Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre III/Paragraphe 1

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CHAPITRE TROISIÈME.


DESCRIPTION
DE L’ÎLE D’ÉLÉPHANTINE,

Par E. JOMARD.

§. I. Description générale de l’île.


LA position d’Éléphantine au milieu du Nil et sur les confins de la Nubie suffirait pour faire distinguer cette ville ancienne parmi les différens lieux de l’Égypte, quand elle ne serait pas remarquable par ses antiquités et par le rang qu’elle occupe dans l’histoire du pays. La verdure et la fraîcheur de ses campagnes contrastent si agréablement avec le sol aride qui l’entoure, qu’on l’a surnommée l’Île fleurie et le Jardin du tropique. Le voyageur dont la curiosité est fatiguée, épuisée par des marches pénibles, et par le nombre même des monumens et des tableaux de tous les genres qu’il a vus depuis Philæ, aborde avec un sentiment de joie dans cette île, qui se montre à lui tout d’un coup comme un lieu enchanté, au milieu de ces pics noirâtres et de ces sables étincelans qui occupent et remplissent l’horizon. Ce n’est pas que ce territoire soit d’une plus riche culture que le reste de l’Égypte ; il tire tout son prix du site affreux et désert qui l’environne. Des mûriers, des acacias, des napecas, sont, avec le doûm et le dattier, les seuls arbres d’Éléphantine : les uns servent de haies et de limites aux jardins, les autres sont répandus en petits bois dans les champs ; d’autres forment une avenue irrégulière du côté du nord. Quand on parcourt les sentiers de cette île, on a l’oreille continuellement frappée par le bruit des nombreuses roues à pots qui servent encore, comme au temps de Strabon[1], à l’irrigation de la campagne, et qui entretiennent une fécondité inépuisable. Rien dans cette île n’est resté inculte que le rocher : chaque portion de limon que le Nil dépose, est mise à profit d’année en année, et l’on y sème aussitôt des légumes, jusqu’à ce que l’attérissement prenne assez d’espace pour recevoir la charrue. C’est ainsi que l’île presque toute entière s’est formée peu à peu par les alluvions du fleuve ; le rocher qui la borne au midi a servi de noyau à ces alluvions.

On se promène, on se repose avec délices à l’ombre de ces arbres toujours verts ; l’air pur et frais qu’on y respire cause une sensation inexprimable, dont le charme ne peut bien être senti que par ceux qui ont approché du tropique. C’est la douce impression de cette température moins brûlante, c’est l’opposition des prés et des rochers, des champs et du désert, de la verdure et du sable, des jardins et du site le plus sauvage, en un mot le contraste de la nature et de l’art, qui donnent à ce canton une physionomie distincte et tout-à-fait différente de l’aspect trop monotone de tous les autres points de l’Égypte. Enfin, au milieu de tous ces tableaux si variés, si pittoresques, le voyageur jouit encore du spectacle de plusieurs antiques monumens qui sont restés debout ; faibles mais précieux vestiges de l’ancienne puissance d’Éléphantine. Telle est la première terre cultivée de l’Égypte, et telle est l’entrée du Nil dans ce pays lorsqu’il a franchi la chaîne de granit qui le traverse, et les innombrables écueils de la dernière cataracte[2].

Ce point était, dans l’antiquité, la clef de l’Égypte, du côté du midi. Sous le règne de Psammitichus, dit Hérodote, il y avait garnison à Éléphantine contre les Éthiopiens, à Daphnes de Péluse contre les Syriens et les Arabes, à Marea contre la Libye. Du temps de cet historien, les Perses entretenaient aussi une garnison à Éléphantine[3]. Selon Strabon, il s’y trouvait une cohorte romaine[4]. Pomponius Mela compte Eléphantine parmi les plus célèbres villes d’Égypte : Earum clarissimæ procul à mari, Saïs, Memphis, Syene, Bubastis, Elephantis et Thebæ. En parlant des voyages du grand Germanicus, Tacite appelle cette ville une des anciennes barrières de l’empire romain : Exin ventum Elephantinen ac Syenen, claustra olim romani imperii[5]. Enfin il y avait encore, au temps du Bas-Empire, une cohorte stationnée à Éléphantine[6]. Mais l’importance d’un poste militaire, ou, si l’on veut, d’une ville frontière, est encore loin de répondre à l’idée qu’on peut se faire d’Éléphantine, quand on sait qu’elle a possédé des rois particuliers. Cette question mérite d’être examinée à part : les recherches qu’elle exige m’arrêteraient ici trop long-temps[7].

À la ville que contenait l’île d’Éléphantine, suivant Strabon[8], et qui était située vers le midi, a succédé un petit village. Ce hameau occupe le pied d’une élévation formée par le rocher de granit et par les décombres des anciennes habitations ; il est habité par des Barâbras ou Nubiens, et très-peuplé pour son étendue. On trouve plus au nord un autre village plus considérable, occupé, comme le premier, par des Barâbras. Ces villages n’ont pas de nom particulier, et l’île même n’est plus désignée que par celui de Syène, qui est en face ; on l’appelle Gezyret Asouân, ou l’île de Syène : je n’ai pas entendu de la bouche des habitans le nom d’el-Sag, rapporté par des voyageurs.

La forme de l’île est allongée ; sa longueur, du sud-ouest au nord-est, est de mille quatre cents mètres[9], et sa plus grande largeur de quatre cents mètres[10]. Environnée d’écueils presque de toutes parts, elle laisse à peine au fleuve un passage navigable : le bras qui la sépare de Syène est large d’environ cent cinquante mètres[11], à l’endroit où on le traverse ordinairement quand on veut passer du continent dans l’île ; la moindre largeur de ce bras est de quatre-vingt-douze mètres, c’est-à-dire, précisément un demi-stade, distance de Syène à Éléphantine, suivant Strabon[12]. En venant de Syène, on aborde à une petite anse, au pied d’un ancien quai ou mur de revêtement qui a été bâti entre les pointes saillantes du rocher pour défendre l’île contre les hautes eaux. Ce quai assez élevé est construit avec soin et d’une manière particulière, dont je rendrai compte ailleurs ; il se remarque d’assez loin par sa couleur blanche, et par son élévation, surtout dans les basses eaux[13].

La butte de décombres formée par les débris de l’ancienne ville a sept ou huit cents mètres de tour[14] ; c’est comme un plateau élevé qui domine tout le reste, et qui a pour noyau, comme je l’ai dit, un ancien îlot de granit, où les attérissemens se sont formés depuis un temps immémorial : du rivage de Syène, on le voit se détacher en brun sur le rideau élevé de la chaîne libyque, toute recouverte de sables blanchâtres, et percée çà et là par des aiguilles noires de granit.

Cette butte est toute couverte d’assez belles cornalines et d’agates, qui n’ont pu être apportées là en aussi grand nombre ; il faut croire que leur gisement est dans le granit même[15]. Les Barâbras qui habitent cette île, hommes, femmes et enfans, s’occupent à ramasser ces cornalines, et viennent les offrir aux étrangers avec des médailles, des lampes antiques et des amulettes, qu’ils trouvent en grand nombre en fouillant les ruines. Le caractère de ces bonnes gens a une teinte de franchise et de gaieté qui plaît et qui attache ; nous avons éprouvé chez eux un accueil, une prévenance qu’on ne trouverait pas ailleurs en Égypte.

Ce qui attire le plus la vue quand on parcourt cette butte, ce sont deux grands massifs placés sur la sommité de l’éminence ; lorsqu’on approche, on les reconnaît pour les montans d’une porte de granit taillée avec beaucoup de soin, et couverte de sculptures égyptiennes[16]. En allant au fleuve, et vers le cap que forme l’île au midi, on voit une grande quantité de sarcophages creusés dans le roc et dignes d’attention, comme les seules tombes de cette espèce qui se trouvent en Égypte. Peut-être ces excavations sont-elles le reste des anciens travaux faits dans cette île pour l’exploitation du granit. C’est d’Éléphantine, suivant Hérodote, qu’on tira ce fameux monolithe de Saïs, qui avait vingt-une coudées de longueur, et dont le transport exigea trois ans et deux mille bateliers[17]. La position d’une carrière sur le bord du fleuve était bien propre à favoriser l’exploitation et le transport des blocs les plus considérables.

On trouve, en descendant du plateau, un temple peu étendu, composé d’une salle et d’une galerie, mais fort bien conservé : je l’appellerai le temple du sud. Plus loin encore, en allant vers le Nil, sont des amas de constructions ruinées, avec beaucoup de blocs de granit, une statue de même matière et assez fruste, enfin des tructions nombreuses conduisant à un escalier qui descend au fleuve. En marchant vers le nord et auprès du second village, on arrive à un temple ruiné, que je nommerai le temple du nord. Enfin à l’extrémité nord-est de l’île, en avant de la pointe sablonneuse qui la termine, on trouve une grande construction qui est recouverte par les hautes eaux ; c’est un mur formé de deux rangées de pierres, qui servait sans doute à garantir Éléphantine contre les inondations du fleuve.

Tel est l’aperçu général des antiquités qui frappent la vue du voyageur, quand il parcourt rapidement l’île d’Éléphantine[18]. Je vais maintenant parler plus en détail de celles qui méritent une description particulière.

  1. Strab. Geogr. l. XVII, p. 819.
  2. Atque Elephantina sub ipsis ferè citaractis jacet (Ælius Aristides, in Ægyptio, version de l’édition d’Oxford, 1722, p. 343).
    Selon le sentiment des Grecs, rapporté par Hérodote (l. XI, ch. 17), l’Égypte commençait à la cataracte et à la ville d’Éléphantine.
  3. Herod. Histor. l. II, c. 30.
  4. Strab. Geogr. l. xvii, p. 820.
  5. Tac. Annal. l. II.
  6. Notilia utraque dignit. imperii, p. 90.
  7. Voyez ci-dessous, §. VI.
  8. Strab. Geogr. l. XVII, p. 817.
  9. Sept cents toises environ.
  10. Deux cents toises environ.
  11. Soixante-quinze toises environ.
  12. Quarante-sept toises environ (Strab. lib. XVII, pag. 817).
  13. Voyez pl. 30, fig. 4, au point 3 ; voyez aussi pl. 32, fig. 1 et 2.
  14. Trois cent cinquante à quatre cents toises.
  15. J’en ai trouvé une qui porte des empreintes naturelles en forme de croix.
  16. Voyez pl. 30, fig. 4, au point 2, et pl. 32, fig. 1, au point 3.
  17. Herod. Histor. l. II, c. 175
  18. Consultez la pl. 31 pour étudier en détail soit l’île soit les environs d’Éléphantine (voyez la note 1, page 144 du chap. II).