Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre IV/Section I/Paragraphe 2

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§. II. De la ville d’Ombos et de ses antiquités.

Les ruines d’Ombos occupent une colline de sables placée sur la rive orientale du Nil, à l’embouchure d’une vallée, et à quatre myriamètres et demi[1] au nord de Syène : ce lieu porte aujourd’hui le nom de Koum Omboû, qui veut dire la colline d’Omboû. À ce point, le Nil fait un coude, et forme une espèce de port, dominé par une butte très-élevée.

Les sables charriés par les vents du désert, en recouvrant les débris de la ville et une grande partie des anciens monumens, ont aussi enseveli une vase plaine qui s’étendait à près de deux lieues vers la chaîne arabique. Le village qui a succédé à Ombos n’a déjà plus d’habitans ; tout est aride et désert dans ce canton reculé de l’Égypte ; aucun arbre, aucun ombrage, ne s’offrent au voyageur : à peine y voit-on quelques traces humaines. C’est ainsi qu’une ville célèbre est devenue un lieu tout-à-fait inhabité, et qu’une riche campagne est enlevée sans retour à la culture.

Les bords eux-mêmes du fleuve, ainsi que la colline et tous les environs, sont couverts de sables fins et brûlans. Au milieu du jour, le sol y acquiert une température extraordinairement haute, bien supérieure à celle de Syène, où l’on sait que la chaleur est excessive et l’une des plus grandes qui soient connues sur le globe. Le thermomètre a marqué 54°[2] dans ces sables ardens. Si à midi, l’on demeure une minute dans la même place, ou que l’on marche avec lenteur, on éprouve à la plante des pieds une cuisson vive et insupportable, et l’on ne peut soulager la douleur qu’en marchant très-vite. Le Nil, qui est voisin, paraîtrait d’abord un excellent refuge ; mais il n’y a point de sentier sur la rive : le sable entre dans l’eau par une pente très-roide ; et l’on y souffre encore plus qu’ailleurs, ainsi que l’a éprouvé l’un de nous qui s'était engagé sur les bords du fleuve[3]. Si l’on veut gravir facilement la colline pour visiter les monumens qui restent de la ville d’Ombos, il faut suivre un sentier qui vient du midi et qui se dirige vers l’un des angles de l’enceinte.

Devant ce lieu est une grande île appelée Mansouryeh, qui paraît avoir tenu jadis au territoire d’Ombos. Cette ville était alors plus éloignée de la rive, et le Nil s’y rendait par un canal[4] ; la force du courant et la tendance des eaux vers l’est ont changé peu à peu ce canal en un bras du Nil, et ce bras est devenu lui-même le lit du fleuve. L’action des eaux s’est exercée avec tant de violence, qu’elle a entraîné en partie l’enceinte des monumens et une portion du petit temple lui-même. Il en est arrivé autant d’une grande porte qui fait face à ce dernier édifice. Aujourd’hui le terrain est coupé à pic, les eaux le rongent de plus en plus, et la rive est jonchée de pierres énormes, provenant des fondations démolies.

L’envahissement des sables et l’irruption du Nil ne sont pas les seules causes qui aient contribué à dégrader les monumens de la ville : on dirait que tous les élémens ont conspiré pour les détruire. Le feu paraît avoir consumé les bâtiments voisins des deux temples et une partie de ces derniers édifices ; les pierres renversées, et l’enceinte surtout, portent les marques d’un incendie. Au milieu des briques noires et crues qui composent cette enceinte, on aperçoit de grandes parties enfumées et d’autres d’un ton rouge, où les briques sont entièrement cuites, et pareilles à celles qui sortent des fourneaux. Il serait difficile d’attribuer cet effet à l’action du soleil ; car toutes les briques seraient dans le même état, si elles n’avaient essuyé que cette chaleur, et les parties rouges de l’enceinte ne seraient pas distribuées inégalement comme elles le sont. D’où viendrait aussi ce ton de fumée que l’on voit sur les blocs de pierre à l’extrémité du grand temple, et qui tranche avec le grès jaune dont ce temple était bâti ? L’incendie paraît avoir détruit tout le fond des monumens[5] : sans les sables qui recouvrent les débris des constructions voisines, cet incendie aurait laissé bien plus de traces de ses ravages.

Malgré tant de causes de destruction, deux temples sont encore en grande partie debout. Une enceinte d’environ huit mètres d’épaisseur est demeurée presque entière[6], elle a environ sept cent cinquante mètres de tour[7]. Les briques dont elle est formée sont d’une grosseur énorme, et prouvent que c’est un travail égyptien, ainsi que l’enceinte d’Elethyia et des autres villes égyptiennes : toutefois elle paraît postérieure à la construction des deux temples. Les parties saillantes de cette muraille sont dignes d’être remarquées pour leur forme bastionnée. On ne connaît pas la hauteur de l’enceinte : le pied en est caché sous les monticules de sables[8].

Du côté du sud, est une porte en pierre, aussi profonde que l’enceinte est large ; ce qui fait juger que celle-ci est contemporaine de celle-là, laquelle est manifestement un ouvrage égyptien. Sur le penchant de la colline au sud-ouest, et sur le bord actuel du Nil, est le reste d’une autre porte beaucoup plus grande, qui était accompagnée de deux massifs. Il n’en est demeuré qu’une moitié ; les débris de l’autre se voient encore en bas, sur le bord du Nil, qui les a précipités. Cette porte était décorée comme toutes les portes égyptiennes ; elle a été bouchée par des briques, et rouverte postérieurement dans un endroit. Il faut remarquer que cette porte se dirige exactement sur l’entrée du petit temple. En suivant la rive du Nil, on trouve encore d’autres débris qui proviennent de ce dernier temple, et plus loin, une construction que l’on suppose avoir servi de nilomètre.

Au nord des temples et dans l’intérieur de l’enceinte, il y a une grande élévation formée par des restes de constructions en briques, et les environs sont pleins de vestiges pareils. Les sables venant du midi, du nord et de l’est, après avoir franchi l’enceinte, les ont presque entièrement recouverts, et sont descendus successivement vers le grand temple, qui par-là se trouve maintenant dans un fond[9].

L’enceinte dont nous venons de parler, quoiqu’assez étendue, ne l’est cependant pas suffisamment pour répondre à l’idée que les anciens nous donnent de la ville d’Ombos : il est probable qu’elle ne servait qu’à enfermer les deux temples. On peut affirmer qu’il est impossible de jamais découvrir les anciennes limites de cette ville ; les sables du désert, poussés par les vents du sud et de l’est, s’accumuleront de plus en plus dans le site qu’elle occupait, et nul pouvoir humain ne saurait lutter contre une force aussi active, aussi constante ; mais le voyageur et le géographe qui retrouvent le nom antique encore conservé et de grands édifices debout, ne peuvent douter qu’ils ne soient sur les ruines d’Ombos. En effet, selon Pline et Ptolémée, cette ville était située au même lieu où nous trouvons aujourd’hui Koum Omboû. Suivant l’Itinéraire d’Antonin, Ombos était à quarante milles d’Apollinopolis magna, aujourd’hui Edfoû, et à trente milles de Syène : or ces deux distances se retrouventexactement depuis Koum Omboû jusqu’à Edfoû et jusqu’à Syène, aujourd’hui Asouân. Ajoutons que la position d’Ombos était demeurée jusqu’à présent incertaine dans l’ancienne géographie, et que le célèbre d’Anville s’était trompé de près de moitié sur la distance de cette ville à Syène[10].

  1. Neuf lieues
  2. Graduation de Réaumur : c’était le 12 septembre 1799.
  3. Les militaires de notre escorte firent cuire des oeufs sur le sol. Un jeune nègre, étant entré pieds nus dans le sable, poussa des cris si effrayans, que son maître fut obligé de courir à son secours, et de le transporte dans ses bras jusqu’au-dehors des sables
  4. Ælian. de nat. anim. lib x, cap. 21.
  5. Voyez pl. 41, fig. 1.
  6. Voyez pl. 39.
  7. Trois cent quatre-vingt toises.
  8. Voyez pl. 39 et 40.
  9. Voyez pl. 39.
  10. D’Anville a fait une faute grave en soutenant, contre l’autorité de l’Itinéraire et celle de Ptolémée, qu’Ombos était plus éloignée de Syène que d’Apollinopolis, et en plaçant Ombos dans sa carte