Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre IV/Section II/Paragraphe 2

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§. II. Observations sur les matériaux tirés des environs
de Selseleh, pour la construction des anciens édifices.

Par leur situation sur les rives du Nil, l’examen des anciennes carrières devenait assez facile elles ont été, malgré cela, comme tous les travaux des Égyptiens, le sujet de beaucoup d’erreurs. On avait peine à se persuader que des monumens aussi célèbres par leur longue durée, par la richesse et la multiplicité de leurs ornemens, fussent construits avec des matériaux communs et grossiers ; et la plupart des voyageurs, consultant moins leurs yeux que leur imagination, ont cru voir, dans les couches du terrain et dans les monumens eux-mêmes, tantôt les granits durs et précieux des environs de Syène[1], tantôt les porphyres et les roches variées de l’Arabie, quelquefois même le basalte : d’autres se sont contentés d’y employer le marbre, à l’imitation de ce qu’ils avaient remarqué dans les anciens monumens de la Grèce et de l’Italie[2]. La vérité est que, dans ces carrières comme dans les édifices de la haute Thébaïde, il n’existe ni porphyres, ni basaltes, ni marbres, ni pierres calcaires d’aucune espèce[3] : on ne trouve, dans toutes cette étendue, sur les deux rives du Nil, que des couches de grès à grains quartzeux, liés par un gluten ordinairement calcaire ; et c’est de cette pierre que sont construits, presque sans exception, tous les monumens encore existans depuis Syène jusqu’à Denderah[4].

Si l’on voulait donner en peu de mots, de ces grès, une idée que tout le monde pût saisir, on pourrait les comparer à ceux qu’on emploie si communément pour paver les routes aux environs de Paris, et qui portent le nom de grès de Fontainebleau ; mais j’avoue que je ne hasarde ce rapprochement que faute d’avoir un terme de comparaison exact aussi généralement connu. Les grès qu’on désigne sous le nom de molasses, aux environs de Genève, conviendraient d’avantage. Dans les Alpes, dans les Vosges, et en général dans le voisinage des terrains granitiques, on voit des grès tout-à-fait semblables à ceux des monumens égyptiens. J’en ai rencontré plusieurs fois dont les échantillons ne sauraient se distinguer de ceux qui ont été recueillis en Égypte ; mais, comme les grès de Fontainebleau sont plus connus, nous nous attacherons à faire connaître leurs différences.

D’abord les nuances de couleurs sont beaucoup plus variées dans les grès égyptiens, qui sont souvent marqués, outre cela, d’une multitude de petites taches noires, brunes ou jaunes, formées par quelques parties de terre argileuse et d’oxide de fer.

Plusieurs variétés renferment des lames de mica noir, jaune et argentin, quelquefois assez abondantes, mais si petites qu’il est souvent difficile de les distinguer. On sait que cette substance ne se trouve guère dans les grès des pays tertiaires, séparés par un grand intervalle des terrains primitifs.

Les variétés dont la couleur est uniforme, sont grises, ou jaunâtres, ou tout-à-fait blanches ; d’autres offrent un léger ton rose local, ou des nuances de jaune très-diversifiés, et d’autres sont marquées de veines de la même couleur diversement contournées. Ces diverses teintes, en général assez faibles, n’empêchent pas que les monumens, éclairés, comme ils le sont presque toujours, d’une lumière vive, ne présentent pour la plupart un aspect gris ou blanchâtre : quelquefois les surfaces exposées à l’air sont altérées, et présentent une teinte sombre, fort différente de celle des surfaces nouvellement découvertes ; altération due à quelques parties métalliques répandues dans le gluten de la pierre.

Il est à remarquer, au surplus, que les surfaces des temples ne sont pas dans leur état naturel ; on a trouvé en plusieurs endroits des restes de couleurs, et il est vraisemblable qu’anciennement les édifices ont été colorés dans toute leur étendue.

Les grès de la Thébaïde sont formés de grain de sable généralement moins arrondis, plus anguleux, plus inégaux et plus également agrégés que ceux que nous leur comparons. La raison de ces différences est facile à saisir, dès que l’on sait que les montagnes primitives qui ont fourni les éléments de ces grès, sont situées dans le voisinage ; mais, comme ces montagnes, sous les rapports géologiques, seront décrites ailleurs, nous nous bornerons ici à ce qui concerne immédiatement les antiquités.

La dureté des grès égyptiens est en général peu considérable, et ils se laissent souvent égrener par le frottement de l’ongle ; cette dureté du moins est très-uniforme dans chaque bloc. Il en est de même de la résistance à la rupture ; elle est faible, mais partout égale. Ces pierres ne renferment ni cavités ni soufflures ; et la coninuite des masses est rarement interrompue par ces accidens que l’on nomme pailles, ou par des fissures internes : avantages précieux pour l’architecture égyptienne, où les voûtes étaient inconnues et où les pierres qui forment les plafonds et les architraves, ont souvent sept à huit mètres de longueur[5]. Il faut avouer aussi que, sous ce rapport, les Égyptiens ont apporté beaucoup d’attention et de recherches dans le choix des couches qu'ils ont exploités

Depuis Esné jusque vers Edfoû, le grès est généralement plus tendre que dans la partie moyenne et dans la partie méridionale. Les couches supérieures sont ordinairement les plus friables : aussi elles ont été arrachées sans soin, et il est visible qu’en les enlevant on n’a eu d’autre objet que de dégager les couches inférieures, dont la pierre plus solide était plus propre aux usages de l’architecture. Les premières ont été brisées uniquement à l’aide de coins ; car aucun de leurs débris, non plus que leur section dans la partie supérieure de la montagne, ne portent les traces d'outil qui recouvrent, au contraire, la partie inférieure des escarpemens.

Aucun vestige de construction anciennes n’a pu faire soupçonner que les maisons particulières fussent construites en pierre ; les ruines des anciennes villes n’offrent partout que des débris de poteries, des fragments de briques crues, et des amas de poussière ; d’où il faut conclure que les matériaux tirés des carrières de Selseleh ainsi que des autres carrières de grès des environs ont été employés en totalité à des édifices publics. On est loin de connaître toutes les carrières de la Thébaïde ; cependant les aperçus sur la quantité des exploitations portent à croire qu’il a existé jadis un nom de monumens bien supérieur à celui dont on retrouve aujourd’hui les ruines.

Il n’est pas difficile de deviner comment ont disparu les monumens construits en pierre calcaire, puisque partout on voit des fours à chaux sur leurs ruines, et que depuis nombre de siècles ces monumens sont exploités comme autant de carrières : mais le grès n’a pu être employé aux mêmes usages ; les habitans actuels de l’Égypte n’en tirent aucun parti ; ils ne dégradent point les édifices qui en sont formés ; et quand on songe, outre cela, que les mêmes blocs ont été employés successivement dans divers monumens, on a lieu de s’étonner que la quantité de matériaux extraits des carrières l’emporte autant sur la quantité de ceux dont on voit aujourd’hui l’emploi.

Faut-il attribuer cette différence à l’immense antiquité de l’usage de construire en grès ? C’est là une de ses causes sans doute : mais je crois qu’il y en a d’autres encore peu connues aujourd’hui ; et de ce nombre je mettrai la coutume où étaient les Grecs et les Romains de tirer de l’Éthiopie (c’est-à-dire de la haute Thébaïde) le sable qu’employaient les scieurs de pierre, et celui avec lequel les sculpteurs polissaient leurs ouvrages. Suivant Pline, il en partait du port d’Alexandrie des vaisseaux entièrement chargés. Ce sable devait être un detritus de grès. Les temples, les palais de la Thébaïde, construits d’une pierre facile à se désagréger, auront donc pu être convertis en sable, comme les monumens de l’Égypte moyenne l’ont été en chaux. Il y a plusieurs exemples, en effet, de monumens égyptiens détruits jusqu’à rase terre, dont la pierre était extrêmement friable.

On a vanté dans les monumens de l’architecture égyptienne le poli de leurs surfaces, et on l’a comparé quelquefois à celui du marbre. Il y a là au moins un peu de prévention : ces espèces de grès ne sont nullement susceptibles d’un poli parfait, et l’examen des monumens ne m’a jamais rien présenté de contraire à ce que j’avance ici ; bien loin de là, malgré le soin que l’on a mis à dresser et unir les surfaces, elles ont conservé presque partout un aspect grenu, et sont très-âpres au toucher.

Les bas-reliefs et les sculptures qui recouvrent toutes les parties des temples ont été, avec plus de raison, un sujet de surprise et d’admiration pour tous les voyageurs, moins pour la perfection du travail que pour son immensité, qui effectivement passe toute croyance. On a fait valoir comme un difficulté de plus la nature de la matière : on l’a représentée comme rebelle aux travaux de la sculpture ; ce qui semblerait assez naturel, à ne considérer que sa nature siliceuse et son tissu grossier. Cependant la conjecture ne se trouve pas juste ; un peu de réflexion fera sentir qu’ayant une cohérence très-uniforme dans toutes ses parties, en même temps peu de dureté, et par-là, au lieu de s’éclater, s’égrenant facilement sous le tranchant de l’outil, elle offrait, au contraire, des facilités infinies pour l’exécution prompte et commode des détails délicats, des hiéroglyphes et des autres sculptures symboliques. Une fois les figures tracées, l’ouvrier le moins habile pouvait enlever rapidement la matière qui les environnait, les dégrossir et leur donner le faible relief prescrit par l’usage, sans courir aucun risque de les endommager. Pour m’en convaincre, j’ai eu recours à l’expérience ; j’ai essayé d’imiter sur ces grès divers hiéroglyphes en grattant seulement la pierre à l’aide d’un fer tranchant, et j’ai toujours été surpris de la facilité, de la promptitude avec laquelle cette matière cède à l’effort de l’outil, se laisse entamer en tout sens et reçoit les formes qu’on veut lui donner.

Je ne craindrai pas d’assurer que le temps et la dépense employés par les Égyptiens pour revêtir de sculpture tous les édifices de l’Égypte, auraient suffi à peine pour en couvrir la cinquième partie, s’ils eussentété construits en marbre comme ceux de la Grèce.

Ces considérations sans doute, autant que les facilités de l’exploitationet de la coupe des pierres, auront décidé les Égyptiens à préférer cette matière à toute autre, à l’employernon-seulementdanstoute l’étendueoù règnent les montagnes de grès, mais encore pour des monumens distans de plus de cinquante lieues[6].

Ce que je viens d’exposer trouverait à plusieurs égards sa confirmation dans l’examen des sculptures comparées avec les duretés diverses des espèces de grès employées dans les monumens[7].

  1. Nous avons déjà dit que les granits ne se montraient plus sur les rives du Nil à une heure de marche au nord de Syène ; et les Égyptiens, qui en ont travaillé une quantité si prodigieuse, en ont cependant fait peu d’usage pour les constructions de la Thébaïde.
  2. La constitution physique de cette partie de la Thébaïde était si peu connue encore avant l’expédition, que les relations les plus récentes et d’ailleurs les plus exactes font remonter le terrain calcaire jusqu’à Syène.
  3. Il faut cependant excepter un petit édifice presque entièrement détruit, sur la rive gauche du Nil à Thèbes : il avait été construit avec la pierre calcaire des montagnes voisines. Les habitans des villages environnans ont établi des fours à chaux, qu’ils alimentent avec les matériaux de ce monument ; ce qui leur épargne le trajet d'une demi-lieue qu’il faudrait faire pour se rendre jusqu’à la montagne.
  4. J’ai fixé à une lieue au nord de Syène les carrières les plus méridionales, c’est-à-dire les premières que l’on rencontre sans sortir de la vallée ; mais, pour peu que l’on s’enfonce dans la montagne, on ne tarde pas à découvrir des traces d’exploitation plus au sud, dans tous les endroits où le grès succède au granit. Les carrières les plus septentrionales, observées sur la rive droite du fleuve, sont situées à cinq lieues au sud d’Esné, à l’embouchure d’une petite vallée où l’on exploite du natroun ; les montagnes qui les renferment alternent avec les montagnes calcaires. Il est probable qu’un peu plus au nord on en découvrirait d’autres en s’enfonçant dans l’intérieur du désert, et l’on voit sur le bord du fleuve un grand nombre de blocs taillés et tout prêts à être embarqués : ceci fait conjecturer que ces carrières sont des moins anciennes qu’aient exploitées les Égyptiens. Ces matériaux étaient destinés, sans doute, à l’un de ces monumens dont la construction a été interrompue par la évolution qu’a produite en Égypte la conquête des Perses. Il paraît difficile d’expliquer autrement pourquoi des pierres toutes taillées et prêtes à être employées avaient été abandonnées sur ce rivage.
  5. Vingt à vingt-cinq pieds.
  6. On rencontre des monumens construits en grès jusqu’à Abydus, sous le parallèle de Girgeh.
  7. À Denderah, l’un des temples où la sculpture est la plus parfaite, la dureté de la pierre est peu considérable ; à Ombos, au contraire, où le grès est dur, cassant, d'un tissu serré, et où le travail des ouvriers devenait par-là plus pénible, les bas-reliefs ont, en général, plus de roideur et quelque chose de plus lourd que dans la plupart des autres monumens. Cette observation pourtant n’est pas applicable au petit temple de l’ouest de Philæ. Dans celui-ci, malgré la dureté du grès, les figures ont toute la perfection, toute l’élégance que pouvait comporter le style égyptien ; mais, en toutes choses, l’exécution de ce monument est plus soignée que celle des autres. Ainsi, l’exception qu’il forme, la seule bien marquante pour la règle que j’établis, a sa cause et son explication dans le soin particulier qu’on a mis à son exécution. Je pressens une objection : on ne manquera pas de nous opposer ici les monumens en granit, en trapp, et d’autress en pierres dures, où les sculptures sont exécutées avec une extrême précision et avec une liberté qui ne se ressent en aucune sorte de la dureté de la matière. Mais, quoiqu’assez spécieuse, cette objection manquerait tout-à-fait de justesse ; car les procédés pour les roches dures n’étaient pas les mêmes que pour les grès : on n’y visait pas également à la célérité de l’exécution. Ainsi, il n’y a nul rapprochement à faire entre les divers monumens.