Des théorèmes mécaniques (trad. Reinach)/Introduction

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Traduction par Théodore Reinach Voir et modifier les données sur Wikidata.
Texte établi par Théodore Reinach Voir et modifier les données sur WikidataArmand Colin (p. 3-9).



INTRODUCTION

Les nouveaux textes d’Archimède identifiés par M. Heiberg présentent, au point de vue historique, un intérêt considérable. S’ils ne transforment pas notre conception de l’œuvre d’Archimède, ils la complètent, ils la précisent ; ils montrent qu’Archimède s’était avancé dans les voies de la science moderne plus loin encore qu’on ne le supposait ; ils accroissent, s’il est possible, notre admiration pour son merveilleux génie.

Le savant mathématicien danois, M. Zeuthen, dont l’Histoire des Mathématiques à une réputation universelle, vient de publier une traduction allemande de ces pages miraculeusement ressuscitées, en les accompagnant d’un commentaire pénétrant et minutieux. M. Théodore Reinach, dont l’érudition et la curiosité ne connaissent pas de limites, poursuivait, de son côté, une traduction française du même texte grec, qu’il a réussi à faire aussi précise que possible, en même temps que facile à lire par l’emploi de la terminologie moderne. Dans cette traduction, les lacunes des démonstrations résultant des lacunes du manuscrit sont soigneusement rétablies. Les savants ne peuvent que se réjouir du double effort de M. Zeuthen et de M. Reinach, qui leur ouvre tout grands les secrets du nouveau manuscrit. Je voudrais indiquer ici aussi brièvement que possible les conséquences qui me semblent résulter de sa lecture.

On sait qu’Archimède est regardé à juste titre comme le père de la méthode d’exhaustion, méthode dont on peut dire qu’elle est le calcul intégral à l’état naissant. Le principe de la méthode est le suivant : pour mesurer une grandeur nouvelle (une aire curviligne, par exemple), on montre qu’elle est comprise entre deux grandeurs analogues qu’on sait mesurer (deux aires rectilignes, par exemple), dont la différence peut être rendue aussi petite qu’on veut ; la limite commune de ces deux grandeurs est la mesure cherchée. C’est par cette méthode qu’Archimède a calculé l’aire de la parabole, c’est-à-dire, d’une façon précise, l’aire comprise entre une parabole, son axe et deux perpendiculaires quelconques à cet axe ; il obtint cette aire comme la limite d’une somme de surfaces rectangulaires de plus en plus nombreuses et de plus en plus minces. La sommation qu’il a dû accomplir serait représentée aujourd’hui par le symbole :

.

Archimède a donc effectué — et avec une rigueur parfaite — la première intégration.

Il est vrai que le principe de la méthode d’exhaustion se trouvait déjà, au moins partiellement, dans Eudoxe, prédécesseur d’Euclide et d’Archimède, à qui est due la mesure du volume de la pyramide. On sait que le calcul élémentaire de ce volume repose sur le lemme qui exprime l’égalité des volumes de deux pyramides qui ont la même hauteur et des bases équivalentes. Or, pour démontrer ce lemme, Eudoxe comprend le volume d’une pyramide entre les volumes de deux sommes de prismes, volumes dont la différence tend vers zéro. Si Eudoxe avait déduit de là directement le volume de la pyramide en sommant les volumes de prismes de plus en plus nombreux et de plus en plus minces inscrits dans la pyramide, c’est lui qui eût fait la première intégration, et précisément la même intégration :

dont dépend l’aire de la parabole. Mais il s’est borné à employer sa méthode à la comparaison de deux volumes encore inconnus, sans en tirer la valeur commune de ces volumes.

C’est donc Archimède qui, le premier dans l’histoire de la science, a effectué une intégration. Sa méthode, il l’a exposée sous une forme irréprochable, non pas seulement à propos de l’aire de la parabole, mais dans son Traité sur les Paraboloïdes et les Ellipsoïdes : c’est dans ce dernier Traité qu’il lui a donné sa forme la plus générale, et il l’a appliquée à des intégrations qui seraient représentées aujourd’hui par les symboles :

,.

Dans son Traité sur les Centres de gravité des figures planes, il a même effectué l’intégration :

,

mais à l’aide de procédés tout spéciaux. Le nouveau Traité n’apporte pas d’intégrations nouvelles, mais il expose des procédés entièrement différents et très intuitifs pour résoudre des problèmes variés et apercevoir des théorèmes où interviennent les trois intégrations précédentes. La méthode d’exhaustion est au fond de ces procédés, mais ce qui en fait la fécondité, ce qui permet (à l’aide de trois quadratures distinctes seulement) de traiter une multitude de questions, c’est une notion toute moderne et qui apparaît là pour la première fois dans l’œuvre d’Archimède : la notion de moment d’une force par rapport à une droite ou à un plan.

Cette notion qu’Archimède emploie constamment sans lui donner de nom, c’est l’équilibre du levier qui la lui a suggérée, et c’est sous sa forme mécanique qu’il l’introduit dans tous ses raisonnements. Traduite en langage moderne, sa méthode consiste à comparer deux volumes qu’on regarde comme des solides homogènes, et à montrer que les poids de leurs éléments ont même moment résultant par rapport à une certaine droite. Comme un des volumes a été choisi de façon que ce moment résultant fût connu pour lui, il est connu également pour l’autre : d’où une propriété géométrique de ce dernier volume.

Parmi les théorèmes qu’Archimède met ainsi en évidence, il en est auxquels il attache une importance particulière, et cela pour des raisons dont un Hermite eût admiré la finesse. Les propositions qu’il a publiées jusque-là sur les volumes ronds n’expriment jamais que l’égalité de deux tels volumes. Par exemple, le volume d’une sphère est égal au volume d’un cylindre ayant pour base un grand cercle de la sphère et pour hauteur les 3/4 du rayon ; mais on ne sait pas, avec la règle et le compas, construire un cube de même volume qu’une sphère de rayon donné, et il est démontré aujourd’hui que la chose est impossible. Or, dans sa lettre à Ératosthène, Archimède forme deux exemples de volumes ronds équivalents à un cube ou à un prisme, qui se construisent très aisément d’après les dimensions du volume rond. L’intérêt qu’Archimède attache à de telles propositions témoigne d’un sens vraiment prophétique des problèmes de l’Algèbre moderne.

Un fait bien remarquable, c’est qu’Archimède considère sa nouvelle méthode comme une méthode d’invention, mais non comme une démonstration[1]. Il serait intéressant de comprendre exactement pourquoi.

Comme dans toutes les applications du procédé d’exhaustion, Archimède décompose les volumes étudiés en tranches de plus en plus nombreuses et de plus en plus minces. Mais il ne prend pas la peine de donner au procédé sa forme irréprochable : en fait, il découpe le volume, à l’aide de plans parallèles équidistants et de plus en plus rapprochés ; mais il assimile immédiatement les tranches très minces ainsi obtenues à des aires planes ; il parle comme le ferait un partisan des indivisibles. Est-ce donc qu’il est encore incapable de traduire rigoureusement son procédé d’exhaustion ? Non pas, car les nouveaux textes sont sûrement postérieurs à sa quadrature de la parabole, où la méthode d’exhaustion est exposée d’une façon magistrale. S’il emploie un langage incorrect et abrégé, c’est d’abord pour rendre plus intuitif son procédé d’invention et ne pas l’embarrasser de détails de rigueur ; c’est ensuite qu’il juge cette rigueur inutile, parce qu’elle ne suffirait pas à rendre impeccable une méthode où des considérations mécaniques se mêlent à la Géométrie.

Ce souci de dégager ses démonstrations de toute considération mécanique apparaît déjà dans son Traité sur la quadrature de la parabole, où il ne se satisfait que d’une démonstration strictement mathématique. Serait-ce purisme de géomètre ? La chose est peu vraisemblable d’un esprit aussi philosophique. Serait-ce un sacrifice aux préjugés contemporains ? Dans ce cas, il déclarerait que sa méthode est rigoureuse, mais qu’il donnera d’autres démonstrations pour éviter toute controverse. L’explication qui me paraît la plus plausible est celle que suggère M. Zeuthen : les propriétés des centres de gravité sur lesquelles il s’appuie, Archimède n’en connaissait encore que des démonstrations imparfaites, et c’est plus tard seulement qu’il a publié celles qui figurent dans son Traité bien connu.

Quoi qu’il en soit, un fait incontestable, c’est qu’à l’époque où il écrivait à Ératosthène, Archimède possédait dans toute sa perfection la méthode d’exhaustion. La négligence avec laquelle il l’expose ici ne saurait donc être invoquée comme la preuve qu’il était bien loin d’entrevoir les principes du vrai calcul intégral ; au contraire, elle fait ressortir la sûreté avec laquelle il maniait déjà ces principes comme instruments d’invention, en les associant à des concepts géométro-mécaniques modernes, et sans être obligé de se garder, par tout un appareil de rigueur, contre les erreurs possibles. Les pages qui suivent ne peuvent que fortifier le sentiment de quiconque a lu les œuvres classiques d’Archimède : c’est un accident historique qui a interposé 18 siècles entre Archimède et Galilée.

Paul Painlevé,
de l’Académie des Sciences,
Professeur à la Sorbonne et à l’École Polytechnique.

  1. Il admet seulement qu’elle peut contribuer à faciliter une démonstration rigoureuse, parce qu’il est plus facile de démontrer un théorème déjà énoncé que d’en faire à la fois la découverte et la démonstration.