Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre VII/Partie I

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GRAND TEMPLE D’ESNÉ.


Il serait difficile de peindre l’effet que produisit sur nous l’aspect intérieur du portique d’Esné. Son architecture, dont les autres monumens de l’Égypte ne nous avaient donné qu’une faible idée, fit sur chacun de nous la même impression : nous étions saisis d’une certaine admiration confuse, que nous n’osions en quelque sorte avouer ; et, jetant alternativement les yeux sur le monument et sur nos compagnons de voyage, chacun de nous cherchait à s’assurer s’il était trompé par sa vue ou par son esprit, s’il avait perdu tout-à-coup le goût et les principes qu’il avait puisés dans l’étude des monumens grecs ; enfin, si son erreur était partagée, ou son jugement confirmé. Cette lutte de la beauté réelle de l’architecture que nous avions sous les yeux, contre nos préjugés en faveur des proportions et des formes grecques, nous tint quelques temps en suspens ; mais bientôt nous fûmes entraînés par un mouvement unanime d’admiration. On s’empressait de se communiquer les beautés dont on était plus particulièrement frappé, soit en considérant l’ensemble de l’édifice, soit en examinant de près la pureté et l’élégance des détails d’architecture, le fini des sculptures, et la précision des plus petits hiéroglyphes.

Une description simple, fidèle et détaillée du monument d’Esné, est, à notre avis, le plus bel éloge que l’on puisse en faire : aussi n’emploierons-nous aucun autre moyen pour faire partager aux lecteurs les sentimens que nous avons éprouvés.

Le portique d’Esné est soutenu par vingt-quatre colonnes de 5m.40 de circonférence, sur 11m.30 de hauteur, en y comprenant le chapiteau. Ces vingt-quatre colonnes, disposées sur quatre rangs, sont surmontées de dés, et réunies par des architraves qui portent les pierres du plafond. Les entre-colonnemens sont d’une fois et demie le diamètre de la colonne : celui du milieu est double des autres ; il conduit de la porte principale à celle du temple, dont la façade se dessine en saillie dans le fond du portique. À gauche et à droite, dans les renfoncemens formés par la saillie du temple, on aperçoit deux portes, qui sont, ainsi que celle du milieu, tellement encombrées, qu’elles ne laissent aucun moyen de s’assurer si les parties de l’édifice, auxquelles elles conduisaient, existent encore.

Le portique a seize mètres cinquante centimètres de profondeur, sur une largeur double ; il est fermé latéralement par des murs verticaux qui s’élèvent jusqu’a plafond, et n’est éclairé que par les entre-colonnemens de la façade. Le jour qui pourrait pénétrer par ces entre-colonnemens est encore diminué par des murs dans lesquels les colonnes sont engagées jusqu’au tiers de leur hauteur. Les battans de la porte d’entrée s’élevaient aussi à la même hauteur, en sorte que tout l’intérieur était éclairé d’une manière uniforme et mystérieuse, entièrement conforme aux cérémonies que l’on y célébrait, et que l’on dérobait aux yeux de la multitude.

La porte du milieu, dans le fond, est, comme nous l’avons dit, tellement encombrée, qu’il nous a été impossible de nous y frayer un passage : elle conduisait dans l’intérieur du temple, qui devait répondre à la magnificence de son portique. Nous avons essayé de donner une idée de son plan (voyez planche 72, tome 1), en le restaurant d’après ceux des temples d’Edfoû et de Denderah. Un second portique décoré de colonnes moins élevées que celles du premier, quelques salles successives, enfin le sanctuaire, qui était isolé au milieu du temple lui-même, telles sont les parties de cet édifice auxquelles nous avons étendu notre restauration, et dont nous pourrions presque garantir l’exactitude, d’après la connaissance que nous avons acquise de l’architecture égyptienne.

Les deux autres portes au fond du portique nous ont conduits à une restauration qui éprouvera peut-être plus de contradiction de la part des personnes peu accoutumées à la magnificence des monumens de l’Égypte. Nous convenons que cette belle colonnade dont nous environnons le temple d’Esné serait d’un effet si majestueux, qu’elle paraîtrait étonnante, même au milieu des monumens les plus imposant de la Thébaïde ; mais nous n’aurions pas hasardé de la rétablir, si nous ne l’avions jugée entièrement dans le style égyptien, et si nous n’avions pas eu, pour appuyer notre opinion, de fortes autorités, que les ravages des hommes et des temps n’ont pu anéantir.

Ces deux portes latérales ne pouvaient communiquer avec l’intérieur du temple, puisqu’elles sont en dehors de sa façade. Communiquaient-elles à l’extérieur ? on ne peut le supposer ; le mystère qui régnait dans les cérémonies égyptiennes ne permet pas d’admettre cette multiplicité d’issues inutiles, comme trop voisines et trop difficiles à garder. Quel était donc leur usage ?

Il existe dans l’île de Philæ un petit monument représenté pl. 20, tome 1, dans lequel on remarque une distribution semblable à celle du portique d’Esné. La porte du milieu communique directement avec l’intérieur du temple, et les deux autres conduisent sous une galerie qui fait le tour de l'édifice. Les entre-colonnemens de cette galerie paraissent avoir été fermés par des murs semblables à ceux dans lesquels sont engagées les colonnes de la façade.

Le plan de ce petit monument a dirigé notre restauration, qui donne aux deux portes, dont nous n’avions pas reconnu d’abord l’utilité, une destination très convenable. En effet, ces deux portes servaient de communication avec la galerie qui fait le tour du temple, et donnaient aux prêtres la facilité de faire dans l’intérieur les processions solennelles que l'on sait avoir été très en usage chez les Égyptiens. Il est remarquable que la marche que ces processions avaient à suivre, est précisément celle dont on retrouve l’indication dans les décorations des plafonds des portiques. Cette marche est particulièrement évidente dans la suite et la disposition des signes du zodiaque que l’on a retrouvé sur ces plafonds. On voit toujours la figure qui ouvre la marche sortir du temple en tournant le dos à l’intérieur, ainsi que toutes celles qui font partie du même tableau, tandis que dans celui qui en fait la suite, et qui se trouve de l’autre côté, les figures paraissent entrer dans le temple en tournant le dos à l’extérieur. Les décorations de ces plafonds ne seraient donc point de simples tableaux dans lesquels les objets seraient rangés sans ordre et sans suite ; mais elles seraient réellement l’indication d’une marche de figures assujetties à entrer dans le temple d’un côté, pour en sortir de l’autre, après avoir fait le tour entier du monument.

On nous reprochera peut-être de nous appesantir sur une discussion qui, au premier coup d’œil, peut paraître d’une faible importance : mais nous ferons observer que la distribution des temples devait avoir une liaison intime avec les cérémonies que l’on y célébrait, et, par conséquent, avec la religion elle-même ; l’étude de la religion et des usages des anciens Égyptiens est d’un intérêt si vif, que rien de ce qui peut la faciliter ne doit être négligé.

Malgré toutes les recherches que nous avons faites, nous n’avons pu découvrir dans les rues adjacentes aucun indice des parties du monument dont nous donnons la restauration ; mais nous avons remarqué que le sol des maisons, derrière le portique, est à la hauteur des deux tiers des colonnes. On trouve, de plus, quelques grosses pierres disposées sans ordre, au pied de ces maisons, et un escalier qui conduisait des terrasses du temple sur celles du portique. Il est donc probable que le temple entier est enseveli, presque intact, sous les maisons actuelles ; la parfaite conservation de la partie que nous avons retrouvée porterait à le croire. En effet, comment supposer que le temple a été démoli, tandis que son portique aurait été tellement respecté qu’il n’y manque pas, pour ainsi dire, un seul fragment ? Il est plus naturel de penser que les deux parties de ce monument auront le même destinée. Déjà la terrasse du portique est recouverte de démolitions de maisons qui, en s’accumulant, l’envelopperont bientôt : il disparaîtra comme le temple lui-même, et subira le sort qui est infailliblement réservé à tous les monumens anciens renfermés dans les villes modernes de l’Égypte.

Le temple fait face au Nil : son axe est dans la direction nord-est, faisant un angle de 60° avec la boussole.

Dans l’état actuel du monument d’Esné, il est impossible de juger, sur les lieux, de l’effet qu’il devait produire à l’extérieur : il est tellement encombré, et tellement resserré par les maisons qui l’environnent, que l’on ne peut, d’un même coup d’œil, embrasser l’ensemble de son élévation. Afin de nous en rendre compte, nous l’avons dessiné, en faisant usage de toutes les mesures que nous avons pu recueillir, et nous avons exprimé, autant qu’il a été possible, le caractère du monument, en copiant une grande partie des décorations, et en suppléant, pour l’effet architectural, à celles que nous n’avons pas eu le temps ou la facilité de dessiner.

Il résulte des mesures que nous avons rassemblées, que la façade du monument a 14m.88 de hauteur, sur une largeur, à la base, de 37m.36. Elle présente six colonnes et deux antes inclinées à l’extérieur d’un vingtième, et surmontées d’une architrave et d’une corniche élégante.

En prenant pour module le diamètre du bas de la colonne, les différentes parties de l’élévation ont, à peu près, les proportions suivantes

Base de la colonne » ¼
Fût de la colonne 5 »
Chapiteau 1 »
» ½
Architrave » ½
Baguette » »
Corniche » »
Total 8 ¼
Le diamètre de la colonne, dans la partie supérieure,

a un huitième de moins que dans la partie voisine de la base. Les corniches et les chapiteaux ont beaucoup d’élégance, et donnent à tout l’édifice une grande légèreté. La base a, sur le fût de la colonne, une saillie d’un huitième de module ; la campane du chapiteau, à sa naissance, un seizième, et à la partie supérieure, un demi-module : en sorte que le chapiteau a deux modules ou 3m.60 de diamètre, environ 10m.80 de circonférence.

La baguette saille de la moitié de son diamètre ; et la corniche, de la moitié de sa hauteur.

La baguette qui sépare la corniche d’avec l’architrave court le long de tous les angles, et produit un effet plus agréable que ne feraient de simples arêtes sujettes à se briser : elle forme un encadrement à tous les tableaux hiéroglyphiques.

Quelles que soient la grandeur, la richesse et l’élégance de la porte d’entrée du portique, on n’en sera pas moins choqué de sa disposition, et de celle des murs d’entre-colonnement dans lesquels les colonnes sont engagées ; car on ne peut nier qu’ils ne cachent et ne déforment en partie les colonnes de la façade. Les architectes égyptiens ont, sans doute, été déterminés à prendre ce parti, par l’exactitude scrupuleuse avec laquelle ils s’attachaient à suivre les règles des convenances. En effet, les portiques égyptiens n’avaient pas la même destination que les portiques des temples grecs. Ceux-ci n’étaient pas uniquement destinés à recevoir le peuple dans les cérémonies religieuses ; c’était encore des lieux de refuge momentané contre les ardeurs du soleil et les intempéries des saisons : ils devaient être accessibles de toutes parts, et les colonnes dégagées se voyaient dans toutes leur élégance. Ils différaient donc essentiellement des portiques égyptiens, qui n’étaient ouverts que pendant quelques jours de l’année, lorsque le peuple était admis à y pratiquer le culte de la divinité adorée dans le temple : les prêtres y offraient quelquefois le simulacre du dieu à la vénération de la multitude ; c’était un lieu intermédiaire entre les prêtres et le peuple, un lieu sacré, que l’on devait interdire aux regards même des étrangers.

Toute la surface intérieure et extérieure du monument est décorée de tableaux hiéroglyphiques. La corniche de la façade est ornée de cannelures et de phrases hiéroglyphiques alternées. Un disque ailé occupe toute la largeur de l’entre-colonnement du milieu. L’architrave, les dés des chapiteaux, les colonnes et la porte principale, sont couvert d’hiéroglyphes disposés par bandes horizontales et verticales. Les murs d’entrecolonnement et les antes sont décorés de tableaux représentant des offrandes à diverses divinités. Ces divinités sont généralement assises, et devant elles sont placés les porteurs d’offrandes, qui paraissent arriver de l’extérieur. À la partie supérieure des murs d’entrecolonnement sont sculptés de face des serpens, dont les têtes sont surmontées de disques. Les décorations des murs extérieurs sont aussi composées de grands tableaux, dans lesquels se trouve fréquemment représenté le dieu à tête de bélier. Les sculptures de la face exposée au sud sont extrêmement dégradées ; ce que l’on doit attribuer au peu de largeur de la rue assez fréquentée dont elle borde un des côtés. Dans toutes les parties de l’édifice qui touchent au sol, nous avons trouvé la décoration de fleurs et boutons de lotus.

Toutes les décorations de l’extérieur sont sculptées en relief dans le creux ; toutes celles de l’intérieur son en relief. Les six colonnes de la façade ont été considérées comme appartenant à l’extérieur, et sculptées en relief dans le creux. Cette différence dans la manière de sculpter les décorations à l’extérieur et dans l’intérieur montre jusqu’à quel point les Égyptiens ont poussé la prévoyance pour la conservation de leurs monumens ; car il est certain que le genre de sculpture, qu’ils ont adopté pour l’extérieur, était le plus propre à préserver les figures hiéroglyphiques des inconvéniens auxquels leur position les exposait, et qui n’étaient pas à craindre dans l’intérieur.

Ces deux genres de sculpture conviennent mieux aussi à la manière dont les tableaux sont éclairés. À l’extérieur, où la lumière est toujours extrêmement vive, les ombres vigoureuses et les arêtes brillantes donnent beaucoup d’éclat à la décoration : dans l’intérieur, qui ne reçoit, au contraire, qu’une lumière de reflet, les ombres n’offrent presque aucune opposition, et les contours des sculptures sont conservées dans toute leur pureté.

L’intérieur du portique d’Esné n’est pas moins richement décoré que son extérieur. La pl. 74 représente une partie de cette décoration : l’idée qu’elle en donne n’est encore que très-imparfaite, puisque les tableaux ne sont pas accompagnés de leurs hiéroglyphes, que nous n’avons pas eu le temps de dessiner complétement. L’échelle de ce dessin est proportionnée aux détails qu’il renferme. Nous ne nous attacherons pas à décrire ces bas-reliefs ; nous ferons seulement remarquer le tableau qui se troube au milieu de la première rangée en bas. Il représente une chasse d’oiseaux au filet : ce filet renferme des oiseaux de toute espèce, bien caractérisés ; et les personnages qui le font mouvoir sont bien en action. Quelques parties de la décoration ont été données plus en grand dans les pl. 78, 80, 81 et 82, parce qu’elles contiennent plus de détails, et particulièrement tous les hiéroglyphes copiés exactement ; tout le plafond est couvert des cultures intéressantes.

Dans toutes les sculptures du portique d’Esné, on trouve très-fréquemment représenté le dieu à tête de belier, qui est devenu le Jupiter Ammon des Grecs. On le remarque particulièrement au-dessus de la porte d’entrée du temple ; il est placé dans un grand disque : à droite et à gauche sont des prêtres en adoration (voyez pl. 80, fig. 4). La position de cette divinité dans la place la plus remarquable du monument, et sa fréquente répétition dans les décorations emblématiques de tout le portique, ne permettent pas de douter que le temple ne lui fût consacré. Les murs d’entre-colonnement, qui ferment la façade du portique, sont décorés à l’intérieur de tableaux semblables à celui qui est représenté pl. 81. Les murs n’ont point de corniche dans l’intérieur, et ils n’ont d’épaisseur que le demi-diamètre de la colonne : les fig. 1 et 2 de la pl. 80 en représentent la coupe et l’élévation. La fig. 4 de la pl. 72 représente la coupe décorée du portique d’Esné : on peut mieux juger, par ce dessin, de la proportion de la colonne, qui n’est pas engagée et déformée comme dans l’élévation.

Les bases des colonnes ne portent aucune décoration.

Les décorations des fûts des colonnes se composent de trois parties, savoir : 1o. la partie inférieure, qui diffère dans presque toutes les colonnes, et dont on peut voir le développement dans la pl. 78, fig. 14, 15, 16, 17, 18, 19 ; 2o. le milieu, qui est à peu près semblable pour toutes les colonnes ; 3o. la partie supérieure, qui diffère dans presque toutes les colonnes, et dont les détails sont développés pl. 78, fig. 8, 9, 10, 11, 12, 13.

Quant aux chapiteaux, leur richesse et leur variété méritent que nous entrions dans quelques détails. Ces chapiteaux sont au nombre de quinze différens ; et comme il y a vingt-quatre colonnes, il en résulte que plusieurs de ces chapiteaux doivent se répéter quelquefois. La symétrie, qui est très-bien observée pour les six chapiteaux de la façade, n’est pas aussi exactement suivie dans l’intérieur du portique. On trouvera dans l’index des planches l’indication des places qu’occupent ces divers chapiteaux, ainsi que les décorations des parties supérieures et inférieures des colonnes. Tous les chapiteaux, excepté celui qui est représenté pl. 78, fig. 3, ont la même hauteur, et la même saillie sur le fût de la colonne. À une certaine distance, ils paraissent tous semblables : on n’aperçoit que leur galbe élégant, et la diversité de leurs décorations est insensible ; mais, en les examinant de plus près, on reconnaît sur chacun d’eux une multitude de détails intéressans. Ce sont en quelque sorte des bouquets de plantes indigènes, parmi lesquels on distingue particulièrement le régime, la feuille et la fleur du palmier, la vigne et son fruit, le lotus et le jonc : ces plantes paraissent attachées par cinq liens horizontaux qui forment une partie de la décoration du fût de la colonne.

Le chapiteau, pl. 78, fig. 3, a plus de hauteur que les autres, en conservant la même saillie ; ce qui lui donne beaucoup plus de légèreté et d’élégance. Il est composé de huit branches de palmier attachées autour de la campane. La simplicité et la pureté de ce chapiteau se réunissent à ses autres qualités, pour lui assurer le premier rang parmi ceux que les Égyptiens ont composés. Quoique les dessins des voyageurs modernes, qui semblent avoir pris à tâche de le défigurer, n’aient pu en donner qu’une bien faible idée, il a pourtant fixé l’attention de quelques architectes, qui l’ont employé dans des édifices particuliers : son extrême beauté doit faire concevoir l’espérance de le voir un jour embellir de grands monumens, et contribuer à donner un nouveau caractère à l’architecture du XIXe siècle.

Il n’en sera pas de même du chapiteau représenté pl. 78, fig. 5 ; cependant on ne pourra s’empêcher de remarquer, en jetant les yeux sur notre dessin, que les Grecs y ont évidemment pris le goût des volutes du chapiteau ionique. La multiplicité des détails de sculpture de ce chapiteau en rendait l’exécution difficile ; néanmoins les Égyptiens y ont mis beaucoup de précision.

Au-dessus de ces chapiteaux on a tracé des sections faites à différentes hauteurs, pour indiquer les saillies de leurs diverses parties. Quelques-uns de ces chapiteaux sont composés d’une campane régulière et continue ; d’autres sont découpés en quatre ou huit parties. La campane du chapiteau à feuilles de palmier est découpée en autant de parties qu’il y a de palmes.

Dans le dessin géométral, la partie supérieure du chapiteau paraît un peu lourde ; mais il est facile de voir que la perspective devait faire disparaître entièrement ce défaut. Il suffira, pour s’en convaincre, d’examiner les dessins représentés pl. 75, en observant que le point de vue d’où ils ont été pris n’est pas encore le plus favorable, à cause de l’encombrement du portique. On doit même admirer l’adresse avec laquelle les Égyptiens ont su voiler un défaut que la solidité de la construction ne permettait pas d’éviter ; car on n’aurait pu diminuer l’épaisseur de cette partie supérieure du chapiteau sans l’exposer à être promptement brisée.

Toutes les sculptures du portique d’Esné sont faites avec précision et facilité. Les figures d’animaux, et particulièrement celles d’épervier, de belier, de lion et de crocodile, qui sont souvent répétées, sont parfaitement dessinées. L’effet général de ces sculptures est fort agréable ; le ton noir qu’a pris la pierre, et la poussière grise qui s’est déposée sur les parties saillantes, contribuent à les faire ressortir, sans que l’œil soit fatigué de la multiplicité des détails.

Si l’on réunit toutes les parties du monument que nous venons de décrire ; si l’on se transporte par la pensée au milieu de ces colonnes majestueuses, sous ces chapiteaux dont la masse colossale serait effrayante, sans l’attention qu’ont eue les architectes de la voiler, en quelque sorte, sous les proportions les plus élégantes ; enfin, si l’on se représente ces murs couverts intérieurement et extérieurement, dans toute leur étendue, de tableaux emblématiques aussi remarquables par la beauté de leurs sculptures que par l’éclat des brillantes couleurs dont elles sont encore enrichies, on ne pourra refuser aux architectes égyptiens un juste tribut d’admiration. Les habitans de l’Égypte, ceux même qui vivent au milieu de ces anciens monumens, les voient toujours avec un étonnement que le temps n’affaiblit pas, et qui les porte à attribuer leur origine à des puissances surnaturelles.

Pour présenter l’ensemble de toutes les parties du portique d’Esné que nous avons données séparément, pour les faire juger comparativement et faire sentir le jeu de la lumière et des ombres au milieu des colonnes de ce lieu mystérieux, en un mot, pour rendre l’effet général de ce monument, nous avons pensé qu’il était nécessaire d’offrir la vue perspective représentée pl. 83 : si elle produit quelque impression, qu’on juge des sensations que nous éprouvions, lorsqu’à chaque pas des points de vue aussi étonnans que celui-là s’offraient à nos regards.

Cette perspective est prise à la hauteur de deux mètres au-dessus du sol ; toutes les parties du monument qui se trouvaient entre l’œil du spectateur et le plan du tableau ont été supprimées. On a employé dans les décorations tous les détails donnés dans les planches précédentes, en suppléant à ceux qui manquaient ; ce qui ne peut entraîner dans aucune méprise, et contribue à produire l’effet général et vrai de toutes les parties de l’édifice, en les mettant en harmonie. Enfin l’on a supposé qu’une procession solennelle entrait dans le temple, et l’on s’est servi, pour l’ensemble des personnages de cette procession et pour leurs costumes, d’un dessin recueilli dans un des édifices de Thèbes, à Medynet-Abou.

La ligne du tableau a été choisie de manière que le zodiaque sculpté dans un des soffites se trouvât sur le premier plan ; ce qui donne le moyen de juger de la disposition et de la marche des douze signes. Leur ordre est parfaitement observé : ils sont disposés sur deux bandes dans le sens de la longueur du soffite. Toutes les figures d’une même bande ont le visage tourné du même côté, et la tête vers le milieu du portique : le taureau et le belier sont en travers du plafond ; le scorpion et le cancer sont représentés marchant sur le plafond, en suivant le reste de la procession ; les poissons sont dressés sur la queue ; enfin le sagittaire est entièrement renversé les pieds en haut, mais suivant toujours dans sa marche la même direction que les autres signes.

C’est le seul zodiaque égyptien qui se trouve en entier dans le même entre-colonnement ; mais il est à remarquer qu’il y conserve une disposition analogue à celle des zodiaques placés dans deux entre-colonnemens différens. Les six premiers signes paraissent entrer dans le temple, pendant que les six autres en sortent ; et ils sont séparés les uns des autres par une bande d’hiéroglyphes qui partage le tableau dans toute sa longueur.

Dans la perspective que nous donnons, le dessin du zodiaque n’est pas suffisamment détaillé. On trouvera ce monument astronomique représenté avec la plus grande exactitude pl. 79 ; mais il est indispensable, pour faciliter l’intelligence du travail auquel il donnera lieu[1], de bien faire concevoir sa position dans le plafond du portique. Ce tableau étant d’ailleurs un de ceux que l’on a pu le mieux interpréter jusqu’à présent, il était naturel de lui réserver une place qui le mit en évidence. Si l’on pouvait rendre un compte aussi satisfaisant des autres tableaux hiéroglyphiques qui décorent la perspective que nous donnons, elle acquerrait pour nous-mêmes, qui sommes étrangers aux mœurs et aux lois des anciens Égyptiens, un intérêt inappréciable. Combien donc ce temple devait-il inspirer de vénération aux hommes qui de tous côtés y voyaient tracés en caractères ineffaçables leurs lois, les principes et les beaux résultats de leurs sciences, les préceptes de leur morale et de leur religion !

Le portique d’Esné est entièrement construit en grès. Les pierres du plafond ont jusqu’à sept à huit mètres dé longueur, sur deux de largeur : elles étaient retenues entre elles par des tenons dont on voit encore les traces. Ces pierres étaient simplement rapprochées les unes contre les autres, et se joignaient parfaitement dans toute leur longueur, sans le secours d’aucun mortier[2].

La surface intérieure et extérieure du portique d’Esné est d’environ cinq mille mètres carrés. Elle est entièrement couverte d’hiéroglyphes : ainsi, en admettant qu’un sculpteur ait pu exécuter par jour un dixième de mètre carré de cette décoration, il a fallu cinquante mille journées pour l’achever entièrement. Il entre dans la construction de ce portique environ 3 500 mètres cubes de pierre.

Nous ne pouvons donner aucun détail sur la manière dont le monument était fondé ; nous pouvons seulement assurer que ses fondations n’ont fléchi dans aucune partie, et qu’il a parfaitement conservé son aplomb. Pour donner des renseignemens plus satisfaisans à cet égard, il aurait fallu faire des fouilles considérables : mais le temps nous a manqué pour les exécuter. Elles se liaient à un projet plus vaste, qui était de démolir toutes les maisons qui environnent le temple : on l’aurait ensuite débarrassé de tous les décombres qui y ont été accumulés. La position de ce monument, au milieu d’une des villes les plus peuplées de la haute Égypte, et qui était devenue un quartier des Français, aurait beaucoup facilité cette entreprise ; on aurait trouvé autant d’ouvriers qu’on aurait pu en désirer ; ils auraient été continuellement surveillés ; et il ne leur aurait pas été possible de combler successivement nos fouilles, comme cela est souvent arrivé dans les lieux ou les mouvemens de l’armée ne permettaient pas de laisser de garnison : mais les circonstances de la guerre obligèrent le général en chef à concentrer toutes les forces aux environs du Kaire, et à laisser le gouvernement de la province d’Esné à Mourâd-bey. La ville d’Esné fut évacuée, et avec elle nous perdîmes l’espoir de voir le temple sortir, pour ainsi dire, des décombres, d’examiner ses fondations, son élévation au dessus de la plaine et du Nil, et d’acquérir, sur l’art de bâtir des Égyptiens, des renseignements précieux.

Nos regrets étaient d’autant plus vifs que nous ne pouvions nous dissimuler que ce monument, qui s’ensevelit tous les jours davantage, aura bientôt disparu pour jamais.

Un jour peut-être quelque nouveau voyageur tournera ses pas vers la haute Égypte. Si, profitant des avantages que peuvent lui offrir et nos premiers travaux et la position d’un monument placé au milieu d’une ville considérable, il se livre à de nouvelles recherches, nous ne doutons pas qu’il n’obtienne encore de précieux résultats. Il trouverait à Esné des ressources qu’il chercherait vainement ailleurs.

  1. Voyez le Mémoire sur les monumens astronomiques, par M. Fourier.
  2. Nous parlerons avec détail de la construction des édifices, et des matériaux qui y sont employés, dans le Mémoire général que nous nous proposons de publier sur l’architecture égyptienne.