Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre III/Paragraphe 5

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§. V. Du culte attribué aux habitans d’Éléphantine.

Avant de parler de ce qui regarde l’ancien état d’Éléphantine, je rapporterai et j’examinerai en peu de mots ce que disent les auteurs, du culte attribué à ses habitans ; cette recherche sera appuyée par les bas-reliefs que j’ai précédemment décrits.

Hérodote, après avoir parlé des honneurs que l’on rend aux crocodiles en Égypte, ajoute que les habitans d’Éléphantine et des environs ne regardent point ces animaux comme sacrés, et même qu’ils en mangent la chair[1] ; mais il ne s’explique pas davantage sur le culte de ces habitans. Strabon dit que cette ville a un temple dédié à Cnuphis, et un nilomètre[2]. Selon Clément d’Alexandrie, ceux qui habitent Éléphantine honorent le mœotis, espèce de poisson que l’on ne connaît plus[3].

Mais de tous ces passages, celui qui mérite le plus d’attention, c’est celui de l’historien ecclésiastique Eusèbe. Dans un article exprès, il décrit l’image d’une divinité consacrée parmi les habitans de cette île. « Dans la ville d’Éléphantine, dit-il, on révère une figure qui est de forme humaine ; elle est assise, peinte d’une couleur bleue ; sa tête est celle d’un belier : pour signe distinctif[4], elle porte des cornes de bouc surmontées d’un cercle en forme de disque[5]. »

Si le lecteur a sous les yeux le tableau principal du temple du sud[6], il sera frappé, comme je l’ai été moi-même, de la conformité que ce tableau présente avec le passage d’Eusèbe. Il est indubitable que cet auteur écrivait d’après une description exacte du temple d’Éléphantine[7] : ce qui est surtout curieux et important à remarquer, c’est ce qu’il dit de la couleur bleue du personnage à tête de belier, couleur qu’on retrouve encore dans une figure pareille dessinée à Philæ[8]. Cette dernière figure a aussi exactement la même coiffure que celle d’Éléphantine, et il en est de même de la figure d’Isis, qui est à côté, et qui a deux longues cornes autour de son bonnet.

Il résulte de ce passage, et surtout des figures de belier très-souvent répétées dans le temple[9], que la divinité principale d’Éléphantine était honorée sous la forme d’un personnage à tête de belier. Ce personnage rappelle, comme je l’ai dit, Jupiter Ammon, qu’on adorait à Thèbes : par-là on explique pourquoi le dieu Cneph ou Cnuphis était également honoré par les habitans d’Éléphantine et par les Thébains ; c’est que ce nom de Cneph, qui, selon les étymologistes, signifie bon génie, et qui désignait, chez les Égyptiens, l’esprit éternel et infini qui remplit et anime l’univers, était un surnom d’Osiris à tête de belier, ou autrement d’Ammon.

Il en est de même du bon serpent consacré en même temps à Thèbes et à Éléphantine. La figure du serpent était le symbole de Cneph, suivant Eusèbe, et une image sensible du bon génie[10].

Dans un autre passage, le même écrivain rapporte que les Égyptiens représentaient le principe universel ou Cneph sous une figure humaine, revêtue d’une couleur bleue, etc. Si l’on rapproche ces paroles de celles que j’ai citées plus haut, on en peut conclure encore que la figure bleue à tête de belier était une image de Cneph.

Ainsi les surnoms de Cneph ou Cnuphis, de serpent et de bon génie, convenaient également bien, soit à Thèbes, soit à Éléphantine, à la divinité que l’on y adorait sous la figure d’un homme à tête de belier. Cette observation concilie donc les passages de Strabon, d’Hérodote et d’Eusèbe. Maintenant recherchons si cette figure, à Éléphantine, avait un rapport avec le belier céleste. La fin du passage d’Eusèbe n’en laisse pas douter ; voici comme il s’exprime : « La tête de belier et les cornes de bouc indiquent la conjonction du soleil et de la lune, sous le signe du belier ; et la couleur bleue, l’influence de la lune, qui se manifeste dans cette conjonction pour produire l’effusion des eaux[11]. »

Il n’est pas facile de reconnaître à quelle époque de l’année agricole ou astronomique il faut rapporter ce passage. On ne doit pas croire qu’il y soit question de la crue du Nil ; car le solstice d’été, où se fait cet accroissement, ne répondra au signe du belier que dans quarante siècles. Au premier abord, on penserait qu’Eusèbe ne parle peut-être pas des eaux du Nil, mais en général de l’humidité qui caractérise l’époque du printemps, pour un climat différent de l’Égypte. À l’époque où il écrivait, l’équinoxe du printemps avait déjà quitté, depuis six siècles et demi, la constellation du belier ; mais cet écrivain ne se piquait pas de connaissances astronomiques, et les Grecs ont commis bien des fois de pareilles méprises.

Cette explication est celle qui se présente la première, parce que la période de temps pendant laquelle le belier est resté équinoxial, est celle qui a été le plus connue des Grecs ; mais il faut avouer qu’elle ne satisfait pas à l’ancienneté bien constatée du culte de Jupiter Ammon, soit à Thèbes, soit dans l’Oasis de ce nom. Le monument d’Hermonthis, où le taureau est équinoxial, bien qu’assez ancien, n’est certainement pas antérieur à cette dernière époque ; et l’on sait d’ailleurs que la sphère d’Eudoxe, où le colure du printemps coupe le belier par le milieu, est la plus récente de toutes celles qui appartiennent à l’Égypte. Rien n’est mieux établi que la grande antiquité de l’oracle d’Ammon, qui avait été fondé depuis un temps immémorial par une colonie égyptienne, et que l’on venait consulter de toutes les parties de l’ancien continent ; Hérodote et tous les auteurs s’expliquent si formellement sur ce point, qu’il serait superflu d’y insister davantage.

Je ne partage donc pas l’avis des savans qui, pour expliquer le culte de Jupiter Ammon, ont regardé cette figure comme le symbole de l’équinoxe du printemps ayant lieu sous le signe du belier[12]. Il serait plus raisonnable (à examiner la couleur dont on a peint sa figure en Égypte) de rapporter ce culte au phénomène de l’équinoxe d’automne : en effet, à cette époque, la crue du Nil est à son maximum, et les terres d’Égypte sont couvertes par les eaux de l’inondation. Je ne veux pas assurer qu’on ait peint ce phénomène comme actuel par la couleur bleue qu’on voit sur la figure d’Ammon à Éléphantine, à Philæ ou ailleurs ; mais il est du moins plus vraisemblable qu’on a rappelé par cette peinture l’époque ancienne dont il s’agit, qu’il n’est à croire qu’on ait représenté par-là l’époque du printemps ; car en Égypte, le printemps est, de toute l’année, la saison la plus aride. On conviendra toutefois que le passage d’Eusèbe s’explique bien de cette façon ; et, à moins de le rejeter tout-à-fait, cette considération n’est pas à mépriser car on reconnaît généralement qu’Eusèbe, à part les idées et les opinions qui lui sont propres, a puisé dans de bonnes sources tout ce qu’il dit de l’Égypte.

Ce serait ici le lieu d’examiner le reste du tableau d’Éléphantine dont je viens de considérer le personnage principal, ainsi que chacun des autres bas-reliefs où le belier figure ; mais cette étude m’entraînerait trop loin, et je laisse aux savans et aux lecteurs curieux de cette espèce de recherche, à étudier ces différentes sculptures, surtout la grande barque, ornée en poupe et en proue d’une tête de belier.

  1. Herodot. Histor. l. II, c. 69.
  2. Strab. Geogr. l. XVII, p. 817.
  3. In Protreptico, p. 19.
  4. Il y a dans le grec βασίλειον.
  5. Traduct. littérale. Euseb. Præpar. evangel. l. III, c. 11, p. 117 ; Paris, 1628.
  6. Voyez pl. 37, fig. 2, et ci-dessus, pag. 192.
  7. L’auteur ajoute que devant cette figure il y a un vase d’argile où un homme est représenté. J’ignore à quel tableau cela se rapporte : il est possible qu’Eusèbe ait rapproché ensemble des descriptions séparées.
  8. Voyez pl. 16, fig. 1.
  9. Voyez suprà, §. II et consultez les pl. 35, 36 et 37.
  10. Euseb. Prœpar. evang. lib. I, cap. 10.
  11. Voyez pag. 204, note 2.
  12. Voyez Jablonski, Panth. Ægypt. lib. II, cap. II, §. 5 et 7.