Descartes et son influence sur la littérature française
Le caractère fondamental de la littérature française au xviie siècle, c’est la recherche et l’expression de la vérité. La recherche implique le choix, parmi les vérités diverses, de celles qui sont nécessaires à la conduite de la vie. L’expression s’entend de la communication de la vérité, de l’art de la persuader aux autres et de leur en faire partager la possession.
La vérité cherchée, rencontrée et bien exprimée, c’est l’éloge qu’on fait de tous les bons écrits au xviie siècle. Là est la gloire de cette époque. Tous ces grands hommes se sont comme distribué le domaine de la vérité universelle, afin d’en faire valoir toutes les parties.
Balzac n’a pas mérité une médiocre estime pour avoir le premier compris cette fin de toute grande littérature, et que l’impatience même du mieux qui lui ôta si tôt la faveur publique avait été en partie son ouvrage. Quel était ce mieux dont il eut l’honneur de donner le goût, et qu’il essaya vainement de réaliser ? Les adversaires de Balzac l’avaient indiqué. C’était, d’une part, un sujet, c’est à dire un corps de vérités sur une matière déterminée, d’où il résultât un enseignement pour la conduite de la vie ; et, d’autre part, un langage exact, c’est-à-dire simplement approprié à ces vérités.
Il n’y a pas d’indication plus sûre que celle des critiques. Eux seuls voient ce qui manque, peut-être parce qu’ils ne voient ou ne veulent voir que ce qui manque. La prévention les sauve de l’engouement, et fussent-ils même poussés par l’envie, pour peu qu’ils aient de sens et d’esprit, l’ardeur même de rabaisser leur fait distinguer ce qui est défectueux et deviner ce qui reste à faire ; et comme ils ont besoin de s’autoriser de bonnes raisons pour dissimuler leur prévention, il leur arrive, tout en ne cherchant qu’à donner tort à l’écrivain qu’ils attaquent, de trouver à quel prix se font les écrits qui durent.
Prononcer d’une littérature qu’elle a dû avoir certains caractères, parce que ses plus célèbres auteurs en sont marqués, ce serait prouver trop peu pour ceux qui ne peuvent souffrir ni maîtres ni règles, et qui ne voient pas en quoi les exemples obligent. Mais l’autorité qu’on tire, pour rendre ce jugement, de critiques souvent obscurs, ou du moins tombés dans l’oubli, après avoir eu le mérite fort ingrat de voir ce qui manquait dans des écrits trop admirés, est plus forte que toute contradiction ; car, qu’y a-t-il de plus concluant que cet accord entre les critiques qui devinent à l’avance le progrès à faire et les grands écrivains qui le réalisent ? Ce progrès était donc dans la nature des choses, dans le génie même de la nation. Les critiques n’ont fait le plus souvent qu’opposer le jugement silencieux des esprits désintéressés, aux cris d’enthousiasme des gens engoués ; et reconnaître ce que regrettaient ou désiraient les premiers dans ce qui contentait si fort les seconds.
Quand donc on affirme que le caractère de notre littérature est la recherche de la vérité pratique, et l’expression de cette vérité dans le langage le plus exact, on n’y est pas seulement autorisé par les chefs-d’œuvre de cette littérature, on l’est encore par les critiques, qui, avant l’apparition de ces chefs-d’œuvre, les avaient en quelque sorte annoncés, en combattant, au nom d’un public futur, les défauts précisément opposés à ce qui devait en faire la beauté.
Que reprochait-on à Balzac ? D’être orateur sans tribune, sans chaire, sans barreau ; de n’avoir pas d’haleine pour un ouvrage de quelque étendue ; de ne point parler naturellement, c’est-à-dire de n’avoir point les qualités des grands écrivains qui allaient suivre, et d’avoir les défauts dont ils devaient purger l’esprit français et la langue. Ainsi, avant qu’aucun modèle n’eût paru, on savait à quelles conditions un écrit est un modèle.
Qui devait le premier, dans la prose, remplir ces conditions ?
Il faut admirer avec quel merveilleux à-propos les hommes naissent comme tout exprès, dans notre pays, pour réaliser certains progrès pressentis par la partie saine du public, appelés par les critiques, ou indiqués par opposition aux défauts mêmes qu’ils relèvent dans les écrits du moment. Mais il n’est pas une époque où la remarque soit aussi frappante qu’à cette période de l’histoire de la prose, et où cet à-propos me paraisse plus manifestement une loi de l’esprit français. Il nous fallait un sujet, un corps de vérités, d’où sortît un enseignement pratique ; un langage approprié, naturel, où les mots ne fussent que les signes nécessaires des choses. Or, qui pouvait mieux accomplir ce double progrès qu’un grand géomètre, devenu grand écrivain, lequel allait traiter des vérités les plus essentielles à l’homme, avec les habitudes rigoureuses de l’algébriste, posant ces vérités comme des problèmes, au moyen de mots exacts comme des chiffres, et résolvant ces problèmes par un enchaînement de propositions évidentes ?
C’est là le caractère de Descartes ; ce sera encore vingt ans après, avec des circonstances particulières, le caractère de Pascal. Exemple illustre, et que notre littérature offre seule, apparemment pour que nous en tirions un enseignement, de deux hommes de génie, grands géomètres et grands écrivains, placés à l’entrée du XVIIe siècle comme maîtres et comme modèles, pour nous apprendre le secret des ouvrages consommés, à savoir de ceux qui sont les plus conformes à l’esprit humain et les plus appropriés au génie de notre pays.
La qualification de génie effrayant que M. de Chateaubriand donne à Pascal ne serait guère moins vraie de Descartes. Pour moi, je ne puis me représenter Descartes sans un certain effroi, soit à cause du sentiment de mon infirmité, soit par l’idée de tant d’efforts sublimes osés et accomplis avec un corps comme le mien, afin d’arriver à cette puissance d’abstraction qui le fit appeler par Gassendi : ô idée ! Seulement Gassendi ne croyait que le railler, et voulait qu’on l’entendît d’un esprit dépourvu du sens de la réalité ; tandis que le mot n’est que rigoureusement exact, à l’entendre d’un esprit aussi averti de toutes les réalités que les plus doués de ce sens, mais ayant su se dégager de leur servitude avec une force de volonté extraordinaire et une contention d’esprit vraiment effrayante.
Imaginez, si vous le pouvez, sans épouvante, un homme au sortir du XVIe siècle, après tant d’esprits de tout ordre qui viennent de recueillir toutes les traditions de l’esprit humain, et dont les plus hardis n’ont pensé qu’à la suite des deux antiquités, qui se séparent de toutes ces traditions, des deux antiquités, du présent, de l’humanité tout entière, regardant comme provisoires toutes les notions qui ont fait la croyance des temps écoulés jusqu’à lui, n’en voulant croire aucune définitivement qu’après l’avoir reconnue vraie par une opération de son libre jugement ; un homme qui, sans autre contrôle, ni témoignage, ni critérium que sa raison, n’étant soutenu dans ce laborieux affranchissement de sa pensée que par l’amour de la vérité, se pose hardiment le triple problème de Dieu, de l’homme et des rapports qui lient l’homme à Dieu, du monde extérieur et de ses rapports avec l’homme !
L’effroi augmente quand on considère comment cet homme dispose sa vie pour ce grand dessein, et par quelle suite de méditations il trouve enfin un point d’appui, une première vérité évidente, pour y bâtir ses croyances.
Ce fut en l’an 1619, après avoir quitté Francfort, où il avait assisté au couronnement de l’empereur, que s’étant retiré sur les frontières de la Bavière, dans une solitude où il n’avait à craindre aucun importun ; « n’ayant d’ailleurs par bonheur, dit-il, aucuns soins ni passions qui le troublassent, » se tenant tout le jour enfermé seul dans un poêle, il arriva, de pensée en pensée, à vouloir mettre son esprit tout nu, et à se dépouiller en quelque sorte de lui-même.
Il se crut tout-à-fait libre, à l’état de table rase, ne gardant que le désir ardent de découvrir la vérité en toutes choses par les propres forces de son esprit. La recherche des moyens de la conquérir le jeta dans de violentes agitations. Cette solitude et cette contention opiniâtre le fatiguèrent tellement, que, selon la forte expression de son biographe Baillet, le feu lui prit aux cerveaux, et qu’il fut troublé par des songes et des visions. Il en eut de si étranges dans la nuit du 10 novembre 1619, que le même Baillet qui en a donné le détail, d’après la correspondance même de Descartes, dit naïvement que, « si Descartes n’avait déclaré qu’il ne buvait pas de vin, on aurait pu croire qu’avant de se coucher il en avait fait excès, d’autant plus, ajoute-t-il, que le soir était la veille de Saint-Martin. »
Après quelques années passées soit à des voyages, dans lesquels il étudiait les mœurs et se fortifiait, par la vue de leur diversité et de leurs contradictions, dans son dessein de chercher la vérité en lui-même, soit à la guerre, où il s’appliquait tout à la fois à étudier les passions que développe la vie des camps, et les lois mécaniques qui font mouvoir les machines de guerre ; après quelque séjour à Paris où il cacha si bien sa retraite, que ses amis mêmes ne l’y découvrirent qu’au bout de deux ans, il se fixa en Hollande, comme le pays qui entreprenait le moins sur sa liberté, comme le climat qui, selon ses expressions, lui envoyait le moins de vapeurs et était le plus favorable à sa santé. En France, outre les obligations que lui eût imposées son rang, la température lui paraissait troubler la liberté de son esprit, et mêler un peu d’imagination à la méditation des vérités qui ne veulent être conçues que par la raison. Il s’était aperçu, dit Baillet, que l’air de Paris était imprégné pour lui d’une apparence de poison très subtil et très dangereux, qui le disposait insensiblement à la vanité et qui ne lui faisait produire que des chimères. Ainsi, au mois de juin 1628, ayant essayé un travail sur Dieu, dans une solitude, il n’avait pu réussir, faute d’avoir le sens assez rassis. La Hollande convenait mieux à son humeur et à sa santé ; il y goûtait la liberté de l’incognito, l’ordre, l’aisance de la vie. C’est l’éloge qu’il en faisait à Balzac, en l’invitant à s’y venir fixer, peut-être parce qu’il n’avait pas peur d’être pris au mot ; car, même dans ce pays de choix, où il séjourna vingt-trois ans, il changeait presque continuellement de résidence, non moins pour dépister les visiteurs, que pour trouver le point où il espérait jouir le plus pleinement de lui-même. Un seul homme connaissait le lieu de sa solitude ; c’était le savant père Mersenne, par lequel il communiquait avec le monde, n’ayant à faire qu’aux idées, et libre de tous rapports avec les personnes.
Sa retraite en Hollande fut comme une fuite. Il n’en laissa rien savoir à ses parens, pour éviter leurs observations et leurs reproches, et ne se confia qu’au père Mersenne, auquel il avait fait promettre de lui garder le secret. C’était au mois de mars 1629. Il avait alors trente-quatre ans. C’est dans cette solitude si opiniâtrement défendue contre sa gloire même qui attirait tous les yeux du côté d’où partaient des lumières si nouvelles, et qui le faisait traiter par ses ennemis de Tenebrio et de Lucifuga, qu’il s’attacha avec suite à l’ouvrage qu’il appela d’abord l’Histoire de son esprit.
Il s’était fait un régime de vie accommodé à ses études, et qui tînt son ame dans la moindre dépendance possible du corps. Il mangeait fort peu, à des heures réglées, sans jamais passer la quantité qu’il s’était prescrite, ni par des caprices d’appétit, ni par complaisance pour ses amis ; évitant les viandes trop nourrissantes, pour échapper à cette oppression des alimens dont parle Pascal, et préférant aux viandes les racines et les fruits. Il étudiait l’influence de ses affections morales sur son appétit ; il expérimentait toutes choses, son sommeil, son réveil ; d’une condescendance pour les besoins de son corps qui venait moins d’un désir excessif de prolonger sa vie, que de la curiosité d’éprouver sur lui-même ce qui lui paraissait le plus propre à conserver la santé. Placé comme un arbitre indifférent entre ses facultés, le même homme qui était parvenu à penser sans l’aide de ce que les autres hommes avaient pensé avant lui, tenait comme éloignés de lui et sous une sorte de surveillance son imagination et ses sens, afin de se préserver de leurs erreurs, et de se réduire en quelque sorte à sa seule raison. Ainsi, avant qu’il eût résolu par le raisonnement le sublime problème de la distinction de l’ame et du corps, il la démontrait par cet effort même, et dès cette vie il avait détaché et fait vivre son ame à part de son corps. Il n’y a pas, dans l’histoire de l’esprit humain, un second exemple d’un homme s’élevant à ce haut état de spiritualité dans l’ordre de la science, et j’ajoute que, dans l’ordre de la foi, le plus haut état de spiritualité qui se puisse concevoir n’est pas si absolument pur de tout mélange de l’imagination et des sens.
Je juge moins Descartes comme auteur d’une philosophie plus ou moins contestée, que comme écrivain ayant exercé sur la littérature de son siècle une influence décisive.
Le cartésianisme, comme système philosophique, a eu la destinée de tous les systèmes. Après avoir régné pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, il s’est vu discrédité au siècle suivant. Aujourd’hui la science compte quelques vérités évidentes répandues dans un corps de doctrines jugé faux. C’est ce qui est arrivé à toutes les philosophies ; en sorte qu’on peut se demander si c’est par le fond même de leur système que les grands philosophes sont immortels, ou bien si c’est par leur méthode, leur logique, la précision de leurs paroles, l’admirable emploi qu’ils font des vérités de la vie pratique pour rendre leurs spéculations plus claires ou plus familières.
Il n’en est pas de même du cartésianisme comme méthode générale pour rechercher et exprimer tous les ordres de vérités dans tous les genres de connaissances. Ce cartésianisme-là est demeuré intact : c’est la méthode même de l’esprit français. Les vérités d’évidence qui ont survécu aux vicissitudes du cartésianisme philosophique doivent être comptées parmi les plus nobles conquêtes de l’esprit humain, sous la forme de l’esprit français. Ces vérités portent sur deux des grands problèmes que Descartes s’était proposé de résoudre, Dieu et l’homme. La science les a recueillies comme des dogmes qu’elle transmet par l’enseignement régulier, et, si ce ne sont des vérités évidentes que par rapport à l’homme, il ne paraît pas qu’on les ait remplacées ou qu’on puisse les remplacer par des vérités plus évidentes, ni que les réfutations qu’on en a faites les aient affaiblies.
La première de ces vérités, c’est le fameux axiome : « Je pense, donc je suis. » C’est la première vérité que rencontre Descartes, au sortir de son doute universel. Il y a reconnu le signe même de l’évidence ; or, l’évidence étant le caractère du vrai, et notre raison seule pouvant recevoir et juger l’évidence, voilà la raison établie juge suprême du vrai et du faux. Et quelle raison ? Ce n’est ni la sienne, ni la mienne, ni la vôtre, avec les différences qu’elle reçoit du caractère de chacun, du pays, du temps, mais la raison universelle, impersonnelle et absolue. Ce fut là la grande nouveauté de la philosophie cartésienne ; ce privilége de juger le vrai et le faux, Descartes en dépossédait l’autorité pour le restituer à la raison.
Cette première vérité, ou plutôt ce principe même de toute certitude, le mène invinciblement à une seconde vérité, la distinction du corps et de l’ame, fondée sur l’incompatibilité absolue de leurs phénomènes. Le corps se manifeste par l’étendue ; l’ame, par la pensée. Or, quoi de plus absolument incompatible que la pensée et l’étendue ? Voilà donc les deux natures parfaitement distinctes, et la même évidence qui fait reconnaître à Descartes l’existence du corps lui révèle l’existence de l’ame.
En vain Hobbes et Gassendi le somment de prouver comment il peut penser hors ou indépendamment de son cerveau, et de montrer la substance de la pensée, et la nature de son lien avec le corps ; Descartes, avec une admirable réserve, se contente de distinguer les deux ordres de phénomènes, et de démontrer leur coexistence et leur incompatibilité. Quant au secret de leur réunion, l’ignorance où nous sommes et serons toujours à cet égard détruit-elle donc la connaissance que nous avons de leur existence distincte ? et parce que nous ne voyons pas toute la vérité, ce que nous en voyons cesse-t-il d’être évident ?
Après avoir tracé d’une main ferme la ligne de démarcation entre l’esprit et la matière, Descartes pénètre plus avant dans le problème. Il rencontre bientôt une troisième vérité également évidente et qui découle de la seconde ; c’est l’existence de certaines idées qui ne sont ni le résultat des impressions organiques de notre esprit, ni des déductions de l’expérience, mais qui sortent naturellement de l’ame. Il les appelle innées, non parce que nous les apportons en naissant, mais parce que nous naissons avec la faculté de les produire. De ce nombre est l’idée de l’infini. Et vous voyez d’avance où va le conduire ce nouveau degré, si hardiment franchi, de l’échelle mystérieuse par laquelle il s’élève de la notion de son existence à la connaissance de Dieu. Cette idée de l’infini, qui est en nous naturellement et universellement, qu’est-ce autre chose que l’image d’une réalité qui est hors de nous ; et que peut être cette réalité sinon Dieu lui-même, qui s’est comme imprimé en nous par cette idée de l’infini ?
Ainsi Descartes conclut de l’idée de l’infini l’existence de Dieu ; et cette quatrième vérité, dont la démonstration est le titre le plus glorieux de Descartes, couronne l’édifice reconstruit de la religion naturelle.
Ces vérités, exposées avec un ordre et un enchaînement extraordinaires, frappèrent les esprits d’admiration. Grandes nouveautés, quant à la science de la philosophie, si l’on regarde l’état de cette science alors, ce reste de servitude aristotélique, cette psychologie qui admettait plusieurs ames, l’ame sensitive, l’ame intelligible, l’ame végétative, c’étaient aussi de grandes nouveautés par rapport à la littérature. Elles en renouvelaient l’esprit en même temps qu’elles retrouvaient les fondemens de la philosophie. En effet, ces vérités dominent l’art tout entier : l’existence révélée par la pensée plus sûrement que par la vie physique ; la raison juge du vrai et du faux ; l’évidence, signe infaillible du vrai ; l’ame vivant d’une vie à part et concevant spontanément l’idée de l’infini ; Dieu, l’objet qui répond à cette idée. Que pourrait revendiquer le philosophe dans ces grandes idées, qui n’appartienne également au poète, au moraliste, à l’historien ?
C’est d’abord par ces vérités et par la méthode qui les rendait évidentes que le cartésianisme exerça une si grande influence sur la littérature. Ces vérités forment d’ailleurs dans la science philosophique une partie essentiellement littéraire et qui ne demande ni l’espèce d’initiation de ceux qui s’y vouent exclusivement, ni une terminologie intelligible aux seuls adeptes. Elle s’en tient à la langue propre à tous les ordres d’idées, et reste accessible à tout esprit ayant reçu une culture générale. Or, Descartes, par le même effort qui le faisait pénétrer au plus profond de la science, trouvait le secret d’en communiquer les résultats à tout le monde ; il donnait le modèle de la spéculation philosophique appropriée à tous les esprits cultivés, et il faisait voir qu’en même temps que la science revient à ses vrais principes, elle rentre dans les termes généraux, et que ce qu’on appelle le langage de l’école n’est nécessaire qu’au mensonge ou à l’illusion.
Ajoutez-y tant de vues profondes sur la vie, tant d’idées qu’il tire du monde extérieur, des usages, des mœurs, pour appeler notre mémoire et nos sens à l’aide de notre esprit, et qui sont le connu dont il se sert pour rechercher l’inconnu. Il y a dans Descartes un moraliste supérieur qui a profondément observé la vie, et qui a ce privilége des hommes de génie, de n’en être jamais touché médiocrement, mais il en sait taire tout ce qui ne va pas à son propos. On dirait qu’il se défie de toute observation externe. C’est trop peu pour cette intelligence sublime de l’évidence relative des vérités de l’expérience, il lui faut l’évidence absolue des vérités de la raison. Elle doute de ce qui fait la certitude pour le commun des hommes, et ce fondement où nous nous reposons ne lui est qu’un sable mouvant. Et toutefois l’emploi discret que fait Descartes des vérités d’expérience, afin de nous rendre plus sensibles les vérités métaphysiques, et de nous aider à monter le degré, quand il est trop haut, répand sur ses écrits je ne sais quel agrément qui ajoutait à leur influence littéraire.
Mais c’est surtout par sa méthode que le père de la philosophie moderne tient une si grande place dans l’histoire de notre littérature. J’entends par sa méthode tout à la fois ce dessein de rechercher par les seules forces de la raison la vérité sur tous les objets de la méditation humaine, et les moyens qu’il emploie pour la communiquer aux hommes.
Or, la recherche de la vérité dans tous les ordres d’idées, et la communication de cette vérité par les moyens mêmes que Descartes a employés, n’est-ce pas là toute la littérature du XVIIe siècle ? Que chercheront les grands prosateurs et les grands poètes de cette époque favorisée, si ce n’est la vérité universelle, celui-ci des passions, celui là des vices, cet autre des faiblesses irréparables de l’homme, la vérité des caractères, la vérité des esprits, la vérité des cœurs ? Que chercheront Pascal, la Rochefoucault, Bossuet, Bourdaloue, La Bruyère, Fénelon ; et dans la poésie, Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, sinon, dans les genres les plus divers, des portions de la vérité universelle ? Et en quoi consistera la beauté de leur art, sinon dans l’expression parfaite et définitive de cette vérité ?
La méthode de Descartes, c’est la théorie même de la littérature au XVIIe siècle. Rechercher la vérité par la raison, la faculté la plus générale à la fois et la plus véritablement personnelle à chaque homme ; ne rien admettre dans son esprit qui ne soit évident ; bien définir les termes pour ne point confondre les principes entre eux, pour pénétrer toutes les conséquences qu’on en peut tirer, pour ne jamais raisonner faussement sur des principes connus ; subordonner toutes les facultés à la raison et l’homme qui sent à l’homme qui pense ; réduire au rôle d’auxiliaires de la raison l’imagination et la mémoire, par lesquelles nous dépendons des choses extérieures et sommes à la merci de l’autorité, de la mode, de l’imitation, qui ne reconnaît là l’habitude même de tous les grands écrivains du XVIIe siècle ? Au lieu des personnes capricieuses, variables, ondoyantes du XVIe siècle, je vois de belles et pures intelligences auxquelles Descartes a transmis et comme rendu naturelle cette domination de la raison sur la passion, de l’ame sur le corps.
Ces grands hommes ont eu la gloire d’aller plus loin que Descartes dans ce profond spiritualisme. Descartes, qui place la raison si haut par rapport aux autres facultés de l’homme, l’avait trop rabaissée par rapport à Dieu. Il ne voyait dans les notions de la raison que des décrets arbitraires de la Providence. Ceux-ci y verront des vérités absolues contre lesquelles d’autres vérités ne peuvent prévaloir ; ils en feront des images de la raison divine, des portions même de Dieu ; mais cette vue sublime n’était que la conséquence du principe que Descartes avait posé.
C’est là, si je puis m’exprimer ainsi, le cartésianisme littéraire dont le cachet est empreint sur tous les grands esprits du XVIIe siècle, sauf Corneille, lequel écrivait le Cid l’année même où paraissait le Discours de la Méthode.
Tant de nouveautés si étonnantes et si fécondes parurent pour la première fois dans ce fameux Discours de la Méthode, le premier ouvrage en prose dans lequel l’esprit français a atteint sa perfection, et la langue son point de maturité. Les autres ouvrages de Descartes, tant français que latins, ne furent que des développemens des diverses parties de ce Discours ou des preuves des principes qui y étaient exposés : ouvrage formidable, ce mot seul exprime l’impression que j’en reçois, dans lequel il avait résumé près de vingt années de cette réflexion si opiniâtre et si intense, pour laquelle le monde, tel qu’il est, ne lui offrait ni assez de solitude ni assez de liberté, et qu’il défendit contre toutes les distractions extérieures avec cette jalousie et cet égoïsme de la conservation qu’on met à défendre sa vie.
Voilà enfin un sujet, et quel sujet ? Qui suis-je ? Qu’est-ce que ce corps, et qu’est-ce que cette ame, si étroitement liés et si incompatibles ? Qui suis-je par rapport à Dieu ? Qu’est-ce que le monde où il m’a placé ? Mais ce ne sont là encore que des questions secondes. Descartes remonte plus haut. Suis-je en effet, et qui me le fait voir évidemment ? Y a-t-il une ame distincte du corps ? Y a-t-il un Dieu, et quelle chose en moi m’en révèle invinciblement l’existence ? Quels sont les rapports entre le monde extérieur et moi ? Sujet d’un intérêt éternel et toujours pressant, le premier qui s’offre à la pensée sitôt qu’elle est libre de l’autorité, de l’imitation, de l’exemple, et rendue à elle-même ; problème dont tous les esprits ont l’instinct, mais auquel la plupart se dérobent, sous l’empire des choses qui ne souffrent pas de délai : nous naissons avec le devoir de le résoudre ; nous-mêmes que sommes-nous, sinon ce problème ? Quoi de plus près de nous que nous ?
Descartes entreprend de se mettre en paix là-dessus. Il veut connaître par la raison naturelle son existence, celle de Dieu, celle du monde extérieur ; il veut y arriver par sa propre force, sans le témoignage des siècles, sans donner au consentement de l’univers le poids d’une prémisse dans un raisonnement rigoureux ; poussant la difficulté à l’extrême pour rendre la solution plus évidente, et reculant par-delà le doute jusqu’à une sorte de néant de toute croyance, afin de rendre plus invincible celle à laquelle il se fixera.
Cette croyance ne dépend ni du pays, ni du temps, ni des religions établies, ni de la forme des sociétés, encore qu’elle pût s’accommoder de toutes ces circonstances. Ce que Descartes veut croire avec certitude, c’est ce qu’aurait cru un païen, c’est ce que croirait en tout pays et en tout temps un homme doué de raison et capable de concevoir un premier principe et d’en tirer des conséquences. Supposez cet homme rebelle par impuissance à la foi de son pays, ou précipité par certains excès de religion vers l’incrédulité absolue ; Descartes veut le retenir sur cet abîme, et l’aider à trouver en lui-même les principes qui le ramèneront à la croyance philosophique, et par elle peut-être à la croyance religieuse. Y a-t-il dans l’histoire de l’intelligence humaine une œuvre plus bienfaisante ? Y a-t-il une tâche plus noble que de rendre l’athéisme et le matérialisme impossibles, sans s’aider de l’autorité, de la tradition, de l’exemple, qui engendrent si souvent le doute par la fatigue que nous causent leurs contradictions ? Quel service rendra Descartes au genre humain, s’il y réussit !
Mais, jusqu’à ce qu’on ait formé sa croyance, il faut adopter une conduite provisoire selon le lieu et le pays où l’on vit, afin d’éviter l’irrésolution et de vivre le plus heureusement qu’il se peut. Descartes y a pourvu. On se réglera par le respect des coutumes, par la religion établie, par les opinions modérées, on tâchera d’être ferme dans les actions, de plutôt se vaincre que sa fortune, « à cause dit-il, qu’on n’est maître que de ses pensées, » et de ne rien désirer qu’on ne puisse l’acquérir. C’est là la morale de Descartes.
Il complète ce plan par la recherche de moyens propres à conduire l’homme par rapport à la nature des choses matérielles. Tel est l’objet de sa physique et de sa médecine. Descartes part de ce principe, qu’il y a plus de biens que de maux dans la vie ; dès lors, quelle science plus nécessaire que celle des moyens de conserver la santé, qui est le premier bien et le fondement de tous les autres biens ? Aussi, avait-il dessein d’employer toute sa vie à cette étude. Il voulait exempter l’homme d’une infinité de maladies du corps et de l’esprit, et peut-être même de l’affaiblissement de la vieillesse. Ses spéculations s’arrêtent à la mort. Il était trop occupé de l’éloigner comme cessation violente d’un état qui lui paraissait offrir plus de biens que de maux, pour songer à la méditer comme le commencement d’une autre vie.
Le Discours de la Méthode est le récit des réflexions qu’il avait faites et des résolutions qu’il avait prises successivement pour se satisfaire sur tous ces points. C’est pour cela qu’il le voulut d’abord appeler l’Histoire de son esprit. C’était en effet une histoire sommaire qui s’en tenait aux principaux évènemens. Les traités qui suivirent ou accompagnèrent la publication du Discours de la Méthode en furent le détail. Les évènemens, c’étaient des vérités conquises ; le détail, c’était la suite des raisonnemens qui avaient amené et assuré ces conquêtes. Il faut nous arrêter sur ce plan admirable, d’après lequel a été bâti tout l’édifice littéraire du XVIIe siècle.
Une comparaison entre l’esprit du cartésianisme, comme méthode générale, et l’esprit du XVIe siècle, rendra plus sensible la nouveauté de ce plan.
Le XVIe siècle, personnifié dans ses libres penseurs, Montaigne en tête, était arrivé au doute par le savoir. Le que sais-je ? de Montaigne, le je ne sçai de Charron, c’est là la conclusion du XVIe siècle, et une conclusion fort douce dont il s’accommode. Le doute est le fruit de la curiosité ; je ne dis pas le châtiment, car qu’y avait-il de plus innocent et de plus légitime que la curiosité après le moyen-âge ? C’était de plus un système par rapport à l’esprit d’affirmation des sectes religieuses, et une sagesse par rapport aux désordres causés par cet esprit. Le doute est un but à cette époque. C’est ce port dont parle Lucrèce, d’où il y a de la douceur à contempler le péril d’autrui.
Descartes trouve le doute établi ; mais, au lieu d’en faire un but, il en fait un moyen. Il consent à douter, mais pour arriver à la croyance. De ce port où se repose Montaigne, il va s’élancer à la recherche de vérités qui régleront sa vie. Le doute pour Descartes, c’est le commencement du travail. Au XVIe siècle, c’est un état passif, auquel l’homme arrive par la multitude des connaissances, et l’impossibilité d’y faire un choix. Il s’y plaît toutefois, soit par le souvenir de l’ignorance des siècles qui l’ont précédé, soit par le contraste des excès de religion, et de ce duel à mort d’opinions contradictoires. Le doute de Descartes est l’état le plus actif : c’est une démolition pièce à pièce de tout ce qui est venu en sa connaissance par l’imagination et les sens, sans l’assentiment de sa raison. Il arrache douloureusement toutes ces notions qui s’étaient attachées à sa mémoire, et, pour les empêcher de rentrer par surprise dans son intelligence, il se violente en quelque manière à parler contre elles et à les dédaigner. Descartes suivait en cela la prescription de saint François de Sales contre les passions, desquelles, dit ce saint, on parvient à se défendre en parlant fort contre elles, et en s’engageant ainsi, même de réputation, au parti contraire. C’est ainsi qu’il allait jusqu’à ce paradoxe, qu’il n’est pas plus du devoir d’un honnête homme, de savoir le grec et le latin que le langage suisse ou le bas-breton. L’effort qu’il faisait pour se rendre libre à cet égard était d’autant plus violent, que, parmi les idées qu’il rejetait, il en était un grand nombre dont il ne se séparait que pour les reprendre, et qu’il résistait même à ce qu’il devait plus tard trouver évident, jusqu’à ce que l’évidence lui en fût montrée en son lieu et par la raison.
Descartes fit servir ainsi à la recherche de la vérité le doute en général, et, au besoin même, la négation temporaire de la vérité, jusqu’à ce qu’elle rentrât dans son esprit par la voie légitime, c’est-à-dire sous la forme de l’évidence. Aussi lui doit-on donner la gloire d’avoir été le premier écrivain français qui ait sérieusement cherché la vérité ; car, pour ne parler que de Montaigne, pour qui ce jugement paraîtrait une sorte de dépossession, est-il exact de dire qu’il cherche la vérité ? Oui, s’il s’agit des vérités de fait qu’il rencontre, et qu’il exprime dans un langage excellent ; non, si l’on regarde à son but, qui est moins de se faire une croyance pour régler sa vie, que de s’examiner sur tout ce qu’il a appris par les livres ou par l’expérience, et de penser à l’occasion de ses instincts ou de ses actions. Montaigne se plaît dans les vérités d’expérience, les dissemblances individuelles, les contradictions, les fluctuations de l’homme, les particularités et les bigarrures des opinions, des gouvernemens, des polices, de la morale, sans autre leçon à en tirer, sinon que tout cela est matière à curiosité : voilà ce que cherche Montaigne. Ce sont des faits vrais plutôt que la vérité elle-même, laquelle implique une croyance et une règle. La spéculation pour Montaigne est comme un doux exercice de son esprit, dans lequel il fit entrer en leur lieu, à la suite d’autres objets de réflexion fort secondaires, ces grands problèmes auxquels Descartes s’est attaché uniquement, après avoir déraciné de son esprit toutes ces contradictions, tous ces préjugés, toutes ces opinions venues de toutes sources, dont la diversité infinie fait les délices de Montaigne.
Tous deux se prennent pour sujet de leurs méditations : mais, tandis que Descartes se cherche et s’étudie dans cette partie de nous-mêmes qui dépend le moins des circonstances extérieures, et qui porte en elle la lumière qui nous sert à la connaître, Montaigne se regarde dans toutes les manifestations de sa nature physique et morale, et dans son humeur aussi curieusement que dans sa raison. Cette faim de se connaître, qui ne doit pas avoir pour résultat de se fixer, qu’est-ce autre chose, le plus souvent, qu’un vif amour de soi qui se cache sous un air de curiosité pour ce qui est de l’homme en général ? Quelquefois ce n’est que plaisir très misérable de faire voir par quoi on ne ressemble pas aux autres. Aussi toute cette connaissance aboutit-elle à se nier elle-même ; que sais-je ?
Qu’y a-t-il d’étonnant que Descartes et Montaigne ne communiquent pas de la même manière ce qu’ils ont cherché par des voies si opposées ? Montaigne n’a aucun désir de propager ses idées. Comment prendrait-il de la peine pour convaincre ses lecteurs de son doute ? Ce doute deviendrait alors une affirmation, et Montaigne n’affirme pas même qu’il doute. « Croyez ce qu’il vous plaira, » est le corollaire du « que sais-je ? » C’est même le charme particulier de Montaigne, qu’il ne prétend convaincre personne et, entre autres libertés qu’il caresse en chacun de nous, il y a celle de n’être pas de son avis. Avec quelle ardeur, au contraire, Descartes communique la vérité, et combien cette ardeur même, qui d’ailleurs est tout intérieure, et que ne rendent suspecte aucun excès de langage, aucune affectation d’éloquence, est une première marque que ce qu’il tient si fort à communiquer aux autres est en effet la vérité ! Avec Descartes il faut pénétrer au fond des choses, revenir à la charge, ne pas se rebuter. Si deux lectures n’y suffisent pas, il faut lire une troisième fois ces raisons qui s’entre-suivent de telle sorte, dit-il, que comme les dernières sont démontrées par les premières qui sont leurs causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières qui sont leurs effets. » Il ne permet pas qu’on s’imagine que ce soit assez d’une attention ordinaire pour s’approprier ou pour avoir le droit de rejeter ce qui est le fruit d’une méditation profonde, « ni qu’on croie savoir en un jour ce qu’un autre a pensé en vingt années. » La fuite n’est pas possible avec honneur ; car comme Descartes nous fait connaître ce que nous pouvons par la réflexion, et qu’il agrandit notre raison par la sienne, ce serait nous avouer incapables d’application que de lâcher prise après un premier effort, ou que de n’oser même le tenter.
C’est par l’excès de ce désir de convaincre que Descartes est si dur pour ses contradicteurs, outre le mauvais côté des esprits les plus excellens, qui fait qu’ils ne peuvent défendre la vérité sans s’opiniâtrer, et sans en confondre l’intérêt avec le leur. On a dit de Descartes : ce fut plus qu’un homme, ce fut une idée. Je ne l’entends pas seulement de la nouvelle philosophie, par laquelle il est une idée personnifiée ; je l’entends aussi de ce miracle d’abstraction par laquelle cet homme qui avait un corps, des sens, une imagination, était arrivé à ce qu’Aristote dit de Dieu : C’est la pensée qui se pense, c’est la pensée de la pensée. Il y a dans sa polémique je ne sais quelle sécheresse et quel ton absolu qui tient de l’idée plutôt que de l’homme ; on dirait une vérité aux prises avec des sophismes, et, là où la conviction devient superbe, une ame qui s’étonne d’être contredite par des corps. Ô chair ! dit-il au plus illustre de ses contradicteurs, Gassendi, qui lui répond : Ô idée ! C’est en effet la querelle entre l’ame et le corps. Que cette ardeur est peu dans le tempérament de M. Montaigne, lui qui avait cru trouver le meilleur moyen de désarmer toutes les contradictions en étant son propre contradicteur, et qui ne soupçonna guère qu’un jour viendrait où son doute serait attaqué et presque calomnié par un homme de génie, par Pascal !
Mais par la même raison qu’on se lasse bientôt de la liberté que nous laisse Montaigne, on est saisi, entraîné par l’autorité et la domination de Descartes. Cette clarté admirable, cette précision, cette généralité du langage, outre la grandeur et l’intérêt pressant de la matière, ôtent tout prétexte de reculer ou de s’abstenir. Qui donc s’oserait dire ou incompétent ou médiocrement touché du sujet ? On n’y peut échapper que par imbécillité d’esprit ou paresse : mais celui qui parvient à s’y attacher, y trouve cette douceur de déférer et d’obéir qui est plus un témoignage de force que de faiblesse ; et dût-il ne pas se rendre aux résultats, s’il s’est pénétré de la méthode, il est dans la voie de la vérité.
Telle est en effet la force de cette méthode, telle en est la conformité avec l’esprit français, qu’il eut, au temps de Descartes, des superstitieux de ce beau génie qui prirent pour le législateur même de la nature des choses celui qui ne faisait qu’en reconnaître certaines lois. Les écrits du temps parlent des convictions extraordinaires qu’il produisit. On le croyait si en possession de la vérité sur tous les principes des choses, qu’on lui attribuait le pouvoir de prolonger sa vie, et qu’on regardait son régime particulier comme un principe éternellement vrai de longévité. Lui-même n’avait-il pas été dupe de la rigueur de sa méthode ? Tout lui étant cause et effet, là où il n’apercevait pas de cause il ne redoutait pas d’effet, et il n’attendait pas la maladie de la santé ; ni de la maladie la mort. « Je me sentais vivre, dit-il (à quarante ans), et me tâtant avec autant de soin qu’un riche vieillard, je m’imaginais presque être plus loin de la mort que je n’avais été en ma jeunesse. » Il mourait pourtant moins de quinze ans après, ne causant pas moins de surprise que de deuil à ses amis, lesquels ne pouvaient comprendre qu’il fût mort sans l’avoir prédit : quelques-uns même crurent qu’il n’avait cessé de vivre que pour n’avoir pas voulu résister à la mort.
Cette autorité de Descartes, cette domination qu’on sent à le lire, à laquelle on est si heureux de céder quand on l’a lu avec l’application nécessaire, n’est-ce pas là encore l’un des caractères des écrits du XVIIe siècle ? Nous en faisons l’aveu par cette qualification proverbiale de maîtres que nous donnons aux grands écrivains de cette époque, et où se révèle le sentiment populaire. Pourquoi les appeler nos maîtres, sinon parce qu’il y a là une doctrine et des disciples, et qu’à l’idée de la supériorité du génie se joint celle d’un enseignement éternel ? Nous le disons non-seulement de ceux qui exposent dogmatiquement la vérité, mais de tous sans exception ; car, soit qu’ils tirent eux-mêmes la morale des peintures qu’ils nous font de la vie, soit qu’ils nous la laissent tirer, leur dessein d’exprimer la vérité et d’en persuader les autres hommes est si manifeste, qu’à moins d’une affreuse médiocrité d’esprit et de cœur, il faut éprouver les effets de cette autorité, et faire le propos d’y obtempérer. Nous les trouvons, pour ainsi dire, sur le chemin de toutes nos actions qu’ils ont comme prévues et réglées d’avance, et si nous ne faisons pas ce qu’ils conseillent, ou n’évitons pas le danger qu’ils nous signalent, c’est avec le sentiment d’une sorte de désobéissance envers des maîtres infaillibles.
Cet attachement à la vérité pratique et cette ardeur pour la communiquer, c’est le génie même de notre pays. Nous avons donné le plus bel exemple, dans le monde moderne, de cette propriété de la vérité, qui est de susciter dans l’esprit qui la possède le désir et le devoir de la communiquer. Sitôt qu’elle est apparue à un esprit supérieur, elle cesse immédiatement de lui appartenir, et il faut qu’il la rende incontinent au public, appropriée à l’intelligence de tous, et à peine signée, en un coin, du nom de l’inventeur. Celui qui croit la garder pour soi ne l’a pas trouvée ; c’en est quelque ombre dont il se leurre, et il n’y a pas de plus grande erreur en critique que de dire d’un écrivain qui n’est pas vrai, qu’il lui était libre de l’être, et qu’ayant dans une main la vérité et le mensonge dans l’autre, il lui a plu de laisser échapper le mensonge et de retenir la vérité. Ne rabaissons pas la vérité, cette portion de Dieu, jusqu’à penser qu’elle n’a pas assez de charmes pour se faire préférer au mensonge. Ne calomnions pas même les écrivains faux jusqu’à dire que, pouvant prétendre à la gloire que donne la vérité exprimée dans un beau langage, ils ont mieux aimé le scandale qui s’attache aux mensonges écrits avec talent. Leur excuse est dans ces théories mêmes par lesquelles ils essaient de faire tourner leurs défauts à vertu, et leurs fausses vues à vérité ; car qui peut mieux prouver qu’ils n’ont pas été libres de choisir, que le désir de faire croire aux autres que leur erreur est le vrai ?
Descartes ayant été marqué le premier de ce grand caractère et en ayant fait par son exemple une loi de notre littérature, il n’y a point d’exagération à dire qu’il est plus véritablement original qu’aucun des écrivains qui l’ont précédé.
À moins que, par un étrange abus de mots, on ne donne exclusivement la gloire de l’originalité, non pas à la plus grande liberté de la pensée unie à la plus grande justesse, mais à un certain mélange de raison et de folie, de génie et de débauche d’esprit, tel qu’on le voit dans Rabelais, il faudra bien en laisser le mérite à Descartes.
Il est vrai que Montaigne a donné l’exemple d’une autre sorte d’originalité qui n’est ni ce dérèglement d’imagination où la raison brille par éclairs, ni la plus grande liberté de la pensée unie à la plus grande justesse. C’est un certain laisser-aller d’esprit qui consiste à s’abandonner naïvement à toutes ses idées, s’en fiant, pour ne pas tomber dans l’excès, à une certaine modération naturelle. Telle est l’originalité de Montaigne, et il serait injuste de ne la trouver pas de bon aloi. Mais l’originalité par laquelle un écrivain, différant des autres hommes par le caractère, l’humeur, la condition, et généralement par les circonstances extérieures, ne fait attention qu’aux points qui le rendent semblable à tout le monde, me paraît d’un ordre plus relevé. C’est là l’originalité de Descartes, et quelle plus belle sorte d’originalité y a-t-il que d’être si libre de toutes les circonstances extérieures, que les vérités qu’on exprime ne portent la marque ni d’un temps, ni d’un lieu particulier, ni même de l’homme qui les exprime ? Point d’originalité sans une intime et complète conformité avec les autres hommes ; point d’originalité sans vérité. Et l’originalité sera d’autant plus grande que cette conformité sera plus générale, que cette vérité sera plus d’obligation.
D’après ce principe, l’autorité qui se fait sentir dans Descartes est une qualité plus originale que la complaisance de Montaigne, en proportion de ce que la discipline est plus conforme à l’esprit humain que la liberté. Qu’est-ce, en effet, que la société elle-même, sinon une vaste discipline ? Les gouvernemens, les lois, les religions, l’art, qui comprennent tous les besoins de l’homme, que sont-ce qu’autant de disciplines particulières, répondant à chacun de ces besoins ? L’intérêt d’être conduit n’est-il pas plus pressant que celui d’être libre ? Et qu’est-ce que la liberté elle-même, sinon le règlement de droits qui pourraient s’entre-nuire ? C’est ce besoin de règle, dont l’excès engendre les sectes, les corporations, sortes de sociétés qui ne se trouvent pas suffisamment réglées par la société générale, et qui s’emprisonnent dans une discipline plus étroite ; et il se fait presque plus de fautes par l’ardeur d’obéir que par le besoin d’être libre. Si cela est vrai de l’esprit humain en général, combien ne l’est-ce pas plus encore de l’esprit humain en France, dans la seule des nations modernes qui ne prétende conquérir que pour régler ? Aussi ne suis-je point surpris d’y voir une grande époque devenir tout entière cartésienne, tandis que les invitations de Montaigne à la liberté et au doute étaient négligées. Et Descartes lui-même n’est-il pas une preuve éclatante que la liberté n’est que le droit d’échanger une mauvaise discipline contre une meilleure ? Car, s’il représente la liberté par rapport à la fausse discipline du moyen-âge, ne représente-t-il pas l’autorité et la bonne discipline par rapport aux temps modernes ?
Il est un autre point par où Descartes est plus véritablement original que les écrivains ses prédécesseurs ; c’est son indépendance de l’antiquité. Depuis la Renaissance, on avait vu les plus grands esprits n’être que des érudits, et l’esprit français se former, se discipliner, s’enrichir, à l’école des idées et des souvenirs des deux antiquités. Il faut applaudir à cette dépendance, parce qu’elle était féconde ; c’était la dépendance du disciple à l’égard du maître, d’une nation jeune à l’égard du monde ancien, d’un esprit qui se développe à l’égard d’un esprit consommé. Après avoir suivi avec curiosité, dans les siècles antérieurs, ces rares traditions de l’antiquité qui sont comme les lisières à l’aide desquelles l’esprit français marche d’un pas de plus en plus assuré, nous avons été heureux de voir de grands hommes, Rabelais, Calvin, Amyot, Montaigne, en égaler sur quelques points les conceptions à celles de l’esprit ancien, et la langue aux deux langues universelles. Mais personne n’a marché seul ; personne n’a quitté la main de l’antiquité. L’érudition est la cause ou le but de toutes les productions de l’esprit. Sa diversité excite la pensée et l’empêche de se fixer. Elle fait faire des livres agréables, mais sans proportion, sans plan, sans conclusion. La littérature, au XVIe siècle, n’est souvent qu’un commentaire original des littératures grecque et latine.
Descartes, par le Discours de la Méthode, a mis du premier coup l’esprit français de pair avec l’esprit ancien. L’érudition a fait son temps. Descartes est un disciple devenu maître. Le premier de tous les préjugés dont il s’est délivré, c’est la superstition de l’antiquité. Il marche seul, et son pas est si ferme qu’on s’imagine qu’il crée ce que le plus souvent il ne fait que restaurer. Avant lui, la raison n’ose guère se séparer de l’autorité, ni le nouveau de l’ancien ; tout se prouve par des témoignages discutés et interprétés, par des livres, par des auteurs, et toute l’argumentation est historique. Descartes ne veut pour preuves que des raisons pures, des vérités de sens intime. Jamais les témoignages humains n’interviennent dans son raisonnement ; point de citation, point de commentaire.
Lui-même est enivré tout le premier de cette indépendance. Dans son orgueil naïf de novateur et d’émancipé, il raille l’étude de l’antiquité, et va jusqu’à regretter d’avoir appris le latin, qui empêche, dit-il quelque part, d’écrire en français. Ne lui en voulons pas. C’était une si grande nouveauté, et si hardie, que de marcher seul et de ne pas tomber ! La gloire en était si extraordinaire qu’elle a pu, sur ce point, troubler son grand sens. Il traita l’antiquité comme il allait être traité lui-même par un de ses plus chers disciples, Leroy, si long-temps attaché à lui, lequel, pour avoir poussé une de ses vues de détail et développé quelques points seulement indiqués, se crut un jour grand philosophe. Descartes n’avait plus besoin de l’antiquité ; mais elle était dans ses veines. En vain, pour rehausser le prix de ses inventions, affectait-il de dire qu’il avait fort peu de lecture. Sans croire avec ses contradicteurs qu’il avait tout lu, on peut affirmer qu’il était aussi instruit en toutes choses qu’homme de son siècle, et de beaucoup le plus instruit dans les matières de science et de philosophie. L’antiquité qu’il avait arrachée de sa mémoire, comme corps de doctrines scientifiques et philosophiques, y était restée comme méthode générale : et c’est par l’effet d’une illusion qu’il crut inventer beaucoup de choses qu’il retrouvait. Il avait pu se dépouiller de tout, quant aux opinions : mais il avait gardé les bonnes habitudes, et c’est du commerce même de l’antiquité qu’il avait tiré la force de s’en rendre indépendant.
Il y a d’ailleurs une preuve que, même au plus fort de ses spéculations, loin de négliger l’antiquité, il en tirait des sujets de méditation et en portait des jugemens pleins de goût. Ce sont ses admirables lettres à la princesse Élisabeth sur le Traité de Sénèque : De la vie heureuse. Il y avoue que, s’il a choisi le livre de Sénèque pour le proposer comme un entretien qui pourrait être agréable à cette princesse, « il a eu seulement égard à la réputation de l’auteur et à la dignité de la matière, sans penser à la façon dont il la traite ; laquelle ayant depuis considérée, ajoute-t-il, je ne la trouve pas assez exacte pour être suivie. » Ailleurs il dit : « Pendant que Sénèque s’étudie ici à orner son élocution, il n’est pas toujours assez exact dans l’expression de sa pensée. » Et plus loin : « Il use de beaucoup de mots superflus. » Et encore, parlant de diverses définitions que donne Sénèque du souverain bien : « Leur diversité, dit-il, fait paraître que Sénèque n’a pas clairement entendu ce qu’il voulait dire : car d’autant mieux on conçoit une chose, d’autant plus est-on déterminé à ne l’exprimer qu’en une seule façon. »
Ce jugement admirable est une critique indirecte de Montaigne, et accuse en général la façon de penser du XVIe siècle, lequel goûtait si fort cette inexactitude de Sénèque. Là encore Descartes est plus original que ses devanciers, parce qu’il est plus dans la vérité. En discréditant les mauvais modèles, il ramenait aux bons, à ceux qu’on peut étudier sans courir le risque de les imiter, parce qu’ils sont inimitables. Balzac avait eu l’honneur de les indiquer le premier. Cet idéal de l’éloquence, considérée comme l’art de persuader la vérité, le conduisait à Cicéron. Mais il ne prit de son modèle qu’un certain appareil de harangue tout-à-fait disproportionné à des spéculations de cabinet ; du reste il demeura attaché aux écrivains ingénieux et très-nuancés, et aux détails qui ne tirent pas leur force de l’ensemble, du plan, de l’emploi qu’on en fait pour prouver des vérités générales. C’est de ceux-là que Descartes se sépare, et sans en faire l’objet de réflexions particulières, il quitte les pensées et la langue des modèles du XVIe siècle, et entre le premier dans la grande manière inimitable. Grandeur et importance pratique des idées, exactitude du langage, le discours réduit à ce qui est essentiel, les nuances négligées, l’auteur au service de sa matière, et non pas la matière au service de l’auteur ; le soin de prouver, substitué au stérile travail d’orner ; l’éloquence elle-même remplaçant l’image fardée qu’en avait donnée Balzac, c’est là Descartes, et c’est là le XVIIe siècle !
En caractérisant l’originalité de Descartes, on explique plus qu’à demi comment Descartes, plus original que les écrivains du XVIe siècle, est aussi plus naturel.
Qu’est-ce que le naturel dans les écrits ? Ne raffinons pas sur les définitions : il y a à cet égard des vérités d’instinct auxquelles il faut s’en fier. Que signifie le mot naturel, si ce n’est conforme à la nature ? Et qu’entend-t-on par la nature dans l’ordre intellectuel, sinon ce qu’il y a de semblable dans tous les hommes, c’est-à-dire la raison ? Les idées sont donc le plus naturelles, lorsqu’elles sont le plus conformes à la raison ; et comme il n’y a rien de plus conforme à la raison que la vérité, plus les idées sont vraies, et plus elles sont naturelles.
Ne quittons pas les vérités d’instinct. Qu’est-ce qu’on entend par une personne naturelle, sinon une personne dont tous les mouvemens sont réglés, qui est vraie et judicieuse, et qui parle et agit selon la vérité et la raison ? Ajoutez-y une grace particulière, une certaine facilité à faire toutes ces choses qui sont si difficiles, laquelle donne du charme à ses actions et à ses paroles, et n’est peut-être que l’impression même qui résulte de ce que tout en elle est conforme à la raison.
Vivre conformément à la nature, ce n’est pas s’abandonner à tous ses mouvemens, à tous ses instincts, c’est suivre la raison. Pour être naturel, il faut se rendre libre de toutes les impressions, de tous les jugemens qui nous viennent du dehors, et qui nous font une fausse nature à côté de la véritable ; il faut arracher cette foule d’idées parasites qui ont fait ombre sur notre propre jugement, et se créer à force de réflexion une sorte d’isolement et de solitude. Descartes, par la manière rigoureuse et opiniâtre dont il défendit toute sa vie sa liberté, par la jalousie de sa solitude, nous a donné à cet égard un plan de conduite, que nos conditions pour la plupart dépendantes rendent difficile à exécuter, mais qui n’est impossible absolument pour personne. Il regardait l’inconvénient d’être trop connu comme une distraction dangereuse au dessein qu’il avait formé, disait-il, de ne jamais sortir de lui-même que pour converser secrètement avec la nature, et de ne quitter la nature que pour rentrer en lui-même. Il craignait beaucoup plus la réputation qu’il ne la souhaitait, estimant qu’elle diminue toujours quelque chose de la liberté et du loisir de ceux qui l’acquièrent ; deux choses qu’il considérait comme les deux plus précieux avantages de sa retraite.
On dit d’un homme qu’il est à la mode, quand sa vanité ou sa légèreté l’a rendu l’esclave de toutes les impressions ou opinions passagères qui ont aujourd’hui la faveur de la foule pour la perdre demain. C’est cet homme qui se fait une taille pour toutes les formes d’habit ; qui imite tout ce qui plaît ; qui enfin se règle en toutes choses par la réputation plutôt que par la raison. On dit d’un autre qu’il est original, quand il résiste sans modération à tout ce à quoi l’homme à la mode s’abandonne sans volonté, et, s’il a raison, quand il le fait trop voir, et qu’il y met ou un orgueil choquant, ou une affectation qui lui fait perdre l’avantage qu’il avait d’être dans la raison. Toutefois on l’estime plus que l’homme à la mode. La foule la plus entraînée éprouve un certain respect pour celui qui se tient à l’écart, à cause qu’elle sent involontairement qu’elle agit plus par passion que par raison, et qu’en ne la suivant pas on fait preuve de raison. Enfin, de quel homme dit-on qu’il est naturel, sinon de celui qui ne suit l’opinion commune que jusqu’où elle cesse d’être raisonnable ; et qui au delà résiste, sans tourner à rôle son avantage sur les autres, et sans s’enticher même de sa raison, ne prenant pas moins garde de se trop distinguer de la foule que de l’imiter ?
Telle est l’idée que nous nous faisons du naturel, et il est remarquable que nous ne la séparons pas de l’idée de raison ; car qui en a jamais vu donner la louange à une personne commune ou à une personne extravagante ? Eh bien ! le naturel dans les écrits ne peut pas être et n’est pas d’une autre sorte que le naturel dans la vie humaine. Écrire naturellement, c’est écrire conformément à la raison.
Pascal dit de la lecture des bons auteurs : « Quand on lit des écrits naturels, on est ravi : car on s’attendait à voir un auteur et on voit un homme. » Quel est cet homme ? Est-ce l’individu, avec tout ce qui le distingue de tout le monde, avec les particularités de son caractère, avec ses humeurs, ses dispositions qui changent selon les variations de sa santé, avec tous les caprices de la nature variable et individuelle ? Non sans doute ; car je n’imagine pas que Pascal eût été ravi d’apprendre d’un auteur par quoi cet auteur différait de lui, ni de le voir faire tant d’estime de ces différences, qu’il en entretînt la postérité. C’est donc l’homme dans ce qui lui est commun avec tous les autres hommes, dans tout ce que Pascal rencontre de conforme à la nature immuable et universelle, la raison. Ce qui ne veut pas dire exclusivement, on le comprend du reste, l’homme qui raisonne ou enseigne, mais l’homme qui sent, imagine, s’émeut, se passionne dans une telle mesure, que quiconque le lit s’y reconnaît, et que, par la raison qui nous est commune avec lui, nous comprenons et estimons comme nôtres les passions mêmes qui sont le plus contraires à la raison.
À qui s’applique mieux qu’à Descartes l’idée que nous nous faisons du naturel ? Qui s’est tenu plus libre des opinions et impressions du dehors, et a mieux réussi à dégager sa pensée de tout ce qui ne lui était pas propre et ne venait pas directement de sa raison ? Qui a écrit plus conformément à la raison ? Ce serait n’être pas juste que de n’en pas étendre l’éloge à tout ce qu’il a écrit d’accessoire à ses spéculations, dans lesquelles il n’est pas étonnant qu’on trouve le grand naturel de la raison, puisque c’est la raison elle-même qui s’y manifeste par l’évidence. Tout ce qui est sorti de la plume de Descartes est marqué de cette exactitude qu’il ne reconnaissait pas dans Sénèque, et qui n’est que le rapport parfait des paroles aux pensées, et le choix, parmi les pensées, de celles qui peuvent servir de prémisses à un syllogisme ou de preuves à un jugement.
Je trouve là encore à admirer la justesse de ce qu’on a dit de Descartes, qu’il était une idée faite homme. Descartes est une idée, dans ce sens qu’il recherche la vérité universelle, l’idée pure, avec la seule faculté universelle qui soit en nous, et la seule qui ne dépende pas de l’individu, avec la raison. Il ne s’occupe pas des circonstances extérieures qui pourraient faire flotter sa vue, ni de lui-même en tant qu’individu offrant matière à un examen peu sûr et peu désintéressé. Dès lors toutes les paroles sont exclusivement pour l’idée ; elles sont nécessaires et par conséquent parfaites. Elles ne peuvent ni être plus fortes ni être plus ornées. Elles sont ainsi, parce qu’il est impossible qu’elles soient autrement. Mais qu’est-ce donc que le naturel par excellence, si ce n’est tout cela ? Plus l’individu qui voit la vérité se met dans l’ombre, plus nous voyons la vérité qu’il nous montre. S’il disparaît complètement, comme fait Descartes, nous ne voyons plus que la vérité seule ; c’est elle qui nous parle, qui nous persuade directement.
Le XVIe siècle n’a jamais eu ce naturel. Est-ce dans Montaigne qu’on en chercherait un exemple ? Mais à qui s’applique moins l’idée de ce naturel par excellence qu’à Montaigne, à cet homme occupé à se peindre, et par conséquent à se farder ; à s’analyser, et par conséquent à se prêter ou à se retrancher certains traits, par la subtilité même de son esprit, et, par cette curiosité qui se crée du spectacle ; n’ayant pas même ce dessein tellement arrêté, que ce qui l’en éloigne ne l’intéresse guère moins que ce qui l’y ramène ; penseur à la suite d’autrui, et à propos d’une lecture qui le pique ; qu’un passage de Plutarque détermine à écrire aujourd’hui dans un sens, et qu’un passage contradictoire déterminera demain à écrire dans un autre sens ; qu’une idée ingénieuse attache tout un jour, et qu’une citation fait changer de chemin ; qui suspecte la nature universelle et ne se plaît qu’en la nature variable ; qui pense presque plus souvent pour le plaisir d’écrire, qu’il n’écrit pour amener ses pensées à la plus grande clarté ; auquel ses amis reprochent d’épaissir sa langue, comme on reprocherait à un peintre d’empâter ses couleurs, défaut qui ne vient que de la trop grande attention donnée au détail ?
Il y a cependant une sorte de naturel dans cette impossibilité même d’en avoir la meilleure sorte et la plus relevée, qui est celui de Descartes. C’est le naturel d’une personne dont la raison ne règle point toujours l’imagination et la sensibilité, mais qui met une certaine grace à ne s’en point cacher, et qui, n’ayant d’ailleurs que des caprices qui ne choquent point, ou des défauts qui ne font que nous rendre moins mécontens des nôtres, s’y abandonne avec naïveté, et dans une mesure qui n’incommode pas les autres. Montaigne est tout plein de ce naturel ; mais il a bien rarement celui que donne la raison appliquée à la recherche de la vérité. Il se jette à chaque instant hors de la raison générale, qu’il n’a pas d’ailleurs reconnue, et un grand nombre de ces délicatesses de pensée et d’expression, de ces nuances dont il est si chargé, ne peuvent point passer de son esprit dans l’esprit de ses lecteurs. Je n’admire pourtant pas médiocrement le naturel de Montaigne ; il a une perfection qui lui est propre ; et il n’est que trop conforme à toutes les faiblesses de la nature variable et individuelle, dont il est comme l’image la plus naïve. Mais je lui préfère le grand naturel de la raison, parce que l’exemple en est ou dangereux, par la tendresse qu’il nous donne pour nos faiblesses et nos bizarreries, ou stérile, comme tout ce qui provoque à l’imitation ; car quel exemple est plus tentant que celui d’un auteur qui fait la même estime de toutes ses pensées indistinctement et qui professe la doctrine que la langue de son pays en doit être la servante, et qu’où elle fait défaut, tout est bon pour y suppléer ?
Le naturel que j’admire dans Descartes a des effets tout contraires. Outre qu’il soutient l’ame, et qu’il la met en garde contre toute pensée qui ne lui arrive pas par la bonne voie, il rend l’imitation impossible. On n’a pas ce grand naturel à demi, ni par imitation ; on l’a tout entier et on l’a de génie, comme Descartes. Je l’ai dit de reste, on n’imite d’un auteur que le tour d’esprit ou les défauts de l’individu ; on n’imite pas ce qui est de l’homme ; et c’est une mauvaise mesure de la grandeur d’un écrivain, que le nombre de ses imitateurs. J’y vois seulement la preuve que, dans cet écrivain, le tour d’esprit domine le fond, et qu’il a plus de physionomie que de beauté. Je suis sûr d’y trouver un certain défaut familier, un côté où penche son esprit, faute de force pour se tenir en équilibre, une faiblesse qu’il a su rendre séduisante par l’adresse dont il la déguise. Un écrivain n’est grand qu’en proportion qu’il est inimitable, et il l’est d’autant plus que sa raison est plus maîtresse de ses autres facultés, et qu’en lui l’homme l’emporte sur l’individu.
L’exemple d’un tel écrivain est salutaire par la défiance qu’il nous donne de tout ce qui ne vient pas en nous par la raison ; il est fécond, parce qu’en nous défendant contre toutes les servitudes extérieures et en nous ramenant sans cesse comme au centre de nous-mêmes, à ce sens intime qui nous est manifesté par la raison, il nous apprend le secret de valoir et de produire, et d’un individu de l’espèce, il fait un type, un roi de la création, comme Buffon définit l’homme.
Tel a été Descartes. Aussi n’eut-il pas d’imitateurs. Ceux qui purent pratiquer sa méthode y trouvèrent le secret d’être à leur tour inimitables. On n’imita pas Descartes, on l’égala. Ceux même qui devaient immoler la raison à la foi n’usèrent pas d’un autre moyen que Descartes qui venait d’en faire le juge suprême du vrai et du faux. Ils raisonnèrent l’abdication de la raison aussi rigoureusement que Descartes son avénement à l’empire. Il n’y eut entre eux que cette différence, que ce qui avait pu contenter Descartes au sortir du XVIe siècle, ne pouvait, après Descartes, contenter des hommes que sa méthode avait rendus avides de vérités plus certaines que l’évidence même. Quant à ceux qui, à son exemple, continuant de tenir la science séparée de la foi, gardèrent, dans la plus entière soumission d’esprit sur les choses de la religion, la plus grande indépendance sur toutes les choses de la raison, à quoi en furent-ils redevables, sinon à sa méthode, qu’ils eurent la force d’appliquer à la conduite de leurs pensées et de leur vie ?
Descartes n’exerça donc pas sur son époque cette sorte d’influence qui se manifeste par l’imitation, et qui est comme la livrée qu’un écrivain brillant fait porter à ses contemporains. Ce grand nombre d’imitateurs ne rehausse pas la gloire du modèle ; cela prouve tout au plus que ses défauts viennent moins du manque d’esprit que du mauvais emploi qu’il en a fait, et que ses contemporains sont médiocres. L’influence de Descartes fut celle d’un homme de génie qui avait appris à chacun sa véritable nature, et, avec l’art de reconnaître et de posséder son esprit, l’art d’en faire le meilleur emploi. Voilà pourquoi les écrivains qui vinrent immédiatement après lui, quoique les plus originaux et les plus naturels de notre littérature, sont néanmoins presque tous cartésiens. Ils le sont par ses doctrines qu’ils adoptent entièrement ou en partie ; ils le sont par sa méthode qu’ils appliquent à tous les ordres d’idées comme à tous les genres.
Tout près de lui, les premiers qui portent cette glorieuse marque de liberté, Pascal, le grand Arnault l’avaient personnellement connu. Dans Pascal, le mépris de l’antiquité comme autorité scientifique, la souveraineté de la raison dans tout ce qui n’est pas du domaine de la foi, sont du plus pur cartésianisme ; mais celui qui l’applique une seconde fois était capable de l’inventer. La ferme et droite raison d’Arnault, cette méthode exacte, cette vigueur de déduction, sont des traditions cartésiennes. C’est l’esprit de Descartes qui souffle dans le chef-d’œuvre d’Arnault et de Nicole, la Logique de Port-Royal. Ce manifeste de l’esprit moderne contre l’esprit du moyen-âge dans les deux discours préliminaires ; ce titre d’Art de penser, substitué au titre d’Art de raisonner, qui servait à définir la logique ; cette recherche des causes qui font les jugemens faux ; l’autorité de la raison proclamée dans les choses de la science, tout cela est cartésien. Les règles qui sont données dans le corps de l’ouvrage, pour ce qui regarde la conduite de la vie, ne sont que des développemens de la méthode. Du reste, les auteurs ne manquent pas de s’en reconnaître redevables à Descartes, « un célèbre philosophe de ce siècle, disent-ils, qui a autant de netteté d’esprit qu’on trouve de confusion dans les autres. » Ce n’est pas seulement un acte d’honnêtes gens ; c’est la preuve que ces excellens esprits aimaient plus la vérité que l’honneur de l’avoir trouvée, et tenaient à ce que l’on sût, dans l’intérêt même de la vérité, que ce qu’ils pensaient à leur tour, un homme célèbre l’avait pensé avant eux. Les imitateurs ne font pas ainsi : ils n’avouent pas celui qu’ils imitent, l’imitation n’étant qu’une médiocrité d’esprit, mêlée de beaucoup de vanité, qui cache ses emprunts, ou quelquefois ne s’aperçoit même pas qu’elle emprunte.
C’est par sa logique que Descartes mit sa marque sur Port-Royal ; sa métaphysique a inspiré deux hommes de génie, dont l’un s’en appropria les principes avec la liberté d’esprit et la mesure admirable qui lui sont propres, et dont l’autre les reçut en disciple fidèle, et les développa en disciple ingénieux, Bossuet et Fénelon.
Bossuet suit Descartes dans son beau traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, ouvrage tout cartésien par les principes et par son titre même. Il y donne la même définition de la philosophie, et y comprend de même les sciences ; il distingue dans nos sensations les phénomènes de l’esprit et ceux du corps ; il assigne la même origine à nos idées, et trouve dans l’entendement des idées supérieures aux idées sensibles ; il donne la même preuve de l’existence de Dieu ; il reconnaît comme Descartes la souveraineté de la raison dans toutes les opérations de l’esprit, dans l’appréciation du vrai et du faux, dans la conduite de la vie.
Fénelon, avec moins d’indépendance que Bossuet, abrége ou développe Descartes. Son traité de l’Existence de Dieu reproduit les principales vérités de la métaphysique cartésienne, à laquelle il mêle des ornemens agréables, dans le but d’intéresser l’imagination à des vérités de raison.
La psychologie de Descartes attira au cartésianisme les compagnies de beaux esprits ; c’est par là qu’il fut un moment à la mode. Il en faut voir de piquantes anecdotes dans madame de Sévigné dont la société était toute cartésienne. On y disputait de la nouvelle philosophie, à la suite d’une partie d’hombre et de reversi. Le chevalier de Sévigné y soutenait contre tout venant celui que sa sœur, madame de Grignan, appelait son père. Il semblait à madame de Sévigné, dans son admiration pour Descartes, que les nièces de ce grand homme dansaient mieux le passe-pied que les autres. Puis ce sont nombre de mots fins et charmans qui sentent fort leur cartésianisme. « Je vous aime trop pour que les petits esprits ne se communiquent pas de moi à vous, et de vous moi. » Et ailleurs : « J’aimerais fort à vous parler sur certains chapitres ; mais ce plaisir n’est pas à portée d’être espéré. En attendant, je pense, donc je suis ; je pense à vous avec tendresse, donc je vous aime ; je pense à vous uniquement de cette manière, donc je vous aime uniquement. »
Boileau, dans l’Arrêt burlesque, vengeait la philosophie de Descartes des dénonciations de l’Université de Paris, et en gravait le précepte essentiel : « Aimez donc la raison » à toutes les pages de l’Art poétique, ce Discours de la Méthode de la poésie française. Qui ne sait par cœur l’enthousiaste déclaration de foi de La Fontaine sur Descartes :
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit…
D’autres fables, parmi ses plus belles, portent la marque des idées philosophiques de Descartes. Racine en avait recueilli et comme respiré la tradition vivante dans le commerce avec Port-Royal ; et si ses personnages raisonnent moins et pensent ou sentent plus que ceux de Corneille, n’est-ce pas le fruit de cette doctrine qui avait changé la définition de la logique, et remplacé l’art de raisonner par l’art de penser ?
L’ordre des temps excepte Corneille de cette influence. Corneille, comme Descartes, n’eut pas d’ancêtres, ni de tradition. Mais serait-il juste d’en dire autant de Molière, parce qu’il fut l’élève du plus célèbre des contradicteurs de Descartes, Gassendi ? J’y verrais au contraire une preuve que cette influence l’a touché plus directement et plus tôt que les autres : car comment douter que Gassendi ne prit ses disciples à témoin de ce grand débat, et, d’après ce qu’on sait de son caractère, qu’il ne leur donnât à lire les écrits de son rival ? Pourquoi donc cet ordre admirable de Descartes, cette simplicité toujours noble, cette exactitude sans recherche, cette profonde connaissance de l’homme qui perce à chaque instant sous la discussion métaphysique, n’auraient-ils pas aidé Molière à connaître son grand naturel ? C’est Descartes que je sens dans l’une des plus étonnantes beautés du théâtre de Molière, dans cette logique du dialogue si abondante, si libre dans ses tours, et toutefois si serrée. Il serait puéril d’ôter à Gassendi, pour la donner à Descartes, la gloire des premières impressions que reçut le génie de Molière ; mais il est vrai de dire que tous deux y ont eu part, Gassendi par son attachement même pour les vérités d’expérience qui sont le fond de la comédie ; Descartes par sa méthode, qui donnait pour tous les genres d’ouvrages les règles de l’art, c’est-à-dire de l’expression durable.
Telle fut l’influence de Descartes sur le XVIIe siècle. L’histoire des lettres offre beaucoup d’exemples d’écoles littéraires dont le maître a été un homme de talent, faisant illusion par quelque défaut séduisant, et dont les disciples n’ont été que les plagiaires de ce défaut. Mais où trouve-t-on ailleurs que dans l’histoire des lettres françaises l’exemple d’une école dont les disciples ont été des hommes de génie, parce que le génie même du maître a été d’apprendre à chacun sa véritable nature, et de mettre les esprits en possession de toutes leurs forces, en leur en indiquant le meilleur emploi ? Ce que les grands hommes du XVIIe siècle ont appris de Descartes, c’est la connaissance du naturel de leur pays, de ce qui fait de l’esprit français l’image la plus parfaite, à mon sens, de l’esprit humain dans les temps modernes. Et de même que chacun de nous n’acquiert toute sa force que le jour où il se connaît, et que, pour valoir son prix, peu importe que sa mesure soit grande, pourvu qu’il la connaisse exactement ; de même une nation n’acquiert toute sa grandeur, dans les choses de l’esprit, que le jour où elle a une connaissance exacte de son génie ; et elle ne s’y soutient qu’en proportion que cette connaissance s’y conserve. Le jour où elle se fatigue de son génie, et où, croyant l’étendre, elle le dénature, il lui arrive la même chose qu’aux individus qui se cherchent hors d’eux-mêmes et qui pensent à s’enrichir par l’imitation. Descartes a eu la gloire d’apprendre aux Français leur véritable génie, et cette gloire durera tant que ce génie se souviendra de ce qu’il a été. La méthode cartésienne ne cessera pas d’être l’une de nos facultés : instrument admirable, qui, faute de mains assez robustes pour le manier, pourrait bien être délaissé, mais qui ne s’usera jamais par l’emploi.
En même temps que Descartes donnait le premier une image parfaite de l’esprit français, il portait la langue française à son point de perfection. La première chose d’ailleurs emportait la seconde ; car comment concevoir la perfection d’une langue, sans la parfaite conformité des idées qu’elle exprime avec le génie du pays qui la parle ?
Ce n’est pourtant pas toute la langue ; mais c’est tout ce qui n’en changera pas, et qui la rendra toujours claire pour les esprits cultivés ; c’est, si je puis parler ainsi, la langue générale. Toutes les qualités d’appropriation y sont réunies. L’effet d’une langue étant de rendre universelle la communication des idées, et les hommes ne communiquant point entre eux par leurs différences, mais par leurs ressemblances, et par la principale qu’ils ont entre eux, qui est la raison, une langue est arrivée à sa perfection, quand elle est conforme à ce que nous avons de commun entre nous, à la raison. Telle est la langue de Descartes. Les choses n’y peuvent pas toujours être comprises du premier effort, ni communiquées par une première lecture, et peut-être même sont-elles inaccessibles à bon nombre d’esprits ou trop peu cultivés, ou trop indifférents à ces grandes matières ; mais la faute n’en est jamais à la langue. Jamais le rapport des mots aux choses n’y est forcé ou trop éloigné ; jamais la langue n’y est en-deçà et n’y va au-delà des idées ; et si quelqu’un n’arrive pas jusqu’à la force du mot ou s’il la dépasse, c’est par trop ou trop peu d’attention, ou parce que son imagination s’est ingérée dans le travail de sa raison. Il ne manque à la langue de Descartes que ce qui n’y était pas nécessaire : et ce n’en est peut-être pas la moindre beauté que l’exclusion de beautés qui n’appartenaient pas à la matière, et dont néanmoins Descartes avait le don. Je reconnais là pour la première fois le goût, ce sentiment de ce qui convient à chaque sujet, à chaque ordre d’idées, et qui fait qu’à des yeux exercés les écrivains du XVIIe siècle, Descartes en tête, ne sont guère moins grands par ce qu’ils excluent de leur langue que par ce qu’ils y reçoivent.
Je sais bien que cet idéal de la langue de Descartes ne remplit pas l’imagination de ceux qui rêvent une langue formée de toutes les qualités des langues modernes, et qui veulent voir dans chaque ordre d’idées tous les genres de beautés réunis. Ceux-là me paraissent avoir perdu quelque chose de plus encore que l’intelligence de la langue de leur pays ; ils ont perdu le sentiment même de la valeur des idées. Ils ne cherchent pas dans les livres le plaisir de la vérité ; ils y cherchent une pâture pour une certaine curiosité inquiète qui vient d’un esprit mal réglé. Ils ne sont pas de notre pays.
Descartes a donné le premier modèle de la langue, mais il ne lui a pas posé de limites. La raison devant être souveraine dans tous les ordres d’idées et dans tous les genres d’écrire, puisque le cœur ne peut être touché ni l’imagination frappée que de ce que la raison approuve secrètement, la langue de la raison doit régler l’expression de toutes les idées, et c’est dans ce sens-là que le premier qui parla cette langue en perfection donna le modèle même de la langue française ; mais, sous cette règle suprême, qui ne gêne que nos défauts, la langue allait recevoir de grands accroissemens de la variété des sujets, et de la physionomie propre à chaque auteur ; car les langues sont comme l’humanité qui est tout entière en chacun de nous, et qui néanmoins se produit avec une diversité qui n’a de limites que le nombre des individus. Ainsi, la même langue parlée par deux hommes avec la même exactitude reçoit du caractère de chacun quelque variété qui en fait la grace.