Description du département de l’Oise/La Ville-Tertre

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P. Didot l’ainé (1p. 150-157).
LA VILLE-TERTRE.


Nous partîmes de Chaumont avec l’inquiétude de ne pas jouir de l’aspect des vallées qui l’entourent ; mais le brouillard se dissipa. On gravit avec peine une montagne très rude, très longue, très élevée ; on arrive sur un vaste plateau, dont les terres sablonneuses, et battues par les vents, ne sont pas d’un grand rapport. Sur la gauche est un vallon couvert de bois : on y remarque quelques demeures solitaires qu’on voudroit habiter. En continuant cette route pour nous rendre à la Ville-Tertre, nous vîmes le château de Liancourt, qui n’est pas d’une haute antiquité, mais dont on vante le point de vue. Le reste de la route est assez triste ; le plateau qu’on traverse est presque nu, sablonneux, sans arbres, sans buissons ; à force de culture, de peines, de travaux et de soins, on arrache à ce terroir ingrat quelques misérables récoltes. Le naturaliste est surpris, à l’extrémité de cette plaine élevée, en approchant de la Ville-Tertre, de trouver la terre couverte de cailloux roulés semblables à ceux qu’on voit sur les rives de l’océan ; le lendemain son étonnement cesse quand en fouillant, en examinant les terres, il les trouve remplies de toute espèce de coquillages marins.

On côtoie un grand bois, et l’on arrive au château de la Ville-Tertre, vaste, sans ornements et sans architecture, mais d’une masse imposante et grave et dans la position la plus avantageuse. Les distributions intérieures sont belles, le salon sur-tout, richement décoré : on y voit des grouppes d’amours sculptés en bois par Lepautre ; ils ornoient autrefois les appartements du duc d’Orléans, à Paris. Sur quelque point que vous portiez la vue vous êtes entourés de bois et de jardins ; au printemps, dans les jours de l’été, à la fin de l’automne, ce salon est délicieux. Quelques sites du voisinage, la vue du vieux château, ont été dessinés par Pierre. Ces dessins ornent l’antichambre, où l’on remarque quelques tableaux qui ne sont pas sans mérite.

La terre de la Ville-Tertre, délaissée pendant la révolution, n’offre plus l’ordre et l’entretien du temps passé ; les plantations sont négligées, le jardin de décoration presque abandonné. M. de Belle-Isle, chancelier du duc d’Orléans, créateur de ces lieux, en faisoit ses délices, et ne négligeoit rien pour les embellir.

L’église ou la chapelle de la Ville-Tertre offre quelques détails précieux aux amis de l’antiquité et de l’architecture. Le vaste portail de ce petit temple est orné d’animaux sculptés avec quelque délicatesse ; lapins, hippopotames, têtes singulières, perdrix, oiseaux de diverses espèces, qui ne sont pour la plupart des hommes que des caprices de sculpteurs. Je remarquai, parmi les ornements de ce portail un dessin à la grecque, parfaitement exécuté ; il en garnit le plus grand cintre. Cette chapelle est vieille sans doute, mais de beaucoup postérieure à celle de Trie : si quelque monument pouvoit approcher de l’ancienneté de cette dernière église ce seroit le vieux château de la Ville-Tertre[1] ; masse de pierre indestructible, dont on ne voit plus qu’une chambre, une énorme cheminée, des pans de murs, et des fenêtres à cintres pleins, ornées de colonnes, qui rappelleroient l’ancien palais de nos princes de la première ou de la seconde race à Beauvais, ou quelques morceaux de S. Lucien.

Nous sommes aux bornes du département de l’Oise ; dans cette partie il se termine à Boucouvillers, où jadis un poteau marquoit la séparation de la généralité de Paris et de celle de Rouen.

Je ne détaillerai pas la variété d’aspect qu’on peut avoir sans la moindre fatigue, en faisant le tour du château ; tous les genres de paysages passent sous vos yeux, plaines, vallons, montagnes, bois sombres, vallées profondes : c’est une lanterne magique. Le Montjavoult,la montagne de la Morliere se voient dans toute leur grandeur.

Une des faces du château est précédée par un bois planté de châtaigners, d’ormes, et de tilleuls qui périssent de vétusté : l’allée principale a quarante pieds de large et deux cents soixante toises de longueur ; les allées voisines ne sont pas aussi régulières : plus loin toute uniformité cesse ; les arbres sans contrainte, bien aérés, bien séparés ont atteint toute leur grandeur ; ils offrent de vastes ombrages sur des tapis de mousse jaunâtre ; à l’extrémité du bois l’œil découvre un fond très pittoresque, un immense bassin, qui se termine à l’horizon par des montagnes éloignées. Il est des points de vue faits pour les dispositions particulières de l’ame ; il est des jours où l’on ne voudroit voir que des sites mélancoliques ; des moments d’exaltation où l’on cherche l’éclat du soleil et le luxe de la campagne ; il en est où l’on n’aime que les bois solitaires et sombres. Tous les genres d’aspects, toutes les formes champêtres se voient ici réunis ; chaque individu pourroit y trouver ce qui convient à sa manière d’être habituelle ou momentanée. Pour rencontrer ce que vous cherchez aujourd’hui, ce que vous évitiez la veille, vous n’avez qu’à changer d’allée, ou d’aire de vent.

Pourquoi me suis-je imposé la loi de me taire sur les hommes que j’ai rencontrés dans ma tournée ? avec quel intérêt je parlerois des habitants de la Ville-Tertre !

Toutes les courses que j’ai faites dans les collines des environs[2] m’ont offert des pierres calcaires, des coquillages pénétrés de sucs pierreux, de beaux poudingues, composés en partie de galets dont le ciment est extrêmement dur.

J’allai voir une pierre de grès nommée pierre-frite par les villageois ; on me l’avoit indiquée comme un de ces monuments dédiés au soleil, que les Bretons nomment ar men hir, les Saxons, hir men sul ; elle n’a point la forme de ces aiguilles qui, comme les pyramides, comme les obélisques, représentaient, dit-on, les rayons du soleil ; c’est une pierre de grès de neuf pieds de large à sa base, de huit pieds d’élévation, et de quatre pieds de large à son sommet ; elle n’a pas plus d’un pied d’épaisseur ; elle est couverte de lichen. Cette pierre est fort dure, blanche dans quelques fractures, prenant ailleurs une teinte rougeâtre que lui donne l’oxyde de fer ; elle est placée au centre d’une vaste plaine, d’où l’on voit s’élever en amphithéâtre le village de la Ville-Tertre, dominé par la masse imposante du château. En se rapprochant du village on retrouve à mi-côte le banc de galets sur lequel il est placé : ces galets sont gris-blanc, et recouverts de lignes d’oxydes de fer, rouge, noir, ou jaune : plusieurs de ces cailloux sont transparents.

La Ville Tertre est environnée de carrières de pierres tendres, qui durcissent à l’air en blanchissant.

J’ai fait une ample collection de morceaux curieux d’histoire naturelle, que j’ai le projet de décrire.

Le sol de ce canton varie infiniment. Les terres à l’occident sont sablonneuses, pleines de cailloux et coupées de ravins : par leur pente rapide elles sont sujettes aux dégradations que les eaux occasionnent. À l’orient elles sont peu cultivées : la partie du midi est généralement mauvaise ; celle du nord est la meilleure. Le sable qui couvre le pays est d’une singulière variété de couleur ; à l’occident il est grisâtre ; il est brun à l’orient, gris et rougeâtre au midi : à un demi-pied de profondeur on trouve une terre rouge.

Les plantations de pommiers et de poiriers sont peu considérables et de peu de rapport. La moitié des habitants acheté des cidres en Normandie. Des pierres plates placées à fleur de terre s’opposent presque par-tout à la réussite des arbres. Le canton possède treize mille arpents de bois ; onze cents trente-cinq de ces arpents sont en taillis de peu de valeur.

Près du château on voyoit autrefois une plantation de genévriers d’une grosseur extraordinaire : ces arbres ont été détruits par la malveillance ; on en a fait des planches de six à sept pouces de largeur.

Le jardinage est d’une grande ressource. Chaque particulier est propriétaire ou locataire d’un jardin ; on en emploie une partie à la culture du lin et du chanvre, que les femmes filent.

Le pâturage sur les terres en culture est assez bon ; les prairies naturelles sont médiocres.

La petite rivière de Troesne arrose une partie de ce canton. Un ruisseau nommé la Vionne y coule de l’occident à l’orient.

On voit à S.-Cyr une fontaine ferrugineuse.

Les habitations champêtres sont plus soignées, plus salubres dans ce canton que dans la plupart des communes rurales du département de l’Oise : les mares, les fumiers en sont éloignés ; quelques unes sont couvertes en tuiles ; elles ferment à clef : leurs ouvertures sont assez larges pour que l’air y circule avec facilité ; elles sont en général bâties de pierres de taille ou de moellons.

Les habitants sont d’une bonne constitution. Les maladies y sont rares[3] ; les vieillards atteignent l’âge de soixante à soixante-dix ans. La durée de la vie, calculée par approximation, est de trente à trente-un ans. Leur langage a peu d’accent picard : c’est la partie du département peut-être où la langue du peuple approche le plus du français.

On porte ici de grosses étoffes de ratine. Les deux sexes en général sont proprement et décemment vêtus.

Il y a à la Ville-Tertre douze métiers employés toute l’année à faire des bas de coton.



  1. Ce château fut renversé par les Anglais.
  2. La montagne de Neuvillebort, qui n’est qu’un amas de coquillages, a une lieue environ d’une extrémité à l’autre ; elle présente du côté du midi une multitude d’angles saillants et rentrants, semblables à ceux qu’offrent les hautes falaises des bords de la mer : on assure que cette montagne sépare les ouragans qui l’attaquent au sud-ouest ; une partie des nuages se dirige sur Beauvais, l’autre sur la rivière d’Oise.
  3. L’asthme est la maladie la plus commune dans ce pays