Description historique des château, bourg et forest de Fontainebleau/II/Spectre ou grand Veneur

La bibliothèque libre.


DU SPECTRE OU GRAND VENEUR DE LA FOREST DE FONTAINEBLEAU.



HEnry le Grand étant à Fontainebleau au commencement du printems de l’an mil cinq cent quatre-vingt-dix-neuf, & ayant chaſſé le Cerf deux jours de ſuite ſans prendre, revenoit à ſon Château par la route de Moret ; il entendit donner du cor, comme ſi la Chaſſe eût été bonne, & que le Cerf eût été pris. Fâché de ce manque de reſpect, il fit chercher inutilement de tous côtés d’où pouvoit venir ce bruit. Chacun alors donnant libre carriere à ſes idées, & les récits populaires groſſiſſans à meſure qu’ils paſſoient par plus de bouches, on fit des hiſtoires plus ou moins circonſtanciées, ſelon qu’on s’imagina qu’en approchant le plus de la vraiſemblance, elles devoient auſſi être le plus conformes à la vérité. C’étoit ſelon les uns, un grand ſpectre noir, qui avoit paru eſcorté d’une meutte de chiens. Le bruit des cors de Chaſſe avoit annoncé ſelon d’autres, ſon arrivée. Une prodigieuſe quantité de Chaſſeurs mimoit les chiens ſelon quelques uns ; en un mot autant de récits ; autant de circonſtances différentes, excepté les vrayes, que l’Hiſtoriographe Matthieu dans la Vie de ce Roy, & Cayer dans ſa Chronologie ſeptenaire, ou Hiſtoire de la Paix des Rois de France & d’Eſpagne, ſe ſont contentés de copier, & auſquels ils ont donné non-ſeulement la préference ſans aucune diſcuſſion ; mais ſur leſquelles même ils ont répandu quelque ombre de vérité pour les faire croire à ceux qui comme eux, s’en ſont rapporté à des oüy-dire.

« Quoi en effet de plus vraiſemblable le récit de ces deux Auteurs, qui expoſent avec confiance que le Roy accompagné de pluſieurs Seigneurs, étant à la Chaſſe dans la route déja citée, entendit un grand bruit de pluſieurs perſonnes qui donnoient du cor aſſez loin de lui, les jappemens des chiens & les cris des Chaſſeurs bien différens des ſiens, & éloignés d’une demi lieuë, & qu’en un inſtant tout ce bruit ſe fit entendre près de lui : que Sa Majeſté ſurpriſe & étonnée, envoya le Comte de Soiſſons & quelques autres pour découvrir ce que c’étoit, & qu’auſſitôt ils entendirent ce bruit près d’eux ſans voir d’où il venoit, ni qui c’étoit, ſinon qu’ils apperçûrent dans l’épaiſſeur de quelques brouſſailles, un grand homme noir & fort hideux, qui leva la tête & leur dit : M’entendés-vous, ou qu’attendés-vous, ou ſelon d’autres : Amendés-vous ; ce qu’ils ne purent diſtinguer, étant ſaiſis de frayeur, & qu’auſſitôt ce ſpectre étoit diſparu ; ce qui ayant été rapporté au Roy, Sa Majeſté s’informa des Charbonniers, Bergers Bucherons & autres, qui font ordinairement dans cette Forêt s’ils avoient déja vû de tels fantômes & entendu de tels bruits, & qu’ils répondirent qu’aſſez ſouvent il leur apparoiſſoit un grand homme noir avec l’équipage d’un Chaſſeur, & qu’on l’appelloit le Grand Veneur ; à quoi Matthieu ajoûte que le Duc de Sully étant en ſon Cabinet au Pavillon du grand jardin de ce Château, & l’ayant entendu un ſoir, étoit venu pour voir le Roy, le croyant de retour, quoi-qu’il fût à trois lieuës de-là. »

Qui du peuple pouroit ſe reſuſer à de pareils récits, & qui ne ſeroit ſéduit par les circonſtances que rapportent ces deux Auteurs, qui, ſurtout le dernier, donne avec excès dans les viſions, font paſſer leur créance pour des vérités, & leur exceſſive ſimplicité pour des réalités ?

Si ce prétendu grand Veneur eût paru alors, & eût été entendu ſi communément, comment ceux de ce tems ne convinrent-ils pas de ces particularités, & s’en ſont-ils tenu au ſimple récit que l’on a fait au commencement de ce Chapitre ? Pourquoi ne s’eſt il trouvé aucun témoin qui ait dépoſé avoir vû ce Chaſſeur, aucun Hiſtorien contemporain de Matthieu & de Cayer qui en ait fait mention ? ou plutôt comment tous les Hiſtoriens ont-ils négligé un fait qui pouvoit être éclairci par les Sçavans ; être vû, entendu & éxaminé par les ſimples & les plus ignorans ? & pourquoi ce fantôme ſi commun alors, ſelon ces deux Auteurs, ſeroit-il devenu ſi rare de nos jours ? & auroit-il jugé à propos de nous priver du plaiſir de le voir ? À préſent qu’on a éxaminé de plus près ces fades inventions que l’on a tâché d’appuyer de la dépoſition de prétendus Charbonniers qui n’éxiſterent jamais, puiſque jamais on ne fit de charbon dans cette Forêt.

Mais ſans entrer dans un éxamen que les moins habiles ne nous ſçauroient pas gré de leur épargner, ſera-t-il néceſſaire de recourir à l’extraordinaire & au merveilleux, pour expliquer ſimplement un fait qui peut être tout naturel, & en couvrira-t-on l’opprobre de l’incredulité, pour dire que quelqu’un de la ſuite du Roy ne faiſant pas toute l’attention à la préſence de Sa Majeſté, & au mauvais ſuccès de la Chaſſe, eut imprudemment donné du cor, & que reconnoiſſant auſſitôt ſa faute, eût affecté un an tranquile pour éviter la honte & la reprimende qu’entraînoit néceſſairement avec ſoi ce manque d’attention. C’eſt en éffet ce qui paroît le plus naturel, après l’expoſé ſimple de ce fait, tel qu’il eſt rapporté au commencement de ce Chapitre d’après le Pere Dan, qui aſſure s’en être éxactement informé de gens qui avoient vû Henry IV. & qui étoient au monde lorſqu’on publia cette hiſtoire ; la peur même, fondement trop certain de la plus grande partie de ces imaginations, la peur de ceux qui furent envoyés à la découverte, ſuivant l’expoſé de ces deux Hiſtoriens, n’auroit-elle pas été plus que ſuffiſante pour leur repréſenter des fantômes que la crainte fait toûjours naître, & qui paroiſſent réels à ceux qu’une timide enfance, & des contes de Nourrices ons élevés à toujours appréhender.

Mais quel que puiſſe avoir été ce fantôme, il faudra convenir qu’apparemment cette Forêt eſt plus avantageuſe aux apparitions qu’aucune autre, puiſque cent ans après, (l’an mil ſix cent quatre-vingt-dix-huit ou dix-neuf) Louis XIV. y étant à la chaſſe, crut avoir eu une viſion qui l’avertit de certains faits particuliers, dont il ne parla, dit-on, à perſonne, & qui cependant lui furent confirmés & repetés quelque tems après par un Marêchal ferrant de Salon de Craux en Provence, parent de Noſtradamus qui y eſt enterré, qui ſe crut chargé de Dieu de réveler à ce Roy certaines choſes qui regardoient ſa conſcience, & qui malgré le ſecret, donnerent lieu à bien des conjectures ſur la choſe revelée, ſur le choix de l’Oracle, & le moyen de faire tranſpirer en un inſtant juſqu’en Provence le moment, l’heure, le jour, le lieu, & qui plus eſt, la choſe revelée & ignorée de tout le monde, comme remarque l’Auteur des Lettres galantes[1] dans la Relation qu’il fait ainſi de cette Hiſtoire.

« Six moix avant la derniere Paix, une voix fut adreſſée dans la nuit à un Marêchal ferrant, qui lui ordonnoit ſous peine de grandes punitions, de partir en diligence, pour venir dire au Roy des choſes qui lui ſeroient revelées, lorſqu’il ſeroit ſur les lieux. On lui diſoit auſſi d’avertir l’Intendant de ſa Province de ſon départ ; & de lui demander de quoi faire ſon voyage. Le Marêchal obéit à la voix & fut dès le lendemain trouver l’Intendant qui ſe mocqua de lui, & le renvoya comme un viſionaire. Cependant la voix revint encore à la charge, & à la troifiéme fois les menaces furent ſi terribles, que le Marêchal épouventé, n’ayant rien pû obtenir de l’incrédule Intendant, vendit tout ce qu’il avoit chez lui, & ſe mit en chemin tout rempli de confiance.

À la derniere journée la voix lui fit ſa leçon ; il lui fut commandé de demander à parler au Roy. On le rebuta d’abord, il y en avoit même qui craignoient quelque artifice là-deſſous ; mais le bon-homme ne ſe rebuta pas, il demanda toûjours à parler au Roy de la part de Dieu, diſant qu’il n’apportoit que de bonnes nouvelles, & comme les affaires n’étoient gueres meilleures que lorſque la Pucelle Jeanne vint demander audience, on crut qu’on ne devoit pas la refuſer à celui-ci. Elle a été ſi ſecrette, que l’on ne ſçait point ce qui s’y eſt dit. Ce qu’il y a de ſûr, c’eſt que lorſque le Roy alloit à la Meſſe, ce nouveau Prophete s’étant trouvé ſur ſon paſſage, Monſieur le Marêchal de Duras dit : Si cet homme n’eſt pas fou ; je ne ſuis pas Noble ; & le Roy qui l’entendit

ſe tourna, & dit : Cet homme-là n’eſt pas fou, il parle de fort bon ſens, & vous êtes Noble.

Voila tout ce que j’en ſçai. Bien des gens ont cherché à deviner le reſte ; mais c’eſt un ſecret qu’on ne juge pas à propos de reveler.

  1. Madame des Noyers.