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Des révolutions de la royauté en France

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DES
RÉVOLUTIONS DE LA ROYAUTÉ
EN FRANCE.[1]

FRAGMENT.


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La Gaule conquise par César devint sous Auguste une province romaine. Les empereurs y envoyaient un gouverneur qui commandait à des préfets ; ce gouverneur recevait directement ses ordres de la république et les transmettait à ses agens. La politique adoptée généralement pour les autres pays conquis l’avait été de même pour la Gaule : le gouvernement y était doux et paternel ; et comme la civilisation apportait à la barbarie des plaisirs, des arts et des jouissances qui lui étaient inconnus, elle n’eut pas de peine, la corruptrice qu’elle était, de façonner aux mœurs romaines les peuplades primitives de la Gaule. Le midi, surtout, dont les riches plaines touchaient à l’Italie par les Alpes, dont la même mer baignait le rivage, dont les habitans respiraient un air parfumé comme celui de Sorrente et de Pestum, fut la province chérie ; Narbo la Romaine s’éleva près de Massilia la Grecque ; Arles eut un amphithéâtre, Nîmes un cirque, Autun une école, Lyon des temples. Des légions indigènes, dont chaque soldat était fier de porter le nom de citoyen romain, furent levées dans la Narbonnaise, et, traversant la Gaule, allèrent soumettre à l’empire la Bretagne, que l’empire ne pouvait soumettre, comme ces éléphans privés, dressés par les rois de l’Inde, les aident à soumettre les éléphans sauvages.

À la domination romaine succéda la conquête franke, la barbarie à la civilisation. Il était temps : la corruption qui rongeait le cœur de l’empire s’étendait à ses membres ; la framée franke sépara la Gaule du corps romain, et la sauva. Il y a cela de remarquable que la civilisation qui conquiert la barbarie, la tue, et que la barbarie qui conquiert la civilisation, la féconde.

Les chefs franks conservèrent du gouvernement romain ce qu’ils en purent adapter à leurs mœurs et surtout à leurs intérêts : la domination fut unitaire sous Mere-wig et Hlode-wig ; elle fut divisée sous ses successeurs.

La division du pouvoir amena celle de la propriété : dès que la cheftainerie posséda, elle voulut avoir son représentant, comme la royauté avait le sien. La charge de maire du palais fut créée par elle : elle suivit les mêmes variations de progrès que la royauté qu’elle était appelée à remplacer un jour : temporaire sous Sighebert[2] et ses devanciers, elle fut viagère sous Hlot-her, et devint enfin héréditaire sous Hlodewig ii ; cependant, comme la royauté, elle était de principe électif : Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt. Mais dès-lors que l’une des deux rivales avait faussé son principe, l’autre devait aussitôt renier le sien.

Les rois franks n’avaient donc point, comme on pourrait le croire, un pouvoir absolu : outre le maire du palais, placé près de lui pour représenter les droits de la cheftainerie, il y avait encore des conseils composés de chefs militaires, qui décidaient des affaires de la nation avec le roi[3] ; de grandes revues de troupes, fixées ordinairement au mois de mars ou de mai recevaient communication des choses traitées dans ces assemblées particulières : et cela dura ainsi entre les conquérans jusqu’au moment où le peuple, représenté par l’Église, se trouva posséder à son tour une portion du territoire. Alors des évêques entrèrent dans les conseils du roi ; des députés ecclésiastiques furent envoyés aux Champs-de-Mars et de Mai, et les trois ordres de propriétaires se trouvèrent représentés : la royauté par le roi, la cheftainerie par le maire, et l’église ou le peuple par les évêques.

Le renversement de la dynastie des Mere-wigs, par celle des Carolingiens, amena une lacune dans la représentation de ces pouvoirs. La cheftainerie avait tué la royauté, et s’était faite reine à sa place : elle crut donc la royauté et la cheftainerie confondues à jamais en un seul pouvoir et elle oublia que sous la faux du moissonneur pousse déjà une moisson nouvelle. Comme il n’y avait plus de cheftainerie, il n’était plus besoin d’un représentant de cette caste : comme cette caste était confondue avec la royauté, elle ne pouvait plus élire de roi. En conséquence, la charge de maire du palais fut supprimée, et Karl-le-Grand prit pour exergue de sa monnaie : Carolus gratia Dei rex.

Ainsi avec la cheftainerie faite reine se trouve détruit le principe électif qui fait les rois.

Karl fut donc le premier et le dernier chef tout-puissant de la race conquérante : car ses prédécesseurs avaient eu à lutter contre la cheftainerie, et ses successeurs devaient avoir à lutter contre la vassalité. Sous lui, au contraire, rien ne ressemble à une résistance quelconque de la part d’une caste, dont il foule sous ses sandales la tête qui sort à peine de terre. Ses ordres ne sont ni approuvés ni contrôlés : il les donne, et l’on obéit ; il veut des lois, et les capitulaires succèdent au code théodosien ; il veut une armée, elle se lève ; il veut une victoire, il combat.

Il fallait cette unité de pouvoir et de force pour que Karl pût remplir sa mission et arriver à son but ; il fallait qu’une même intelligence eût élevé sur un plan unitaire les remparts de ce vaste empire, afin que la barbarie vînt s’y briser sans trouver un seul côté faible par où elle pût l’entamer ; il fallait enfin que le règne de Karl fût un long règne, car lui seul pouvait achever l’œuvre immense qu’il avait entreprise, et le règne de Karl dura quarante-six ans.

Les héritiers de Karl firent sur une plus grande échelle le même partage qu’avaient fait les enfans de Hlode-wig, et les mêmes causes amenèrent les mêmes résultats, c’est-à-dire la création d’une nouvelle caste seigneuriale, née des cessions de terrain que les rois Carolingiens et Mere-wigs furent obligés de faire pour monter sur le trône, et se crurent ensuite obligés de continuer pour s’y maintenir. Karl, échappant à la puissance des chefs francs, prit le premier pour exergue de la monnaie que lui seul avait le droit de faire battre, Carolus gratia Dei rex ; les seigneurs français, échappant à leur tour à la domination franke, nièrent que leur principe vint de la royauté, comme Karl avait nié que son principe vînt de la cheftainerie, et deux cents ans après, ils s’arrogèrent non-seulement le droit de faire battre monnaie comme des empereurs, mais encore ils prirent pour exergue de cette monnaie, ce gratia Dei dont la royauté leur avait donné l’exemple[4].

Lorsque Hugues Capet monta sur le trône, occupé déjà avant lui par Eudes et Raoul, premiers rois français jetés au milieu des rois germains, il trouva la France territoriale divisée entre sept grands propriétaires possédant, non plus par cession et tolérance royale, à titre d’alleu ou de fiefs, mais par la grâce de Dieu. L’édifice monarchique qu’il allait élever devait donc différer, sous bien des rapports, de celui de Karl-le-Grand ou de Hlode-wig. La royauté qu’il recevait ressemblait beaucoup plus à la présidence d’une république aristocratique, qu’à la dictature d’un empire : il était le premier, mais non pas même le plus riche et le plus puissant entre ses égaux. La première chose que fit en conséquence le nouveau roi, fut de porter le nombre de ses grands vassaux à douze, d’introduire parmi eux des pairs ecclésiastiques, pour s’assurer l’appui de l’église ; puis sur le solide aplomb de ces douze puissantes colonnes qui représentaient la grande vassalité, il appuya la voûte de la monarchie nationale.

Lorsque les bienfaits que devait développer cette première ère furent accomplis, c’est-à-dire, lorsqu’une langue nouvelle et nationale comme la monarchie eut succédé à la langue de la conquête ; lorsque les croisades eurent ouvert à l’art et à la science la route de l’Orient ; lorsque la bulle d’Alexandre iii, qui déclarait que tout chrétien était libre, eut amené l’affranchissement des serfs ; lorsque enfin Philippe-le-Bel, portant la première atteinte à la monarchie féodale, l’eut modifiée par la création des trois états et la fixation du parlement, il fut temps que cette monarchie qui avait accompli son œuvre, fît place à une autre qui avait à accomplir la sienne. Alors Philippe de Valois parut, porta le premier coup de hache dans l’édifice de Hugues Capet, et la tête de Clisson tomba.

Tanneguy Duchâtel hérita de la hache de Philippe de Valois. Soixante-dix ans après que celui-ci a frappé, il frappe à son tour, et la tête de Jean de Bourgogne tombe.

Louis xi trouva donc, en entrant dans le temple, deux des colonnes féodales qui soutenaient la voûte déjà brisées. Sa mission, à lui, était d’abattre le reste. Il n’y fut pas infidèle, et monté sur le trône à peine, il se mit à l’œuvre.

Alors ce ne furent plus partout que ruines féodales : les débris des maisons de Berry, de Saint-Pol, de Nemours, de Bourgogne, de Guienne et d’Anjou, jonchèrent partout le pavé de l’édifice monarchique ; et sans doute il se serait écroulé, faute d’appui, si le roi n’eût soutenu la voûte d’une main, tandis qu’il abattait les colonnes de l’autre.

Enfin Louis xi se trouva seul, et son génie remplaça l’aplomb par l’équilibre.

À lui remonte la première monarchie nationale absolue. Mais il légua le despotisme à des successeurs trop faibles pour le continuer. À la grande vassalité abattue par Louis xi, succéda, sous les règnes de Charles viii et de Louis xii, la grande seigneurie, si bien que lorsque François Ier monta sur le trône, effrayé qu’il fut de voir osciller la monarchie, demandant ses soutiens primitifs et ne les trouvant plus, cherchant douze hommes de fer et ne rencontrant plus que deux cents hommes de velours, il espéra retrouver une force égale en multipliant les forces inférieures, et substituant les grands seigneurs aux grands vassaux, il s’inquiéta peu de l’abaissement de la voûte au niveau de ces colonnes nouvelles, pourvu que l’abaissement de la voûte solidifiât l’édifice. En effet, quoique les supports qu’il venait de créer se trouvassent, comparativement aux anciens, plus faibles et moins élevés, ils n’en étaient pas moins solides ; car ils représentaient toujours la propriété, et leur multiplication même était en harmonie exacte avec la division territoriale qui s’était opérée entre le règne de Louis xi et le sien.

François Ier se trouva donc être le fondateur de la monarchie des grands seigneurs, comme Hugues Capet l’avait été de la monarchie des grands vassaux.

Puis, lorsque cette seconde ère de la royauté nationale eut porté ses fruits ; lorsque l’imprimerie eut donné quelque fixité aux sciences et aux lettres renaissantes ; lorsque Rabelais et Montaigne eurent scientifié la langue ; lorsque les arts eurent mis le pied sur le sol de France à la suite du Primatice et de Léonard de Vinci ; lorsque Luther en Allemagne, Wicleff en Angleterre, Calvin en France, eurent préparé par la réforme religieuse la réforme politique ; lorsque l’évacuation de Calais, qui enleva du sol français la dernière trace de la conquête d’Édouard iii, eut fixé nos limites militaires ; lorsque la nuit de la Saint-Barthélemy, produisant un effet contraire à celui qu’elles en attendaient, eut fait chanceler dans le sang huguenot la religion et la royauté qui se tenaient embrassées ; lorsqu’enfin l’exécution de La Mole, l’assassinat des Guises, le jugement de Biron, eurent, comme l’avaient fait à la grande vassalité le supplice de Clisson et le meurtre de Jean de Bourgogne, annoncé à la grande seigneurie que les temps étaient accomplis, et que son heure était venue ; alors parut à l’horizon, comme une comète rouge, Richelieu, ce large faucheur, qui devait épuiser sur l’échafaud le reste du sang que la guerre civile et les duels avaient laissé aux veines de la noblesse.

Il y avait 149 ans que Louis xi était mort.

Je n’ai pas besoin de dire que la mission de ces deux hommes était la même, et l’on sait que Richelieu accomplit la sienne aussi religieusement que l’avait fait Louis xi.

Louis xiv trouva donc l’intérieur de l’édifice monarchique non-seulement dégarni des deux cents colonnes qui le soutenaient, mais encore débarrassé de leurs débris. Le trône était posé si carrément sur la France nivelée, que, tout enfant qu’il était, il y monta sans trébucher ; puis, à sa majorité, le chemin de l’absolu s’offrit à lui, tracé par un pied si large, que le disciple n’eut qu’à suivre la trace de son maître, sans avoir crainte de s’égarer ; et il lui fallut cela, car Louis xiv n’avait pas le génie du despotisme, il n’en avait que l’éducation.

Il n’en accomplit pas moins l’œuvre à laquelle il était destiné : il se fit centre du royaume, rattacha à lui tous les ressorts de la royauté, et les tint dans une tension si longue, si forte et si continue, qu’il put prévoir, en mourant, qu’ils se briseraient dans les mains de ses successeurs.

La régence arriva, répandit son fumier sur le royaume, et l’aristocratie sortit de terre.

Louis xv, à sa majorité, se trouva donc dans la même position où s’étaient trouvés François Ier et Hugues Capet. La monarchie était à réorganiser : plus rien à la place des grands seigneurs, plus rien à la place des grands vassaux ; de faibles et nombreux rejetons seulement là où étaient autrefois les tiges fortes et vigoureuses. Il lui fallut donc abaisser encore la voûte monarchique, substituer de nouveau la quantité à la force ; et au lieu des douze grands vassaux de Hugues Capet, des deux cents grands seigneurs de François Ier, donner pour soutiens à son édifice vacillant, les cinquante mille aristocrates de la régence orléaniste.

Enfin, lorsque cette troisième ère de la royauté nationale eut porté ses fruits, fruits du lac Asphalte, pleins de pourriture et de cendres ; lorsque les Dubois et les Law, les Pompadour et les Dubarry, eurent tué le respect dû à la royauté ; lorsque les Voltaire et les Diderot, les d’Alembert et les Grimm, eurent étouffé la croyance due à la religion, la religion, cette nourrice des peuples, la royauté, cette fondatrice des sociétés, toutes souillées encore du contact des hommes, remontèrent à Dieu, dont elles étaient les filles.

Leur fuite laissa sans défense la monarchie du droit divin, et Louis xvi vit briller à quatre ans de distance, à l’orient la flamme de la Bastille, à l’occident le fer de l’échafaud.

Alors ce ne fut plus un homme qui vint pour détruire, car un homme eût été insuffisant à la destruction : ce fut une nation tout entière qui se leva, et qui, multipliant les ouvriers en raison de l’œuvre, envoya quatre cents mandataires pour abattre l’aristocratie, cette fille de la grande seigneurie, cette petite fille de la grande vassalité.

Le 22 septembre 1792, la Convention nationale prit la hache héréditaire.

Il y avait cent quarante-neuf ans que Richelieu était mort.

N’y a-t-il pas quelque chose de merveilleusement providentiel dans cette coïncidence de dates ? Richelieu paraît cent quarante-neuf ans après Louis xi, et la Convention nationale cent quarante-neuf ans après Richelieu !

Relevons ici une grande erreur où les uns tombent par ignorance, et que les autres accréditent par mauvaise foi : 93 fut une révolution, mais ne fut pas une république ; le mot avait été adopté en haine de la monarchie, et non pas en ressemblance de la chose. Le fer de la guillotine est fait en triangle ; c’est avec un triangle aussi qu’on symbolise Dieu : qui osera dire cependant que les deux ne font qu’un ?

La réaction thermidorienne sauva la vie à ce reste d’aristocratie qui allait tomber sous la main de Robespierre ; la hache qui devait la tuer ne lui fit qu’une blessure profonde, mais non pas mortelle. Les Bourbons la retrouvèrent lorsqu’ils rentrèrent en France en 1814 ; la vieille monarchie reconnut aussitôt son vieux soutien : alors elle lui donna à garder, au milieu de la France, la chambre des pairs, cette dernière forteresse de la royauté du droit divin.

Ainsi la volonté providentielle se trouva faussée un instant par l’accident précoce du 9 thermidor ; et lorsque cette Divinité qui veille à la loi du progrès, sous quelque nom qu’on la nomme, Dieu, Nature ou Providence, jeta les yeux sur nous, elle fut étonnée de voir, vivante et retranchée, au milieu de la France, cette aristocratie qu’elle croyait tuée par la Convention.

Aussitôt le soleil de juillet se leva, et comme celui de Josué, s’arrêta trois jours aux cieux.

Alors eut lieu cette révolution miraculeuse, qui n’atteignit que ce qu’elle devait atteindre, et ne tua que ce qu’elle devait tuer ; révolution que l’on crut nouvelle, et qui était la fille de 93 ; révolution qui ne dura que trois jours, car elle n’avait qu’un reste d’aristocratie à abattre, et qui, dédaigneuse d’attaquer la moribonde avec la hache ou l’épée, se contenta de la frapper d’impuissance avec une loi et un arrêt, comme on fait d’un vieillard imbécile qu’un conseil de famille interdit :

Loi du 10 décembre 1831, qui abolit l’hérédité de la pairie ;

Arrêt du 12 décembre 1831, qui déclare que tout le monde peut s’appeler comte ou marquis.

Le lendemain du jour où ces deux choses furent faites, la révolution de juillet se trouva accomplie ; car l’aristocratie était, sinon morte, du moins garottée ; le parti pur de la chambre des pairs, représenté par les Fitz-James et les Châteaubriand, sortit du palais du Luxembourg pour n’y plus rentrer, et, avec eux, toute l’influence aristocratique disparut de l’état, pour faire place à l’influence de la grande propriété.

Voici comment cette dernière s’établit.

Louis-Philippe s’était placé près de la royauté expirante, comme un héritier au chevet du lit d’un mourant. Il s’empara du testament que le peuple aurait pu casser ; mais le peuple, dans son intelligence profonde, comprit qu’il y avait une dernière forme monarchique à épuiser, et que Louis-Philippe était le représentant de cette forme ; il se contenta en conséquence de gratter sur l’écusson héréditaire le gratia Dei, et s’il ne lui imposa pas le gracia populi, c’est qu’il était bien certain que jamais le roi ne s’en souviendrait mieux qu’aux momens où il aurait l’air de l’oublier.

Cependant de nouveaux supports devenaient encore indispensables au nouvel édifice monarchique. Les cinquante mille aristocrates de Louis xv n’existaient plus ; les deux cents grands seigneurs de François Ier étaient tombés ; les douze grands vassaux de Hugues Capet dormaient dans leurs tombes féodales, et à la place des castes détruites, castes qui n’étaient que le privilége de quelques-uns, surgissaient de toutes parts la propriété et l’industrie qui sont le droit de tous. Louis-Philippe n’eut pas même à choisir entre les sympathies de naissance et les exigences du moment ; à la place des cinquante mille aristocrates de Louis xv, il poussa les cent soixante mille grands propriétaires et industriels de la restauration ; et la voûte monarchique s’abaissa d’un nouveau cran vers le peuple : — c’est le plus bas, — c’est le dernier.

Ainsi, après chaque révolution qui abat, vient le calme qui réédifie ; après chaque moisson fauchée, vient une terre en friche où germe une moisson nouvelle. Après le règne de Louis xi, cette terreur des grands vassaux, viennent les règnes de Charles viii et de Louis xii, où pousse la grande seigneurie. Après les règnes de Louis xiii et de Louis xiv, ce 93 de la grande seigneurie, vient la régence, pendant laquelle l’aristocratie sort de terre ; enfin, après le règne du comité de salut public, qui fauche les aristocrates, vient la restauration, pendant laquelle pointe la grande propriété.

Et c’est ici le moment de faire remarquer quelle analogie parfaite se trouve entre les réorganisateurs et la société réorganisée : Louis-Philippe, avec son costume si connu qu’il est devenu proverbial, ses mœurs si simples qu’elles sont devenues un exemple, n’est-il pas le type de la grande propriété et de la grande industrie ?

Louis xv, avec son habit de velours couvert de broderies et de paillettes, sa veste de soie, son épée à poignée d’acier et à nœud de rubans, ses mœurs débauchées, son esprit libertin, son égoïsme du présent et son insouciance de l’avenir, n’est-il pas le type complet des aristocrates ?

François Ier, avec son tortil surmonté de plumes, son pourpoint de soie, ses souliers de velours tailladés, son esprit élégamment hautain, ses mœurs noblement débauchées, n’est-il pas le type parfait des grands seigneurs ?

Enfin, Hugues Capet, leur ancêtre à tous, couvert de sa cuirasse de fer, appuyé sur son épée de fer, avec ses mœurs de fer, ne nous apparaît-il pas debout, à l’horizon de la monarchie, comme le type exact des grands vassaux ?

Une question, au-devant de laquelle nous n’avons point été de peur d’interrompre la série de nos preuves, doit naturellement se présenter ici à l’esprit de nos lecteurs.

« Dans ce grand système de la décadence monarchique que vous venez de nous présenter, que faites-vous de Napoléon ? »

Nous allons y répondre.

Trois hommes, selon nous, ont été choisis de toute éternité dans la pensée de Dieu, pour accomplir l’œuvre de la régénération : César, Karl-le-Grand, et Napoléon.

César prépare le christianisme ;

Karl-le-Grand, la civilisation ;

Napoléon, la liberté.

Nous avons dit comment César avait préparé le christianisme en rassemblant dans les bras conquérans de Rome, quatorze peuples sur lesquels se leva le Christ.

Nous avons dit comment Karl-le-Grand avait préparé la civilisation en brisant, contre les remparts de son vaste empire, la migration des peuples barbares.

Nous allons dire maintenant comment Napoléon a préparé la liberté.

Lorsque Napoléon prit la France au 18 brumaire, elle était toute fiévreuse encore de la guerre civile ; et, dans l’un de ses accès, elle s’était jetée si en avant des peuples, que les autres nations n’étaient plus au pas ; l’équilibre du progrès général se trouvait dérangé par l’excès du progrès individuel : c’était une folle de liberté, qu’il fallait, selon les rois, enchaîner pour guérir.

Napoléon parut avec son double instinct de despotisme et de guerre, sa double nature populaire et aristocratique, en arrière des idées de la France, mais en avant des idées de l’Europe ; homme de résistance pour l’intérieur, mais homme de progrès pour l’extérieur.

Les rois insensés lui firent la guerre !…

Alors Napoléon prit ce qu’il y avait de plus pur, de plus intelligent, de plus progressif au milieu de la France ; il en forma des armées, et répandit ces armées sur l’Europe : partout elles portèrent la mort aux rois et le souffle de vie aux peuples ; partout où passa l’esprit de la France, la liberté fit à sa suite un pas gigantesque, jetant au vent les révolutions, comme un semeur de blé. Napoléon tombe en 1815, et trois ans sont à peine révolus, que la moisson qu’il a semée est déjà bonne à faire.

1818. Les grands-duchés de Bade et de Bavière réclament une constitution et l’obtiennent.

1819. Le Wurtemberg réclame une constitution et l’obtient.

1820. Révolution et constitution des cortès d’Espagne et de Portugal.

1820. Révolution et constitution de Naples.

1821. Insurrection des Grecs contre la Turquie.

1823. Institution d’états en Prusse.

Une seule nation avait, par sa situation topographique même, échappé à son influence progressive, trop éloignée qu’elle était de nous, pour que nous pensassions jamais à mettre le pied sur son territoire. Napoléon, à force de fixer les yeux sur elle, finit par s’habituer à cette distance ; il lui paraît d’abord possible, puis enfin facile de la franchir ; un prétexte, et nous conquérons la Russie, comme nous avons conquis l’Égypte, l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche et l’Espagne. Le prétexte ne se fait pas attendre : un vaisseau anglais entre dans je ne sais quel port de la Baltique, au mépris des promesses continentales, et la guerre est déclarée aussitôt par Napoléon-le-Grand à son frère Alexandre Ier, le czar de toutes les Russies.

Et d’abord, il semble, à la première vue, que la prévoyance de Dieu échoue contre l’instinct despotique d’un homme. La France entre dans la Russie ; mais la liberté et l’esclavage n’auront aucun contact ensemble ; nulle semence ne germera sur cette terre glacée, car, devant nos armées, reculeront non-seulement les armées, mais encore les populations ennemies. C’est un pays désert que nous envahissons, c’est une capitale incendiée qui tombera en notre puissance ; et, lorsque nous entrons dans Moscou, Moscou est vide, Moscou est en flamme !

Alors la mission de Napoléon est accomplie, et le moment de sa chute est arrivé ; car sa chute maintenant sera aussi utile à la liberté, qu’autrefois l’avait été son élévation. Le czar, si prudent devant l’ennemi vainqueur, sera imprudent, peut-être, devant l’ennemi vaincu : il avait reculé devant le conquérant, peut-être va-t-il suivre le fuyard.

Dieu retire donc sa main de Napoléon, et pour que l’intervention céleste soit bien visible cette fois dans les choses humaines, ce ne sont plus des hommes qui combattent des hommes, l’ordre des saisons est interverti, la neige et le froid arrivent à marches forcées : ce sont les élémens qui tuent une armée.

Et voilà que les choses prévues par la sagesse arrivent : Paris n’a pas pu porter sa civilisation à Moscou, Moscou viendra la demander à Paris ; deux ans après l’incendie de sa capitale, Alexandre entrera dans la nôtre.

Mais son séjour y sera de trop courte durée, ses soldats ont à peine touché le sol de la France ; notre soleil, qui devait les éclairer, ne les a qu’éblouis.

Dieu rappelle son élu. Napoléon reparaît, et le gladiateur, tout saignant encore de sa dernière lutte, va, non pas combattre, mais tendre la gorge à Waterloo.

Alors Paris rouvre ses portes au czar et à son armée sauvage. Cette fois, l’occupation retiendra trois ans aux bords de la Seine ces hommes du Volga et du Don ; puis, tout empreints d’idées nouvelles et étranges, balbutiant les noms inconnus de civilisation et d’affranchissement, ils retourneront à regret dans leur pays barbare, et huit ans après une conspiration républicaine éclatera à Saint-Pétersbourg.

Feuilletez le livre immense du passé, et dites-moi dans quelle époque vous avez vu tant de tremblemens de trônes, et tant de rois fuyant par les grands chemins ; c’est qu’ils ont, les imprudens, enterré tout vivant leur ennemi mal foudroyé, et que l’Encelade moderne remue le monde à chaque mouvement qu’il fait dans sa tombe.

Ainsi viennent à neuf cents ans d’intervalle, et comme preuves vivantes de ce que nous avons dit que plus le génie était grand, plus il était aveugle :

César, païen, préparant le christianisme ;

Karl-le-Grand, barbare, préparant la civilisation ;

Napoléon, despote, préparant la liberté.

Ne serait-on pas tenté de croire que c’est le même homme qui reparaît à des époques fixes et sous des noms différens pour accomplir une pensée unique ?

Et maintenant la parole du Christ est en plein accomplissement, les peuples marchent d’un pas égal à la liberté, à la suite les uns des autres, il est vrai, mais sans intervalle entre eux[5] et, quoi qu’aient pu faire en son grand nom les petits hommes qui la gouvernent, la France n’en a pas moins conservé sa place révolutionnaire à l’avant-garde des nations.

Deux enfans pouvaient seuls la lui faire perdre, et l’écarter de sa route, car ils représentaient deux principes opposés à son principe progressif :

Napoléon ii et Henri v.

Napoléon ii représentait le principe du despotisme ;

Henri v, le principe de la légitimité.

Dieu étendit les deux mains, et les toucha aux deux extrémités de l’Europe, l’un au château de Schœnbrünn, l’autre à la citadelle de Blaye.

Dites-moi ce que sont devenus Henri v et Napoléon ii ?


Alexandre Dumas.
  1. Notre collaborateur Alexandre Dumas vient de terminer le travail historique qui le tient éloigné du théâtre depuis un an. Ce travail, qui servira comme de prolégomènes à ses Chroniques de France, dont la Revue a déjà publié plusieurs épisodes, paraîtra demain chez les libraires U. Canel et A. Guyot, place du Louvre, 18, sous le titre de Gaule et France. C’est à cet ouvrage que nous empruntons le morceau suivant, qui résume dramatiquement les vues et le plan de l’auteur. Nous n’avons cru mieux faire connaître le livre qu’en citant ce beau fragment, jeté à la fin en forme d’épilogue.

    (N. du D.)
  2. Le premier maire du palais dont il soit fait mention, est Goggon, qui fut envoyé à Athanagilde, de la part de Sighebert, pour lui demander la main de Brunehilde.
  3. De la nation conquérante, bien entendu ; quant à la nation conquise, il n’était nullement question de s’occuper de ses intérêts, elle était esclave.
  4. En 865, Odon, fils de Raymond, donna le premier cet exemple, en prenant le titre de comte de Toulouse et de marquis de Gothie par la grâce de Dieu.
  5. Il est à remarquer que dans cette immense marche des peuples, les catholiques sont partout en progrès : — les Irlandais catholiques sont en progrès sur les Anglais protestans ; la Belgique catholique est en progrès sur la Hollande protestante ; l’Italie catholique est en progrès sur l’Allemagne protestante ; la Pologne catholique est en progrès sur la Russie catholique schismatique ; enfin la Grèce catholique schismatique est en progrès sur la Turquie mahométane ; enfin la France catholique est en progrès sur le monde entier.