Descente à l’île Julia

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DESCENTE À L’ÎLE JULIA,


NOUVELLEMENT SORTIE DE LA MER SUR LES CÔTES DE SICILE.


AU PRÉSIDENT DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES.


Malte, le 3 octobre 1831.


Monsieur le Président,

Après une navigation que le mauvais temps et des vents presque toujours contraires ont rendue pénible, nous arrivons aujourd’hui à Malte ; le paquebot pour Marseille devant partir demain matin, je profite de cette occasion pour donner à l’Académie une relation abrégée de notre voyage, et des observations que nous avons pu faire sur le nouveau volcan des côtes de Sicile.

Partis de Toulon le 16 septembre à une heure, nous ne parvînmes que le 25 au matin à la hauteur de l’extrémité occidentale de la Sicile, après avoir côtoyé d’abord les îles d’Hières, et traversé le canal qui sépare la Corse de la Sardaigne, dont j’ai vu les rives correspondantes avec un intérêt qui me donne le plus vif désir de les examiner de plus près.

Dans la matinée du même jour, nous dépassâmes l’île Maritimo, et le soir sur les cinq heures, la vigie placée dans les mâts signala une terre de laquelle il voyait s’élever de la fumée ; étant montés sur les hunes, nous aperçûmes en effet très-distinctement l’île, qui avait assez bien la forme de deux pitons réunis par une terre plus basse.

Nous étions à dix-huit milles, et nous voyions par moment des bouffées d’une vapeur blanche qui s’élevaient, du côté du sud principalement, à une hauteur double de celle de l’île. À plusieurs reprises, et lorsque nous étions sous le vent, nous sentîmes une odeur sulfureuse plus analogue à celle du lignite pyriteux en combustion qu’à celle de l’hydrogène sulfuré.

Le 26 septembre, le vent étant contraire et la mer très-grosse, nous fûmes obligés de nous éloigner ; dans la nuit du 26 au 27, nous fûmes même assaillis par une tempête affreuse ; les vagues passaient par-dessus le pont, et il n’était aucun point de l’horizon qui ne fût éclairé par des lueurs électriques et sillonné par des éclairs ; le tonnerre roulait continuellement, mais sans éclats vifs. Je passai cependant toute la nuit dans les bastingages, les yeux fixés sur le point où devait se trouver le volcan, pour voir si quelque lueur s’en échappait ; mais je n’aperçus aucun indice d’éruption lumineuse : seulement l’odeur sulfureuse, qui arrivait par intervalles jusqu’au bâtiment, était suffocante.

Le 27 au matin, nous parvînmes à nous rapprocher, malgré une mer très-houleuse ; vers midi, nous étions à huit milles environ : alors nous tournâmes l’île, et pûmes prendre un grand nombre de vues sous différens aspects. Elle paraissait comme une masse noire, solide, ayant tantôt la forme d’un dôme surbaissé dont la base était triple de sa hauteur, tantôt celle de deux collines inégales séparées par un large vallon ; ses bords s’élevaient à pic, excepté du côté d’où la vapeur sortait avec plus d’abondance : celle-ci s’échappait visiblement de la surface de la mer elle-même, à une assez grande distance (trente à quarante pieds).

Les arêtes vives des escarpemens, la couleur d’un brun brillant, et parfois gras de ces faces abruptes, la forme générale de l’île, rappelaient un massif de rochers solides, et si, me laissant guider par l’analogie, je m’en étais tenu à des conjectures, j’aurais cru avoir sous les yeux un cirque formé par du basalte, de la serpentine ou du porphyre, figurant un véritable cratère de soulèvement, dans le centre duquel l’eau de la mer serait venue s’engouffrer, ainsi qu’on l’a avancé dans des relations précédentes ; toutes ces apparences m’auraient conduit à une erreur, ainsi que les observations des jours suivans me le montrèrent.

La nuit du 27 au 28 fut encore très-orageuse, et la mer était très-forte ; le 28 au matin, nous pûmes cependant approcher jusqu’à deux milles, et voir alors distinctement que la vapeur s’élevait, non-seulement de la mer, mais encore d’une cavité séparée de celle-ci par un bord très-mince du côté sud.

J’avais le plus grand désir de confirmer ou de détruire mes conjectures ; je ne voulais rien négliger pour remplir une mission dont je m’honore. Et bien que tout fit craindre que nous ne pussions aborder, parce qu’à la distance où nous étions nous voyions la mer briser avec une grande violence sur toute la circonférence de falaises à pic, je demandai au capitaine à faire une tentative ; un autre motif d’appréhension était la couleur d’un jaune verdâtre de l’eau qui entourait l’île, couleur qui contrastait avec celle d’un bleu indigo de la pleine mer, et qui semblait annoncer, soit des écueils, soit des courans rapides, dans une eau modifiée par l’action volcanique souterraine.

À midi, la mer était un peu tombée ; le capitaine voulut bien faire mettre un canot à notre disposition. Il en confia le commandement à M. Fourichon, son second et lieutenant de frégate, et à M. de Proulereoy, élève de première classe. Je m’embarquai avec M. Joinville ; et conduits à la rame par huit matelots expérimentés et courageux, en moins d’une heure, nous arrivâmes sur les brisans ; nous reconnûmes que ceux-ci étaient produits par la lame qui venait frapper avec force contre une plage courte et terminée brusquement par une pente rapide, et non par des roches solides. L’eau vert-jaunâtre dans laquelle nous étions, et qui était couverte d’une écume rousse, avait une saveur sensiblement acide, ou du moins moins amère que celle de la grande mer ; sa température était aussi plus élevée, mais de quelques degrés seulement (de 21 à 23°). Nous sondâmes à environ trente brasses du rivage, et nous trouvâmes le fond à quarante ou cinquante.

Nous nous étions dirigés vers le seul point où de la surface de l’île on peut descendre par une pente douce vers la mer.

Les vagues roulaient sur elles-mêmes, en s’élevant à douze et quinze pieds, lorsqu’elles frappaient le rivage. À trente pieds sur notre gauche, ces vagues semblaient s’élancer en vapeur dans l’atmosphère ; à une pareille distance à droite, la mer semblait briser sur un banc qui se serait étendu à plus d’un mille au large. Les marins pensèrent, d’un commun accord, qu’il y aurait imprudence à tenter le débarquement dans ce moment, et qu’inévitablement l’embarcation chavirerait.

Nous n’étions qu’à quarante brasses de l’île ; je pus bien, à cette distance, me convaincre qu’au moins, pour la partie que nous avions sous les yeux, l’île était formée de matières meubles et pulvérulentes (cendres, scories), qui étaient retombées, après avoir été projetées en l’air pendant les éruptions.

Je n’aperçus aucuns indices de roches solides soulevées ; mais je reconnus bien distinctement l’existence d’un cratère en entonnoir, presque central, duquel s’élevaient d’épaisses colonnes de vapeur, et dont les parois étaient enduites d’efflorescences salines blanches.

Nous allions nous éloigner avec le regret de ne pouvoir emporter au moins quelques échantillons de ce sol si nouveau et si effrayant, lorsqu’un matelot proposa d’aller à la côte à la nage ; on l’attacha avec la ligne de sonde, et en quelques minutes, après avoir disparu d’abord sous la lame, et dans la vapeur épaisse qui s’en échappait, il arriva sain et sauf sur la plage ; il nous fit signe que celle-ci était tellement brûlante, qu’il ne pouvait y tenir les pieds. M. Fourichon ne put résister au désir d’aller chercher lui-même des échantillons, il se jeta à la nage, et fut suivi de M. Proulereoy, et d’un second matelot, qui emporta avec lui un panier, un marteau et une bouteille. Je regrettai bien vivement de n’être pas assez bon nageur pour pouvoir suivre un pareil exemple ; je restai dans le bateau, et malgré ses mouvemens brusques, nous fîmes, M. Joinville et moi, plusieurs croquis.

Nos intrépides compagnons s’élevèrent jusqu’au bord du cratère, marchant sur des cendres et des scories brûlantes, et au milieu des vapeurs qui s’exhalaient du sol, ils nous annoncèrent que ce cratère était rempli d’une eau roussâtre et bouillante, formant un lac d’environ quatre-vingts pieds de diamètre ; enfin ils revinrent à nous, après nous avoir fait passer, au moyen de la corde, un panier rempli d’échantillons.

On n’avait vu que des cendres et des scories ; cependant parmi les morceaux rapportés, je trouvai un fragment de calcaire blanc, ayant tous les caractères de la dolomie ; je conçus dès-lors l’espoir de trouver quelques roches soulevées et modifiées par l’action volcanique, et je me décidai à tenter une nouvelle expédition, si le temps plus beau et la mer plus calme le permettaient le lendemain.

Dans la nuit du 28 au 29, nous fûmes portés par des courans vers les côtes de Sicile, et nous nous trouvâmes le matin à plus de six milles du volcan, sans pouvoir en approcher davantage ; le calme étant survenu, un canot fut de nouveau mis à la mer vers dix heures, j’avais fait mes préparatifs, fait disposer des bouteilles, des flacons, des boîtes de fer-blanc ; nous prîmes des thermomètres, et une machine faite à bord pour puiser l’eau à différentes profondeurs. Cette fois, le capitaine confia la conduite de l’expédition à deux de ses officiers, MM. Aragon et Barlet ; MM. de Franlieu, élève de première classe ; Baud, chirurgien-major ; Derussat, commissaire, nous accompagnèrent ; nous fûmes conduits par le maître canonnier et huit matelots d’élite, parmi lesquels se trouvaient les deux qui avaient été à terre le jour précédent.

Cette petite expédition était une véritable fête pour tout l’équipage. On embarqua une barrique d’eau, du vin, de l’eau-de-vie, du biscuit, et nous partîmes gaîment avec l’assurance que notre excellent capitaine, qui allait veiller sur nous, nous enverrait des secours, si nous en avions besoin.

Les observations faites les 26, 27 et 28 par le capitaine, observations dont je n’entretiendrai pas l’Académie, parce qu’elles sont l’objet d’un rapport détaillé que M. La Pierre envoie en même temps que le mien au ministère de la marine, l’ayant convaincu que le nouveau volcan n’est pas placé sur le point où Smith indique dans sa carte marine le banc de Nérita ; qu’au contraire, cet îlot volcanique est situé sur un fond qui avait cinq à sept cents pieds d’eau, nous pensâmes ensemble qu’il y aurait de graves inconvéniens pour les marins à donner à la nouvelle île le nom de Nérita, qui a déjà été proposé ; et comme le phénomène a paru dans le mois de juillet, nous convînmes de désigner la nouvelle île sous le nom de Julia, nom sonore dont la terminaison italienne et harmonieuse peut facilement être adoptée par les habitans les plus rapprochés ; en conséquence, nous préparâmes, pour le cas où nous serions assez heureux pour aborder, une planche de deux pieds de long ; sur la partie moyenne peinte en blanc, j’écrivis moi-même en lettres de trois pouces de long :

Île Julia.

État-major du brick la Flèche.
MM. Constant Prévost, professeur de géologie de Paris ;
Joinville, peintre.

27, 28, 29 septembre 1831.

Sur l’un des bouts de cette planche, nous fîmes clouer une bande de drap rouge, et une autre de drap bleu à l’autre extrémité, toutes deux larges de six pouces. Nous nous munîmes de deux piquets de quatre pieds de long pour les planter dans le sol, et fixer notre écriteau sur les extrémités.

Nous mîmes deux heures à traverser l’espace qui séparait le brick du volcan ; une embarcation d’un bâtiment qui était au large venait d’en faire le tour sans avoir débarqué. Nous hissâmes le pavillon français en tête de notre frêle nacelle, et nous nous encourageâmes à ne pas reculer.

À un mille de distance, nous commençâmes à traverser des courans d’eau jaunâtre, dont je remplis quelques bouteilles et pris la température. Des courans de pareille couleur semblaient partir comme des rayons d’une zone semblable qui entourait l’île. La sonde nous donna quarante, cinquante et soixante brasses dans les eaux, en approchant de l’île jusqu’à deux cents pieds des bords.

Nous nous trouvions un peu à droite du point où le premier débarquement avait eu lieu. Nous étions tous disposés à gagner le rivage en nageant ; nous quittâmes nos vêtemens, et je désirais seulement me faire attacher et tirer à terre par un matelot qui m’aurait précédé.

Après en avoir délibéré, les officiers pensèrent que, mieux que le jour précédent, on pourrait tenter d’aborder. Nous avançâmes jusqu’à la lame, un homme se jeta à l’eau pour porter un grapin à terre ; et, profitant avec adresse du flot qui poussa la barque sur le rivage, les matelots se précipitèrent pour la retenir et la mettre à sec sur la plage. Nous en fûmes quittes, M. Joinville et moi, pour entrer dans l’eau jusqu’à la ceinture.

Vainqueurs de Neptune, nous n’avions plus que Pluton à vaincre. Il était une heure et demie ; nous devions être rentrés à bord au coucher du soleil. Le brick était à trois lieues, et il nous fallait au moins deux heures de marche pour l’atteindre ; enfin deux heures nous restaient à consacrer à nos observations sur ce petit coin de terre qui nous amenait de si loin.

Après un frugal repas, nous nous distribuâmes les rôles. MM. Aragon et Barlet, directeurs de l’expédition maritime, se chargèrent de mesurer la circonférence de l’île, qu’ils trouvèrent être d’environ sept cents mètres sur soixante-dix de hauteur ; le docteur Baud fit toutes les expériences thermométriques ; M. de Franlieu fit sonder dans le cratère, et puiser de l’eau dans les diverses profondeurs et sur les différens bords. M. Joinville se mit à faire des dessins, parmi lesquels se trouve une vue de l’intérieur du cratère.

Enfin, M. Derussat fit hisser le pavillon tricolore sur le point le plus élevé de l’île, et fixer l’écriteau que nous avions préparé, non pour prendre possession, par une vaine et ridicule cérémonie, d’un tas de cendres surgi au milieu des mers, mais pour constater notre présence, et pour apprendre à ceux qui viendront après nous que la France et son gouvernement ne laissent pas échapper une occasion de montrer l’intérêt qu’ils prennent aux questions scientifiques dont la solution peut étendre le domaine des connaissances positives.

Accompagné de deux matelots, je me mis en devoir de parcourir tous les points de notre îlot, pour rechercher surtout si, en quelque endroit, des matières appartenant au fond de la mer n’auraient pas été soulevées ou projetées. Après avoir gravi la plus haute cime au milieu des scories brûlantes, après avoir deux fois fait le tour entier au pied des falaises, je fus assuré que ce monticule, dont la base était peut-être à cinq ou six cents pieds dans la mer, était entièrement composé, comme je l’avais présumé le 28, de matières pulvérulentes, de fragmens de scories de toutes les dimensions, jusqu’à celle de deux pieds cubes au plus. Je trouvai quelques blocs dont le centre, très-dur, avait l’aspect et la consistance de la lave ; mais ces masses globulaires avaient été projetées.

Enfin, toute l’île me parut être, comme tous les cratères d’éruption, un amas conique autour d’une cavité également conique, mais renversée.

En effet, examinant les parois intérieures du cratère, on voit que celles-ci ont une pente d’environ 45° ; et dans les coupes latérales produites par les éboulemens, on distingue que la stratification est parallèle à cette ligne de pente, tandis que, du côté extérieur, les mêmes matériaux sont disposés dans un sens opposé.

Quant à la coupure à pic des falaises, il est facile de voir qu’elle est l’effet postérieur des éboulemens causés, soit par des secousses imprimées au sol, soit plus probablement par l’action des flots, qui, entraînant les matières meubles, accessibles à cette action, ont successivement ruiné les bords. Ceux-ci, se trouvant en surplomb, sont tombés ; tous les jours ils se dégradent, et c’est déjà aux dépens des éboulemens qu’il s’est formé autour de l’île une plage, sorte de bourrelet de quinze à vingt pieds de largeur, qui se termine brusquement en pente dans la mer.

D’après la manière de voir que je viens d’exposer, il est facile de reconnaître que les éboulemens continuent à avoir lieu, par la cause qui les produit tous les jours ; l’île s’abaissera graduellement jusqu’à ce qu’une grosse mer, venant à enlever tout ce qui restera au-dessus de son niveau, il n’y aura plus à sa place qu’un banc de sable volcanique, d’autant plus dangereux qu’il sera difficile d’en avoir connaissance à quelque distance. Aussi la détermination bien précise de ce point aura-t-elle rendu dans ce cas un grand service à la navigation, et l’on voit combien, dans la supposition que l’île actuelle soit transformée en un banc, il est important de ne pas confondre celui-ci avec celui de Nérita.

Les bords actuels du cratère sont d’inégale hauteur et épaisseur. Du côté du nord, l’élévation est d’environ deux cents pieds, tandis qu’elle n’est que de trente à quarante au sud.

L’eau contenue dans le cratère paraît être au niveau de la mer ; elle est d’un jaune orange, couverte d’une écume épaisse. Les scories qui bordent le bassin sont enduites de fer hydroxidé.

Des vapeurs blanches s’élèvent continuellement, non-seulement de la surface de l’eau, qui semble être en ébullition, mais de tout le sol, par de nombreuses fissures. C’est surtout du côté sud que les vapeurs sont le plus abondantes, et, comme je l’ai déjà dit, elles sortent de la plage et de la mer elle-même, en dehors du cratère. Aussi n’est-ce pas sans peine que nous parvînmes à faire le tour de l’île, en passant à travers cette étuve de vapeurs brûlantes et parfois suffocantes, l’odeur sulfureuse n’était pas toujours sensible lorsque nous étions au centre de la colonne de vapeur. Dans un espace qui peut avoir cinquante à soixante pieds de long, le sable noir de la plage est véritablement brûlant. Le thermomètre indiquait, sur le sol baigné par la mer à chaque flot, une température de 81 à 85 degrés. L’eau qui restait dans des dépressions semblait bouillir ; mais, en y plongeant la main, je ne la trouvai pas assez chaude pour qu’elle pût s’évaporer. Enfonçant ma main à quelques pouces dans le sable brûlant de la surface, je le trouvai frais : dans une de ces expériences, l’un de mes doigts s’étant trouvé sur le trajet d’une bulle de gaz ou de vapeur, qui visiblement était partie d’une grande profondeur, je fus vivement brûlé, et convaincu que l’ébullition était produite par des bulles qui venaient de l’intérieur de la terre ; chacune d’elles projetait même, avec une légère détonation, du sable et des grains volcaniques, représentant autant de petits cratères d’éruption. Parmi ces milliers de volcans en miniature, j’en fis remarquer un qui me servit à donner à mes compagnons de voyage une idée de la manière dont l’île Julia avait été formée. Il avait environ un pied de diamètre, c’est-à-dire que le sable et les scories lancés continuellement par lui jusqu’à deux pieds de haut, avaient formé autour de sa bouche d’éruption une sorte de taupinière d’un pied de base sur cinq à six pouces de hauteur. Je fis ébouler les parois extérieures de ce cône, et j’en fis un cratère semblable à l’île Julia. Je cherchai en vain à enflammer le gaz qui s’échappait ainsi du sol. Il me parut sans odeur ; mais, à quelques pas, des vapeurs sulfureuses sortaient des parois du grand cratère, et déposaient du soufre et du muriate de soude sur les parois environnantes.

Ne pouvant entrer dans plus de détails, et n’ayant pas encore réuni les matériaux que nous avons en commun, je me bornerai à annoncer que j’ai recueilli tous les échantillons importans, que j’ai pris de l’eau dans des bouteilles qui ont été cachetées de suite : celle du bassin intérieur était à une température de 95 à 98 degrés.

J’avais promis une prime aux matelots qui me rapporteraient des cailloux blancs ou jaunes et des coquilles. J’ai rassemblé plusieurs des premiers, et j’en ai trouvé moi-même mêlés avec les produits volcaniques. Ils sont altérés, et ils ont été projetés du fond avec les scories.

Tout me porte à croire que le volcan a produit des coulées de laves sous-marines, et si, comme cela est présumable, l’apparition du cratère d’éruption a été précédée du soulèvement du sol, qui paraît avoir été à cinq ou six cents pieds au-dessous du niveau de la mer, il doit exister autour de l’île Julia une ceinture de roches soulevées, qui seraient le bord du cratère de soulèvement. Peut-être cette nouvelle disposition du fond est-elle la principale cause de la coloration particulière en vert jaunâtre des eaux de la mer, à une assez grande distance de l’île et des courans qui se manifestent autour, et n’existaient pas avant l’apparition du phénomène volcanique.

Avant de quitter cette terre si récente, et dont l’existence, sans doute éphémère aura excité l’intérêt des observateurs, je voulus contempler encore l’immensité dont nous étions entourés, placé au pied du drapeau de notre chère patrie, je tournai mes regards vers elle ; j’aurais voulu me grandir assez pour que mes amis, mes proches pussent me voir.

Il fallut descendre, le signal du départ était donné ; il était temps, car la mer, devenue plus forte, menaçait de remplir notre bateau et de l’entraîner.

Grâce au sang-froid et à l’habileté de nos jeunes officiers, à l’obéissance courageuse de nos matelots, une manœuvre rapide nous fit repasser la barre sans accident… Tandis qu’une partie de l’équipage resta à terre pour lever le grapin, l’autre s’élança dans l’eau avec le bateau pour le maintenir en équilibre et l’empêcher de chavirer ; nos récoltes étaient à bord ; nous étions sauvés ; il fallut seulement que les matelots restés sur l’île avec M. Franlieu nous rejoignissent à la nage.

En deux heures nous atteignîmes le brick, qui, nous voyant venir, mit en panne ; la mer était superbe, et les derniers segmens du soleil entraient dans l’eau ; lorsque nous montâmes à bord, tout le monde était sur le pont ; on nous attendait avec impatience et anxiété. L’excellent M. La Pierre ne nous avait pas perdus de vue un instant ; nous fûmes reçus comme des frères qui reviennent après une longue absence, nous-mêmes nous croyions retrouver une patrie après l’exil.

La vue du drapeau tricolore flottant sur l’île Julia avait excité les acclamations joyeuses de tout l’équipage.

Il n’est pas un matelot de la Flèche qui n’ait dans son sac un échantillon du volcan ; il n’en est pas un qui ne comprenne sa formation, tant l’enseignement mutuel a fait de progrès à bord.

Honteux d’avoir été entraîné à abuser aussi long-temps des momens de l’Académie, je remets à une autre occasion le récit des circonstances qui nous ont conduits à Malte… Après quelques jours de repos, nous partirons pour Syracuse, où le bâtiment me laissera ; je visiterai le cap Passaro, le Val-di-Noto-Catane, l’Etna, et retrouverai le brick à Messine ; j’irai de là à Palerme, d’où j’espère donner de mes nouvelles.

Je ne puis terminer sans témoigner combien je me trouve heureux d’avoir pu profiter de la savante coopération de notre commandant M. La Pierre, et ce ne sera pas pour moi le moindre avantage de ce voyage que d’avoir pu me concilier son amitié.


Constant Prévost.