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Des relations commerciales de la Turquie

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Anonyme
Des relations commerciales de la Turquie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 181-192).


DES RELATIONS COMMERCIALES DE LA TURQUIE[1]


Ce qui frappe surtout aujourd’hui l’attention européenne quand elle s’applique aux affaires intérieures de l’empire ottoman, c’est la grande pensée de réforme sociale qui dirige tous les changemens administratifs, c’est l’emploi quelquefois prématuré, mais souvent heureux, des idées et des principes de l’Occident. Il ne faudrait pas cependant que l’intérêt moral d’un pareil spectacle nous fit perdre de vue des intérêts plus particuliers, et qui, pour être d’un ordre plus matériel, n’en sont pas moins aussi des moyens d’influence ; nous voulons parler de nos relations commerciales. Nous voudrions en même temps montrer comment la Russie a profité jusqu’ici de la légèreté avec laquelle nous avons laissé s’endommager des relations si essentielles ; le temps est justement venu de les améliorer.

Le traité de commerce conclu le 25 novembre 1838 entre la France et la Porte, mis en vigueur pour sept ans à partir du 1er mai 1839, se trouve maintenant expiré. D’après l’article 9 et dernier, ce traité serait encore valable pour sept autres années, si, dans les six mois qui ont suivi l’expiration, la révision n’avait été demandée par aucune des puissances contractantes ; mais d’une part le gouvernement français s’est déjà occupé d’étudier les modifications dont l’expérience avait prouvé la nécessité, de l’autre la Porte a spontanément invité les ambassadeurs de France et d’Angleterre à concerter avec elle de nouveaux arrangemens. L’Angleterre était en effet dans une situation analogue à celle de la France ; elle avait conclu, au mois d’août 1838, un traité sur lequel nous avions calqué notre traité de novembre, et qui, comme le nôtre, expirait en 1846. L’Angleterre ne semble pas d’ailleurs plus satisfaite que nous de l’état de choses actuel ; enfin les plaintes de la Porte indiquent assez qu’elle se croit en droit de réclamer pour son compte tout aussi bien que les deux puissances avec qui elle avait presque simultanément négocié.

Pour comprendre ces griefs, qu’on pourrait d’abord juger réciproques, puisqu’ils s’élèvent des deux côtés à la fois, pour s’expliquer la situation créée par les conventions de 1838, il faut remonter à l’époque antérieure, au régime du traité de 1802. Ce traité, signé par M. de Talleyrand au moment où la paix fut rétablie entre la France et la Porte, ne contenait rien autre chose que nos anciennes capitulations avec le grand-seigneur. Obtenues et développées dans le temps même des prospérités ottomanes, les capitulations n’étaient pas du tout des contrats synallagmatiques entre puissances égales, c’étaient seulement des concessions bénévoles octroyées par la Porte à des alliés qu’elle voulait bien favoriser, sans stipuler en retour quoi que ce fût pour elle-même, parce qu’elle n’avait alors ni le désir ni le besoin d’entrer en relations avec l’Europe. Cette position ainsi faite à la France datait du pacte conclu en 1535 avec Soliman-le-Magnifique, modifié et complété en 1740 par Mahmoud Ier. À considérer seulement les questions commerciales, voici donc comme elles étaient réglées par les anciennes capitulations, confirmées en 1802. On ne payait qu’un droit fixe de 3 pour 100, soit à l’entrée, soit à la sortie des marchandises, mais il fallait acquitter des droits additionnels, soit pour transporter les productions du sol de l’empire jusqu’au lieu d’embarquement, soit pour introduire les marchandises d’importation dans l’intérieur. Il fallait en outre obtenir des autorisations spéciales (teskérés) pour l’achat de certaines denrées, et les monopoles, l’une des ressources les plus sûres du trésor ottoman, interdisaient le négoce d’un grand nombre de productions agricoles ou autres. Ainsi le commerce étranger rachetait en quelque sorte, par des charges et des vexations de détail, les facilités que lui procuraient les principes généraux de la Porte en fait d’échanges internationaux.

L’Angleterre, avant été depuis long-temps traitée sur le pied de la nation la plus favorisée, se trouvait absolument déjà dans la même position que nous. Elle avait une compagnie du Levant qui datait du règne de Jacques Ier, et les plus vieilles maisons de la Cité s’étaient élevées par leur commerce avec la Turquie. Ce fut l’Angleterre qui réussit la première à régulariser ces antiques coutumes et « à les modifier d’une manière conforme à la dignité et aux droits des deux puissances, dans le seul but d’augmenter le commerce entre les deux états. » — Telles sont les paroles mêmes du traité d’août 1838. La marche à suivre était naturellement indiquée ; il s’agissait de compenser, par une augmentation sur les droits principaux à la sortie et à l’entrée, l’indispensable abolition des droits additionnels perçus à l’intérieur. Le succès de ce nouvel accommodement devait dépendre de la proportion dans laquelle seraient rédigés les tarifs et de l’ensemble avec lequel ils seraient adoptés par les états alliés de la Turquie.

Disons maintenant que l’idée du traité de 1838 datait de plus loin qu’on ne croit, et l’on en verra tout de suite la portée première quand on saura dans quel système et dans quel esprit elle se présentait. C’était la pensée d’un homme qui a eu un moment et qui a failli jouer un rôle en Europe, de David Urquhart ; c’était une pensée anti-russe. Lorsqu’en 1835 M. Urquhart fut attaché à l’ambassade anglaise de Constantinople afin d’unir plus étroitement les deux souverains alors régnans par la confiance personnelle qu’il leur inspirait à chacun, il avait été convenu que cette union serait le plus tôt possible garantie par trois traités commerciaux. Le premier de ces traités eût embrassé, sous des conditions identiques, toutes les provinces de l’empire ottoman, et l’on eût invité l’une après l’autre toutes les puissances européennes à y accéder. Un traité particulier avec l’Autriche eût assuré l’adhésion du cabinet de Vienne ; un autre avec la Perse fermait aux Russes le chemin de l’Asie centrale, en même temps qu’on leur barrait celui de Constantinople. Quelle qu’ait été la destinée de ces plans, on ne saurait en contester la grandeur, et il ne faut pas trop s’étonner que l’homme qui les avait conçus se soit plaint si amèrement de les voir aboutir à la convention de 1838. Repoussé en 1835, accepté en 1836 par le gouvernement britannique, le traité anglo-turc de M. Urquhart ne fut en effet conclu qu’après la mort de Guillaume IV, et aussitôt M. Urquhart accusa les éditeurs responsables de son projet de l’avoir tellement altéré, qu’il produirait les résultats les plus opposés à ceux qu’il devait produire. L’avenir allait justifier ces fâcheuses prédictions. Les négocians anglais et surtout nos propres négocians, régis depuis lors par la lettre de ce même traité d’août 1838, ont peut-être plus souffert qu’ils n’ont gagné ; dans certaines parties de l’empire, les affaires ont tourné presque exclusivement au bénéfice de la Russie.

Quels sont donc les termes de ces deux conventions successivement signées en août et en novembre 1838 par lord Ponsonby et par l’amiral Roussin, aujourd’hui déclarées plus qu’insuffisantes ? Elles supprimaient tous les droits intérieurs, assuraient aux sujets anglais et français la plus entière liberté d’acheter et de vendre dans toute l’étendue de l’empire, et stipulaient par conséquent l’abolition des monopoles ; mais, d’autre part, elles augmentaient de 2 pour 100 les droits perçus à l’entrée, et de 9 pour 100 les droits perçus à la sortie, élevant ainsi les premiers à 5 pour 100 et les seconds à 12 pour 100. Il y avait là deux points qui, malgré tous les adoucissemens possibles, devaient peser lourdement sur les relations nouvelles, sur les nôtres en particulier, l’aggravation considérable du tarif et la différence énorme introduite entre les droits à l’importation et les droits à l’exportation ; deux points qui changeaient du tout au tout les traditions du Levant, où le commerce n’avait jamais payé comme impôt fixe qu’une taxe médiocre et toujours la même sur les marchandises soit embarquées, soit débarquées. Ce que les stipulations relatives au négoce européen dans l’intérieur de l’empire renfermaient d’excellent et d’élevé se trouvait ainsi fort endommagé. Des causes qu’il est bon d’énumérer vinrent précipiter et multiplier les réclamations.

1° L’Égypte et la Syrie étaient en fait séparées de la Turquie, lorsque les traités de 1838 furent conclus ; elles avaient une administration propre, et, quoique les traités s’étendissent par leur teneur à toutes les dominations de la Porte, les négocians qui résidaient dans ces contrées négligèrent de faire entendre leurs vœux au sujet de mesures qui alors ne les touchaient pas. 2° La Grande-Bretagne et la France auraient bien voulu amener à leurs nouveaux principes toutes les puissances intéressées dans la question turque ; mais l’Autriche maintint l’intégrité de ses capitulations pour ses provinces limitrophes de la Turquie, et n’adopta les conventions anglo-françaises que pour les provinces du littoral de l’Adriatique : des lettres vizirielles avertirent le prince de Servie, les mouchirs de la Bosnie, de l’Herzégovine et de la Croatie ottomane ; qu’il n’y avait rien à prélever sur les sujets autrichiens au-delà des anciens droits. 3° La Russie, qui s’était engagée à traiter avec la Porte sur les mêmes bases que la France et l’Angleterre, a purement et simplement renouvelé ses premières conventions, rédigées aussi sur nos vieilles capitulations françaises, et c’est seulement cette année qu’elle a paru accéder aux conventions de 1838, nous verrons bien sous quelles réserves et dans quelles intentions. 1° Enfin la Porte elle-même n’a pas tenu ses promesses ; les monopoles n’ont pas été entièrement abolis, et un grand nombre de droits intérieurs subsistent malgré les articles positifs acceptés par les plénipotentiaires ottomans.

Parmi toutes ces circonstances qui ont influé d’une façon si malheureuse sur le commerce anglo-français, la plus décisive a été certainement l’attitude gardée par la Russie jusqu’au 30 avril dernier, l’opiniâtreté avec laquelle le cabinet de Pétersbourg a maintenu son ancien droit pendant que les deux autres cabinets faisaient tout seuls et à leurs dépens l’expérience du droit nouveau. La Russie a pris alors un avantage dont nous ne croyons pas qu’elle se soit gratuitement dépossédée par sa nouvelle convention de 1846. La Russie connaît la Turquie et les Turcs ; c’est là tout le secret de sa supériorité dans un pays que nous ne cherchons point encore assez à connaître. Elle eût gagné peu pour son compte à l’abolition des monopoles ; elle n’ignorait pas que les droits intérieurs n’existaient point dans une grande partie de l’empire, et qu’il n’était donc pas besoin de si grands sacrifices pour les racheter ; enfin il n’y avait point de raisonnement assez solide pour faire qu’un négociant qui payait au fisc 5 et 12 pour 100 luttât contre un négociant qui ne payait jamais que 3, et cet avantage frappant du tarif russe était une source d’influence dont la Russie savait bien comment profiter. Qu’arrivait il en effet ? Les sujets et les protégés russes soldaient les 3 pour 100 des antiques capitulations sur le lieu de débarquement ou d’embarquement des marchandises ; on tenait pour admis que ces marchandises devaient supporter ou qu’elles avaient supporté des droits intérieurs équivalens à 2 pour 100 et à 9 pour 100. Ces droits étaient en réalité ou beaucoup moindres, ou souvent éludés. Dans certaines contrées, en Syrie, par exemple, le peuple ne voulait point souffrir qu’on perçût quoi que ce fût sur les denrées ou les produits à l’entrée des villes. Ces denrées parvenaient donc franches jusqu’au port ; là, le Russe achetait moyennant 3 pour 100, tandis que le Français ou l’Anglais était astreint à payer 12 d’un coup. Le Russe se refusait à dénoncer son vendeur, qui échappait ainsi aux anciens droits, et le Français ou l’Anglais qui s’était astreint au nouveau pour faciliter ses marchés en prenant à son compte et en bloc les droits que ce même vendeur devait acquitter en détail, et qu’il n’acquittait pas, le Français ou l’Anglais ne pouvait plus acheter au même prix que le Russe. C’était une concurrence désastreuse.

Les négocians anglais déclarèrent bientôt que la lutte était impossible, et une correspondance des plus suivies s’établit entre l’ambassade britannique à Constantinople et le Foreign-Office. Une circulaire remarquable posa sept questions à tous les agens consulaires qui résidaient dans l’empire ottoman : ces questions avec les réponses donnent l’idée la plus exacte de la situation prise par la Russie aux dépens du commerce anglais à la suite du traité d’août 1838. On se demandait un peu tard si les négocians russes, leurs acheteurs ou leurs vendeurs, ne se trouvaient pas en somme plus favorisés que les sujets britanniques depuis que ceux-ci étaient soumis au tarif nouveau, si ce tarif lui-même n’était pas une compensation bien exagérée pour les anciennes taxes dont il dispensait. La question capitale qui résumait toutes les autres montrait assez le découragement de quiconque commerçait sous pavillon anglais. « Les désavantages supportés par les négocians anglais sont-ils tels qu’il soit plus utile à l’Angleterre que le gouvernement de sa majesté britannique, réclamant le bénéfice du premier article de la convention, insiste pour que les négocians anglais soient placés sur le pied le plus favorisé, c’est-à-dire sur le même pied que les Russes, quoiqu’une telle mesure puisse leur enlever tous les avantages dont ils sont maintenant supposés jouir, grace à la substitution des droits fixes aux droits variables et arbitraires, grace à l’abolition des monopoles et des anciennes causes de vexations et d’avanies ? »

Quelle que fût l’énergie des doléances qui provoquaient dans les esprits un pareil retour, les marchands anglais qui se plaignaient si vivement avaient cependant moins encore à souffrir que les nôtres, vu la différence de nature, de théâtre et d’intérêt qui distingue le négoce des deux peuples dans le Levant. La Turquie se compose de trois parties qui forment pour ainsi dire trois systèmes commerciaux, la Turquie d’Europe, l’Asie-Mineure avec les îles de l’archipel et le vaste plateau qui va de la mer Noire au mont Amanus, enfin la Syrie avec Chypre et l’Égypte. Le commerce français est de beaucoup inférieur dans la première partie, l’Autriche et l’Angleterre se chargeant presque exclusivement d’approvisionner l’Albanie, la Macédoine, la Bulgarie, etc. ; il fallait même que l’Angleterre tendit à l’accaparement de ce marché pour que l’Autriche ait si nettement refusé de souscrire, quant à ces dernières provinces, aux conventions anglo-françaises. Le commerce français, représenté à Constantinople par des maisons considérables dont l’intelligence et la probité traditionnelles font honneur à la France, est un commerce d’importation aussi bien que d’exportation ; il ressemble là, sauf les proportions, au commerce anglais, et n’a donc pas été beaucoup plus lésé. En Asie-Mineure, nous rencontrons sur les côtes et dans les îles l’Angleterre et l’Autriche ; nous ne les gênons guère sur le littoral de la mer Noire ; avec l’abolition complète des monopoles et des droits intérieurs, le traité nous eût été favorable dans cette seconde région, mais les monopoles subsistent toujours, et les droits intérieurs, quoique diminués, n’ont pas été plus entièrement abolis que dans la Turquie d’Europe. Le passage du Taurus, par où se font les échanges entre la Cilicie et la Cappadoce, entre les côtes et le plateau central, le passage du Taurus est encore grevé de droits nombreux et arbitraires. Les fermiers de l’état perçoivent les anciennes taxes sur les marchandises européennes, parce que l’état s’est gardé de les mettre au courant des nouvelles conventions lorsqu’ils ont pris ces défilés à bail et sur enchère ; les gouverneurs de province refusent d’intervenir en cas de difficultés, les fermiers étant, disent-ils, indépendans par le fait de leurs baux.

Reste enfin la troisième région, la Syrie, et c’est là surtout que le commerce français est considérable, c’est là qu’il se présente avec tous les caractères qui le différencient du commerce anglais ou du commerce russe. Notre navigation est dans ces parages plus constante que dans tous les autres, et le pavillon anglais est le seul qui vienne y rivaliser avec nous ; mais, tandis que les Anglais se livrent principalement à l’importation, nous ne faisons guère qu’exporter. Or, nonobstant les réclamations de l’Angleterre au sujet du traité de 1838, ses importations n’ont pas cessé de s’accroître sous l’empire de ce traité ; la fabrique suisse a même jeté sur le marché une masse énorme de ses produits, et ce marché s’est assez agrandi pour qu’elle y trouvât place à côté de l’Angleterre. La production du pays a diminué d’autant ; l’industrie de la soie, jadis si prospère en Syrie, déclinait déjà depuis 1825, elle a presque succombé depuis 1838. Alep avait encore dix mille métiers en 1829, il n’en a plus que deux mille neuf cents ; Damas en avait de huit à dix mille, il en reste à peine la cinquième partie ; enfin tous les tissus de coton qui se travaillaient dans le Liban ont complètement disparu devant les cotonnades suisses et anglaises. Le commerce d’importation ne peut donc nier qu’il ait trouvé des dédommagemens réels aux mauvais effets du traité de 1838 ; mais les agens anglais regardent ces bénéfices comme indépendans du traité lui-même, et leurs conclusions en réponse aux questions du Foreign-Office étaient qu’il valait toujours mieux retourner au premier état de choses. Les résultats de beaucoup les plus fâcheux qu’amenât la convention de 1838 tombaient évidemment sur le commerce d’exportation, l’objet presque exclusif de nos nationaux dans le Levant. Si les 5 pour 100 à l’importation devenaient une prime établie en faveur des sujets et des protégés russes, qu’est-ce qu’il devait arriver des 12 pour 100 sur l’exportation, et comment tenir contre des charges dont nous sommes là presque seuls à souffrir le poids ? Ce n’est pas même que la Russie nous fasse directement concurrence, elle n’importe point de produits similaires, et elle n’exporte à peu près rien du sol de la Syrie ; elle n’y a point de négocians sérieux, autrement elle se fût approprié toutes les affaires ; mais, grace à la position qu’elle a gardée, elle est intervenue presque nécessairement par ses protégés entre la France et les commerçans français des Échelles. Les protégés russes, grecs ou levantins, avoués par les consulats du czar, se sont partout substitués aux Français dans les relations avec la mère-patrie. Présentant aux maisons de Marseille cet énorme avantage d’une différence de 9 pour 100, puisque leur pavillon ne payait à la sortie que 3 pour 100, tandis que le nôtre devait payer 12, ils ont généralement évincé de notre propre trafic nos nationaux établis en Syrie. Ceux-ci n’ont plus pour se défendre que deux ressources : la contrebande, toujours dangereuse et coûteuse, toujours indigne du grand négoce, ou le prête-nom ; le prête-nom est devenu dans les Échelles une industrie spéciale exploitée par les protégés russes. On a vu des Grecs armés de ce privilège voyager de ville en ville pour prêter, moyennant salaire, leur nom et leur qualité à des transactions dont ce subterfuge diminuait la lourdeur, et les consulats moscovites n’étaient pas étrangers à ces singulières manœuvres. L’influence du czar y a d’ailleurs naturellement gagné ; c’est seulement depuis 1838 que les plus riches Arabes achètent à force d’argent le titre de protégés russes pour jouir du tarif russe dans leur commerce avec l’Europe. C’est seulement aussi depuis lors que les Syriens parlent avec emphase de la Russie, disant qu’elle seule a été assez puissante pour repousser les obligations onéreuses que la Sublime-Porte imposait à la France et à l’Angleterre.

Tels étaient les désavantages qui grevaient le commerce anglo-français avec la Turquie, telle était la supériorité que la Russie maintenait à son profit sous l’empire des deux traités de 1838, lorsque la Russie elle-même a semblé tout d’un coup se convertir à l’esprit dans lequel ces traités avaient été rédigés. Le 30 avril 1846, M. de Titow et Reschid-Pacha, réunis à Balta-Liman, tout près d’Unkiar-Skelessi, un fâcheux voisinage, ont signé de nouvelles conventions commerciales. Celles-ci, valables pour dix ans, à partir du 1er juillet de cette année, reposent sur les mêmes bases que les traités de 1838 : abolition des monopoles et des droits intérieurs sur le parcours des marchandises, établissement de droits fixes et inégaux à l’entrée ou à la sortie. Serait-ce une conquête faite par la diplomatie anglo-française au profit d’un système dont elle reconnaissait et déplorait pourtant déjà tous les vices, ou bien ne serait-ce pas encore une habileté russe ? Qu’a-t-on vu en effet ? Presque immédiatement après la conclusion du traité de Balta-Liman, le 11 mai 1846, la Porte adresse aux légations étrangères une note spéciale relative à la révision des conventions de 1838. Elle prend les devans et se plaint elle-même comme pour prévenir les réclamations auxquelles elle pouvait à bon droit s’attendre. En fait, elle avait textuellement promis, par deux fois, au mois d’août et de novembre 1838, la complète abolition des monopoles, et les monopoles n’ont pas été abolis ; elle devait également supprimer tous les droits intérieurs, et ces droits, qui durent encore dans bien des parties de l’empire, n’avaient jamais existé en Syrie, de sorte que nous avons payé très cher pour jouir d’un bénéfice qui était si naturellement gratuit. Que disait pourtant la Porte dans sa note du 11 mai 1846 ? Elle prétend avoir exécuté fidèlement ses obligations de 1838, et demande par conséquent le maintien des nôtres ; mais elle affirme en même temps qu’elle s’était réservé certains articles d’où elle tirait les revenus particuliers de l’état, bien qu’il ne fût parlé de ces réserves dans les conventions signées par lord Ponsonby et par l’amiral Roussin que dans un sens très général et sous une forme très peu déterminée ; elle réclame contre l’extension qu’a prise le commerce intérieur dans les mains des étrangers qui en ont fait un commerce de détail au préjudice des corporations, propriétaires de ce trafic depuis une longue antiquité, et exclusivement composées de sujets musulmans ; elle assure qu’elle ne peut enfreindre les privilèges de ces corporations et s’excuse au nom de ces nécessités de gouvernement que l’Europe est trop éclairée pour méconnaître. Tout cela, sans doute, est plein de convenance et d’adresse ; mais la Porte devait savoir tout cela quand elle s’est engagée à l’épuration intérieure de son régime commercial, moyennant une augmentation fixe sur les droits de sortie et d’entrée.

La note du 11 mai ne nous aurait pas demandé tant de concessions nouvelles, quand nous avions déjà tant de justes griefs, si le divan n’avait cru voir dans le dernier traité russe un encouragement très direct et peut-être même une insinuation décisive. Le premier article de ce traité, qui en a vingt, c’est une déclaration qui confirme le commerce russe dans la possession de tous les avantages antérieurement établis, sans excepter ces absolues libertés d’un maître victorieux. qu’on avait arrachées par l’article 7 du traité d’Andrinople ; mais le sixième article de cette dernière convention, du 30 avril, posant toujours en principe la franchise du trafic, accorde cependant aux sujets ottomans la possession des métiers et du petit commerce, à l’exclusion formelle des sujets russes ; de plus, l’article 11 excepte de cette franchise prétendue générale et considère comme monopoles régaliens la pêche du poisson et de la sangsue, le débit du sel, du tabac, du vin et des spiritueux ; enfin, par l’article 10, le sultan s’engage à défendre l’importation de la poudre de guerre, des canons, fusils et munitions de toute espèce. En attendant que la suite des événemens nous révèle jusqu’à quel point la Russie subira l’aggravation des droits fixes de sortie et d’entrée dont elle doit maintenant porter la charge, comme la France et l’Angleterre l’ont portée jusqu’ici, il ne faut pas se tromper sur la valeur des concessions qu’elle semble faire au gouvernement turc comme pour l’obliger à les réclamer de ses autres alliés. Si elle déroge à ce principe absolu de pleine liberté qu’elle a d’ailleurs grand soin de rappeler, c’est tout à son avantage, parce que c’est tout au détriment des puissances rivales. La Russie n’a point en Turquie de sujets résidens qui se livrent au petit commerce ou aux petits métiers abandonnés par l’article 6 aux corporations musulmanes ; sa marine marchande n’est pas de nature à souffrir beaucoup des monopoles cédés par l’article 11 ; enfin elle eût consenti à de bien autres sacrifices pour obtenir l’article 10, qui prive les Circassiens des débouchés d’où ils tiraient leurs armes en défendant ce genre d’importation dans l’empire, sans compter le paragraphe de l’article 11, qui autorise le sultan à interdire, suivant les circonstances, l’exportation de tel ou tel article monopolisé, c’est-à-dire du sel dont manquent les Circassiens. Que le gouvernement turc veuille maintenant, comme il l’essaie, persuader aux autres puissances de lui accorder ces trois concessions, très graves pour elles, très insignifiantes ou même très favorables pour la Russie, il y aura là des embarras, peut-être des froideurs, qui tourneront encore au profit des Russes. C’est bien là le jeu accoutumé du cabinet de Saint-Pétersbourg.

Il faut donc trouver un accommodement qui soit une satisfaction pour la Porte sans être un leurre pour nous et une nouvelle occasion de supériorité pour la politique moscovite. Il est devenu plus que jamais impossible de reprendre purement et simplement l’état de choses antérieur à 1838 ; il n’est pas plus facile à la France d’adopter le régime autrichien et d’excepter du régime de 1838 la Syrie, où ce régime nous ruine, comme l’Autriche en a excepté sa frontière ottomane ; la Porte aurait mille moyens de nous entraver. Le meilleur, croyons-nous, serait encore de s’en tenir pour le fond à ces conventions de lord Ponsonby et de l’amiral Roussin, sauf à modifier considérablement la rédaction et la proportion des tarifs. C’est là l’esprit d’une note assez récente adressée par M. de Metternich sur ce sujet aux cabinets de Paris et de Londres, document d’ailleurs très important comme tout ce qui sort de la chancellerie autrichienne relativement aux questions orientales. L’Autriche reconnaît que l’exécution des traités de 1838 n’a point été complète ; elle avoue qu’elle a tenu jusqu’ici pour indispensable et légitime la position mixte qu’elle s’est donnée en ne la pratiquant pas elle-même partout, mais elle accuse la Turquie de n’avoir pas rempli ses promesses à cause de ses embarras financiers, et elle montre que, les eût-elle toutes remplies, la différence des tarifs à l’importation et à l’exportation, substituée à leur ancienne égalité, n’en eût pas moins été un dommage considérable pour le commerce général des puissances alliées : elle propose donc de rétablir une égalité parfaite entre les droits de sortie et d’entrée ; à cette condition, elle accepte entièrement et pour toutes ses provinces une situation identique à celle de la France et de l’Angleterre ; elle dit même en termes significatifs que « l’exécution uniforme de nouvelles stipulations par toutes les puissances aurait l’avantage d’opposer à tout essai d’infraction la force d’une volonté commune ; » elle établit le bénéfice que la Turquie trouverait elle-même à dégrever ses exportations ; elle n’admet pas que ce dégrèvement doive s’opérer en chargeant l’importation de droits protecteurs qui seraient là fort malencontreux ; elle propose, comme compensation du rabais devenu nécessaire sur les droits de sortie, d’accorder quelque monopole inoffensif et raisonnable ; enfin elle insiste pour que, dans cette nouvelle organisation d’un tarif égal à la sortie comme à l’entrée, l’on compare les prix courans de tout l’empire et l’on ne prenne pas seulement pour étalons ceux de Constantinople. En un mot, meilleure répartition de l’impôt douanier, meilleure révision du prix des matières imposées, le tout avec le dédommagement et les garanties légitimes : voilà le programme autrichien touchant la situation commerciale de la Turquie.

Nous ne voyons pas quelles seraient les grandes dissidences qui empêcheraient la France et l’Angleterre de se joindre ici aux vues de M. de Metternich ; l’intérêt des trois hautes puissances est le même, puisqu’elles ont devant elles un même adversaire. Nous espérons donc que des négociations poursuivies avec cet ensemble et cette imposante autorité ne resteront pas sans effet sérieux. La nouvelle position attribuée à la Russie par le traité de Balta-Liman, cette conversion subite à des idées dont les premiers auteurs proclamaient au moment même tous les inconvéniens, ces singulières complaisances pour un gouvernement faible que l’on n’y a jamais habitué, tout cela doit tenir en éveil l’attention des diplomaties. Il est sans doute besoin de grands ménagemens avec le cabinet turc, surtout dans des réformes où les embarras se compliquent des résistances du vieil esprit municipal ; les corporations ont la haute main sur les métiers et le trafic ; on a rencontré là tout dernièrement encore des obstacles jusqu’ici insurmontables quand il s’est agi de la rédaction d’un nouveau code de commerce ; néanmoins les puissances de l’Occident ont tout droit de compter sur la ferme sagesse, sur l’esprit libéral des serviteurs que le sultan s’est aujourd’hui donnés, et l’on peut croire que Reschid-Pacha apportera dans ces difficiles négociations l’empressement et la sincérité qui les mèneront à bonne fin.

Il n’est pas hors de propos d’ajouter ici quelques détails, trop peu connus du public français, relativement à la situation toujours plus forte que la Russie se ménage en Perse. Les intérêts qu’elle rencontre et qu’elle froisse dans ces régions lointaines sont surtout, il est vrai, des intérêts anglais ; mais, puisque enfin le nom de la France y est aussi maintenant représenté, il faut bien étudier un peu le terrain sur lequel doit marcher notre diplomatie, les principales influences en face desquelles elle doit s’accréditer. À l’orient comme à l’occident, à Téhéran comme à Constantinople, la politique russe est toujours la même : diviser et s’imposer, multiplier le nombre de ses protégés, faire étalage de ses amitiés pour donner à toutes ses relations encore plus d’apparence et d’ampleur qu’elles n’ont réellement de consistance. Ce n’est pas trop dire, cependant, que de prétendre qu’en Perse la Russie est plus solidement assise qu’en Turquie même. Maîtresse de l’intérieur du pays jusqu’à l’Araxe, du littoral de la Caspienne jusqu’à Astarah, sur la frontière du Ghilan, elle s’est ainsi formé au sud du Caucase comme une tête de pont qui lui donne accès jusqu’au sein de l’empire. Les voies ne sont pas moins libres devant ses flottes. Le gouvernement persan n’a pas même une chaloupe sur la Caspienne ; le cabinet de Saint-Pétersbourg y tient des bâtimens de guerre en permanence, et huit ou neuf bateaux à vapeur font régulièrement en trois jours le service d’Astrakan à Asterabad ; enfin les Russes viennent encore d’obtenir des avantages qu’ils réclamaient depuis plus de deux ans, et que la Perse leur avait toujours refusés, affirmant qu’elle ne céderait qu’à la force ; ils ont ouvert des mines et cherchent du charbon sur les côtes de Ghilan et de Mazanderan. Ils remettent ainsi le pied dans les provinces autrefois conquises par Pierre-le-Grand, et peu s’en faut maintenant que la Caspienne ne soit tout-à-fait un lac moscovite.

Les traités passés entre la Perse et la Russie, en 1814 et en 1828, ont consacré l’infériorité de la puissance anglaise à la cour de Téhéran ; l’Angleterre elle-même semblait alors abandonner la Perse à la prépondérance d’une domination rivale. Depuis, elle avait voulu balancer cette domination si dangereuse pour elle, en s’installant au sud sur les côtes du Farsistan, comme la Russie s’installait au nord sur celles du Ghilan. Elle avait fait des dépenses considérables à l’île de Karak, dans le golfe Persique de là elle pouvait observer l’embouchure du Schat-el-Arab et prendre terre assez vite à la pointe de Buschir ; mais, si l’on eût eu à pénétrer ensuite dans l’intérieur, il eût fallu franchir des défilés qui auraient arrêté un corps d’invasion bien plus long-temps qu’il n’était besoin pour permettre aux Russes de prendre toutes les positions à leur convenance. On a donc renoncé à l’occupation de Karak, et l’influence moscovite s’étend désormais sans contre-poids. Le consul russe à Tauris joue plutôt le rôle d’un vice-roi en pays conquis que celui de représentant d’une nation étrangère. Logé pendant l’été, avec sa suite et sa chancellerie, dans un camp d’une trentaine de tentes, à deux lieues de la ville, toutes les fois qu’il se rend à sa résidence officielle, il est entouré d’un cortège immense de supplians et de solliciteurs ; ses officiers déploient une pompe extraordinaire, et les moindres scribes de la légation russe ne marchent jamais sans un grand train. Le gouverneur de Tauris, descendant d’une famille princière du Ghilan, dépossédée par Agha Mohammed-Shah, ne doit la place dont il jouit qu’à la faveur des Russes, et ceux-ci sont bien aises d’avoir ainsi sous la main un prétendant disponible pour le cas où ils voudraient descendre sur le littoral de la Caspienne, au sud d’Astarah.

La tactique de leur diplomatie consulaire est d’ailleurs toute différente de celle des Anglais. Les Russes affectent de se constituer les protecteurs de tous les étrangers, et, tandis que les agens britanniques se sont toujours appliqués à écarter ou à poursuivre de leurs rancunes tous les concurrens que leurs nationaux pouvaient rencontrer, les agens moscovites semblent vouloir mettre les Européens sur un pied d’égalité. À vrai dire, leur générosité a moins de fond que d’apparence, et il y a plus de bruit que d’effet dans leurs bonnes intentions : ils gagnent à les proclamer l’avantage de passer, aux yeux des Persans, pour le plus considérable de tous les états occidentaux, et, pour les réaliser, ils ne s’imposent à coup sûr que de très minces sacrifices. Ainsi, l’un des articles du traité de 1828 assurait aux créanciers russes un privilège d’ordre spécial dans les faillites des sujets persans, et leur garantissait le recouvrement intégral de leurs créances, sauf à laisser les autres concourir ensuite au marc le franc. La Russie s’est donné le mérite d’abdiquer en droit cette faveur exclusive ; mais, profitant de son autorité toujours active et toujours présente, elle s’en est réservé la jouissance de fait dans toutes les occasions où elle devenait précieuse.

Ce ne serait là d’ailleurs qu’un bénéfice insignifiant auprès des avantages plus sérieux que le commerce russe devrait retirer de nouvelles mesures qui sont, dit-on, en voie d’exécution. Les marchandises européennes qui arrivent de Trébisonde à Tauris traversent le territoire turc dans les circonstances les plus défavorables. À peine sort-on du pachalik de Trébisonde pour entrer dans celui d’Erzeroum, que l’on trouve des routes impraticables ; ni ponts, ni gués, ni chaussées ; les caravanes s’arrêtent long-temps, et le trajet est si âpre, que les frais de transport s’élèvent à des sommes énormes. Il faut joindre à tous ces embarras la crainte continuelle du brigandage des Kurdes, seuls maîtres véritables de ces vastes régions qui séparent la Turquie de la Perse. L’état de cette frontière rappelle sur de plus amples proportions, avec les mœurs et l’étendue des déserts de l’Orient, cet état déplorable du Border écossais au moyen-âge. Les Kurdes forment une population errante dont les tribus, sans cesse en guerre avec elles-mêmes et avec tout le monde, se jettent à chaque instant d’un empire sur l’autre pour éviter un châtiment ou pour saisir une proie. Cette agitation continuelle, les démêlés, les ravages qu’elle entraîne, ont fini par amener entre la Porte et le shah des différends bientôt envenimés par l’aversion nationale des Persans pour les Turcs, et les tentatives de conciliation, qui se prolongeaient inutilement depuis quatre ans, semblent aujourd’hui rompues à la suite des excès de la populace d’Erzeroum contre les négociateurs persans. Nous ne savons jusqu’à quel point la Russie s’est interposée comme médiatrice entre ces deux puissances qui lui sont si malheureusement subordonnées ; nous avons tout lieu de douter qu’elle les ait jamais exhortées à la paix ; elle aura du moins profité de leur mésintelligence. Le comte Cancrin avait eu la mauvaise idée d’enfermer dans les lignes de douanes russes la province transcaucasienne qui était auparavant un marché libre où toutes les provenances étrangères pouvaient entrer moyennant un droit de 5 pour 100 ad valorem : la contrebande a tout aussitôt démontré l’impuissance de cette mesure. Il serait aujourd’hui question, d’une part, de rétablir la liberté du marché transcaucasien, d’autre part, d’ouvrir une voie nouvelle à l’Europe en lui offrant le bon ancrage de Sukum-Kalé, dans la Mingrélie, pour faire concurrence au détestable port de Trébisonde. Les marchandises européennes en voie sur Tauris débarqueraient dont, à la côte orientale de la mer Noire au lieu de débarquer à la côte du sud ; elles descendraient en Perse par les capitales russes de Tiflis et d’Érivan, au lieu de suivre cette route périlleuse qui traverse les provinces turques du Kars et du Kurdistan. La Turquie serait ainsi dépossédée du transit de la Perse auquel elle n’a pas su garantir la sûreté désirable, et la Russie se l’approprierait tout entier, réussissant d’un même coup à diminuer encore les revenus de la Porte et à s’assurer par un lien de plus la dépendance de la Perse. Depuis quinze ou vingt ans, la Russie ne fait point un pas en Orient qui ne contribue tout à la fois à l’abaissement de la Perse et de la Turquie ; les positions qu’elle prend contre l’une lui servent contre l’autre. Le traité de Turkmantchaï, conclu en 1828 avec la Perse, qui lui cédait alors les khanats d’Érivan et de Naktchivan, a compté dans le texte même du traité d’Andrinople comme un motif de plus pour lequel la Turquie devait lui céder à son tour la Géorgie, l’Imerète, la Mingrélie et le Gouriel. C’est un spectacle curieux et terrible que cette force immense qui pèse sur les deux empires orientaux et les use en quelque sorte l’un par l’autre. On dirait que la Russie n’a qu’à se laisser aller entre les deux pour gagner son terrain et se faire place par son seul poids. On sait comment la Russie a fait tout ce qu’elle a pu au traité d’Andrinople pour fermer les embouchures du Danube dont elle était riveraine depuis 1812, époque à laquelle le traité de Bukarest lui avait donné la Bessarabie. Cependant il avait été convenu que la bouche de Soulineh, quoique placée sur le nouveau territoire russe au nord de la bouche Saint-George, resterait ouverte aux bâtimens marchands ; aujourd’hui, non contente d’élever des forts là où le traité même lui interdit d’en élever, de tracasser les commerçans et d’arrêter les navires sous prétexte de quarantaine, la Russie laisse systématiquement ensabler le bras du grand fleuve dont elle voudrait écarter l’Occident. Les eaux de la bouche de Soulineh ont perdu plus d’un tiers de profondeur depuis qu’elles sont couvertes par le pavillon russe ; le sable croît si rapidement, qu’il empêchera bientôt la navigation des grands bâtimens. Ce sable qui monte toujours avec une irrésistible lenteur, comme pour obstruer une des grandes artères de la civilisation, c’est l’image même du sourd et continuel progrès de la domination russe en Orient. Ne disons pas en France : Que nous importe ? et n’allons pas trop long-temps nous amuser à cette vaine logomachie qui oppose les alliances d’intérêts aux alliances de principes. Constantinople devenue russe, ne serait-ce pas un poids formidable dans la balance des intérêts européens ?



  1. Nous devons la plupart des informations dont nous allons nous servir relativement au commerce turc à l’un des agens les plus distingués que la France ait eus dans les Echelles.