Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre V/Paragraphe 7

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§. vii. Du petit temple.

J’ai dit que le petit temple est situé à peu de distance du grand : on a mesuré cent quatre-vingt-quatre mètres[1] entre le milieu de la porte d’entrée du premier et l’angle sud-est du pylône. L’axe de ce petit temple fait un angle de 66° à l’ouest avec le méridien magnétique. Sa longueur est de vingt-quatre mètres[2] ; sa largeur, de quatorze mètres et demi[3] ; et sa hauteur, de sept mètres et demi[4]. Il est composé de deux salles, et environné des quatre côtés par une galerie de colonnes. Aux angles sont des piliers massifs ; les façades latérales ont six colonnes, et les autres deux ; mais les entre-colonnemens de ces dernières sont plus larges, ce qui résulte de la disposition générale ; on voit qu’ils ont été déterminés par la largeur du temple, dont ils font le tiers.

Un escalier fort étroit, qui débouche dans le massif de la seconde porte, et qui a deux rampes, servait à monter sur la plate-forme ; sa largeur n’excède guère un demi-mètre[5]. Il est bien exécuté ; mais l’une des rampes étant appliquée contre le mur du temple, au lieu d’être prise dans l’épaisseur de la muraille, il suit de là que la première salle manque un peu de symétrie, et que les portes ne sont pas au milieu.

Le temple est considérablement enfoui à l’extérieur. Les colonnes latérales sont enterrées jusqu’au-dessus des chapiteaux, et les galeries sont encombrées de quatre mètres et demi[6] ; l’entrée et les salles du temple le sont beaucoup moins. C’est principalement dans la galerie du nord que le sol est le plus exhaussé ; entre les décombres et le plafond, il n’y a pas la hauteur d’un homme. Ayant remarqué que la frise qui décore intérieurement l’architrave de cette galerie était parfaitement conservée d’un bout à l’autre, je voulus la dessiner complètement ; travail qui était facilité par ces mêmes buttes de décombres, lesquelles m’élevaient à la hauteur du bas-relief. Je trouvai le sol si exhaussé vers l’extrémité, que l’architrave posait sur la poussière, et par conséquent il n’y avait point de jour : il me fallut, dans cette portion de la galerie, me traîner sur le ventre, à la lueur d’une bougie ; et je ne parvins à copier exactement cette longue bande de figures qu’avec les plus grandes fatigues[7].

La disposition que je viens de décrire retrace fort bien celle d’un temple périptère, sorte de temple qui était environné de colonnes sur les quatre côtés. Les massifs qui occupent les angles répondent aux antes ou parastates, qui étaient, selon Vitruve, des pilastres angulaires tenant lieu de colonnes.

Le diamètre des colonnes de ce temple est d’un peu plus de huit décimètres et demi[8] ; la colonne a environ cinq diamètres et demi. Si l’on divise en dix parties la hauteur totale du temple, la colonne entière en fait six, et sans le chapiteau, cinq ; le dé, deux, et l’entablement, deux : c’est-à-dire que la hauteur des colonnes, depuis le sol jusqu’à l’architrave, fait quatre fois celle de l’entablement.

À quatorze mètres[9] de l’entrée du temple, on trouve deux colonnes enterrées, dont on ne voit plus que les chapiteaux : plus loin encore sont des restes d’édifices presque entièrement cachés sous les décombres. Il paraît qu’il y avait là des constructions assez étendues ; mais il est difficile de dire si elles étaient liées au plan du temple ; il n’y a qu’une fouille qui aurait pu nous l’apprendre, et l’on n’a pas eu le temps de l’exécuter.

Les petits édifices qui accompagnent ordinairement les grands temples, comme ici à Edfoû, ainsi qu’à Denderah et en d’autres lieux, ont tous une disposition constante qui diffère tout-à-fait de la disposition ordinaire : c’est toujours une ou plusieurs salles entourées de galeries de colonnes ou de piliers. Cette partie était précédée d’une enceinte de colonnes plus élevées et à jour : tantôt cette enceinte a disparu, ou même n’a pas été construite, comme on l’observe à Edfoû, à Denderah, etc. ; tantôt cette enceinte est debout, et c’est le temple qui manque, ainsi qu'on le voit à Philæ ; mais on trouve à Hermonthis l’une et l’autre, et cet exemple fait voir ce qu'était la disposition complète d’un typhonium[10].

La dénomination de typhonium convient bien à ces petits temples ; car l’image de Typhon et les figures typhoniennes y sont perpétuellement répétées : Strabon d’ailleurs a consacré ce nom[11]. La figure de Typhon y est représentée au dessus des chapiteaux des colonnes, et presque en ronde-bosse, sur un dé fort allongé, qui a la même largeur que le fût. Cette décoration d’un style particulier, et ces dés d’une hauteur extraordinaire, constituent l’un des caractères principaux des typhonium, et leur donnent une physionomie propre. On a essayé d’en fournir une idée complète, en représentant le petit temple d’Edfoû entièrement déblayé et chargé de tous ses ornemens[12].

Une autre remarque générale qui est propre aux petits temples, c’est que leur direction est perpendiculaire à celle des grands édifices qu'ils accompagnent : cette particularité est digne d’attention[13]. Ici, à Edfoû, l’angle formé par les axes des deux temples est de 99°. Comme le grand temple est tourné exactement au midi, le typhonium regarde le levant. Il n’y a pas de doute que cette différence d’exposition n’eût un motif : il serait intéressant de le découvrir ; mais je ne m’arrêterai point à cette recherche.

Le dé allongé qui surmonte les colonnes n’est pas toujours sculpté ; mais, dans ce cas, il est manifeste que cela est dû au défaut d’achèvement, et que ce dé devait contenir sur les quatre faces une figure de Typhon, semblable à celle qui se voit à Edfoû[14]. La taille de cette dernière figure est un peu au-dessous de la stature humaine. Son attitude a quelque chose de pénible ; elle a les jambes écartées, et les mains appuyées sur les hanches ; une ceinture nouée derrière le dos descend entre les jambes : ses membres sont courts ; la grosseur en est disproportionnée, mais celle de la tête l’est encore davantage. Cette tête, presque sans front, extraordinairement large et barbue, a un caractère encore plus bizarre que monstrueux, et ne ressemble pas mal à une caricature. La physionomie est riante : les yeux, les coins de la bouche et les joues sont tirés en haut, et les dents sont à découvert. Tous ces traits ont été sculptés d’un ciseau ferme, et font voir quelque connaissance de l’anatomie extérieure[15] ; les sourcilières qui rident les sourcils, l’orbiculaire qui ferme la paupière, les pyramidaux qui dilatent le nez, les muscles qui relèvent et tirent la lèvre supérieure vers l’oreille, en un mot tous les muscles qui concourent à l’expression du rire, sont fortement exprimés. La gravure n’a pu rendre tous ces détails, à cause de l’échelle ; on trouvera de ces figures en grand dans la planches de la collection[16].

La saillie de ces figures de Typhon est, comme je l’ai dit, plus qu’en demi-relief ; leurs pieds posent sur le dessus du chapiteau. Ce chapiteau est de l’espace ! ce la plus fréquente, la même que j’ai montrée dans le grand temple, surtout dans le second portique, où elle supporte la figure d’Isis. En général, les temples dédiés à Isis, et les portions des autres temples consacrées particulièrement à cette divinité, ont dans leur décoration la plus grande analogie avec les temples de Typhon ; c’est ce qu’on verra par la suite de cet ouvrage. Les ornemens du typhonium d’Edfoû vont en servit de preuve et d’exemple.

Toutes les sculptures, en effet, renferment ou l’image de Typhon, ou celles d’Isis et de son fils Horus. La frise qui règne en haut de la grande salle est composée des figures de Typhon et de Nephtys, alternativement répétées avec celles d’Horus ou Harpocrate assis sur une fleur de lotus[17]. Partout on voit Isis et son fils qui semblent repousser les influences du mauvais génie. Dans un de ces sujets, dont le temps n’a permis de copier qu’une portion, on remarque Isis au milieu et comme enveloppée d’une multitude de tiges de lotus ; le plus souvent elle allaite son fils ou le tient dans ses bras. Une figure à tête de crocodile et à bras humains, ayant le corps d’une truie et la gueule béante, se tient à côté d’Horus ; cette image est celle de Nephtys, sœur de Typhon dans la mythologie égyptienne ; c’est l’emblème de la terre stérile, opposée à Isis, qui est le symbole de la terre féconde. Elle varie souvent par la tête et par les attributs ; mais le corps est toujours le même : quelquefois sa tête est celle d’un hippopotame. Ce monstrueux quadrupède est lui-même représenté en entier dans la frise de la galerie du sud[18], placé sur un cube, avec une gerbe ou faisceau de plantes derrière lui.On le reconnaît à ses jambes grosses et courtes, à sa tête démesurée et semblable à celle du buffle, à son pied fendu en quatre ongles et à sa queue très-courte[19]. Il est curieux de trouver sur les monumens la figure de cet animal qui a disparu de l’Égypte : on en verra dans l’atlas d’autres figures encore mieux caractérisées. On sait que l’hippopotame était consacré à Typhon, ainsi que le crocodile[20]. Je citerai ici un passage d’Eusèbe, qui semble être la traduction d’une partie de cette même frise. « Dans la ville d’Apollon ou Horus, dit-il, ce dieu a pour symbole un homme à tête d’épervier, armé d’une pique, et poursuivant Typhon, représenté sous la forme d’un hippopotame[21]. » Il est aisé au lecteur qui a le bas-relief sous les yeux, d’y reconnaître cette description ; Horus à tête d’épervier est la seconde figure derrière l’autel de l’hippopotame. Un rapprochement aussi curieux méritait place dans cette description.

On remarque dans le temple une frise où sept femmes tiennent des disques à la main, et une autre composée de six femmes assises, tenant le jeune Harpocrate dans leurs bras ; dans l’un des bas-reliefs, il est debout sur les genoux d’un personnage à tête d’épervier.

La frise de la galerie du midi et celle de la galerie du nord, dont j’ai déjà parlé, se distinguent des autres sujets par le grand nombre de figures qui les composent et qui forment une sorte de procession ; derrière elles sont de nombreuses tiges de lotus. Beaucoup de ces figures ont des couteaux, des piques, des arcs ou des flèches à la main ; dans la frise du nord, on voit même deux lions debout et armés de deux couteaux. La frise du midi n’a été copiée qu’en partie ; mais celle du nord l’a été d’un bout à l’autre, à l’exception des colonnes d’hiéroglyphes de la fin, qu’on a figurées dans la planche en arrachement[22]. Il y avait soixante-quinze de ces colonnes, toutes conservées, et il est bien à regretter que le temps ait manqué pour recueillir cette longue inscription.

La procession de cette frise du nord est composée de quarante-cinq figures, dont les dix premières marchent vers le derrière du temple, toutes décorées de la croix à anse, emblème de la puissance et de la divinité ; les autres leur tournent le dos, et sont généralement armées comme je l’ai dit. La plupart ont devant elles une petite phrase hiéroglyphique, formée de quatre à cinq caractères, quelquefois seulement de deux, ou même d’un seul. Les personnages ont des têtes de belier, de serpent, de chien, de vautour, de bœuf, de lion, de lièvre, etc. Sous le rapport du dessin, il faut remarquer une enseigne fort bien ajustée, composée d’un chacal ayant l’ubœus devant lui ; on remarque aussi le lion à tête d’épervier, assis au-dessus d’un serpent, qui se reploie sous le poids du corps de ce lion chimérique. Cette dernière figure est une espèce de sphinx qui n’était pas décrite, et que j’ai déjà fait remarquer sur les colonnes d’Ombos. On remarque aussi vers le milieu de la frise un cygne placé sur un cube et précédé de quatre serpens. Je finirai par citer un groupe de figures assises que l’on voit dans l’intérieur, et dont le contour a été répété trois fois, pour indiquer trois figures. Les Égyptiens avaient coutume de représenter ainsi une multitude ; le peuple en adoration est figuré par trois personnages de suite agenouillés, ou par un seul dont le galbe est triplé.

J’en ai dit assez sur les sculptures du typhonium d’Edfoû, pour aider à découvrir leur objet principal. On y reconnaît, comme dans le grand temple, la représentation des cérémonies relatives au solstice d’été. La figure d’Isis, tout environnée de lotus[23], désigne clairement la terre couverte par les eaux de l’inondation. Les lotus qui forment le fond des deux longues frises dont j’ai parlé, indiquent la même époque de l’année. On a déjà fait remarquer ce lion à tête d’épervier, qui pose sur les replis d’un serpent[24] : il est couronné des attributs de la force et de la divinité. L’épervier, symbole du soleil, désigne ici la toute-puissance de cet astre arrivé à son apogée ; et le serpent que la figure écrase, est l’emblème des influences malfaisantes qui sont détruites au renouvellement de l’année.

Le premier personnage de cette même frise est une figure à tête d’ibis : il est très-remarquable que c’est la même qui commence la frise du portique du grand temple[25] ; elle y indique également le premier mois de l’année ou le mois du solstice d’été. Toutes ces figures armées de flèches, rappellent le sagittaire, qui désigne dans le zodiaque la fin du printemps et l’approche, du solstice. Quant à l’époque à laquelle se rapportent ces peintures, elle me paraît marquée par la figure du lion, très-commune dans la frise, notamment par les deux lions debout armés de couteaux. Pour exprimer symboliquement que sous le signe du lion les influences nuisibles étaient anéanties, pouvait-on imaginer rien de mieux que d’armer la figure même de cet animal ? Mais ce qui annonce parfaitement la même époque, c’est encore ce lion, qui occupe le milieu de la galerie[26] ; cette figure est principale dans la frise, et par sa place, et par sa proportion. En joignant au corps du lion la tête de l’épervier, l’artiste me semble avoir indiqué fort bien que le soleil était alors dans la constellation du lion ; car l’épervier était l’emblème du soleil. C’est ainsi que ces figures complexes, qui ne semblent au premier coup d’œil que des compositions fantasques, ou qui ne sont remarquées que pour l’art et le goût du dessin, avaient été imaginées par les Égyptiens pour peindre les phénomènes naturels, et en fournir en quelque sorte une image sensible[27]. Si donc cette conjecture est fondée, et si l’on convient que les auteurs du temple ont voulu marquer dans les sculptures le temps de son érection, on sera porté à conclure que cet édifice date de l’époque où le solstice d’été avait lieu dans la constellation du lion, et qu’on y a peint l’instant du renouvellement des saisons ; mais l’on ne trouve pas ici une limite, comme dans le grand temple, ni des indices suffisans pour assigner un temps déterminé.

  1. Cinq cent soixante-sept pieds environ.
  2. Soixante-quatorze pieds environ
  3. Quarante-cinq pieds
  4. Vingt-trois pieds et demi environ
  5. Dix-neuf pouces.
  6. Quatorze pieds.
  7. Voyez pl. 62, fig. 1, côté a b, et pl. 64.
  8. Deux pieds huit pouces.
  9. Quarante-trois pieds.
  10. Voyez pl. 94, et la Description d’Hermonthis.
  11. Strab. l. xvii, p. 815
  12. Voyez pl. 65
  13. Voyez les plans d’Ombos et de Philæ : il en est de même à Karnak, à Denderah.
  14. Voyez pl. 62
  15. Voyez supra, p. 315, note 1.
  16. Consulter les pl. 96, fig. 3, et 97, fig. 1, ainsi que celles dy typhonium de Denderah, pl. 32, 33, A. vol. iv.
  17. Voyez pl. 63, fig. 5
  18. Voyez pl. 63, fig. 6.
  19. Voyez l’Hist. nat. de Buffon, in-12, 1769, t. x, p. 187.
  20. Plut. de Iside et Osiride.
  21. Euseb. Præp evang. l. iii, c. xi, p. 117.
  22. Voyez pl. 64.
  23. Voyez pl. 63, fig. 4.
  24. Voyez pl. 64.
  25. Voyez pl. 68, fig. 2, et ci-dessus, page 320.
  26. En restituant dans la planche les soixante-quinze colonnes d’hiéroglyphes, on verra que cette figure était au milieu de la frise.
  27. Ce n’est pas ici le lieu d’étendre cette remarque : on se propose de le faire dans l’Essai sur l’arten Égypte.