Aller au contenu

Des réactions politiques - 2nde édition/VIII. Des principes

La bibliothèque libre.
Des réactions politiques
(p. 64-79).
CHAPITRE VIII.
Des principes.

On a tant et si cruellement abusé du mot principes, que celui qui réclame pour eux respect et obéissance, est traité d’ordinaire de rêveur abstrait, de raisonneur chimérique. Toutes les factions ont les principes en haine : les unes les considèrent comme ayant amené les maux passés, les autres comme multipliant les difficultés présentes. Ceux qui ne peuvent reconstruire ce qui n’est plus, s’en prennent aux principes, du renversement : ceux qui ne savent pas faire aller ce qui est, les accusent de leur impuissance : et la masse même, qui, en sa qualité d’être composé, n’ayant aucun intérêt aux exceptions individuelles, en a un très-pressant à ce que les principes généraux soient observés, les voyant en butte aux déclamations de tous les partis tour-à-tour, se prévient et se passionne contre une chose dont ils lui disent tous du mal, tandis que cette chose chose est la seule qui la garantisse contre eux tous.

La réhabilitation des principes seroit une entreprise à-la-fois utile et satisfaisante : on sortiroit, en s’y livrant, de cette sphère de circonstances dans laquelle on se trouve perpétuellement froissé de tant de manières. On seroit exempt de tout retour personnel vers les individus : au lieu d’avoir à relever des imprudences ou des foiblesses, on n’auroit à traiter qu’avec la pensée seule. On réuniroit, à l’avantage de mieux approfondir les opinions, celui, non moins précieux, d’oublier les hommes.

Mais ce travail exigeroit des développemens que ne permettent pas les bornes d’un ouvrage dont je hâte la publication, par un espoir, peut-être mal-fondé, d’utilité. Dans la suite, si nul écrivain plus habile ne me devance dans cette carrière, j’essaierai peut-être d’exposer ce que je regarde comme les principes élémentaires de la liberté. Aujourd’hui, je ne puis qu’indiquer les idées fondamentales d’un système qui se compose d’une longue chaîne de raisonnemens, et je suis obligé de m’en remettre au lecteur pour suppléer aux intermédiaires, s’il s’y intéresse assez pour cela.

Un principe est le résultat général d’un certain nombre de faits particuliers. Toutes les fois que l’ensemble de ces faits subit quelques changemens, le principe qui en résultoit se modifie : mais alors cette modification elle-même devient principe.

Tout dans l’univers a donc ses principes, c’est-à-dire, toutes les combinaisons, soit d’existences, soit d’événemens, mènent à un résultat : et ce résultat est toujours pareil, toutes les fois que les combinaisons sont les mêmes. C’est ce résultat qu’on nomme principe.

Ce résultat n’est général que par rapport aux combinaisons desquelles il résulte. Il n’est donc général que d’une manière relative et non d’une manière absolue. Cette distinction est d’une grande importance, et c’est faute de l’avoir faite, que l’on a conçu tant d’idées erronées sur ce qui constituoit un principe.

Il y a des principes universels, parce qu’il y a des données premières, qui existent également dans toutes les combinaisons. Mais ce n’est pas à dire qu’à ces principes fondamentaux, il ne faille pas ajouter d’autres principes, résultant de chaque combinaison particulière.

Lorsqu’on dit que les principes généraux sont inapplicables aux circonstances, l’on dit simplement que l’on n’a pas découvert le principe intermédiaire qu’exige la combinaison particulière dont on s’occupe. C’est avoir perdu l’un des anneaux de la chaîne ; mais cela ne fait pas que la chaîne en existe moins.

Les principes secondaires sont tout aussi immuables que les principes premiers. Chaque interruption de la grande chaîne n’a pour la remplir qu’un seul anneau.

Ce qui fait qu’actuellement nous désespérons souvent des principes, c’est que nous ne les connoissons pas tous.

Lorsque l’on dit qu’il y a telle circonstance qui force à dévier des principes, l’on ne s’entend pas. Chaque circonstance appelle seulement le principe qui lui est propre, car l’essence d’un principe n’est pas d’être général, ni applicable à beaucoup de cas, mais d’être fixe ; et cette qualité compose si bien son essence, que c’est en elle que réside toute son utilité.

Les principes ne sont donc point de vaines théories, uniquement destinées à être débattues dans les réduits obscurs des écoles. Ce sont des vérités qui se tiennent, et qui pénétreroient graduellement jusques dans les applications les plus circonstancielles, et jusques dans les plus petits détails de la vie sociale, si l’on savoit suivre leur enchaînement.

Lorsqu’on jette tout-à-coup, au milieu d’une association d’hommes, un principe premier, séparé de tous les principes intermédiaires qui le font descendre jusqu’à nous, et l’approprient à notre situation, l’on produit sans doute un grand désordre ; car le principe arraché à tous ses entours, dénué de tous ses appuis, environné de choses qui lui sont contraires, détruit et bouleverse : mais ce n’est pas la faute du principe premier qui est adopté, c’est celle des principes intermédiaires qui sont inconnus : ce n'est pas leur admission, c'est leur ignorance qui plonge tout dans le chaos.

Appliquons ces idées aux faits et aux institutions politiques, et nous verrons pourquoi les principes ont dû jusqu’à présent être décriés par des hommes adroits, et regardés par des hommes simples comme des choses abstraites et inutiles. Nous verrons aussi pourquoi les préjugés, mis en opposition avec les principes, ont dû hériter de la faveur qu’on refusoit aux premiers.

Naturellement les principes n’étant que le résultat des faits particuliers, par conséquent, dans l’association politique, étant le résultat des intérêts de chacun, ou pour l’exprimer en moins de mots, l’intérêt commun de tous, auroient dû être chers à tous et à chacun : mais sous les institutions qui existoient, et qui étoient le résultat de l’intérêt de quelques-uns, contre l’intérêt commun de tous, il ne pouvoit manquer d’arriver ce que nous venons d’indiquer. On ne pouvoit lancer les principes qu’isolément, en laissant au hasard le soin de les conduire, et en s’en remettant à lui du bien ou du mal qu’ils devoient faire ; il devoit s’ensuivre, ce qui s’en est en effet suivi, que la première action des principes étant destructive, une idée de destruction s’est attachée à eux.

Les préjugés, au contraire, ont eu ce grand avantage, qu’étant la base des institutions , ils se sont trouvés adaptés à la vie commune par un usage habituel : ils ont enlacé étroitement toutes les parties de notre existence : ils sont devenus quelque chose d’intime : ils ont pénétré dans toutes nos relations ; et la nature humaine, qui s’arrange toujours de ce qui est, s’est bâtie, des préjugés, une espèce d’abri, une sorte d’édifice social, plus ou moins imparfait, mais offrant du moins un asyle. Chaque homme, remontant de la sorte de ses intérêts individuels aux préjugés généraux, s’est attaché à ceux-ci, comme aux conservateurs des autres.

Les principes, suivant une route précisément opposée, ont dû éprouver un sort tout différent. Les principes généraux sont arrivés les premiers, sans liaison directe avec nos intérêts, et en opposition avec les préjugés qui protégeoient ces intérêts. Ils ont pris ainsi le double caractère d’étrangers et d’ennemis. On a vu en eux des choses générales et destructives, et dans les préjugés, des choses individuelles et préservatrices.

Lorsque nous aurons des institutions fondées sur les principes, l’idée de destruction s’attachera aux préjugés, car ce seront alors les préjugés qui attaqueront.

La doctrine de l’hérédité, par exemple, est un préjugé abstrait, tout aussi abstrait que peut l’être la doctrine de l’égalité. Mais l’hérédité, par cela seul, qu’existante, il avoit fallu organiser son existence, tenoit à un enchaînement d’institutions, d’habitudes, d’intérêts, qui descendoit jusques dans l’individualité la plus intime de chaque homme. L’égalité, au contraire, par cela seul qu’elle n’étoit pas reconnue, ne tenoit à rien, attaquoit tout, et ne pénétroit jusqu’aux individus, que pour bouleverser leur manière d’être. Rien de plus simple, après l’expérience du bouleversement, que la haine du principe, et l’amour du préjugé.

Mais retournez cet état de choses ; imaginez la doctrine de l’égalité, reconnue, organisée, formant le premier anneau de la chaine sociale, mêlée par conséquent à tous les intérêts, à tous les calculs, à tous les arrangemens de vie privée ou publique. Supposez maintenant la doctrine de l’hérédité, jetée isolément, et comme théorie générale, contre ce système, ce sera alors le préjugé qui sera le destructeur ; le préservateur sera le principe.

Qu’on me permette encore un exemple. C’est un principe universel, également vrai dans tous les tems, et dans toutes les circonstances, que nul homme ne peut être lié que par les loix auxquelles il a concouru. Dans une société très resserrée, ce principe peut être appliqué d’une manière immédiate, et n’a pas besoin pour devenir usuel, de principe intermédiaire. Mais dans une combinaison différente, dans une société très-nombreuse, il faut joindre un nouveau principe, un principe intermédiaire à celui que nous venons de citer. Ce principe intermédiaire, c’est que les individus peuvent concourir à la formation des loix, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentans. Quiconque voudroit appliquer à une société nombreuse le premier principe, sans employer l’intermédiaire, la bouleverseroit infailliblement : mais ce bouleversement, qui attesteroit l’ignorance ou l’ineptie du législateur, ne prouveroit rien contre le principe. L’état ne seroit pas ébranlé, parce qu’on auroit reconnu que chacun de ses membres doit concourir à la formation des loix, mais parce qu’on auroit ignoré, que dans l’excédent d’un nombre donné, il devoit, pour y concourir, se faire représenter.

La morale est une science beaucoup plus approfondie que la politique, parce que le besoin de la morale étant plus de tous les jours, l’esprit des hommes a dû s’y consacrer davantage, et que sa direction n’étoit pas faussée par les intérêts personnels des dépositaires ou des usurpateurs du pouvoir. Aussi les principes intermédiaires de la morale étant mieux connus, ses principes abstraits ne sont pas décriés : la chaîne est mieux établie, et aucun principe premier n’arrive avec l’hostilité et le caractère dévasteur que l’isolement donne aux idées comme aux hommes.

Cependant il est hors de doute que les principes abstraits de la morale, s’ils étoient séparés de leurs principes intermédiaires, produiroient autant de désordre dans les relations sociales des hommes, que les principes abstraits de la politique, séparés de leurs principes intermédiaires, doivent en produire, dans leurs relations civiles.

Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il étoit pris d’une manière absolue et isolée, rendroit toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très-directes, qu’a tirées de ce principe un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre, qu’envers des assassins qui vous demanderoient, si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge seroit un crime.

Ce n’est que par des principes intermédiaires que ce principe premier a pu être reçu sans inconvéniens.

Mais, me dira-t-on, comment découvrir les principes intermédiaires qui manquent ? Comment parvenir même à soupçonner qu’ils existent ? Quels signes y a-t-il de l’existence de l’inconnu ?

Toutes les fois qu’un principe, démontré vrai, paraît inapplicable, c’est que nous ignorons le principe intermédiaire qui contient le moyen d’application.

Pour découvrir ce dernier principe, il faut définir le premier. En le définissant, en l’envisageant sous tous ses rapports, en parcourant toute sa circonférence, nous trouverons le lien qui l’unit à un autre principe. Dans ce lien est, d’ordinaire, le moyen d’application. S’il n’y est pas, il faut définir le nouveau principe auquel nous aurons été conduits. Il nous mènera vers un troisième principe, et il est hors de doute que nous arriverons au moyen d’application en suivant la chaîne.

Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire la vérité est un devoir.

Ce principe isolé est inapplicable. Il détruiroit la société. Mais si vous le rejetez, la société n’en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées.

Il faut donc chercher le moyen d’application, et pour cet effet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe.

Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là ou il n’y a pas de droits il n’y a pas de devoirs.

Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui.

Voilà, ce me semble, le principe devenu applicable. En le définissant, nous avons découvert le lien qui l’unissoit à un autre principe, et la réunion de ces deux principes nous a fourni la solution de la difficulté qui nous arrêtoit.

Observez quelle différence il y a entre cette manière de procéder, et celle de rejetter le principe. Dans l’exemple que nous avons choisi, l’homme qui, frappé des inconvéniens du principe, qui porte que dire la vérité est un devoir, au lieu de le définir, et de chercher son moyen d’application, se seroit contenté de déclamer contre les abstractions, de dire qu'elles n’étoient pas faites pour le monde réel, auroit tout jeté dans l’arbitraire. Il auroit donné au systême entier de la morale un ébranlement dont ce systême se seroit ressenti dans toutes ses branches. Au contraire, en définissant le principe, en découvrant son rapport avec un autre et dans ce rapport le moyen d’application, nous avons trouvé la modification précise du principe de la vérité qui exclut tout arbitraire et toute incertitude.

C’est une idée peut-être neuve, mais qui me paroît infiniment importante, que tout principe renferme, soit en lui-même, soit dans son rapport avec un autre principe, son moyen d’application.

Un principe, reconnu vrai, ne doit donc jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparens. Il doit être décrit, défini, combiné avec tous les principes circonvoisins, jusqu’à ce qu’on ait trouvé le moyen de remédier à ses inconvéniens, et de l’appliquer, comme il doit l’être.

La doctrine opposée est absurde dans son essence, et désastreuse dans ses effets.

Elle est absurde, parce qu’elle prouve trop, et qu’en prouvant trop, elle se détruit elle-même. Dire que les principes abstraits ne sont que de vaines et inapplicables théories, c’est énoncer soi-même un principe abstrait. Car cette opinion n’est pas un fait particulier, mais un résultat général. C’est donc énoncer un principe abstrait contre les principes abstraits, et par cela seul, frapper de nullité son propre principe. C’est tomber dans l’extravagance de ces sophistes de Grèce qui doutoient de tout, et finissoient par n’oser pas même affirmer leur doute.

Outre cette absurdité, cette doctrine est désastreuse, parce qu’elle précipite inévitablement dans l’arbitraire le plus complet. Car s’il n’y a pas de principes, il n’y a rien de fixe : il ne reste que des circonstances, et chacun est juge des circonstances. On marchera de circonstances en circonstances, sans que les réclamations puissent trouver même un point d’appui. Là où tout est vacillant, aucun point d’appui n’est possible. Le juste, l’injuste, le légitime, l’illégitime, n’existeront plus, car toutes ces choses ont pour bases les principes, et tombent avec eux. Il restera, les passions qui pousseront à l’arbitraire, la mauvaise foi qui abusera de l’arbitraire, l’esprit de résistance qui cherchera à s’emparer de l’arbitraire, comme d’une arme, pour devenir oppresseur à son tour ; en un mot, l’arbitraire, ce tyran aussi redoutable pour ceux qu’il sert que pour ceux qu’il frappe, l’arbitraire régnera seul.

Examinons maintenant de près les conséquences de l’arbitraire, et comme nous avons prouvé que les principes bien définis, et suivis exactement, remédioient par leur mutuel soutien à toutes les difficultés, démontrons, s’il est possible, que l’arbitraire, qui ne peut être ni défini dans sa nature, ni suivi dans ses conséquences, n’écarte jamais dans le fait aucun des inconvéniens qu’il brise en apparence, et n’abat une des têtes de l’hydre que pour en laisser repousser plusieurs.