Description du tableau de Lustucru

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Description du tableau de Lustucru.

début du XVIIe siècle



Description du Tableau de Lustucru1.

Amy, si tu es curieux
De voir une pièce plaisante,
Escoute, jette un peu les yeux
Sur cette image icy presente :
En ce Tableau plusieurs sujets
Sont representez et portraits
Par une excellente graveure ;
Et chaque chose au naturel
Est tracée en cette figure
Par l’art d’un burin immortel.

Il faut qu’à rire tu t’apreste
Voyant qu’un nouvel ouvrier
Bon forgeron de son mestier
S’exerce à forger une teste :
Si Boudan, ce sçavant graveur,
Est de vray le père et l’autheur
De son nom et de sa naissance,
Ce beau nom qui va triomphant
Signale autant sa suffisance
Que l’estre de son propre enfant.

Ce gros vallet refond icy
Une teste fière et facheuse,
Dont l’espoux matté de soucy
Souffroit l’humeur capricieuse :
Un sang fumeux et bouillonnant
Sort des veines abondamment
Brûlé d’une ardeur colerique,
Il s’efforce avec action
À la faire plus pacifique,
Et la rendre sans passion.

Cet homme est des plus admirables
À raffiner tous les metaux,
Et changer ces fiers animaux
En belles assez raisonnables.
Or, pour marque de son sçavoir,
Dans sa loge vous pouvez voir
Des testes de femmes et filles
Qu’il a fondues dextrement,
Et fait devenir plus docilles
Par l’effort de son instrument.

On repare icy les cerveaux
Des femmes les plus obstinées
Qu’on arrive en mille vaisseaux
Pour mettre sous ses cheminées.
Ce vallet qui court promptement
Les reçoit à chaque moment,
Ravy de voir tant de pratique.
Cet homme avec son hottereau
Va decharger en la boutique
La pesanteur de son fardeau.

Un certain envoye à la forge,
Par un crocheteur rude et fort,
Malgré elle et tout son effort,
Sa femme, afin qu’on la reforge.
Elle veut toujours resister,
Mais enfin il l’y fait porter
Pour qu’on l’y refasse la teste.
Vous y viendrez, chez le limeur,
Luy disoit-il, méchante beste,
Pour faire changer votre humeur.

Sur le dos d’une beste asine
Deux paniers je vois proprement
Qu’un singe assis plaisamment
Guidoit avec une houssine ;
L’animal gemit sous le faix
De ces testes pleines d’excès
Dont on souffre tant de caprice.
Au dessous on voit en escrit :
Il est plus chargé de malice
Que le singe qui le conduit.

En voicy une infinité,
À pied, à cheval, en civière,
Qui viennent de chaque costé,
Comme en cage, en coche, en littière ;
On les porte chez l’artisan,
Qui se montre lassé d’ahan
Lors que sur la langue il les touche ;
Car, les retirant du fourneau,
Pour adoucir leur fière bouche
Il la rabat de son marteau.

Or, l’enseigne de sa maison
C’est une femme decollée,
Qu’à bon tiltre et juste raison
Tout-en-est-bon il a nommée.
Pour son secret rare et divin
On l’appelle le medecin
Et l’operateur cephalique ;
Et, comme il est tres-obligeant,
Il aide de son art chimique
Sans recevoir aucun argent.

Mais si cet homme incomparable
Fond les testes si dextrement
De ce sexe altier et charmant,
Qui nous est tant inexorable,
On en doit pourtant excepter
Ces objets qu’on voit habiter
La merveille des autres villes,
Où, sans perdre leur gravité,
Les dames sont aussi civilles
Qu’elles sont pleines de beauté.

Elles surpassent en blancheur
Le teint du lys et de la neige ;
Et leur attrayante douceur
Finit un tourment, ou l’allege.
Leur taille, leur grace et leurs yeux
Font des efforts victorieux
Sur les cœurs des plus indomptables ;
Et leur bouche, et leurs belles mains,
Sous des loix assez equitables
Asservissent tous les humains.

Ce n’est donc pas dessus sa forge
Que cet insigne LUSTUCRU,
Grand raffîneur d’esprit bouru,
Ramolissoit leur belle gorge.
Les belles dames de Paris
Font trop d’honneur à leurs maris,
Pour meriter qu’on les relime ;
Et celles que les ouvriers
Repurgeoient d’ordure et de crime
Estoient toutes d’autres quartiers.

Mais que vois-je icy de nouveau ?
Sont des femmes qui font carnage,
El qui, dans cet autre tableau,
Exercent leur fiel et leur rage ;
Sur le corps d’un seul innocent
Elles vont toutes s’empressant
Pour le trancher en mille pièces ;
Sans doute il n’evitera pas
La fureur de tant de tigresses,
Qui luy vont causer le trespas.

Qu’elles monstrent de passion
En faisant cette boucherie,
Et qu’en cette infame action
On voit de rage et de furie !
À coups de besche et de marteaux,
De pelle, de broche et coûteaux,
Elles luy font mille taillades ;
Et cet excellent reforgeur,
Aussi bien que ses camarades,
Est bafoué comme un voleur.

Bien qu’elles soient toutes galantes,
Et que de riches just-à-corps
Ornent la beauté de leurs corps,
Elles contrefont les bacchantes.
Holà ! belles, arrestez-vous !
Ne ressemblez pas à ces foux
Qui ne veulent qu’on les reprenne,
Et ne vueillez pas massacrer
Celuy dont la forge et la peine
Concouroit à vous reparer.

Si Penthée, fils d’Echion,
Meurtry dans sa terre natale,
Souffrit l’horrible oppression
D’Agavé, sa mère brutale,
Il avoit un peu méprisé
Ce Dieu si fort authorisé,
Qu’on revère dans la Bourgongne,
Mais le sujet de vos fureurs
Montre bien par sa rouge trongne
Qu’il aime le Dieu des beuveurs.

Mais, pimbèches pleines de rages,
Ces discours ne vous touchent pas,
Et vous l’allez mettre au trépas
De peur qu’il ne vous rende sages.
On dit que vostre intention
Est de traitter en espion
Cet autheur de tant de mystères,
En haine d’un de ses ayeux
Qui découvrit vos adultères
À la face de tous les Dieux.

Les Menades en leur transport
Commirent la mesme injustice,
Persecutans jusqu’à la mort,
Le noble mary d’Euridice.
Et, voyant ce chef tronçonné
À mille opprobres destiné,
Dont vous élevez un trophée,
Il me resouvient qu’autre fois
Les femmes tuèrent Orphée
Pour s’estre mocqué de leurs lois.

Enfin, tant d’excès rigoureux
Luy ont ravy sa pauvre vie,
Sans que dans son sort mal-heureux
Vostre ire puisse estre assouvie ;
Car, après l’avoir saccagé,
Et de mille coups outragé
Par une fureur meurtrière,
Vous l’y donnez honteusement
Le beau milieu d’une rivière
Pour honorable monument.

Toutefois, perfides mutines
Qui l’avez tué méchamment,
Vous recevrez le châtiment
De ces cruautez feminines :
Car il eust purgé vos espoux
D’un esprit fantasque et jaloux
S’il eust peu vivre davantage ;
Mais vous sentirez leurs rigueurs,
Leurs dépits, leur fougue et leur rage,
Comme il a senty vos fureurs.




1. Cette pièce fait partie d’une sorte de cycle plaisant, tout composé de satires du genre de celle-ci, ou de caricatures. Il date du règne de Louis XIII, et rien n’en a survécu chez le peuple que le nom du principal personnage, Lustucru. C’étoit l’époque où l’extravagance des précieuses faisoit croire plus que jamais à la folie des femmes. Qui donc redressera ces cervelles tortues ? disoit-on. On inventa un type de forgeron à qui l’on prêta le talent nécessaire, et, pour preuve de l’incrédulité qu’on devoit avoir en ses prodiges inespérés, on l’appela comme je viens de dire. « Or, depuis cela, écrit Tallemant (2e édit., t. X, p. 203), quelque folâtre s’avisa de faire un almanach où il y avoit une espèce de forgeron, grotesquement habillé, qui tenoit avec des tenailles une tête de femme et la redressoit avec son marteau. Son nom étoit L’Eusses-tu-cru, et sa qualité médecin céphalique, voulant dire que c’étoit une chose qu’on ne croyoit pas qui pût jamais arriver que de redresser la tête d’une femme. Pour ornement, il y a un âne chargé de têtes de femmes, et mené par un singe. Il en arrive par eau, par terre, de tous les côtés. Cela a fait faire mille folies. » On trouve à la Bibliothèque impériale plusieurs gravures du genre de celle dont il est ici question. Ainsi il en est une dans le Recueil des plus illustres proverbes, portant le nº 2239 du cabinet des estampes, au bas de laquelle on lit : « Céans, M. Lustucru a un secret admirable, qu’il a rapporté de Madagascar, pour reforger et repolir, sans faire mal ni douleur, les testes des femmes acariastres, bigeardes, criardes, dyablesses, enragées, fantasques, glorieuses, hargneuses, insupportables, sottes, testues, volontaires, et qui ont d’autres incommoditez, le tout à prix raisonnable, aux riches pour de l’argent et aux pauvres gratis. À la page 24 d’un autre volume du même cabinet, portant le nº 2133, se trouve une image sur le même sujet. C’est l’illustre Lustucru en son tribunal. Des maris venus de tous les coins du monde le remercient et lui offrent des présents, en reconnoissance des services qu’il leur a rendus. Mais bientôt la farce fait tragédie ; le sexe se venge : sur une gravure des Illustres Proverbes (nº 69), on voit Lustucru massacré par les femmes. Bien plus, elles s’en prennent aux époux ses complices ; et une dernière estampe représente l’Invention des femmes, qui font ôter la méchanceté de le tête de leurs maris. Somaize connut cette dernière pièce, et y fit allusion dans sa comédie des Veritables Pretieuses (Paris, Jean Ribou, 1660, in-12). On y voit un poëte qui vient réciter le commencement d’une tragédie intitulée : La Mort de Lustucru, lapidé par les femmes. Le médecin céphalique trouve où se venger à son tour de ces pédantes. Quelqu’un lui ménage une apparition, où il leur dit bel et bien leur fait ; voici le titre de cette pièce d’outre-tombe : L’ombre de Lustucru apparue aux Précieuses, avec l’histoire de dame Lustucrue sa femme, qui raccommode les testes des méchants maris, s. l. n. d., in-4º. « Eh ! quoi ! précieuses à la mode, leur dit-il entre autres choses, avez-vous cru que je sois sorty de ce monde-cy pour n’y plus revenir ?… Reformez vostre chaussure trop haute et trop estroite, et fort incommode pour aller gagner les pardons, desquels vous avez tant besoin. Ne portez plus de si riches habits, parce qu’on diroit que l’estuy vaut mieux que ce qu’il renferme. Vous n’estes pas toutes si belles que vous croyez : vostre miroir vous en peut dire la vérité, et quelquefois les petites boettes de vostre cabinet vous fournissent une beauté empruntée qui ne passe point avec vous dans vostre lict, et que vous laissez le soir sur la toilette. » Remarquons en passant que Boileau, dans sa 10e satire, a dit plus tard presque textuellement la même chose :

Attends, discret mari, que la belle en cornette,
Le soir ait étalé son teint sur sa toilette,
Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis,
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis.

On sait d’ailleurs, par une indiscrétion de Brossette, que Boileau connoissoit la pièce que nous citons ici, et qu’il y prit encore autre chose pour sa 43e épigramme. C’est Chapelle un jour qui la lui avoit indiquée, en lui récitant les vers baroques imprimés à la fin. (V. Œuvres de Boileau, Desoer, 1823, in-8, p. 249, note.) Voici ces vers :

Il n’est si pauvre malotru
Qui ne trouve sa malotrue.
Aussi le bon L’Eusse-tu-cru
A trouvé sa L’Eusse-tu-crue.

On vit encore paroître contre les précieuses une pièce où Lustucru avoit le principal rôle : Le Carnaval des Précieuses de ce temps, avec leur entretien facetieux, et un plaisant remède de la boutique de Lustucru pour guérir le mal de teste des femmes. S. l. n. d., in-4º. Terminons par quelques autres titres la bibliographie que tout cela nous a conduit à faire : La Requeste des femmes presentée à Vulcan, prince des forgerons, contre l’opérateur céphalique dit Lustucru, s. l. n. d., in-4º ; La Plainte des hommes faicte à Lustucru, contre la Requeste presentée par les femmes, s. l. n. d., in-4º ; La Gazette de la moustarde à Lustucru, s. l. n. d., in-4º ; La Plainte de Lustucru constitué prisonnier par les femmes dans la plaine de Longboyau, s. l. n. d., in-4º ; Le Marteau salutaire, s. l. n. d., in-4º. — Lustucru fut bientôt oublié. Poisson fait encore allusion à son industrie dans le Sot vengé, et je le retrouve dans La Muse en belle humeur, 1660, in-4, p. 9. Un coq-à-l’àne inséré dans l’un des recueils de chansons de la veuve Oudot renferme un quatrain qui le rappelle aussi :

——--Il a vu
——--Lustucru
Qui forgeoit des testes
———--Prestes.

Une autre chanson populaire, citée dans l’Ane de Critès, p. 109, parle aussi du compère ; enfin la chanson de la mère Michel nous l’a fait connoître, du moins de nom ; mais voilà tout. Il ne figure même plus sur les gravures populaires imitées de celles du 17e siècle, et qui circulent encore. Je ne vous citerai que la plus connue : La Forge merveilleuse, où l’on voit des femmes forgeant la tête de leurs maris pour la rendre meilleure. Ces dames, comme vous voyez, se sont donné leur tour. Dieu merci, la vieille enseigne, encore fameuse dans quelques villes de province, et à laquelle une des rues de l’île Saint-Louis doit son nom, continue de nous venger. Elle représente une femme sans tête, et on lit au bas : tout en est bon.