses comme étant dérivée du seul travail de l’homme ; mais il ne me paraît pas que cette accusation soit prouvée ; car, dans aucun endroit de son ouvrage, Adam Smith ne déprécie les services que ces agents naturels et les machines nous rendent, mais il caractérise avec beaucoup de justesse la nature de valeur qu’ils ajoutent aux choses. Ils sont utiles, en ce qu’ils augmentent l’abondance des produits, et qu’ils ajoutent à notre richesse en augmentant la valeur d’utilité ; mais, comme ils travaillent gratuitement, comme on ne paie rien pour l’usage de l’air, de la chaleur du soleil, ni de l’eau, les secours qu’ils nous prêtent n’ajoutent rien à la valeur échangeable[9].

  1. Adam Smith dit « que la différence entre le prix réel et le prix nominal des » denrées et du travail, n’est point un objet de simple spéculation, mais peut, au » contraire, être quelquefois très-utile dans la pratique. » Je suis de son avis ; mais le prix réel du travail et des denrées ne peut pas plus être déterminé par leur prix en marchandises, qui est la mesure réelle adoptée par Adam Smith, que par ce qu’ils valent en or ou en argent, qui est la mesure nominale. L’ouvrier ne reçoit un prix réellement élevé pour son travail, que quand avec son salaire il peut acheter le produit de beaucoup de travail. (Note de l’Auteur.)
  2. M. Say (Écon. polit., liv. I, chap. II) conclut que l’argent a aujourd’hui à peu près la même valeur qu’il avait sous Louis XIV, « parce que la même » quantité d’argent achète la même quantité de blé. » (Note de l’Auteur.)

    Dans un autre endroit de mon Économie politique, je donne les raisons qui me font croire que, bien que la valeur d’aucune espèce de choses ne soit invariable, la valeur du blé est sur un grand nombre d’années communes la moins variable de toutes. — J.-B. Say.

  3. La valeur est une qualité inhérente à certaines choses ; mais, c’est une qualité qui, bien que très-réelle, est essentiellement variable, comme la chaleur. Il n’y a point de valeur absolue, de même qu’il n’y appoint de chaleur absolue ; mais on peut comparer la valeur d’une chose avec la valeur d’une autre, de même qu’on peut dire qu’une eau où l’on plonge, le thermomètre, et qui le fait monter à quarante degrés, a autant de chaleur apparente que tout autre liquide qui fait monter le thermomètre au même degré.

    Pourquoi la valeur est-elle perpétuellement variable ? La raison en est évidente : elle dépend du besoin qu’on a d’une chose qui varie selon les temps, selon les lieux, selon les facultés que les acheteurs possèdent ; elle dépend encore, de la quantité de cette chose qui peut être fournie, quantité qui dépend elle-même d’une foule de circonstances de la nature et des hommes.

    La valeur ne peut être mesurée que par la valeur. Si l’on entreprenait de mesurer la valeur des choses par une autre de leurs propriétés, ce serait comme si l’on voulait mesurer leur poids par leur forme ou par leur couleur ; mais toute valeur étant essentiellement variable, aucune n’a la qualité nécessaire d’une mesure : l’invariabilité. Aucune ne peut donc servir à donner une idée exacte d’une autre valeur qui est dans un autre temps ou dans un autre lieu. On ne peut pas dire qu’une chose qui a coûté deux guinées à Londres, vaut le double de celle qui a coûté une guinée à Paris, parce que la guinée, lorsqu’elle est à Paris, ne vaut pas ce qu’elle vaut à Londres. On ne peut même pas dire, qu’une chose qui valait à Londres, il y a dix ans, une guinée, a conservé sa même valeur, parce qu’elle s’y vend encore une guinée ; car il faudrait pour cela avoir la certitude que, dans Londres même, une guinée ne vaut ni plus ni moins que ce qu’elle valait il, y a dix ans. Or, cette certitude, on ne peut l’avoir.

    Rien n’est donc plus chimérique que de vouloir proposer une mesure des valeurs et un moyen de comparer deux valeurs, à moins que ces deux valeurs ne soient en présence. Alors, en effet, on peut les comparer : chaque chose a son prix courant, qui est là valeur que les circonstances du moment y attachent en chaque lieu. On peut donc dire qu’en un lieu, en un moment donné, une chose dont le prix courant est de cinq, dix, cent fois le prix courant d’une autre chose, vaut cinq fois, dix fois, cent fois autant que cette dernière. Alors toute espèce de chose peut servir de point de comparaison pour estimer la valeur d’une autre chose, pourvu que l’une et l’autre aient un prix courant. On peut donc dire qu’une maison vaut aujourd’hui cinq cent mille hectolitres de blé, aussi bien que 20,000 francs ; et si nous disons de préférence 20,000 francs, c’est parce que nous connaissons mieux en général la valeur de 20,000 francs, que celle de cinq cent mille hectolitres de blé, quoiqu’elle soit la même dans le cas supposé.

    En raisonnant sur l’Économie politique, on est obligé bien souvent de considérer un même objet à deux époques successives, comme lorsqu’on recherche l’influence de l’impôt sur la valeur d’un produit. Il faut se former une idée du produit avant l’impôt et après l’impôt ; mais comme cette valeur peut changer par d’autres causes ; comme la valeur du terme de comparaison, de l’argent, par exemple, peut varier aussi dans l’intervalle, il faut toujours sous-entendre, en parlant d’une cause qui agit sur quelques valeurs que ce soient, que l’on regarde l’action des autres causes comme semblable dans les deux cas. En disant, par exemple, que telle circonstance a fait monter le prix d’une chose de 2 francs à 3 francs, je suppose que la marchandise appelée franc n’a éprouvé aucune variation ; et si elle en a éprouvé, il est de droit qu’il faut faire à mon résultat une correction équivalente.

    Quoique cette restriction soit de droit, M. Ricardo, au commencement de son ouvrage, a eu soin de l’exprimer positivement.

    Ces explications m’ont paru nécessaires pour apprécier convenablement ce que l’auteur a dit et va dire sur le sujet de la mesure des valeurs. — J.-B. SAY.

  4. Toute cette doctrine est puisée dans mon Traité d’Économie politique (liv. II, chap. iv), mais l’auteur en tire une conclusion opposée, c’est-à-dire que la richesse n’est pas la même chose que la valeur, tandis que j’établis que la richesse n’est que la valeur des choses. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’Adam Smith dit dans une circonstance comme Ricardo, et dans beaucoup d’autres circonstances, comme moi. On sent bien que des auteurs d’un si grand sens, et accoutumés à ne juger que d’après l’observation, ne peuvent être divisés sur ce point essentiel que par un malentendu ; or, c’est ce malentendu qu’il faut éclaircir.

    Que la richesse n’est autre chose que la valeur courante des choses qu’on possède, c’est un point de fait. Lorsqu’on veut connaître ses richesses, on fait un état général de tout ce qu’on possède ; on met à la suite de chaque article le prix qu’on en pourrait tirer si l’on voulait s’en défaire ; et le total compose la richesse qu’on a voulu connaître. Mais il ne faut point perdre de vue les propriétés inhérentes à la valeur, parce que ces mêmes propriétés sont inhérentes à la richesse, qui n’est autre chose que de la valeur. Ces propriétés sont 1o  d’être variables, ainsi que je l’ai dit dans ma précédente note : un inventaire n’indique une somme de richesses que pour le temps et le lieu où il est dressé. Dès le mois suivant peut-être, plusieurs prix auront varié, et il ne sera plus exact. Ces prix sont différents dans la ville voisine ; si l’on s’y transporte avec ses richesses, elles ne seront plus exactement les mêmes. En conclure que ce n’est pas de la richesse, ce serait vouloir conclure que la chaleur n’est pas de la chaleur, parce qu’il fait frais le matin et chaud à midi.

    Ces propriétés sont encore, 2o  d’être relatives : c’est-à-dire que dans l’inventaire supposé, si l’évaluation totale de la propriété s’élève à 100,000 francs, Cela ne veut dire autre chose, sinon que la valeur de tous ces objets est égale à la valeur qu’ont, dans le même endroit, vingt mille écus de cinq francs pesant chacun vingt-cinq grammes au titre de d’argent fin. De ce que le rapport entre la valeur des effets et la valeur des écus peut cesser d’être la même, il ne s’ensuit pas encore que la valeur ne soit pas de la richesse ; il s’ensuit seulement que dans le moment de l’évaluation telle richesse en effets est égale à telle richesse en argent. Si les effets viennent à baisser de valeur, ou si l’argent devient plus précieux, le rapport ne sera plus le même ; il en résultera seulement que le possesseur des effets sera moins riche par rapport au possesseur de l’argent, ou celui-ci plus riche relativement à l’autre.

    Maintenant, avec ces données, essayons de résoudre la grande difficulté. Comment se fait-il que lorsqu’un objet devient plus abondant, lorsque les bas, par exemple, tombent à moitié prix, je sois tout à la fois moins riche en valeur et plus riche en jouissances ? La somme de mes bas portés à l’inventaire sera moindre, et cependant mes jouissances seront accrues, puisque j’aurai un plus grand nombre de paires.

    Ici l’on fait sans s’en douter une question multiple, c’est-à-dire plusieurs questions dans une seule ; voilà pourquoi il se peut qu’il y ait plusieurs réponses, et que ces réponses soient toutes justes, au moins dans le point de vue sous lequel on considère la question.

    Si vous vous considérez comme possesseur d’une certaine quantité de bas, et que les bas tombent à moitié prix, non seulement relativement à l’argent, mais relativement à toute autre espèce de marchandise, alors cette portion de vos richesses a diminué de moitié Relativement à toutes les autres ; ou, ce qui revient au même, toutes les autres richesses ont doublé par rapport à celle-là. Si vous acquériez en vendant une paire de bas six livres de sucre, vous n’en acquerrez plus que trois : vos jouissances en bas seront demeurées les mêmes.: mais si vous voulez les changer contre des jouissances en sucre, vous n’obtiendrez, plus de ces dernières qu’une moitié de ce que vous auriez obtenu. La somme des moyens de jouissances qui existaient dans la société, n’a ni augmenté ni diminué ; la somme des richesses non plus ; la valeur de toutes les marchandises par rapport aux bas (l’argent compris) a haussé précisément autant que la valeur des bas a baissé ; car, encore une fois, il est de l’essence de la valeur d’être relative. Quand on considère dans les choses une qualité absolue, comme la jouissance qui résulte de leur usage, on n’en considère plus la valeur échangeable. On considère une jouissance, et non plus une richesse.

    Que si vous considérez les bas, non plus comme une marchandise déjà produite, mais comme une marchandise pouvant se produire, et qui, en baissant à la moitié de son ancien prix, vous permet d’en consommer une double quantité, ou, ce qui revient au même, une qualité le double plus belle, sans pour cela faire un plus grand sacrifice, alors vous considérez la valeur des bas dans son rapport avec la valeur de votre revenu, et vous vous trouvez, relativement à ce produit en particulier, le double plus riche que vous n’étiez, puisqu’au moyen du même sacrifice vous obtenez en ce genre une double jouissance.

    C’est en ce sens que, bien que la valeur soit la seule mesure de la richesse, une baisse de prix est une augmentation de richesse, puisque alors votre revenu a doublé par rapport aux bas ; et si les perfectionnements dans les procédés de la production avaient été pareils pour tous les autres produits, votre richesse-revenu serait véritablement double. C’est comme si le fonds d’où vous tirez votre revenu avait doublé, soit que ce fonds fût en terres, en capital, ou bien en talents industriels. Cette doctrine est fort importante ; elle est rigoureusement conforme à la nature des choses, et par conséquent inébranlable, et elle explique des difficultés où l’on s’est perdu jusqu’à présent. — J.-B. Say.

  5. Les deux hypothèses de M. Ricardo me semblent se réduire à ceci :

    Les richesses d’un pays s’augmentent de deux façons : soit lorsque les fonds productifs s’accroissent, soit lorsque, sans être plus grands, ils produisent davantage. Ajoutons-y quelques éclaircissements.

    Par fonds productifs, j’entends les terres productives, les capitaux productifs, l’industrie productive. M. Ricardo, disciple en cela de Smith, n’entend que le travail. Dans sa première hypothèse, les capitaux accrus par l’épargne entretiendraient un plus grand nombre de travailleurs. Il y aurait plus de choses produites ; mais ces choses étant le résultat de plus de services productifs, seraient dans le même rapport de valeur avec les services productifs. Le pays aurait plus de producteurs (capitalistes ou industrieux), mais aussi il aurait plus de consommateurs. Chacun, avec le même revenu, n’obtiendrait que la même quantité de produits. M. Ricardo regarde cette augmentation de richesses comme la moins désirable.

    L’autre augmentation, en effet, est plus propre à procurer à chacun la libre disposition de plus de produits, de plus de jouissances. Elle consiste en un plus grand parti tiré des mêmes fonds productifs ; d’où résulte, sans la moindre diminution dans le revenu, une baisse dans la valeur des produits qui permet à chacun d’être mieux pourvu. (Voyez, ma dernière note, page 252.)

    Le revenu reste le même quand le fonds productif rend le double de produits, quoique moins chers de moitié. C’est une chose de fait que le raisonnement explique. Si par un meilleur, procédé on doublé le produit des terres en pommes de terre, par exemple, si l’on fait produire à chaque arpent cent setiers à 3 fr. au lieu de cinquante setiers à 6 fr., dans les deux cas l’arpent rapporte 300 fr. ; mais dans le premier cas, le produit est à moitié prix, et relativement à ce produit, non-seulement les revenus fonciers, mais tous les revenus sont doublés.

    De même, s’il est question d’un perfectionnement qui fait qu’un capital donne un produit doublé ; si, comme il est arrivé dans la fabrication des fils et tissus de coton, des machines valant 30,000 fr. ont donné le double des produits, de ce que la même somme produisait avec autant de travail et des machines moins parfaites, alors les produits de ce capital ont successivement baissé de prix par la concurrence. On en, a, eu le double en quantité, qui, en baissant de prix, ont néanmoins valu autant en somme. Les revenus capitaux n’en ont pas été altérés ; mais pour la même somme de revenu, chacun a pu obtenir le double de produits en cotonnades : le public a réellement été le double plus riche relativement aux cotonnades. — J.-B. Say.

  6. Éléments d’Idéologie, c. iv, p. 99. Dans cet ouvrage, M. de Tracy a groupé, d’une manière utile et habile, les principes généraux de l’économie politique, et je suis fâché d’ajouter qu’il y fortifie, par son autorité, les définitions que nous a données M. Say de la valeur, des richesses, et de l’utilité.
  7. J’ai dit que la valeur qu’on met aux choses est la mesure de leur utilité, de la satisfaction qu’on peut tirer de leur usage, en ce sens que lorsque deux choses ont le même prix courant, c’est une preuve que les hommes de ce lieu et de ce temps estiment qu’il y a le même degré de satisfaction à retirer de la consommation de l’une ou de l’autre. Mais j’aurais eu très-grand tort si l’on pouvait inférer de ce que j’ai dit que lorsque le prix d’une chose baisse, son utilité diminue. L’utilité d’une chose qui baisse de prix se rapproche alors de l’utilité de l’air, qui ne nous coûte rien, quoique fort utile.

    Du reste, il n’y aurait pas eu de cercle vicieux à dire que la valeur est la mesure de l’utilité, et l’utilité la mesure de la valeur, si ces quantités suivaient une marche absolument pareille dans leurs variations ; ce qui n’est pas. — J.-B. Say.

  8. « Le premier homme qui a su amollir les métaux par le feu n’est pas le créateur actuel de la valeur que ce procédé ajoute au métal fondu. Cette valeur est le résultat de l’action physique du feu jointe à l’industrie et aux capitaux de ceux qui emploient le procédé. »

    « ..... De cette erreur, Smith a tiré cette fausse conséquence, c’est que toutes les valeurs produites représentent un travail récent ou ancien de l’homme, ou, en d’autres termes, que la richesse n’est que du travail accumulé ; d’où par une seconde conséquence tout aussi fausse, le travail est la seule mesure des richesses ou des valeurs produites. » Ces dernières conséquences, c’est M. Say qui les tire, et non le docteur Smith ; elles sont fondées si l’on ne distingue pas la valeur d’avec la richesse ; mais Adam Smith, quoiqu’il ait avancé que la richesse consiste dans l’abondance des choses nécessaires, utiles, ou agréables à la vie, aurait admis que les machines et les agents naturels peuvent ajouter beaucoup à la richesse d’un pays : cependant il n’aurait point accordé que ces objets pussent rien ajouter à la valeur échangeable des choses. — Note de l’Auteur, à quoi M. Say répond :

    De mes dernières notes on peut inférer ma réponse à celle-ci. L’action gratuite des agents naturels, quand elle remplace l’action onéreuse des hommes et des capitaux, fait baisser la valeur des produits. Comme toute valeur est relative, la valeur des produits ne peut pas baisser sans que la valeur des revenus (ou des fonds productifs qui donnent ces revenus) n’augmente. Les consommateurs sont d’autant plus riches, que les produits sont à meilleur marché. J’ai prouvé ailleurs que la baisse des produits provenant d’une économie dans les frais de production n’altérait en rien les revenus des producteurs ; un homme qui parvient à faire par jour deux paires de bas à 3 francs gagne autant que lorsqu’il en faisait une à 6 francs—

    J.-B. Say.

  9. M. Ricardo, en rapprochant divers passages pris en plusieurs endroits de mes ouvrages, sans pouvoir citer les développements que j’y donne, ni les restrictions que j’y mets, y trouve de l’obscurité et des contradictions. Il peut être fondé ; mais a-t-il éclairci cette obscurité ? a-t-il levé ces contradictions ?

    Si l’on prend le mot richesses dans sa signification la plus étendue, les richesses de l’homme sont tous les biens qui, étant à sa disposition, peuvent, de quelque manière que ce soit, satisfaire ses besoins, ou seulement ses goûts. Dans ce sens, l’air que nous respirons, la lumière du soleil, et même l’attachement de notre famille et de nos amis, sont des richesses. Ce sont des richesses qu’on peut, appeler naturelles.

    Dans un sens plus restreint, et lorsqu’il est question seulement des biens que possèdent un homme riche, une nation riche, on trouve que les richesses sont des choses qui, pouvant satisfaire les besoins et les goûts des hommes en général, n’ont pu devenir leur propriété qu’au moyen de quelques difficultés qu’ils ont vaincues ; d’où il est résulte pour ces choses une valeur, c’est-à-dire la qualité de ne pouvoir être acquises qu’au moyen d’un sacrifice égal à celui qu’elles ont coûté. Si je consens à donner un boisseau de froment pour obtenir deux livres de café ; c’est parce que j’estime que la satisfaction que je me promets de deux livres de café vaut les difficultés qu’il m’a fallu vaincre pour créer un boisseau de froment. Si le propriétaire des deux livres de café pense de même relativement au boisseau de froment, je dis que la valeur échangeable du boisseau de froment est deux livres de café, et réciproquement ; et si l’une ou l’autre de ces choses trouve à s’échanger contre une pièce de 5 francs, je dis que l’une ou l’autre sont une portion de richesses égale à 5 francs ; qu’elles le sont par leur valeur échangeable, et en proportion dé cette valeur échangeable, Valeur échangeable et richesse sont donc synonymes.

    Or, cette richesse ainsi entendue, et qu’on pourrait nommer sociale, en ce qu’elle ne peut exister que parmi les hommes en société, est celle qui fait l’objet des recherches de l’Économie politique*, parce que seule elle est susceptible de s’accroître, de se distribuer et de se détruire.

    Maintenant la grande difficulté est de faire concorder les lois de la richesse sociale, ou de l’Économie politique, avec celles de la richesse naturelle. Lorsqu’un produit se multiplie par le meilleur emploi que nous faisons de nos terres, de nos capitaux, et de notre industrie, il y a plus d’utilité (soit de richesse naturelle) produite, et en même temps la production de la richesse sociale semble être moindre, puisque la valeur échangeable du produit diminue. La richesse sociale ne suit donc pas la même marche que la richesse naturelle : de là les difficultés où se sont perdus Lauderdale et bien d’autres, et les contradictions apparentes que M. Ricardo me reproche.

    Je m’estimerai d’autant plus heureux de le satisfaire, que les mêmes doutes sont nés dans l’esprit d’un homme qui me tient de près par le sang et par l’amitié, et qui les a consignés dans un écrit publié récemment* ; la même réponse servira pour tous deux, non sans quelque avantage peut-être pour les progrès de la science.

    Pour se former une idée juste des choses, je pense qu’il faut se représenter la nature entière, les capitaux accumulés par l’homme, et les facultés industrielles de l’homme, comme le grand fonds où se forment, et duquel naissent toutes les utilités, toutes les richesses naturelles et sociales qui servent à satisfaire plus ou moins complètement à tous les besoins, à tous les goûts des hommes.

    Les portions de ce fonds qui n’ont pas besoin d’être sollicitées, le soleil, par exemple, qui nous fournit une lumière et une chaleur si nécessaires au développement des être organisés, sont des fonds productifs appartenant à chacun de nous, d’une valeur infinie, pour ce qui est de l’utilité qu’on en tire, puisque cette utilité est infinie, inépuisable.

    D’autres fonds, tels, par exemple, qu’un capital productif, n’appartiennent pas à tout le monde. Ils ne peuvent faire leur office que parce qu’ils sont des propriétés : l’Économie politique en assigne les motifs. Leur valeur peut être assimilée à la valeur des fonds naturels, en ce qu’elle est proportionnée à la quantité d’utilité qui peut en naître. Ainsi un fonds capital, territorial et industriel, duquel sont sortis cinquante boisseaux de froment, vaudrait dix fois autant relativement à cette espèce de produit, si, dans un espace de temps pareil, par un perfectionnement quelconque, on parvenait à en tirer cinq cents.

    Il reste à connaître quels sont ceux qui profitent de cette augmentation, ceux qui sont plus riches, non seulement en richesses naturelles, mais en richesses sociales, en valeurs échangeables, de tout cet accroissement d’utilité produite.

    Si, par des causes dont la discussion est étrangère à l’objet de notre spéculation présente, là valeur, échangeable de chaque boisseau de blé se soutient malgré l’augmentation survenue dans la quantité de blé produite, alors l’augmentation de richesse produite est entièrement au profit des producteurs, c’est-à-dire des propriétaires du fonds capital, du fonds territorial, et du fonds industriel, dont il est sorti cinq cents boisseaux au lieu de cinquante. Le revenu provenant de ces portions de fonds a décuplé.

    Si, comme il arrive plus fréquemment, la valeur échangeable de chaque boisseau de blé a baissé en raison de la plus grande quantité qui en a été produite, Je profit obtenu est bien toujours dans la proportion de cinq cents à cinquante ; mais ce profit est fait par la classe des consommateurs, lesquels sont aussi riches de ce qu’ils paient de moins que les producteurs l’auraient été de ce qu’ils auraient vendu de plus. Leur revenu n’a pas décuplé, parce qu’ils ne l’emploient pas tout entier en froment ; mais la portion de revenu qu’ils avaient coutume d’employer en froment a décuplé, et toutes ces portions de revenu ainsi décuplées se monteraient, si elles étaient réunies, à une somme égale à la valeur décuplée du produit, en supposant qu’il n’eût pas baissé de prix. Dans les deux cas, la société à donc joui d’une augmentation de valeurs comme d’une augmentation d’utilité. J.-B. Say.