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Deux épisodes diplomatiques/02

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Deux épisodes diplomatiques
Revue des Deux Mondes2e période, tome 39 (p. 332-383).
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DEUX
ÉPISODES DIPLOMATIQUES

II.
CONGRÈS DE VIENNE.— L’EMPEREUR ALEXANDRE ET M. DE TALLEYRAND. — TRAITÉ DU 3 JANVIER 1815.

Histoire de la Restauration, par M. Louis de Viel-Caste!.

Le nouvel historien de la restauration continue son œuvre avec une rapidité qui doit charmer ses lecteurs. Nous seul aurions peut-être le droit de nous en plaindre, car voici notre critique fort distancée.

Vous marchez d’un tel pas qu’on a peine à vous suivre.


On n’en suit pas moins avec un vif intérêt l’excellent récit de M. de Viel-Castel; on aime surtout à y retrouver la même abondance d’informations, le même respect de la vérité, la même rectitude de jugement et cette sereine impartialité qui marquaient d’un cachet si particulier les premiers chapitres de cet important ouvrage. Le public français encourage évidemment l’enquête ouverte depuis quelques années sur ces crises mémorables de 1814 et de 1815 qui ont précédé chez nous l’établissement du régime parlementaire. C’est à ce mouvement bien marqué de l’opinion que nous avons essayé de répondre en racontant, d’après des informations particulières, un curieux épisode diplomatique des derniers jours de l’empire[1]. Nous voudrions aujourd’hui tenter une étude analogue sur les premiers rapports de la restauration avec les cabinets étrangers : heureux si, après avoir mis en lumière quelques circonstances, jusqu’alors ignorées, des ouvertures de Francfort et des conférences de Châtillon, il nous était donné, par un rapprochement qui n’a rien de factice, de montrer quelles fuient, au lendemain du traité de Paris, les relations du roi Louis XVIII avec les puissances qui venaient de le rétablir sur son trône.

Mais où surprendre l’insaisissable vérité ? Bien grand serait l’ennui, s’il fallait la chercher dans la fastidieuse collection des protocoles interminables qu’ont échangés autour de leur tapis vert les plénipotentiaires réunis en 1815 dans la capitale des états autrichiens. Plus vaine encore serait l’espérance de la retrouver dans les feuilles du temps, dans les pamphlets des partis, dans la foule bigarrée des mémoires de fantaisie que notre génération a vus éclore. En matière de transactions diplomatiques, rien ne vaut le témoignage de ceux qui les ont conduites, et encore faut-il choisir. Il est sage de se méfier des notes officielles et des révélations tardives. Parmi les pièces émanées des négociateurs, celles-Là seules méritent confiance qui, écrites au moment même, n’étaient pas destinées à la publicité. Ainsi le jour s’est lait sur les ouvertures de Francfort par le rapport confidentiel de M. de Saint-Aignan, rapport trop sincère pour être tout entier livré au public, et qui, d’abord mutilé sur un premier ordre de l’empereur, fut définitivement rayé des colonnes du Moniteur. Ainsi la correspondance du duc de Vicence a divulgué le secret des conférences de Châtillon, et justice a pu être enfin rendue aux patriotiques efforts de ce loyal serviteur de l’empire, obligé de lutter à la fois avec une fermeté également admirable contre les impérieuses exigences de nos ennemis et contre les illusions tenaces de son maître.

Il existe heureusement sur les négociations du congrès de Vienne des documens d’une valeur égale : ce sont les lettres particulières qu’en dehors de ses dépêches officielles M. de Talleyrand adressait régulièrement au roi Louis XVIII. Ces lettres, qu’on pourra lire un jour dans les mémoires du prince, n’ont jamais été livrées à la publicité ; parmi nos modernes historiens, ceux qui les ont connues n’en ont cité que des lambeaux. En puisant abondamment à cette source privilégiée, nous aurons soin de contrôler les assertions du représentant de la politique française par l’étude des correspondances des diplomates étrangers qui siégeaient à côté de lui. À aucune de ces pièces nous n’entendons attacher d’ailleurs une confiance exclusive. Ce n’est pas nous qui oublierons jamais que les grands personnages de l’histoire, quand ils parlent d’eux-mêmes, doivent être, toute révérence gardée, traités comme des témoins un peu suspects qui déposent dans leur propre cause. Plus leur rôle aura été fameux et leur esprit puissant, plus leur autorité est demeurée considérable, plus grand est le danger de s’égarer avec eux, si l’on en vient à trop les croire sur parole. Il y a aussi un autre écueil à éviter : ce serait d’être après coup trop sévère pour eux, de ne pas tenir, à la distance où nous sommes, un compte suffisant du milieu dans lequel ils ont vécu, des idées qui régnaient de leur temps, et de méconnaître les obstacles, quelquefois les impossibilités de toute nature, qui se sont dressés sur leur chemin. Sans doute, en négociation comme en guerre, il est aisé de remporter du fond de son cabinet de faciles victoires, parfaitement conformes à toutes les règles de l’art, et que ne déparent jamais aucun accident ni aucune faute. Le malheur de ces magnifiques combinaisons est d’avoir été le plus souvent irréalisables à l’époque et dans les circonstances où les place l’habileté posthume des écrivains qui les imaginent. Afin d’éviter ce double inconvénient, nous nous attacherons à reproduire autant que possible le texte même des lettres de M. de Talleyrand, et pour être tout à fait juste envers lui, après avoir expliqué quelle était la nature de ses relations personnelles avec le chef de la maison de Bourbon, nous n’oublierons pas d’indiquer aussi quelle était à cette même époque la tendance générale des esprits en France, de montrer quelles étaient les dispositions de l’Europe à notre égard, et en particulier celles de quelques-uns des adversaires, souverains ou ministres étrangers, contre lesquels M. de Talleyrand eut à lutter pendant la durée du congrès de Vienne.


I.

M. de Talleyrand avait cessé en août 1807, peu de temps après la paix de Tilsitt, de diriger la diplomatie de Napoléon. Sa retraite avait été volontaire, elle n’avait pas eu les caractères d’une rupture. En déposant ses fonctions actives pour jouir des paisibles honneurs attachés au titre de grand-chambellan, de prince de Bénévent, le nouveau vice-grand-électeur n’avait pas entendu faire acte d’opposition : il ne s’agissait de rien de semblable en ces jours-là; mais éloigné des affaires, déchargé de toute responsabilité, moins ébloui que les autres serviteurs de l’empire par le spectacle de ses prospérités prodigieuses, il s’était un peu moins gêné chaque jour pour mêler aux témoignages ostensibles de son admiration officielle les secrets épanchemens de sa pensée intime, restée en tout temps assez libre, mais qui tendait à devenir peu à peu légèrement frondeuse. Les résultats de l’expédition d’Espagne avaient surtout donné prise à ses critiques. L’empereur les avait ressenties au point de lui ôter la place de grand-chambellan. Retiré alors de la cour comme de la politique, toujours considérable par sa réputation d’habileté, par le prestige de son nom aristocratique, par l’éclat de sa fastueuse existence, M. de Talleyrand affecta de suivre, en spectateur désormais désintéressé et déjà un peu inquiet, le cours des événemens publics. Quand survinrent les premiers échecs de la politique impériale, sans se départir encore de sa prudence ordinaire, il ne s’interdit pas le plaisir de caractériser devant ses intimes, en quelques traits dédaigneux et rapides, bientôt colportés de salon en salon, les fautes de l’homme extraordinaire qui avait le tort de ne plus demander ses conseils. Au milieu de l’universel silence transformé par les feuilles officielles en universelle approbation, cette sourde opposition avait été fort remarquée. Après les désastres de la campagne de Russie, tous les regards de la société parisienne s’étaient naturellement tournés vers l’illustre disgracié. Ses moindres paroles, toujours rares et sentencieuses, devinrent l’objet de mille commentaires. Les plus fugitifs mouvemens de sa physionomie furent plus que jamais curieusement interprétés et, sous le masque de sa nonchalance accoutumée, les chefs encore inconnus des partis hostiles à l’empire se réjouirent de démêler de plus en plus l’intention clairement indiquée de se détacher à temps de l’ancien chef et de ne pas se laisser ensevelir sous les ruines d’un régime qui menaçait de s’écrouler.

On connaît parfaitement aujourd’hui le but que se proposait M. de Talleyrand en préparant les voies à la restauration. Évêque et grand seigneur avant la révolution, membre influent de l’assemblée constituante, ministre plus tard sous le directoire et sous l’empire, il ne professait d’engouement aveugle pour aucune forme de gouvernement. Par modération naturelle d’esprit, par calcul d’ambition légitime, il inclinait cependant vers la monarchie représentative, où la grande naissance et ses talens hors ligue lui promettaient une situation prépondérante. A ses yeux, c’était simple prudence d’exiger de l’ancienne dynastie la reconnaissance formelle du droit qu’avait la nation de disposer d’elle-même, et de lui imposer la consécration irrévocable de certaines garanties propres à rassurer lus personnes compromises dans les régimes divers qu’avait traversés la France. Le sénat, où, malgré tant de servile dépendance, les principes de 89 avaient conservé beaucoup de muets partisans, était, pour traiter avec les Bourbons, revenus de l’étranger, un instrument tout indiqué. M. de Talleyrand le trouva porté à servir ses desseins; l’empereur Alexandre, très libéral à cette époque, les secondait de son mieux. Chose plus singulière, M. le comte d’Artois, tout entier à la joie d’un retour inespéré, ne leur était pas trop contraire. On sait que l’obstacle vint de Louis XVIII, et les mémoires du temps font assez connaître combien le nouveau souverain en voulut toujours à ceux qui avaient osé lui proposer de garder le drapeau aux trois couleurs et de se lier avec la nation par un contrat obligatoire. M. de Viel-Castel nous apprend que le roi Louis XVIII avait expressément défendu à M. Beugnot, secrétaire du comité qui préparait la rédaction de la charte, d’en rien communiquer à l’homme considérable qu’il avait, par nécessité plutôt que par goût, mis à la tête de ses conseils. Il ne montra pas d’ailleurs la même répugnance à lui abandonner presque exclusivement la conduite de nos affaires extérieures. Il lui confia les plus amples pouvoirs pour réviser avec les commissaires étrangers la convention provisoire du 22 avril 1814, c’est-à-dire pour régler définitivement l’état de paix, pour débattre les limites du territoire que l’on consentirait à laisser à la France, et les conditions du rang qu’on nous permettrait d’occuper parmi les grandes puissances européennes.

Plus d’un motif avait contribué à faire à M. de Talleyrand cette situation vraiment singulière, si éminente et si précaire tout à la fois. L’idée empruntée plus tard à l’Angleterre d’un cabinet homogène, dont les membres, solidaires entre eux, fussent en même temps indépendans vis-à-vis du souverain et responsables envers les représentans du pays, n’était encore entrée dans aucune tête. Le roi se considérait fort naturellement à cette époque comme le chef effectif de son conseil des ministres. Sa volonté, séparément communiquée à chacun d’eux, composait à elle seule toute l’unité du gouvernement. Cependant, comme, malgré un certain fonds de capacité et d’instruction personnelle assez rares chez un prince de son temps, Louis XVIII n’avait ni le goût ni l’aptitude des affaires, ses ministres, assez mal contenus en tout le reste, s’étaient vite habitués à décider pour leur propre compte, en maîtres presque absolus, les questions, même les plus graves, qui relevaient directement de leur département. M. de Talleyrand en particulier, soutenu par le juste sentiment de sa valeur personnelle et l’ascendant incontesté que lui assurait sa vieille réputation, n’avait pas hésité à beaucoup prendre sur lui. Dans les entretiens non officiels qui précédèrent la négociation du traité de Paris, causant avec les souverains étrangers ou leurs principaux ministres, il avait souvent laissé tomber des paroles qui engageaient profondément la politique de la France. Les conférences une fois entamées, quoiqu’il prît soin d’en rendre au roi un compte fort exact, on le vit ne pas toujours attendre son approbation pour prendre, quand il le fallait, des résolutions plus décisives peut-être. Le calcul autant que la paresse poussait alors Louis XVIII à s’arranger des libres allures de son ministre des allaires étrangères, et à se décharger presque entièrement sur lui du soin de se tirer le mieux possible d’une fâcheuse position. Il ne lui déplaisait pas en effet de placer sous le couvert d’un ancien serviteur de la révolution et de l’empire ce qu’il y aurait nécessairement de pénible pour le pays dans les articles d’un traité qui allait porter une si rude atteinte à sa puissance. Pour aider M. de Talleyrand à obtenir des conditions moins défavorables, il aurait fallu que le roi consentît à entrer dans des relations personnelles assidues et bienveillantes avec les souverains étrangers; il ne s’en souciait à aucun degré. Si, au point de vue de l’honneur du pays ou seulement de la bonne politique, Louis XVIII n’avait pas assez ressenti la douleur de ne devoir son retour qu’au triomphe des armées ennemies, en revanche il ne supportait qu’impatiemment l’idée d’être tenu a quelque reconnaissance envers les chefs des dynasties rivales de la sienne. A peine installé aux Tuileries, il ne s’était pas fait faute de leur donner à comprendre, par sa froideur cérémonieuse, par sa réserve calculée, par le soin puéril de prendre le pas sur eux jusque dans sa propre demeure, que le souvenir des services rendus n’effaçait pas à ses yeux la distance qui séparait la maison de Bourbon des autres familles de l’Europe. Peut-être eût-il volontiers accepté une entente familière avec l’héritier des Habsbourg, descendant des anciens ducs de Lorraine et son proche parent par Marie-Antoinette; malheureusement l’empereur François affectait de ne pas se mêler de politique étrangère et de laisser à M. de Metternich le soin des intérêts extérieurs de l’Autriche. Pendant les dernières années de son exil, Louis XVIII avait fait échange de courtoisies avec le régent de l’aristocratique Angleterre, il lui écrivait même encore; mais quel secours efficace attendre de ce prince vain et léger, très impopulaire, très méprisé chez lui, et par cela même sans grand crédit sur les ministres? Le roi de Prusse, échauffé par son état-major et tout plein des rancunes d’Iéna et de Tilsitt, s’effaçait systématiquement derrière Alexandre. Seul l’empereur de Russie tenait à honneur de montrer quelque modération dans la victoire, et se vantait, non sans raison, d’une certaine partialité pour la France. Son influence était prépondérante et sa bonne volonté notoire. Il eût été facile d’en tirer bon parti en flattant quelque peu sa prétention avouée de dominer les conseils des alliés et son goût pour le rôle éclatant de protecteur; mais parmi les souverains au milieu desquels Louis XVIII venait de recouvrer sa place, il n’y en avait aucun devant lequel il lui eût coûté davantage d’abaisser son orgueil. Implorer le patronage d’un Romanov, du descendant d’une famille à peine connue il y a cent ans, semblait dur au petit-fils de tant de rois, possesseurs depuis tant de siècles du premier trône du monde. Il savait d’ailleurs mauvais gré au monarque russe de s’être érigé en défenseur officiel du sénat et des idées libérales; il lui en voulait surtout d’avoir, en plus d’une occasion, soutenu devant lui et en public, avec une insistance importune, la cause des intérêts créés par la révolution ou celle des hommes qui avaient servi l’empire.

Les relations du tsar avec l’ancien chef du gouvernement provisoire avaient au contraire toujours été très bonnes; c’était chez M. de Talleyrand qu’Alexandre était descendu en arrivant à Paris. Il avait adopté ses idées sur la forme de gouvernement qu’il convenait de donner à la France; il n’avait jamais cessé de vanter son habileté; il avait appuyé tant qu’il avait pu et jusqu’au dernier moment ses démarches en faveur de la constitution sénatoriale, à ce point même que l’échec définitif de son hôte était presque devenu le sien. Sur plus d’un point M. de Talleyrand avait depuis, il est vrai, modifié quelque peu sa politique. Très refroidi pour l’alliance russe, qu’il n’avait jamais goûtée beaucoup, même quand il s’en était le plus servi, il inclinait maintenant du côté de l’Angleterre, sans se croire obligé d’en laisser rien voir à l’empereur. Se maintenir dans de bons termes avec Alexandre, exciter à propos sa générosité, le piquer d’honneur dans le sens de nos intérêts, profiter d’une façon naturelle et dégagée de ses bons offices en se dispensant de s’en montrer outre mesure reconnaissant, était un rôle fait exprès pour M. de Talleyrand. Il y réussit, autant du moins que les circonstances le permettaient.

La convention provisoire du 22 avril 1814 avait préjugé de fait le retour de la France à ses anciennes frontières. Grâce toutefois à l’intervention de l’empereur Alexandre, le plus souvent contrecarrée par le mauvais vouloir des ministres des autres puissances, nous obtînmes sur le continent, en dehors des limites de 1792, quelques lambeaux de territoire qui, du côté du nord, sur la Sambre, la Meuse, la Sarre et le Bas-Rhin, amélioraient notre système de défense nationale. L’ancienne république de Mulhouse, la principauté de Montbéliard, Avignon et le Comtat venaissin nous furent également abandonnés. On nous permit aussi, mais avec plus de peine, de garder certains districts du pays de Gex autour de Genève, Chambéry, Annecy et quelques parties de la Savoie. Sur les mers, l’Angleterre, qui s’était emparée de toutes nos colonies, nous rendit la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane française, l’île Bourbon et nos comptoirs des Indes, sous la condition de ne les point fortifier. On était ainsi arrivé à nous composer la moitié seulement de ce million de sujets que, dans un premier mouvement de générosité, on avait tant de fois, mais vaguement, promis d’ajouter au vieux patrimoine des Bourbons. D’autres articles restés secrets stipulaient que la France s’engageait d’avance à reconnaître la distribution que les alliés feraient entre eux des territoires qu’elle leur abandonnait. Certes ces clauses du traité de Paris étaient dures, on peut même affirmer, sans paraître céder à l’empire d’un préjugé national d’ailleurs trop naturel, qu’elles étaient foncièrement injustes, imposées au nom de l’équilibre européen par des puissances qui, loin de s’enfermer elles-mêmes dans leurs anciennes limites, méditaient toutes d’en sortir et de s’agrandir démesurément selon leurs convenances. Il faut cependant reconnaître qu’il eût été impossible d’en obtenir alors de meilleures. La malveillance des commissaires étrangers, si grande qu’elle fût, n’excédait pas en cette circonstance la mesure des garanties que réclamaient les ombrageuses inquiétudes de l’opinion européenne. Leurs exigences les plus sévères, leurs précautions les plus excessives ne faisaient que donner strictement satisfaction aux instincts de rancune implacable, de jalouse défiance, suscités partout contre la France par l’ambition du conquérant relégué en ce moment à l’île d’Elbe. Plus tenaces dans leur haine que leurs propres gouvernemens, les peuples la reportaient tout entière, Napoléon tombé, sur la nation qui avait docilement servi d’instrument à ses desseins. Aux yeux des Autrichiens, des Russes et des Prussiens, dont nous avions envahi les capitales, aux yeux surtout des Anglais, moins atteints cependant par les désastres des dernières guerres, la France, à son tour humiliée, vaincue et rançonnée, n’avait pas encore assez expié ses torts. Ils auraient, les uns et les autres, vivement reproché à leurs plénipotentiaires de n’avoir pas saisi l’occasion qui s’offrait d’entamer à fond la puissance d’un pays naguère encore si formidable, et malgré ses derniers revers toujours si redouté. Ce sentiment dominait à tel point les esprits, que lord Castlereagh, en sa qualité de ministre constitutionnel, préoccupé avant tout de l’opinion de ses compatriotes, ne manque jamais une occasion d’expliquer dans ses lettres aux ministres anglais, ses collègues, comment les rares concessions faites à la France par le traité de Paris ont été calculées de manière à ne pas accroître ses ressources militaires. Puis, comme il sait la cause des Bourbons populaire parmi des membres du parlement, on le voit surtout appliqué à leur bien faire sentir dans toutes ses correspondances qu’il n’aurait pas été d’une bonne politique de traiter avec trop de rigueur la dynastie qu’on venait de rétablir, et de lui rendre le gouvernement difficile en attachant à son retour des souvenirs trop pénibles[2].

Chose singulière et triste à constater, mais aujourd’hui mise hors de doute par le témoignage des contemporains, lord Castlereagh se trompait. Ce sentiment de susceptibilité nationale dont il redoutait presque l’explosion, et qui s’est en effet montré plus tard si vif et parfois si injuste à l’égard de la restauration, n’existait alors à aucun degré. L’affaissement de l’esprit public était devenu tel dans notre pays, qu’il ne prêtait aucune assistance, ni presque aucune attention aux efforts lentes par le gouvernement pour garder au moins quelques parties de nos récentes conquêtes. Ce fut au ministre qui la signa, aux personnages employés avec lui à la négocier, et surtout au chef et aux membres de la maison royale de France, que les rigoureuses conditions de la paix signée le 30 mai parurent causer le plus de regret. Parfois, rappelant en quelques paroles froides et amères les promesses faites quand l’empereur était encore debout et maintenant si complètement oubliées, M. de Talleyrand avait réussi, sinon à persuader ses contradicteurs trop prévenus, du moins à leur causer quelque honte et un certain embarras. Aux incroyables e agences pécuniaires mises en avant par les ministres du roi Guillaume de Prusse, on avait entendu Louis XVIII répondre avec indignation « qu’il aimait mieux dépenser 300 millions à faire la guerre à la Prusse que d’en dépenser 100 à la satisfaire. » Dans la même séance, le duc de Berri, saisi d’un emportement patriotique, s’était écrié qu’« il pourrait bien être dangereux de trop braver la France, qu’elle avait encore, grâce à Dieu, une belle et brave armée, qu’il fallait se mettre à sa tête pour se jeter sur les coalisés, et que, par cet acte de désespoir, sa famille serait à jamais rétablie dans le cœur de la nation. » La population parisienne, qui n’avait rien su de ces détails, qui ne s’en serait guère émue, si elle les avait connus, et dont à la cour on craignait bien à tort le mécontentement quand elle connaîtrait les clauses du traité de Paris, s’en montra au contraire satisfaite; elle les trouva non-seulement équitables, mais généreuses. Dans la capitale comme dans le reste de la France, la hâte de jouir des bienfaits de la paix l’emportait de beaucoup sur le désir de voir reculer quelque peu nos frontières. Avec cette mobilité d’impressions, don fatal qui l’a successivement emportée aux extrémités les plus contraires, la France, toujours si avide de gloire militaire, si sensible sous la république au plaisir de braver toutes les armées du continent, si empressée sous l’empire à prodiguer son sang pour des conquêtes lointaines, mettait maintenant une certaine indifférence orgueilleuse dans l’abandon facile de ses droits les plus évidens. Afin de regagner les bonnes grâces des peuples étrangers, rien ne lui paraissait coûteux. On eût dit qu’elle trouvait de meilleur goût de ne pas trop leur marchander les conditions de sa bienvenue.

Les politiques seuls restaient inquiets. Témoins des événemens du jour, aux prises avec les difficultés de l’heure présente, éclairés sur la vérité de la situation par ce contact immédiat des hommes et des choses que ne peuvent remplacer à distance ni l’esprit le plus sagace, ni l’expérience la plus consommée, ils étaient persuadés que les sentimens d’incurable méfiance, de jalousie invétérée auxquels la coalition européenne devait sa naissance, se maintiendraient dans toute leur force aussi longtemps que l’état territorial de la France ne serait pas positivement fixé. Dans leur conviction réfléchie, là était la pierre d’achoppement, celle qu’il importait d’écarter la première de notre chemin. Pour dissiper tant d’ombrages, il n’y avait qu’un moyen, c’était d’en supprimer la cause. En face de nos anciens adversaires, tous incertains de la part qu’ils allaient recueillir dans le commun butin, tous également avides, tous jaloux les uns des autres, nous avions un avantage évident à nous placer le plus tôt possible dans une situation parfaitement nette, la seule réglée d’avance, qui, du premier coup, mettrait au-dessus de tout soupçon notre bonne foi et notre désintéressement. A vrai dire, l’honneur de l’invention n’appartenait ici à personne, car c’est le propre des conceptions du bon sens de s’imposer un peu d’elles-mêmes à tout le monde, et l’on n’aurait pas alors facilement imaginé pour notre diplomatie une autre ligne à suivre. Le mérite de M. de Talleyrand, quand il vint représenter à Vienne cette politique de la France, fut de lui donner tout d’abord une attitude d’autorité incomparable, et son habileté consista à lui ménager un rapide triomphe. A coup sûr, l’œuvre était difficile. Il est curieux de voir par quel singulier mélange de patience flegmatique, d’ironie mordante et de hardies résolutions M. de Talleyrand, aux premiers jours de la fatale année 1815, était parvenu à rompre la coalition formée contre nous à Chaumont, renouée à Paris, et qu’on s’était promis de rendre indissoluble à Vienne.


II.

Au moment de l’arrivée de M. de Talleyrand à Vienne, la capitale de l’Autriche, naguère si triste et presque déserte, offrait un spectacle des plus singuliers. Jamais ville en Europe n’avait à la fois hébergé tant de souverains. C’était un pêle-mêle d’empereurs, de rois et d’altesses couronnées. Toujours actif, de plus en plus pénétré de la grandeur de son rôle, tout plein encore des applaudissemens qu’au printemps il était allé provoquer chez ses alliés d’Angleterre et des ovations que lui avaient décernées ses sujets de Saint-Pétersbourg et de Varsovie, l’empereur Alexandre avait fait à Vienne, le 25 septembre, une sorte d’entrée triomphale, traînant après lui, comme à la remorque, son ami désormais inséparable, le roi Guillaume de Prusse. Entourés de leurs principaux conseillers et d’un fastueux état-major, ils étaient tous deux allés descendre au palais de l’empereur d’Autriche. Ce n’est point sans regret que François II avait dû faire à ses hôtes le sacrifice de ses goûts paisibles, et renoncer, pour les traiter avec magnificence, aux habitudes de sa vie de famille, d’ordinaire assez retirée et fort modeste. Les puissans chefs de la Russie et de la Prusse avaient eux-mêmes été précédés à la cour de Vienne par les rois de Danemark, de Wurtemberg et de Bavière. Derrière ces petits souverains munis d’un droit incontesté, qu’au plus haut degré de sa fortune l’empereur Napoléon n’avait jamais cessé de reconnaître, se pressaient la plupart des anciens électeurs et les titulaires ou ayans-droit de tous les grands et petits fiefs germaniques successivement abolis par les longues guerres de la révolution et de l’empire. Un seul faisait défaut parmi ces princes allemands impatiens de connaître leur sort, c’était le roi de Saxe, qui, retenu dans une forteresse prussienne, expiait dans une injuste captivité le tort impardonnable de s’être laissé surprendre trop tard dans notre alliance. Quant aux ministres étrangers, aux ambassadeurs ordinaires, envoyés extraordinaires et agens de tous les pays, chargés de toute sorte de missions authentiques ou secrètes, de réclamations collectives ou particulières, la foule en était innombrable. Il serait impossible aujourd’hui de les nommer tous; à Vienne même, on avait grand’peine à s’y bien reconnaître.

Il ne faudrait pas d’ailleurs s’imaginer que dans cette grave assemblée officiellement convoquée au milieu de la pédantesque Allemagne afin de résoudre tant et de si difficiles questions, il n’y eût alors de place que pour l’ennui des protocoles et pour les soucis de la politique. A lire le journal récemment publié de M. de Gentz, l’ancien publiciste de la coalition devenu le secrétaire du congrès, il semble même qu’avant l’ouverture définitive des délibérations, les esprits étaient à Vienne au moins aussi portés à s’occuper de plaisirs que d’affaires. Cela était, il faut en convenir, très naturel. Pour la première fois depuis la chute de son terrible dominateur, la société européenne se sentait en paix et respirait à l’aise. On s’était, il est vrai, déjà rencontré à Paris; on n’avait pas manqué cette occasion de s’y bien divertir, mais sans quitter entièrement l’appareil militaire. A Vienne, la diplomatie avait au contraire repris le pas sur la guerre. Les hommes d’état anciens adversaires de la France se sentaient là chez eux et sur leur propre terrain. Satisfaits de pouvoir sans nulle gêne communiquer entre eux, impatiens de s’entretenir des grands événemens qui venaient de s’accomplir, ils étaient surtout sincèrement charmés d’être appelés à resserrer entre tous leurs gouvernemens les liens d’une étroite et parfaite alliance. L’ennemi commun l’avait rompue au grand détriment de l’humanité, ils se flattaient de la rendre désormais indissoluble. Au milieu de ce monde noble, riche et élégant, bercé de généreuses illusions, qui reprenait légèrement possession de la vie en se livrant de nouveau aux douces jouissances des relations sociales, aux plaisirs délicats des conversations intimes, comment les femmes n’auraient-elles pas été conviées à ressaisir, elles aussi, leur rôle accoutumé? Elles n’eurent garde d’y manquer. Les salons de Vienne, rendez-vous général de l’aristocratie européenne, reçurent ainsi les lois aimables de plusieurs grandes dames célèbres à cette époque par leur esprit et leur beauté. Le témoignage des contemporains nous les montre tantôt étincelantes de parures, donnant dans quelques fêtes splendides le signal animé des plaisirs, tantôt dirigeant doucement, au sein de quelque cercle intime, des entretiens familiers et paisibles, mais toujours et parlent entourées d’hommages, et la plupart du temps, sinon occupées à se mêler directement de politique, habiles du moins à faire pénétrer leur douce influence jusque dans l’âpre région des affaires, et par leur gracieuse intervention soigneuses de rapprocher autant que possible les uns des autres leurs divers admirateurs. Le nombre en était grand, car l’étiquette en cette matière ne réglait point les rangs; les souverains eux-mêmes, quelques-uns jeunes et galans, avaient eu hâte de s’en affranchir. L’empereur Alexandre en particulier, resté beau et toujours amoureux des aimables distractions, se piquait de se plaire dans la société des dames. Il ne craignait pas de disputer leurs bonnes grâces et de paraître céder parfois à leur empire. De tels exemples ne pouvaient manquer de rencontrer beaucoup d’imitateurs, et la simplicité de mœurs propre à la haute société autrichienne se prêtait d’ailleurs merveilleusement à cet agréable et facile commerce. Les Viennoises ne furent pas seules à faire en cette circonstance les honneurs de leur capitale. Le corps diplomatique comptait aussi plus d’une étrangère qui présidait avec une aisance égale et un charme non moins vif aux soirées des diverses ambassades. On eût dit que toutes les nations qui avaient tenu à envoyer au congrès leurs négociateurs les plus illustres avaient eu également à cœur, la France surtout, de s’y faire en même temps représenter par quelque type accompli de grâces féminines mises au service du tact le plus fin, du jugement le plus sûr et du plus judicieux esprit.

M. de Gentz fait donc preuve, selon nous, d’un formalisme à tout le moins un peu sévère, lorsque, dans le journal que nous avons déjà cité, il reproche assez rudement au chancelier de l’empire d’Autriche d’avoir perdu beaucoup de son temps en si charmante compagnie. Le zèle du publiciste allemand va si loin qu’il ne peut s’empêcher de s’étonner et de se plaindre chaque fois que M. de Metternich, au lieu de lui communiquer ses plans pour le futur congrès et de lui demander de longs mémoires sur les questions qu’on va y débattre, l’entretient d’aventures de société, sollicite ses avis ou réclame son entremise dans des rapprochemens et des ruptures où la politique, il faut l’avouer, n’avait trop rien à voir. N’en déplaise à M. de Gentz, M. de Metternich avait plus que lui le juste sentiment de la situation ; il servait parfaitement les intérêts des anciens coalisés de Chaumont en se refusant à provoquer prématurément aucune explication trop précise. Il y avait de la sagesse dans cette légèreté apparente, et beaucoup de sagacité dans cette inaction volontaire. Il s’en fallait en effet que les grandes puissances de l’Europe fussent prêtes à s’entendre sur la répartition qui restait à faire des territoires tombés entre leurs mains depuis la chute de l’empire, à Paris, on avait été unanime pour déterminer avec une mesquine jalousie les frontières de la France. L’union avait été facile pour imposer à notre gouvernement l’obligation de reconnaître à l’avance tout ce que décideraient les autres cabinets. Quant au principe qui présiderait à cette distribution, quant à la part qui reviendrait à chacun, on n’en avait guère parlé : on s’était borné à des déclarations générales et à dessein un peu confuses. Mais si au mois de mai, lors de la signature du traité de Paris, on s’était tant de fois félicité d’être pleinement d’accord, si depuis on n’avait laissé passer aucune occasion de proclamer en phrases magnifiques qu’après tout, et quoi qu’il arrivât, on était assuré de s’entendre, c’est que tout bas et au fond du cœur, comme le remarque finement M. Thiers, on commençait déjà à en douter un peu.

Pénétrons donc un peu plus avant dans ces secrètes divergences de nos anciens adversaires, et tâchons d’expliquer rapidement quelles étaient, à la veille même de l’ouverture du congrès, les tendances diverses des grandes puissances européennes et leurs dispositions générales à l’égard de la France. Cela est indispensable pour comprendre la politique suivie à Vienne par la cour des Tuileries et le rôle qu’y a joué notre ambassadeur.

Sept cabinets d’inégale importance avaient signé avec la France le traité de Paris : c’était l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, la Prusse, l’Espagne, le Portugal et la Suède. Évidemment la Suède, rangée derrière la Russie, le Portugal, habitué à prendre le mot d’ordre à Londres, n’apportaient pas au congrès la prétention de peser beaucoup sur les résolutions qui ne les concernaient pas directement. L’Espagne, quoique moins portée à s’effacer, ne comptait pas en réalité beaucoup plus. Il était certain que l’influence dominante allait appartenir aux quatre grandes puissances que nous avons nommées les premières. Chacune d’elles entendait proportionner ses exigences à la grandeur des efforts faits contre l’ennemi commun et aux sacrifices supportés pendant la lutte. À tous ces titres, l’Angleterre, qui nous avait repris l’Espagne et le Portugal, qui avait poussé ses armées jusque dans le midi de la France et détruit notre marine militaire, qui nous avait partout suscité des ennemis, et pour les payer avait si fortement engagé ses finances, l’Angleterre, dis-je, se croyait en droit de demander beaucoup, ou, pour mieux dire, elle avait eu soin de s’adjuger à l’avance la part du lion. Outre les colonies prises à la France pendant la guerre, et dont le traité de Paris lui avait assuré l’abandon, l’Angleterre détenait le Cap de Bonne-Espérance, enlevé à ses alliés actuels les Hollandais. Elle avait des garnisons à Malte, dans les Iles-Ioniennes, et prétendait bien ne pas les en rappeler. Munie de ces acquisitions nouvelles que personne ne songeait à lui contester, elle se croyait très modérée, parce qu’elle ne réclamait sur le continent qu’un insignifiant agrandissement pour le Hanovre. Elle soutenait de bonne foi, et non sans une certaine apparence de raison, qu’avec son lot tout réglé, dont elle était déjà en possession, elle ne pouvait être soupçonnée d’aucune vue intéressée. Ses représentans aimaient à vanter leur naturelle impartialité, bien supérieure, disaient-ils, à celle des ministres de la Russie, de la Prusse ou de l’Autriche, qui avaient tout à perdre ou à gagner dans le partage qui restait à faire des provinces du centre de l’Allemagne. Ils annonçaient donc bien haut qu’ils étaient résolus à ne tenir compte, dans la distribution des territoires, que des intérêts généraux de l’Europe et des nécessités de l’équilibre continental. À ce point de vue, ils n’hésitaient pas à déclarer que le principal objet du congrès devait être de former sur le Rhin une solide barrière capable de contenir la France à l’est, comme au nord elle allait être contenue par la réunion arrêtée déjà de la Belgique à la Hollande. Pour obtenir un résultat si cher à la politique anglaise, ils consentaient à augmenter considérablement les forces de la Prusse. Si cela était nécessaire, ils étaient même prêts à livrer sans scrupule à l’heureux successeur du petit électeur de Brandebourg tous les états formant depuis des siècles l’apanage héréditaire de la maison de Saxe.

Par tradition, par habitude et par goût, le cabinet britannique n’était pas moins favorable à l’Autriche, son antique alliée, qu’à la Prusse, avec laquelle ses relations plus récentes étaient devenues si intimes. Son plan favori était alors de lier fortement ensemble ces deux puissances, non-seulement afin de les mettre en état de résister à la France, mais aussi pour les soustraire à une autre influence, déjà non moins redoutée, celle de la Russie, dont la grandeur croissante commençait à inspirer de l’autre côté de la Manche cette vague méfiance et ces terreurs exagérées, qui depuis n’ont jamais cessé de s’accroître sans jamais se justifier complètement. L’Angleterre était représentée à Vienne par quatre plénipotentiaires : lord Castlereagh, ministre des affaires étrangères, son frère sir Charles Stewart, lord Clancarty et lord Cathcart, envoyés auprès des cours de Prusse, des Pays-Bas et de Russie. En réalité, il n’y avait parmi eux qu’un seul négociateur vraiment autorisé, c’était lord Castlereagh, esprit net et précis, mais raide et tenace, sincèrement convaincu, quand il soutenait avec la dernière vivacité les intérêts de son pays, qu’il ne faisait que défendre les principes éternels de la justice et du droit. Comme la plupart des agens de sa nation, il n’avait d’ailleurs qu’une assez imparfaite connaissance des complications infinies de la diplomatie européenne. Par hauteur de caractère, mais aussi par manque de sagacité, de souplesse et de tact, il ne savait ni prévoir à temps les obstacles que devaient rencontrer ses vues trop absolues, ni tenir un compte suffisant des faits accomplis, ni se prêter, dans la mesure indispensable, aux convenances de ceux avec lesquels il lui fallait traiter. C’est ainsi qu’arrivé à Vienne tout plein de l’idée préconçue d’une étroite alliance entre la Prusse et l’Autriche, il allait perdre son temps à la prêcher sans succès à ces deux cabinets, si peu enclins à s’entendre. C’est ainsi qu’à force de s’entêter outre mesure dans son propre sentiment, il était destiné à donner à l’Europe le spectacle singulier du très considérable ministre d’une très puissante nation s’épuisant en efforts inutiles pour appuyer des combinaisons impossibles, et réduit à se rallier, en désespoir de cause, aux résolutions les plus évidemment contraires à ses premiers desseins.

Tandis que l’Angleterre avait pour organe au congrès de Vienne son ministre des affaires étrangères, la Russie y devait être directement représentée par son souverain. La prétention d’Alexandre était de diriger lui-même ses affaires comme Napoléon, qu’il imitait volontiers depuis qu’il en avait triomphé. Rien ne lui souriait tant que de faire tourner au profit de ses plans politiques l’importance de son rôle personnel. Hâtons-nous cependant d’ajouter, pour être juste, que les préoccupations de son amour-propre et les intérêts de l’ambition n’agitaient pas seuls en ce moment l’âme mobile de l’empereur de Russie : une noble pensée depuis trop facilement oubliée, une inspiration généreuse qui n’a été malheureusement ni efficace ni durable, mais qui avait du moins le mérite d’être sincère, inspiraient alors toute sa conduite. Chose singulière quand on songe aux méfaits du passé et aux tristes violences de l’heure présente, le petit-fils de Catherine II, le frère de l’empereur Nicolas, avait en 11814 le cœur tout rempli d’une immense pitié pour les souffrances de la Pologne! Comme presque tous les bons sentimens qui ont persisté tard dans la vie, cette ardente sympathie avait pris naissance aux jours mêmes de sa jeunesse. A dix-sept ans, on avait entendu le petit-fils de Catherine II blâmer les procédés astucieux de la tsarine envers cette vaillante et malheureuse nation. Du vivant de son père Paul Ier on avait été surpris de le voir attacher à sa personne quelques jeunes Polonais, enchantés de recevoir en secret les confidences pleines de promesses du maître futur de la Russie. Monté sur le trône, Alexandre leur avait tenu encore le même langage, et particulièrement au prince Adam Czartoryski. Avec ses ministres, avec les chefs de son armée, dont plusieurs avaient trempé dans l’assassinat de son père, sa réserve, il est vrai, était restée grande à cause des répugnances des Russes, qu’il connaissait bien, et qu’il lui fallait ménager. En petit comité et dans son cercle intime, sa pensée s’épanchait plus librement. Une sorte d’honnête enthousiasme animait sa noble figure lorsqu’il entretenait de ses projets pour la Pologne quelques femmes aimables avec lesquelles il se plaisait à causer. M le cours rapide des années ni les difficultés de son règne agité ne devaient détruire tout à fait cette première bonne volonté. À diverses reprises, Alexandre en a donné des preuves qui sont restées, nous le croyons, trop ignorées du public. Ainsi, pendant ses luttes contre Napoléon, il songea plus d’une fois à s’aider du concours des Polonais. Son habile ennemi ayant lui-même, pour exciter le zèle de ses vaillans auxiliaires, mis en avant l’idée d’une reconstitution partielle de la Pologne, l’empereur de Russie, renchérissant sur lui, n’hésita pas à faire briller à leurs yeux la perspective d’une résurrection complète de l’ancienne monarchie des Jagellons. Celui qui fouillerait avec soin les archives du ministère de la guerre y trouverait des dépêches de Murat dénonçant, de 1809 à 1810, les menées des agens russes, qui offraient aux Polonais de les aider à reprendre cette partie de l’ancienne Pologne qui, dans le dernier partage, avait formé le lot de la Prusse. Une lettre du mois de décembre 1810, adressée par Alexandre au prince Adam Czartoryski, contient à ce sujet des propositions formelles, d’autant plus significatives qu’à cette époque et depuis 1800 le prince Adam, sorti du ministère russe et volontairement éloigné de Saint-Pétersbourg, avait cessé d’être en relations suivies avec le tsar.


« Les circonstances actuelles, lui écrivait l’empereur de Russie, me paraissent très importantes. Il me semble que c’est le moment de prouver aux Polonais que la Russie n’est pas leur ennemie, mais bien plutôt leur amie véritable et naturelle, et que, malgré les efforts faits pour la représenter comme la seule opposition existante à la restauration de la Pologne, il n’est pas improbable au contraire que ce soit elle qui la réalise. Ce que je vous dis là vous étonnera peut-être ; mais, je le répète, rien n’est plus probable, et les circonstances me paraissent des plus favorables pour me livrer à une idée qui a été anciennement mon idée favorite, que j’ai deux fois été dans le cas d’ajourner par l’empire des circonstances, mais qui n’en est pas moins dans le fond de ma pensée[3]... »

Quelques semaines plus tard, le 11 février 1811, il précisait encore mieux ses projets dans une seconde lettre à son ancien confident.


« C’est la Russie qui veut se charger de la régénération de la Pologne. Par cette régénération, j’entends parler de tout ce qui a fait autrefois partie de la Pologne, en y comprenant les provinces russes, à l’exception de la Russie-Blanche, de manière à prendre la Dvina, la Bérésina et le Dnieper pour frontière. Pour convaincre de la sincérité des offres que je fais, les proclamations sur le rétablissement de la Pologne doivent précéder toutes choses, et c’est par cette œuvre que l’exécution du plan doit commencer[4]. »


Les offres d’Alexandre, que le vieux parti russe n’eût guère approuvées s’il les eût connues, et qui lui furent probablement cachées à cette époque, ne séduisirent point davantage les Polonais. Ils avaient mis leur espérance dans le camp opposé. Deux ans plus tard, en 1813, lorsque les Cosaques, lancés à la poursuite de nos bataillons décimés, apparurent en vainqueurs dans les plaines voisines de Varsovie, Alexandre prit soin de faire précéder leur arrivée des plus flatteuses assurances, adressées cette fois encore par l’intermédiaire du prince Czartoryski.


« Les succès par lesquels la Providence a voulu bénir mes efforts et ma persévérance n’ont nullement changé ni mes sentimens ni mes intentions envers la Pologne. Que vos compatriotes soient donc tranquilles sur les appréhensions qu’ils peuvent avoir! La vengeance est un sentiment qui m’est inconnu, et ma plus douce jouissance est de payer le mal par le bien. Les ordres les plus sévères sont donnés à tous mes généraux d’agir en conséquence, et de traiter les Polonais en amis et en frères... Je vais vous parler en toute franchise : pour faire réussir mes idées favorites sur la Pologne, j’ai à vaincre quelques difficultés, malgré le brillant de ma position actuelle... D’abord l’opinion en Russie. La manière dont l’armée polonaise s’est conduite chez nous, le sac de Smolensk, de Moscou, la dévastation de tout le pays, a ranimé les anciennes haines... Secondement, dans le moment actuel, une publicité donnée à mes intentions sur la Pologne jetterait complètement l’Autriche et la Prusse dans les bras de la France, résultat qu’il est très essentiel d’empêcher, d’autant plus que ces deux puissances me témoignent les meilleures dispositions... Ces difficultés, avec de la sagesse et de la prudence, seraient vaincues; mais pour y parvenir il faut que vos compatriotes me secondent, il faut que vous m’aidiez vous-même à faire goûter mes plans aux Russes, et que vous justifiiez la prédilection que l’on me sait pour les Polonais et pour tout ce qui tient à leurs idées favorites. Ayez quelque confiance en moi, dans mon caractère, dans mes principes, et vos espérances ne seront point trompées. A mesure que les résultats militaires se développeront, vous verrez à quel point les intérêts de votre patrie me sont chers et combien je suis fidèle à mes anciennes idées; quant aux formes, vous savez que les plus libérales sont celles que j’ai toujours préférées. »


A cette lettre étaient jointes quelques lignes tout empreintes d’une émotion intime qui semblait sortir du fond même de son cœur :


« Ma lettre portant un certain caractère officiel, je ne puis la laisser partir, mon cher ami, sans y ajouter un petit mot d’amitié pour vous. Les succès ne m’ont pas changé, ni dans mes idées sur votre patrie, ni dans mes principes en général, et vous me retrouverez toujours tel que vous m’avez connu[5]... »


Reconnaissons à son honneur qu’Alexandre resta en effet fidèle après le triomphe à cette parole solennelle donnée à celui qu’il appelait son ami. Le nom de la Pologne ne fut pas, il est vrai, mentionné dans le traité de Paris, qui posait les principes généraux de l’organisation future de la Suisse, de l’Italie et de l’Allemagne; mais pendant le cours des négociations l’empereur de Russie affecta de parler souvent du rétablissement du royaume de Pologne comme d’un projet arrêté dans son esprit. Il ne s’agissait de rien moins alors que de la constituer dans ses anciennes limites les plus étendues, et d’en faire sous sa suzeraineté un état parfaitement séparé et indépendant. Durant le rapide séjour qu’il fit à Saint-Pétersbourg, au milieu même du foyer des passions moscovites, ses pensées se modifièrent un peu. Pour la première fois il comprit clairement les obstacles qu’il rencontrerait. Il abandonna l’idée de réunir au duché de Varsovie la Lithuanie et toutes les autres provinces enlevées à ce malheureux état lors du fatal partage de 1773. Il ne devait plus s’agir désormais que d’ériger le grand-duché en un royaume distinct, doué, sous la souveraineté de l’empereur, d’une complète indépendance et de certaines institutions particulières. Le projet ainsi réduit était moins grandiose, plus praticable, mais d’une exécution encore bien difficile. La plus grande partie du duché de Varsovie avait formé la part de la Prusse dans la distribution que les trois puissances spoliatrices s’étaient faite de l’ancienne Pologne. On ne pouvait en priver la Prusse sans compensation. Alexandre offrait de lui abandonner la Saxe tout entière; rien de plus équitable à ses yeux : le roi Auguste n’était-il pas digne de toute punition pour avoir odieusement trahi les intérêts de l’Europe? La Prusse acceptait de grand cœur un si considérable agrandissement; elle attachait le plus grand prix à la réussite d’une combinaison dont elle n’aurait osé prendre elle-même l’initiative. Quoi de plus avantageux pour elle que de devenir ainsi plus compacte et d’arrondir son territoire si long, si démesurément étendu, si étroit en quelques parties, et comme éparpillé des rives de la Baltique aux bords du Rhin, par la possession au centre de l’Allemagne d’une province qui allait lui procurer de ce côté un surcroît d’influence? Alexandre n’avait pas eu grande peine à fort échauffer la convoitise des ministres prussiens. Il s’était surtout préoccupé d’agir sur l’honnête et docile esprit du roi Guillaume : on peut dire qu’il s’en était absolument emparé en lui témoignant la plus vive amitié et la plus entière confiance. Ces deux souverains s’étaient engagés par serment à ne laisser aucun tiers se mettre entre eux, et leurs cœurs devaient rester à tout jamais inséparablement unis aussi bien que les intérêts de leurs couronnes.

Du côté de ses autres alliés, l’empereur Alexandre n’était pas tout à fait aussi rassuré. Il prévoyait quelque secrète mauvaise humeur de la part du chef du cabinet autrichien, et peut-être un peu plus de résistance chez les plénipotentiaires de l’Angleterre; mais comme à Paris aucun d’eux n’avait osé, par déférence envers lui, se mettre ouvertement en travers de ses projets, il se flattait de triompher assez facilement à Vienne d’une sourde opposition jusqu’alors assez timide, qui avait presque l’air d’être embarrassée et comme honteuse d’elle-même. Il avait donc pris le parti d’agir le plus souvent sans intermédiaire; il se proposait de traiter directement de souverain à souverain avec l’empereur d’Autriche, qu’il s’imaginait pouvoir manier aussi facilement qu’il avait fait le roi de Prusse. Pour calmer les ombrages de M. de Metternich et de lord Castlereagh, il comptait déployer toutes les ressources de sa séduction personnelle, très puissante en effet dans l’habitude de la vie, dont il avait fait tant de fois un si heureux usage, mais qui risquait de n’être plus de mise en de si graves circonstances. Il était alors résolu à changer d’attitude, à montrer qu’il pouvait au besoin parler haut et imposer, en prince qui connaît ses forces, ce que par bonne grâce il aurait préféré ne devoir qu’à la complaisance de ses alliés. Il ne lui déplaisait pas tout à fait qu’on l’obligeât à prendre ce rôle de maître impérieux, car il se croyait en droit de le revendiquer et capable de le remplir, et d’avance il se tenait pour assuré de tout enlever par le fier déploiement de son inaltérable volonté. Alexandre n’était cependant pas un chef d’empire ambitieux; il ne l’était pas du moins à la façon de Napoléon ou des autres conquérans. Il n’était pas non plus uniquement possédé de l’amour de la gloire. Son âme était plutôt animée d’une sorte de vanité généreuse et d’un immense besoin de se faire admirer; mais cette faiblesse a toujours semblé rachetée aux yeux de ceux qui l’ont le mieux connu par de beaux et sincères sentimens. Il professait un culte chevaleresque pour les lois de l’honneur, il avait le goût de la modération et de la justice; ses tendances libérales étaient incontestables, bien qu’elles semblassent procéder d’une honnête fantaisie de despote plutôt que de convictions vraiment sérieuses. Ce qu’on craignait avec raison pour ce caractère indécis, c’était l’influence d’un mysticisme semi-mondain, semi-religieux, vers lequel il était naturellement porté, et dont l’attrayante Mme de Krudner allait lui révéler bientôt les préceptes mystérieux et les dogmes quintessenciés.

C’est dans cette disposition d’esprit que l’empereur de Russie était arrivé à Vienne. Pendant quelques journées passées au magnifique château de Pulawy, chez le prince Adam Czartoryski, au sein de la plus noble et de la plus gracieuse société polonaise, il avait eu le temps de se monter de nouveau la tête sur l’excellence de ses plans en faveur de la Pologne; son imagination s’était de plus en plus exaltée à l’idée de la grandeur du rôle qu’il allait jouer en se portant son défenseur devant l’Europe. Comblé de prévenances et d’hommages par ses hôtes de Pulawy, élevé jusqu’aux nues par la reconnaissance enthousiaste des généraux prussiens, qui s’étaient comme fondus dans l’état-major russe, il avait un peu perdu en route le sentiment des humaines difficultés. On eût dit d’un vainqueur, presque d’un demi-dieu escorté par l’admiration des peuples jusqu’au lieu de son prochain triomphe. Les ministres qu’Alexandre avait amenés avec lui pour le représenter au congrès étaient le sage comte de Nesselrode, le vieux prince Razumowsky et le comte de Stackelberg. Le baron de Stein, le prince Adam Czartoryski et le colonel La Harpe l’accompagnaient à titre de conseillers officieux; mais à l’exception de M. de Nesselrode, dont la froide prudence avait prise sur lui, et du prince Adam, qui devait lui servir d’utile intermédiaire auprès de l’ambassade de France, l’action de ces ministres était destinée à rester purement officielle, sans grande influence sur les déterminations de leur maître.

Ce que nous venons de dire des desseins de l’empereur Alexandre suffit à faire pressentir ce qu’il y avait alors d’effacé, de nécessairement subalterne, presque de malséant dans le rôle de la Prusse. Malgré son rang de grande puissance, elle no se présentait au congrès qu’à la suite de la Russie, comme une cliente modeste dans le cortège de son protecteur. Pour satisfaire sa prodigieuse ambition, elle était conduite à réclamer comme lui appartenant de droit les dépouilles d’un prince malheureux, auquel la famille de Hohenzollern était depuis longtemps unie par les liens du bon voisinage et d’une étroite parenté. Ses représentans officiels, le prince de Hardenberg et le baron Guillaume de Humboldt, sentaient bien ce qu’il y avait de gênant et d’odieux dans leur position. Comme il arrive souvent en pareil cas, pour faire illusion aux autres et à eux-mêmes, ils ne trouvèrent rien de mieux que de s’armer de morgue et de rudesse. L’arrogance des généraux prussiens, accourus en foule à Vienne, était surtout insupportable. A les entendre fatiguer les salons de Vienne du récit de leurs exploits durant la dernière guerre, on eût dit qu’ils avaient à eux seuls triomphé de Napoléon, et que jamais leurs alliés ne pourraient, par quelque concession que ce fût, s’acquitter complètement envers eux.

L’attitude de l’Autriche était infiniment plus calme. Cela tenait à la fois au caractère de son chef et aux habitudes diplomatiques du prince de Metternich. L’empereur François, beau-père de Napoléon, sentait parfaitement qu’il y avait convenance et dignité à résister pour son compte aux mouvemens de passion désordonnée qui jetaient alors dans une réaction extravagante la plupart des membres de l’ancienne coalition. Ayant l’honneur de recevoir dans sa capitale les plus grands souverains de l’Europe, il croyait remplir un devoir et leur donner un bon exemple en faisant preuve de modération, en laissant son principal ministre débattre sous son contrôle, mais avec une entière liberté, toutes les questions qui touchaient aux intérêts de la monarchie autrichienne. M. de Metternich justifiait cette confiance de son maître; nul n’était plus que lui capable de se tirer avec bonheur des complications infinies qu’allait inévitablement amener le heurt de tant de prétentions diverses et parfois contradictoires. Le premier, il eut le mérite de clairement entrevoir, à Paris même, au lendemain du triomphe, qu’il y aurait plus d’inconvéniens que d’avantages à vouloir s’expliquer entre soi trop à l’avance; depuis lors, dans toutes ses conversations avec les ministres étrangers, il s’était toujours tenu à dessein dans de vagues généralités. Pressé par eux de trop près, il n’avait jamais manqué de les ajourner au moment de l’ouverture du congrès de Vienne, en donnant à entendre qu’il trouverait alors moyen d’arranger toutes choses. C’était lui en effet qui, du jour où l’Autriche s’était mise en ligne contre la France, avait le plus contribué à mettre un peu d’unité dans les conseils de la coalition. Comme l’empereur Alexandre, mais avec plus de motifs que lui, il avait confiance dans l’efficacité de son influence personnelle. A force de ménagemens et surtout de patience, il ne désespérait pas de réussir même auprès des plus emportés, qui finiraient par accepter de guerre lasse quelques moyens termes auxquels avec raison il attachait moins d’importance qu’au fait même de l’accord si essentiel à maintenir entre tous les cabinets.

Le moment était venu d’y travailler, car la bonne intelligence n’eût pas duré longtemps, si, dès le début, chacun s’était mis à poursuivre obstinément l’objet de son ambition particulière. M. de Metternich, avec son éminente sagacité, comprit le danger et trouva le moyen de le conjurer. Une ombrageuse jalousie de la France avait survécu dans le fond du cœur de tous nos ennemis à la chute du gouvernement impérial. En vain cette même France était maintenant vaincue, humiliée dans son orgueil et toute souffrante de ses récentes blessures, avec des finances épuisées et des frontières réduites; en vain elle avait accepté sans trop de déplaisance le retour de la dynastie de ses anciens rois, à coup sûr peu menaçante pour les trônes de l’Europe. La haine, la peur, ces sentimens si vivement excités par les guerres de la révolution et de l’empire, subsistaient toujours contre nous au sein des cours étrangères. Ils étaient là tout vivaces et comme personnifiés dans la multitude de ces ministres, de ces chefs d’armée, de ces hommes d’état de tous les grands et petits cabinets de l’Europe, réunis en ce moment dans la capitale de l’Autriche. On comprend que M. de Metternich ait rencontré une sincère adhésion, quand, à l’arrivée des ministres étrangers à Vienne, il se hâta de répéter à tous et à chacun que le plus important et le plus pressé était de s’arranger pour ne pas laisser la France s’ingérer au congrès dans la discussion des affaires qui, d’après les termes mêmes du traité de Paris, ne la regardait pas. Sur ce point, il rencontrait un assentiment complet. Il n’y avait embarras que pour la forme à donner à cette exclusion. Avant que M. de Talleyrand se fût rendu à son poste et quand on n’était pas encore gêné par sa présence, il fut décidé par deux protocoles formels, entre les plénipotentiaires de l’Angleterre, de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse, qu’ils délibéreraient seuls sur la distribution des territoires enlevés par le traité de Paris à la France et à ses alliés en Pologne, en Allemagne et en Italie. A mesure qu’une résolution serait prise, ils devaient en instruire les plénipotentiaires de France et d’Espagne, qui seraient admis à donner leur avis et à présenter des objections : on les discuterait, mais les quatre cabinets alliés n’entreraient en conférence avec eux qu’après s’être mis complètement d’accord, et, en attendant les envoyés des six puissances, s’occuperaient ensemble des autres questions soumises au congrès, sauf à s’enquérir plus tard des opinions et des vœux des envoyés des autres états. Certes il était difficile d’imaginer un plan mieux calculé pour établir la prépondérance, que dis-je? la dictature de ce qu’on appelait alors les quatre, et assurer la complète annulation de la France.

Quelle politique allait cependant apporter au congrès cette puissance si redoutée, même dans sa faiblesse, et contre laquelle toutes les précautions avaient été si bien prises? Comme l’explique très bien M. de Viel-Castel, Louis XVIII, à sa rentrée en France, avait à résoudre une question non moins importante que l’organisation constitutionnelle du pays : c’était celle du système de ses alliances au dehors. Sans doute il devait en partie son retour à ces mêmes puissances étrangères entre lesquelles il lui fallait maintenant faire un choix; mais, ayant été leur protégé à toutes, il n’était particulièrement lié envers aucune d’elles, et demeurait ainsi parfaitement libre dans ses préférences. Il l’était même peut-être plus qu’aucun de ses prédécesseurs, car la violence des derniers événemens avait brusquement rompu, pour lai comme pour tous les autres souverains, la chaîne des traditions. Non-seulement rien ne l’empêchait d’inaugurer pour la France une politique extérieure toute nouvelle, mais les combinaisons ordinaires de notre ancienne diplomatie ne se trouvaient plus de mise en ce moment. L’extension exorbitante que les états de premier ordre avaient donnée à leurs armées, l’infériorité excessive qui en était résultée pour les gouvernemens secondaires, ne nous permettaient plus de nous appuyer uniquement sur d’aussi faibles alliés. L’Espagne avait trop baissé comme puissance maritime pour nous apporter à elle seule un suffisant concours. La Prusse était mal disposée, et rivée d’ailleurs à la Russie. Les tentatives de rapprochement avec l’Autriche, notre rivale en Italie, n’avaient jamais produit que des conséquences éphémères ou malencontreuses. A bien considérer les choses, il n’y avait alors d’alliance possible pour nous que celle de l’Angleterre ou de la Russie. Entre les deux, l’hésitation était naturelle; mais, s’il fallait faire un choix, ce qu’il ne souhaitait nullement, Louis XVIII n’hésitait pas : il préférait l’alliance anglaise. M. Thiers, dans son intéressant récit du congrès de Vienne, a blâmé cette politique et reproché vivement à M. de Talleyrand de s’en être fait l’instrument. Il s’est efforcé d’établir par de nombreuses et puissantes considérations que nous n’avions pas de motifs pour nous opposer aux projets de l’empereur Alexandre. Pourquoi cette fantaisie de prendre à notre compte, au nom d’un principe abstrait, la défense spéciale des droits du roi de Saxe, quelque respectables d’ailleurs qu’ils pussent être? Si le territoire de la Prusse devait être considérablement augmenté, ne valait-il pas mieux qu’il s’agrandît du côté de l’Allemagne, aux dépens d’un prince de la confédération germanique, plutôt qu’à notre détriment sur la rive gauche du Rhin?... Quelle idée de placer la Prusse en guise de sentinelle avancée à la porte même de nos frontières! En théorie, M. Thiers a certainement raison. Peut-être se fait-il cependant quelque illusion quand il avance, trop hardiment selon nous, qu’en nous unissant à la Russie, nous aurions facilement imposé alors nos volontés à l’Europe. De cela même nous ne voulons point discuter. Notre dessein est plus modeste : nous nous proposons seulement d’expliquer comment d’autres combinaisons prévalurent très naturellement dans l’esprit de Louis XVIII, et comment M. de Talleyrand, qui les approuvait, s’en fit tout aussi naturellement l’actif promoteur au congrès de Vienne. Quoiqu’il ne manquât ni de mérite, ni de connaissances, bien qu’il comprît son époque mieux qu’aucun des siens, Louis XVIII n’avait pas l’âme assez élevée pour se décider par des vues purement générales ; il tenait grand compte des intérêts et de la dignité de la France, qui, dans sa pensée, se confondaient aisément avec ses inclinations personnelles. Sa royale fierté avait été froissée par les façons de conseiller et de protecteur qu’Alexandre avait prises à Paris pendant les premiers jours de la restauration. Il ne lui pardonnait ni la protection éclatante qu’il avait accordée au sénat impérial, ni le patronage d’apparat dont il avait couvert les démarches du parti libéral. Par ménagement pour l’amour-propre du puissant empereur du Nord, il avait écouté plutôt qu’accepté l’idée mise en avant du mariage de son neveu, le duc de Berri, avec la sœur d’Alexandre. Au fond, la seule pensée de cette alliance entre la dynastie des Bourbons et celle des Romanov lui était extrêmement désagréable. Il n’avait donc pas de goût, il n’avait que de l’éloignement pour toutes les combinaisons diplomatiques qui pourraient lui rendre plus difficile, sinon de rompre brusquement, tout au moins de décliner doucement et sans trop de hâte une proposition déplaisante. Cette même tendance à subordonner, sans trop s’en douter, sa politique à des préoccupations de race et de famille n’influait pas moins sur la façon dont il considérait l’ensemble des affaires qui allaient être soumises au congrès. Rien ne lui tenait tant à cœur que la chute de Murat et la restauration des Bourbons de Naples. Il prenait un vif intérêt au sort du roi de Saxe, et n’acceptait pas qu’on pût songer à le dépouiller de ses états. Le chef de la maison de Bourbon, rentré en possession du trône de ses ancêtres, aurait, à ses yeux, manqué au premier de ses devoirs, s’il n’avait prêté le plus énergique appui à des souverains, ses parens, petits-fils comme lui du loi Louis XIV. Son père, le dauphin fils de Louis XV, ayant épousé une princesse de la maison de Saxe, il croyait se devoir à lui-même d’intervenir en faveur d’un prince malheureux qui avait l’avantage de lui tenir de près. Loin de nous la pensée qu’il n’y eût que de l’égoïsme dans cette manière de voir de Louis XVIII. Pour ce descendant d’une race habituée à se confondre involontairement depuis des siècles avec l’état, ce qui regardait le souverain touchait à l’honneur de la nation elle-même.

Personne ne connaissait mieux que M. de Talleyrand le caractère et les dispositions du roi Louis XVIII. Il n’ignorait pas qu’il avait petite part dans ses bonnes grâces, qu’il lui avait autant déplu que l’empereur Alexandre, et à peu près par les mêmes raisons. Il sentait parfaitement qu’il avait, lui aussi, quelque chose à racheter pour avoir servi d’intermédiaire entre les puissances étrangères et la population parisienne, pour avoir trop volontiers porté les messages du sénat au lieutenant-général du royaume, pour s’être mal à propos mêlé d’imposer à la dynastie restaurée une constitution dont elle ne voulait pas. On lui avait ménagé, il est vrai, une haute position, parce qu’il était après tout un grand personnage; on lui avait laissé le poste de ministre des affaires étrangères, parce qu’il était en ce moment, de l’aveu de tous, le seul capable de les bien remplir. Au fond, cela était précaire. La crise passée, quand ses services ne seraient plus nécessaires, que deviendrait son crédit? Dans un gouvernement constitutionnel à peine ébauché, assez mal pratiqué déjà, il était assez fâcheux d’être à la fois sans appui dans un parlement encore dépourvu d’influence et sans faveur auprès d’un maître presque tout-puissant. Ce danger ne pouvait échapper à la perspicacité de M. de Talleyrand. Comment n’aurait-il pas essayé de le conjurer et de rendre sa situation plus forte en se montrant tout à fait favorable aux secrets penchans de Louis XVIII? Il n’avait d’ailleurs à faire en cette circonstance aucun sacrifice de principes, pas même celui de ses goûts personnels. Quoiqu’il eût été en intimes relations avec l’empereur Alexandre pendant son séjour à Paris, quoiqu’il s’en fut beaucoup servi pour appuyer ses tentatives avortées de transaction avec le sénat, il n’avait pas d’inclination pour l’alliance russe. Il lui préférait l’alliance anglaise, dont il avait eu occasion de se faire un des premiers champions à l’assemblée constituante, et qu’aux derniers jours de sa longue carrière il devait avoir l’honneur de fonder définitivement à Londres. Il n’avait donc nul effort à faire pour entrer dans les vues du roi Louis XVIII, et ses premières démarches comme ministre des affaires étrangères eurent en effet pour but de se rapprocher autant que possible du cabinet britannique; mais il était destiné à s’apercevoir assez vite combien cette alliance, si excellente en principe, était en même temps laborieuse à mettre en pratique. L’Angleterre lui avait demandé, comme témoignage de sa bonne volonté, quelques mesures contre l’esclavage dans nos colonies et un abaissement considérable de nos tarifs protecteurs. M. de Talleyrand avait dû ajourner à des temps plus faciles la satisfaction que réclamait lord Castlereagh. En revanche, il avait trouvé le ministre britannique froid et récalcitrant, quand il lui avait parlé de l’avantage qu’il y aurait pour l’Angleterre et la France à marcher d’accord dans les conférences qui allaient s’ouvrir à Vienne. Tel n’était pas l’avis de lord Castlereagh. L’alliance avec la France pouvait être pour lui une affaire de nécessité, non de choix. « La combinaison sur laquelle elle reposait prêtait, écrivait-il dans une de ses dépêches au duc de Wellington, aux plus fortes objections. Elle était peu solide de sa nature, parce qu’on ne parviendrait jamais à établir un accord parfait entre l’Autriche et la France, surtout par rapport à l’Italie. Si la guerre venait à éclater, il y aurait d’ailleurs cet immense danger (pie, pour protéger les Pays-Bas et les rives du Rhin contre les puissances du Nord, il faudrait de toute nécessité y appeler ces mêmes armées françaises qu’on avait eu tout récemment tant de peine à en chasser[6]. » M. de Talleyrand avait désiré être à même de réfuter de vive voix, dans quelques conversations confidentielles, les objections de lord Castlereagh. Il l’avait donc invité à passer à Paris avant de se rendre au congrès. Celui-ci ne s’y refusa point, mais il lit déclarer nettement à M. de Talleyrand « que, d’après une promesse faite depuis longtemps, il aurait à Vienne, dans les premiers jours de septembre, avec les ministres de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, des conférences préliminaires relatives aux engagemens contractés entre les alliés à une époque où l’Angleterre, disait-il avec franchise, était loin de pouvoir compter le gouvernement français au nombre de ses amis[7]. »

Ce fut sous l’impression de ces paroles assez peu encourageantes que M. de Talleyrand composa les instructions générales qu’il devait emporter à Vienne et dont il confia la rédaction à la plume exercée de M. de La Besnardière. L’esprit en était conforme aux sentimens personnels du roi, tels que nous venons de les indiquer. M. de Talleyrand y faisait valoir avec une merveilleuse habileté les argumens les plus heureusement calculés pour plaire à la fois à Louis XVIII et défendre dans le congrès les intérêts menacés des Bourbons de Naples et la cause si compromise du pauvre roi de Saxe. Les doctrines d’après lesquelles les souverains dépossédés par les révolutions avaient le droit absolu de reprendre possession de leurs anciens états (ce que, d’après une expression heureuse inventée par M. de Talleyrand, on a depuis appelé les principes de la légitimité) y étaient professées avec une certaine solennité et une grande pompe de langage. Est-il besoin de dire que M. de Talleyrand n’était en aucune façon la dupe de ce qu’il pouvait y avoir d’excessif dans cette théorie? S’il contribuait plus que personne à la mettre à la mode, ce n’était pas seulement parce qu’elle avait l’avantage d’être conforme au sentiment du roi, c’est aussi qu’il était commode à M. de Talleyrand de la professer alors avec éclat. Il ne faut pas en effet oublier qu’à une autre époque notre représentant à Vienne avait été lui-même l’agent principal d’un conquérant qui avait suivi de tout autres règles de conduite. Il allait se rencontrer face à face dans le congrès avec plus d’un ministre étranger qui pouvait se souvenir de l’avoir entendu imposer naguère, au nom de la victoire et de la force, les rudes volontés de son redoutable maître. Sans se faire le pontife ridicule d’une religion nouvelle, il importait à M. de Talleyrand de se donner jusqu’à un certain point pour converti par la leçon des derniers événemens à des notions plus élevées de justice et d’équité. Ce n’était qu’en se plaçant sur ce terrain si bien choisi du droit des gens qu’il pouvait, avec l’autorité qui s’attachait à ses talens et à son expérience, ramener à lui les faibles, les incertains, et, par un si grand exemple, faire honte aux imitateurs de Napoléon. Au fond, cet étalage de doctrines et de maximes abstraites n’était pour lui qu’un moyen d’action. Il comptait s’en servir comme d’autant d’armes puissantes pour jeter la division dans les conseils de nos ennemis, encore coalisés dans la paix comme ils l’étaient tout à l’heure dans la guerre. L’important à ses yeux n’était pas de s’allier avec les uns ou avec les autres, mais d’arriver à dissoudre leur alliance. Pour y réussir, les circonstances indiquaient qu’il fallait commencer par combattre les desseins de l’empereur de Russie sur la Saxe, parce que sur ce terrain nous avions chance de rencontrer tout d’abord des auxiliaires zélés dans les petites puissances de l’Allemagne et plus tard peut-être le cabinet autrichien lui-même. Dans la pensée de M. de Talleyrand, l’affaire de la Saxe venait donc en première ligne, à cause de ses conséquences probables, tandis que pour Louis XVIII elle ne passait qu’après celle des Bourbons de Naples. Avec une perspicacité supérieure qui est le don des politiques éminens, M. de Talleyrand avait découvert le point où devait être dirigée l’attaque, et tout devait être, suivant lui, subordonné au succès de cette première manœuvre. En un mot, la situation à l’ouverture du congrès de Vienne pouvait se résumer ainsi : les puissances étrangères, divisées au fond sur la plupart des questions qu’on allait débattre, étaient avant tout animées du désir de s’entendre entre elles et de rester fortement unies contre la France. Voulant rompre à tout prix cet accord, nous avions recherché le concours de l’Angleterre; elle nous l’avait refusé. La lutte engagée, il fallait introduire le coin dans ce faisceau si compacte et si formidable. Comment s’y prit M. de Talleyrand? C’est ce que nous allons maintenant lui laisser autant que possible raconter lui-même.


III.

M. de Talleyrand était arrivé à Vienne le 23 septembre au soir, avec tout le personnel de son ambassade. Outre M. de Talleyrand, la France était aussi représentée à Vienne par le duc de Dalberg, qu’il s’était lait adjoindre. Cet ancien membre du gouvernement provisoire, personnage considérable par lui-même et par la position qu’il occupait en Allemagne, avait une connaissance particulière des affaires germaniques. L’ambassade se composait encore de M. le marquis de La Tour du Pin, ancien émigré, et du jeune comte Alexis de Noailles. M. de Talleyrand avait également emmené avec lui, quoique ne faisant pas à titre officiel partie du congrès, M. de La Besnardière, qui avait alors le titre de directeur au ministère des affaires étrangères[8]. Les premiers temps du séjour de M. de Talleyrand furent employés à recevoir et à rendre nombre de visites officielles, pendant lesquelles il ne laissa pas échapper une occasion de s’expliquer en termes généraux sur les principes qui dirigeraient la politique de la France. Dès ses premières lettres, l’ambassadeur de Louis XVIII se montre surpris et choqué de l’arrogance des Russes et des Prussiens et de ce qu’il appelle la légèreté de M. de Metternich. Il se plaît à mettre en regard l’attitude prise par l’ambassade française. « Dans une situation, écrivait il le 29 septembre à Louis XVIII, où tant dépassions fermentent, où tant de gens s’agitent en tous sens, l’impétuosité et l’indolence sont deux écueils qu’il me paraît également nécessaire d’éviter. Je tâche donc de me maintenir dans une dignité calme, qui seule me paraît convenir aux ministres de votre majesté[9]... » Soit que cette attitude de M. de Talleyrand eût déjà donné à penser aux quatre grandes cours, soit qu’après réflexions elles eussent reconnu qu’il leur serait difficile de se maintenir dans l’espèce de dictature qu’elles avaient d’abord voulu s’arroger, elles convinrent, sur les représentations de lord Castlereagh, de s’arrêter à un parti moins tranché. Il fut arrêté que M. de Metternich, au nom de ses trois collègues, inviterait les ministres de France et d’Espagne à une entrevue chez lui, où leur serait présenté un projet de déclaration qui avait pour but de régler la marche du congrès. M. de Talleyrand rend ainsi compte de cette première conférence.


« Le 30 septembre, entre neuf et dix heures du matin, je reçus de M. le prince de Metternich une lettre de cinq lignes datée de la veille, et par la- quelle il me proposait, en son nom seul, de venir à deux heures assister à une conférence préliminaire pour laquelle je trouverais réunis chez lui les ministres de Russie, d’Angleterre et de Prusse. Il ajoutait qu’il faisait la même demande à M. de Labrador, ministre d’Espagne

« Les mots assister et réunis étaient visiblement employés avec dessein. Je répondis que je me rendrai avec plaisir chez lui avec les ministres de Russie, d’Angleterre, d’Espagne et de Prusse...

« ….. M. de Labrador, d’après mes conseils, fit une réponse toute pareille dans laquelle la France était nommée avec et avant les autres puissances. Nous unissions ainsi à dessein, M. de Labrador et moi, ce que les autres paraissaient vouloir séparer, et nous divisions ce qu’ils avaient l’air de vouloir unir par un lien particulier.

«J’étais chez M. de Metternich avant deux heures, et déjà les ministres des quatre cours étaient réunis en séance autour d’une table longue, lord Castlereagh à une des extrémités et paraissant présider, à l’autre extrémité un homme que M. de Metternich me présenta comme tenant la plume dans leurs conférences : c’était M. de Gentz. Un siège entre lord Castlereagh et M. de Metternich avait été laissé vacant, je l’occupai. Je demandai pourquoi j’avais été appelé seul de l’ambassade de votre majesté, ce qui produisit le dialogue suivant : « On n’a voulu réunir dans les conférences préliminaires que les chefs des cabinets. — M. de Labrador ne l’est pas, et il est cependant appelé. — C’est que le secrétaire d’état d’Espagne n’est point à Vienne. — Mais outre le prince de Hardenberg je vois ici M. de Humboldt, qui n’est point secrétaire d’état. — C’est une exception nécessitée par l’infirmité que vous connaisses au prince de Hardenberg. — S’il ne s’agit que d’infirmités, chacun peut avoir les siennes, et a le même droit à les faire valoir. » On parut assez disposé à admettre que chaque secrétaire d’état pourrait amener un des plénipotentiaires qui lui étaient adjoints, et pour le moment je crus inutile d’insister... « …..L’objet de la conférence d’aujourd’hui, me dit lord Castlereagh, est de vous donner connaissance de ce que les quatre cours ont fait depuis que nous sommes ici. » Et, s’adressant à M. de Metternich : «C’est vous, lui dit-il, qui avez le protocole. » M. de Metternich me remit alors une pièce signée de lui, du comte de Nesselrode, de lord Castlereagh et du prince de Hardenberg. Dans cette pièce, le mot d’alliés se trouvait à chaque paragraphe ; je relevai ce mot : je dis qu’il me mettait dans la nécessité de demander où nous étions, si c’était encore à Chaumont ou à Laon, si la paix n’était pas faite, s’il y avait guerre et contre qui. Tous me répondirent qu’ils n’attachaient point au mot d’alliés un sens contraire à l’état de nos rapports actuels, et qu’ils ne l’avaient employé que pour abréger, sur quoi je fis sentir que, quel que fût le prix de la brièveté, il ne la fallait point acheter aux dépens de l’exactitude.

« Quant au contenu du protocole, c’était un tissu de raisonnemens métaphysiques destinés à faire valoir des prétentions que l’on appuyait encore sur des traités à nous inconnus. Discuter ces raisonnemens et ces prétentions, c’eût été se jeter dans un océan de disputes : je sentis qu’il était nécessaire de repousser le tout par un argument péremptoire. Je lus plusieurs paragraphes et je dis : « Je ne comprends pas. » Je les relus posément une seconde fois de l’air d’un homme qui cherche à pénétrer le sens d’une chose, et je dis ; « Je ne comprends pas davantage. » J’ajoutai : « Il y a pour moi deux dates entre lesquelles il n’y a rien, celle du 30 mai, où la formation du congrès a été stipulée, et celle du 1er octobre, où il doit se réunir; tout ce qui s’est fait dans l’intervalle m’est étranger et n’existe pas pour moi. » La réponse des plénipotentiaires fut qu’ils tenaient peu à cette pièce, et qu’ils ne demandaient pas mieux que de la retirer, ce qui leur attira de la part de M. de Labrador l’observation que pourtant ils l’avaient signée. Ils la reprirent; M. de Metternich la mit de côté, et il n’en fut plus question.

« Après avoir abandonné cette pièce, ils en produisirent une autre : c’était un projet de déclaration que M. de Labrador et moi devions signer avec eux, si nous l’adoptions. Après un long préambule sur la nécessité de simplifier et d’abréger les travaux du congrès, et après des protestations de ne vouloir empiéter sur les droits de personne, le projet établissait que les objets à régler par le congrès devaient être divisés en deux séries, pour chacune desquelles il devait être formé un comité auquel les états intéressés pourraient s’adresser, et que, les deux comités ayant achevé tout le travail, on assemblerait alors pour la première fois le congrès, à la sanction duquel tout serait soumis. Ce projet avait visiblement pour but de rendre les quatre puissances qui se disent alliées maîtresses absolues de toutes les opérations du congrès, puisque, dans l’hypothèse où les six puissances principales se constitueraient juges des questions relatives à la composition du congrès, aux objets qu’il devra régler, aux procédés à suivre pour les régler, à l’ordre dans lequel ils devront être réglés, et nommeraient seules et sans contrôle les comités qui devront tout préparer, la France et l’Espagne même, en les supposant toujours d’accord sur toutes les questions, ne seraient jamais que deux contre quatre.

« Je déclarai que, sur un projet de cette nature, une première lecture ne suffisait pas pour se former une opinion, qu’il avait besoin d’être médité. qu’il fallait avant tout s’assurer s’il était compatible avec des droits que nous avions tous l’intention de respecter; que nous étions venus pour garantir les droits de chacun, et qu’il serait trop malheureux que nous débutassions par les violer; que l’idée de tout arranger avant d’assembler le congrès était pour moi une idée nouvelle; qu’on proposait de finir par où j’avais cru qu’il était nécessaire de commencer; que peut-être le pouvoir que l’on proposait d’attribuer aux six puissances ne pourrait leur être donné que par le congrès; qu’il y avait des mesures que des ministres sans responsabilité pouvaient facilement adopter, mais que lord Castlereagh et moi nous étions dans un cas tout différent. — Ici lord Castlereagh a dit que les réflexions que je faisais lui étaient toutes venues à l’esprit, qu’il en sentait bien la force; mais, a-t-il ajouté, « quel autre expédient trouver pour ne pas se jeter dans d’inextricables longueurs? » J’ai demandé pourquoi dès à présent on ne réunissait pas le congrès, quelles difficultés on y trouverait. Chacun alors a présenté la sienne. Une conversation générale s’en est suivie, Le nom du roi de Naples s’étant présenté, M. de Labrador s’est exprimé sur lui sans ménagement. Pour moi, je m’étais contenté de dire : « De quel roi de Naples parle-t-on? Nous ne connaissons point l’homme dont il est question. » Et sur ce que M. de Humboldt avait remarqué que des puissances l’avaient reconnu et lui avaient garanti ses états, j’ai dit d’un ton ferme et froid : « Ceux qui les lui ont garantis ne l’ont pas dû, et par conséquent ne l’ont pas pu. » Et pour ne pas trop prolonger l’effet que ce langage a véritablement et visiblement produit, j’ai ajouté : « Mais ce n’est point de cela qu’il est maintenant question. » Puis, revenant au congrès, j’ai dit que les difficultés que l’on paraissait craindre seraient peut-être moins grandes qu’on ne l’avait cru, qu’il fallait chercher et que l’on trouverait sûrement le moyen d’y obvier. Le prince de Hardenberg a annoncé qu’il ne tenait point à tel expédient plutôt qu’à tel autre, mais qu’il en fallait un d’après lequel les princes de *** et de Lichtenstein n’eussent pas à intervenir dans les arrangemens généraux de l’Europe. Là-dessus on s’est ajourné au sur- lendemain, après avoir promis de m’envoyer, ainsi qu’à M. de Labrador, des copies du projet de déclaration et de la lettre du comte de Palmella[10]


Il serait difficile d’exprimer et l’on ne saurait exagérer le désarroi jeté au sein de la conférence par cette première intervention du représentant de la France. L’émotion de ses collègues fut d’autant plus vive qu’avec une habileté de mise en scène consommée M. de Talleyrand, sûr de lui-même, armé de son visage impassible, de ses façons aisées de grand seigneur, n’avait laissé voir pendant toute cette scène qu’une sorte de tranquillité nonchalante qui lui était ordinaire, celle de quelqu’un qui, connaissant la portée de ses paroles, sait d’avance l’effet qu’elles vont produire. Cet effet fut immense. « L’intervention de Talleyrand et de Labrador, dit M. de Gentz[11], a furieusement dérangé nos plans. Ils ont protesté contre la forme que nous avions adoptée. Ils nous ont bien tancés pendant deux heures. C’est une scène que je n’oublierai jamais. Le prince de Metternich ne sent pas comme moi ce qu’il y a d’embarrassant et même d’affreux dans notre position. »

Afin de rendre plus embarrassante encore cette situation des représentans des quatre puissances, décidé à profiter de tous ses avantages et désireux de constater pour tout le monde ce qui venait de se passer, M. de Talleyrand adressa officiellement le 1er octobre à M. de Metternich et aux ministres des cinq autres puissances une note signée où les objections qu’il avait verbalement produites dans la conférence étaient de nouveau développées avec beaucoup de force et de talent. Une autre rencontre du ministre de Louis XVIII, non plus avec ses collègues du congrès, mais avec l’empereur de Russie lui-même, allait accuser encore plus fortement la ligne politique adoptée par la France.


« ….. Après avoir expédié cette note (celle du 1er octobre), je suis parti pour l’audience particulière que m’avait fait annoncer l’empereur Alexandre. M. de Nesselrode était venu me dire de sa part qu’il désirait de me voir seul, et lui-même me l’avait rappelé la veille à un bal de la cour où j’avais eu l’honneur de me trouver avec lui. En m’abordant, il m’a pris la main; mais son air n’était point affectueux comme à l’ordinaire, sa parole était brève, son maintien grave et peut-être un peu solennel. J’ai vu clairement que c’était un rôle qu’il allait jouer. — Avant tout, m’a-t-il dit, comment est la situation de votre pays? — Aussi bien que votre majesté a pu le désirer et meilleure qu’on n’aurait osé l’espérer. — L’esprit public? — Il s’améliore chaque jour. — Les idées libérales? — Il n’y en a nulle part plus qu’en France. — Mais la liberté de la presse? — Elle est établie à quelques restrictions près, commandées par les circonstances; elles cesseront dans deux ans et n’empêcheront pas que jusque-là tout ce qui est bon et tout ce qui est utile ne soit publié. — Et l’armée? — Elle est toute au roi. Cent trente mille hommes sont sous les drapeaux, et au premier appel trois cent mille pourront les joindre. — Les maréchaux? — Lesquels, sire? — Oudinot? — Il est dévoué au roi. — Soult? — Il a eu d’abord un peu d’humeur; on lui a donné le gouvernement de la Vendée, il s’y conduit à merveille; il s’y est fait aimer et considérer. — Et Ney?— Il regrette un peu ses dotations; votre majesté pourrait diminuer ses regrets. — Les deux chambres? Il me semble qu’il y a de l’opposition. — Comme partout où il y a des assemblées délibérantes. Les opinions peuvent différer, mais les affections sont unanimes, et dans la différence d’opinions, celle du gouvernement a toujours une grande majorité. Quand après vingt-cinq ans de révolutions le roi se trouve en quelques mois aussi bien établi que s’il n’avait jamais quitté la France, quelle preuve plus certaine peut-on avoir que tout marche vers un même but? — Votre position personnelle? — La confiance et la bonté du roi passent mes espérances. — A présent parlons de nos affaires, il faut que nous les finissions ici. — Cela dépond de votre majesté. Elles finiront promptement et heureusement, si votre majesté y porte la même noblesse et la même grandeur d’âme que dans celles de la France. — Mais il faut que chacun y trouve ses convenances. — Et chacun ses droits. — Je garderai ce que j’occupe. — Votre majesté ne voudra garder que ce qui sera légitimement à elle. — Je suis d’accord avec les grandes puissances. — J’ignore si votre majesté compte la France au rang de ces puissances. — Oui, sûrement; mais si vous ne voulez point que chacun trouve ses convenances, que prétendez-vous? — Je mets le droit d’abord et les convenances après. — Les convenances de l’Europe sont le droit. — Ce langage, sire, n’est pas le vôtre; il vous est étranger, et votre cœur le désavoue. — Non, je le répète, les convenances de l’Europe sont le droit. — Je me suis alors tourné vers les lambris près desquels j’étais, j’y ai appuyé ma tête, et, frappant la boiserie, je me suis écrié: Europe! Europe! malheureuse Europe! Me retournant du côté de l’empereur : Sera-t-il dit, lui ai-je demandé, que vous l’aurez perdue? — Il m’a répondu: Plutôt la guerre que de renoncer à ce que j’occupe. — J’ai laissé tomber mes bras, et dans l’attitude d’un homme affligé, mais décidé, qui avait l’air de lui dire : La faute n’en sera pas à nous, j’ai gardé le silence. L’empereur a été quelques instans sans le rompre, puis il a répété: — Oui, plutôt la guerre! — J’ai conservé la même attitude. Alors, levant les mains et les agitant comme je ne lui avais jamais vu faire et d’une manière qui m’a rappelé le passage qui termine l’éloge de Marc-Aurèle, il a crié plutôt qu’il n’a dit : Voilà l’heure du spectacle ; je dois y aller, je l’ai promis à l’empereur, on m’y attend. Et il s’est éloigné. Puis, la porte ouverte, revenant sur ses pas, il m’a pris le corps de ses deux mains, il me l’a serré en me disant avec une voix qui n’était plus la même : Adieu, adieu, nous nous reverrons. — Dans toute cette conversation, dont je n’ai pu rendre à votre majesté que la partie la plus saillante, la Pologne et la Saxe n’ont pas été nommées une seule fois, mais seulement indiquées par des circonlocutions. C’est ainsi que l’empereur voulait désigner la Saxe en disant ceux qui ont trahi la cause de l’Europe, à quoi j’ai été dans le cas de lui répondre : Sire c’est là une question de date. Et après une légère pause, j’ai pu ajouter : Et l’effet des embarras dans lesquels on a pu être jeté par les circonstances.

« L’empereur une fois par la des alliés; je relevai cette expression comme je l’avais fait à la conférence, et il la mit sur le compte de l’habitude[12]. »


Les deux passages que nous venons de citer montrent à quel point la politique de la France était dès le début en contradiction avec celle des autres puissances. A la fin de cette même lettre du 4 octobre, M. de Talleyrand exposait ainsi cette politique :


« Votre majesté voit que notre position ici est difficile. Elle peut le devenir chaque jour davantage. L’empereur Alexandre donne à son ambition tout son développement; elle est excitée par M. de Laharpe et par ***. La Prusse espère de grands accroissemens. L’Autriche pusillanime n’a qu’une ambition honteuse; mais elle est complaisante pour être aidée. Et ce ne sont pas là les seules difficultés. Il en est d’autres encore qui naissent des engagemens que les cours autrefois alliées ont pris dans un temps où elles n’espéraient pas abattre celui qu’elles ont pu renverser, et où elles se promettaient de faire avec lui une paix qui leur permît de l’imiter. Aujourd’hui que votre majesté, replacée sur le trône, y a fait remonter avec elle la justice, les puissances au profit desquelles ces engagemens ont été pris ne veulent pas y renoncer, et celles qui regrettent peut-être d’être engagées ne savent comment se délier. C’est, je crois, le cas de l’Angleterre, dont le ministre est faible. Les ministres de votre majesté pourraient donc rencontrer de tels obstacles qu’ils dussent renoncer à toute autre espérance que celle de sauver l’honneur; mais nous n’en sommes pas là[13]. »


M. de Talleyrand avait raison de penser qu’il n’en était pas encore réduit à se tenir pour battu. L’irritation avait d’abord été fort vive contre la note de M. de Talleyrand, et les propos tenus en dehors des conférences par les ministres étrangers témoignaient qu’ils trouvaient plus facile de s’en fâcher que d’y répondre. » On veut nous diviser, s’était écrié M. de Nesselrode; mais on n’y réussira pas. » M. de Humboldt prétendait que cette note était un brandon de discorde jeté au milieu d’eux. Dans une seconde entrevue du 3 octobre, M. de Metternich demanda formellement à M. de Talleyrand de la vouloir bien retirer; mais M. de Labrador l’avait déjà envoyée à sa cour : cela était donc impossible. La mauvaise humeur du chancelier autrichien était extrême.


« Il faudra donc que nous répondions. — Si vous le voulez, lui répondis-je. — Je serais, reprit-il, assez d’avis que nous réglassions nos affaires tout seuls, entendant par nous les quatre cours. — Je répondis sans hésiter : Si vous prenez la question de ce côté, je suis tout à fait votre homme; je suis prêt, et ne demande pas mieux. — Comment l’entendez-vous? me dit-il. — D’une manière bien simple : je ne prendrai plus part à vos conférences; je ne serai ici qu’un membre du congrès, et j’attendrai qu’il s’ouvre[14]. »


Cependant M. de Metternich, en y réfléchissant, n’insista point. Il y avait lieu de craindre, si on laissait la France se mettre volontairement à l’écart, qu’elle ne prît une influence trop considérable sur les états de second ordre, fort inquiets et jaloux de l’omnipotence que s’arrogeaient les quatre grandes cours. Il fallait transiger : on fit de part et d’autre quelques concessions. M. de Talleyrand proposa qu’on ajournât le congrès de quinze jours ou trois semaines. Cette idée fut assez goûtée; on se sépara toutefois sans rien décider. Le lendemain, M. de Metternich voulut avoir avec M. de Talleyrand une conversation préalable et toute confidentielle qui précédât l’ouverture de la troisième conférence. Comme il cherchait, pour le montrer à notre ambassadeur, un nouveau projet de déclaration qu’il ne pouvait trouver sur son bureau : — Probablement, dit en riant M. de Talleyrand, qu’il est en communication chez les alliés.. — Ne parlez plus d’alliés, s’écria M. de Metternich, il n’y en a plus. Il y a ici des gens qui devraient l’être en ce sens que, même sans se concerter, ils devraient penser de la même manière et vouloir les mêmes choses. — La conversation continua sur ce ton amical. Le ministre d’Autriche et l’ambassadeur de France se trouvaient à peu près d’accord quand arrivèrent les autres membres du congrès. Le nouveau projet de déclaration ne préjugeait rien, et se bornait à remettre l’ouverture du congrès au 1er novembre.


« …… Mais comme les anciennes prétentions étaient abandonnées, comme il n’était plus question de faire régler tout par les huit puissances, en ne laissant au congrès que la faculté d’approuver; comme on ne parlait plus que de préparer, par des communications libres et confidentielles avec les ministres des autres puissances, les questions sur lesquelles le congrès devrait prononcer, j’ai cru qu’un acte de complaisance qui ne porterait aucune atteinte aux principes pourrait être utile à l’avancement des affaires, et j’ai déclaré que je consentirais à l’adoption du projet, mais sous la condition qu’à l’endroit où il était dit que l’ouverture formelle du congrès serait ajournée au 1er novembre, on ajouterait : Et sera faite conformément aux principes du droit public. À ces mots, il s’est élevé un tumulte dont on ne pourrait que difficilement se faire d’idée. M. de Hardenberg debout, les poings sur la table, presque menaçant, et criant comme il est ordinaire à ceux qui sont affligés de la même infirmité que lui, proférait ces paroles entrecoupées: «Non, monsieur... Le droit public? C’est inutile... Pourquoi dire que nous agissons selon le droit public? Cela va sans dire. » Je lui répondis que si cela allait bien sans dire, cela irait encore mieux en le disant. M. de Humboldt criait : « Que fait ici le droit public? » A quoi je répondis : « Il fait que vous y êtes. » Lord Castlereagh, me tirant à l’écart, me demanda si, quand on aurait cédé sur ce point à mes désirs, je serais ensuite plus facile. Je lui demandai à mon tour ce qu’en me montrant facile je pourrais espérer qu’il ferait dans l’affaire de Naples. Il me promit de me seconder de toute son influence. «J’en parlerai, me dit-il, à Metternich; j’ai le droit d’avoir un avis sur cette matière. — Vous m’en donnez votre parole d’honneur? » lui dis-je. Il me répondit: « Je vous la donne. — Et moi, repartis-je, je vous donne la mienne de n’être difficile que sur les principes que je ne saurais abandonner. » Cependant M. de Gentz, s’étant approché de M. de Metternich, lui représenta que l’on ne pourrait refuser de parler de droit public dans un acte de la nature de celui dont il s’agissait. M. de Metternich avait auparavant proposé de mettre la chose aux voix, trahissant ainsi l’usage qu’ils auraient fait de la faculté qu’ils auraient voulu se donner, si leur premier plan eût été admis. On finit par consentir à l’addition que je demandais ; mais il y eut une discussion non moins vive pour savoir où elle serait placée, et l’on convint enfin de la placer une phrase plus haut que celle où j’avais proposé qu’on la mît. M. de Gentz ne put s’empêcher de dire dans la conférence même : « Cette soirée, messieurs, appartient à l’histoire du congrès. Ce n’est pas moi qui la raconterai, parce que mon devoir s’y oppose, mais elle s’y trouvera certainement. » Il m’a dit depuis qu’il n’avait jamais rien vu de pareil.

« C’est pourquoi je regarde comme heureux d’avoir pu, sans abandonner les principes, faire quelque chose que l’on puisse regarder comme un acheminement vers la réunion du congrès[15]. »


Le congrès ainsi convoqué ne devait jamais se réunir en corps. Ses attributions furent d’un commun consentement dévolues aux huit cours signataires du traité de Paris, formant entre elles un comité général subdivisé en commissions où les représentans des petits états étaient de temps à autre appelés pour y défendre les intérêts particuliers de leurs commettans. Est-il besoin d’ajouter que cela même n’était aussi qu’une apparence? En réalité, les questions considérables furent toutes préparées et débattues par les représentans des cinq grandes puissances, la France, l’Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie. Les affaires soumises au congrès étaient loin d’avoir toutes une égale importance; elles ne s’imposaient pas au congrès avec le même degré d’urgence. Quoique MM. de Talleyrand et de Labrador eussent dès le début réclamé très nettement l’expulsion de Murat et la restauration des Bourbons de Naples, toute délibération sur ce sujet avait été ajournée. Le sort réservé à la Pologne, auquel se liait forcément, comme nous l’avons déjà expliqué, celui de la Saxe, devint au contraire l’occasion d’une lutte immédiate et très vive; c’était le nœud gordien des négociations et la véritable question de paix ou de guerre qui pour le moment effaçait toutes les autres.

L’empereur Alexandre, échauffé plutôt que contenu par la résistance qu’il avait rencontrée chez M. de Talleyrand, continuait à demander le duché de Varsovie tout entier, aussi bien que la Saxe pour le compte de la Prusse. Ses vues, exprimées dans de fréquentes conversations avec les ministres d’Angleterre et d’Autriche, rencontraient chez ces deux hommes d’état un accueil assez différent. Lord Castlereagh, assez coulant sur le sort réservé à la Saxe, témoignait, quoique faiblement, peu de goût pour la création d’un royaume séparé de Pologne. M. de Metternich avait une égale répugnance pour les deux combinaisons; mais il redoutait une rupture avec l’empereur Alexandre qui aurait eu pour effet de le rejeter du côté de la France. Il avait d’ailleurs laissé échapper des paroles de semi-adhésion qui maintenant l’embarrassaient beaucoup et qu’il n’osait si vite démentir. Sur la reconstitution d’un royaume de Pologne doué d’institutions libérales et par conséquent dangereuses pour la sécurité des provinces voisines et polonaises despotiquement gouvernées, il avait de fortes objections qu’il se réservait de faire valoir quand le moment en serait venu. Le sacrifice de la Saxe lui coûtait moins. Il l’avait complètement abandonnée. Nous savons bien que M. de Metternich, averti de la grave responsabilité que la correspondance si précise de M. de Talleyrand faisait peser sur lui, s’en est toujours très vivement défendu; nous supposons même, peut-être à tort, que des explications et des notes fournies par le chancelier autrichien ont aidé l’éminent historien du consulat et de l’empire à combattre sur ce point les assertions de notre ambassadeur au congrès, et à lui persuader que si par habileté et prudence M. de Metternich n’avait pas d’abord affiché son opposition à la confiscation de la Saxe, au fond il était décidé à n’y jamais prêter les mains. L’opinion de tous les contemporains bien informés et des diplomates autrichiens eux-mêmes n’admet pas cette tardive justification du chancelier de la cour de Vienne. On lit en effet à la date du 15 octobre, dans le journal de M. de Gentz, secrétaire du congrès et confident de M. de Metternich, quelques mots qui la démentent absolument. « Le prince de Metternich veut céder, et il cédera. La Saxe est perdue[16]. » Quoi qu’il en soit, une chose est certaine, c’est que M. de Talleyrand resta longtemps seul à défendre la cause intéressante de ce roi si estimé, si honnête et si malheureux. Cet isolement ne l’effrayait pas beaucoup. Il avait le pressentiment qu’il ne durerait pas toujours. Cependant il pensait qu’il était bon de prendre ses précautions; dès le milieu d’octobre, il avait prié le roi Louis XVIII de faire quelque déclaration publique qui fut de nature à appuyer les démarches de son ambassadeur. Il demandait en même temps qu’on lui envoyât des instructions précises, qui l’autorisassent à promettre, s’il le fallait, à l’Autriche une assistance militaire effective contre les prétentions russes. Le roi entra vivement dans la pensée de son ambassadeur.


« L’existence de la ligue dont vous me parlez est démontrée à mes yeux, et surtout le projet de se venger sur la France des humiliations que le directoire et bien davantage Bonaparte ont fait souffrir à l’Europe. Jamais je ne me laisserai réduire là. Aussi j’adopte très fort l’idée de la déclaration, et je désire que vous m’en envoyiez le projet plus tôt que plus tard; mais ce n’est pas le tout, il faut prouver qu’il y a quelque chose derrière, et pour cela il me paraît nécessaire de faire des préparatifs pour porter au besoin l’armée sur un pied plus considérable que celui où elle est maintenant...[17]. »


L’appui énergique qu’il rencontrait auprès du chef de la dynastie des Bourbons rendait M. de Talleyrand plus hardi dans sa résistance aux impétueuses fantaisies de l’empereur Alexandre. Celui-ci en était de plus en plus irrité. Il voulut avoir un second entretien avec le représentant de la France et tenter encore une fois ce que pourrait sur lui la notification nette et hautaine de ses intentions. Averti par le prince Czartoryski, M. de Talleyrand accepta sans grand trouble cette entrevue, dont nous le laisserons faire lui-même le curieux récit.


« Il (l’empereur Alexandre) vint à moi avec quelque embarras. Je lui exprimai le regret de ne l’avoir encore vu qu’une fois. Il avait bien voulu, lui dis-je, ne pas m’accoutumer à une privation de telle nature, lorsque j’avais eu le bonheur de me trouver dans les mêmes lieux que lui. Sa réponse fut qu’il me verrait toujours avec plaisir, que c’était ma faute si je ne l’avais point vu; pourquoi n’étais-je pas venu? Il ajouta cette singulière phrase : « Je suis homme public, on peut toujours me voir. » Il est à remarquer que ses ministres et ceux de ses serviteurs qu’il affectionne le plus sont quelquefois plusieurs jours sans pouvoir l’approcher. « Parlons d’affaires, » me dit-il ensuite.

« Je ne fatiguerai point votre majesté des détails oiseux d’une conversation qui a duré une heure et demie; je dois d’autant moins craindre de me borner à l’essentiel, que, quelques soins que je prenne d’abréger ce que j’ai à dire comme sorti de la bouche de l’empereur de Russie, votre majesté le trouvera peut-être encore au-dessus de toute croyance. « A Paris, me dit-il, vous étiez de l’avis d’un royaume de Pologne; comment se fait-il que vous ayez changé? — Mon avis, sire, est encore le même. A Paris, il s’agissait du rétablissement de toute la Pologne, je voulais alors comme je voudrais aujourd’hui son indépendance; mais il s’agit maintenant de toute autre chose : la question est subordonnée à une fixation de limites qui mette l’Autriche et la Prusse en sûreté. — Elles ne doivent point être inquiètes. Du reste j’ai deux cent mille hommes dans le duché de Varsovie; que l’on m’en chasse! J’ai donné la Saxe à la Prusse; l’Autriche y consent. — J’aurais peine à le croire, tant cela est contre son intérêt; mais le consentement de l’Autriche peut-il rendre la Prusse propriétaire de ce qui appartient au roi de Saxe? — Si le roi de Saxe n’abdique pas, il sera conduit en Russie, il y mourra; un autre roi y est déjà mort. — Votre majesté me permettra de ne pas la croire; le congrès n’a pas été réuni pour voir un pareil attentat. — Comment, un attentat! Quoi! Stanislas n’est-il pas allé en Russie? Pourquoi le roi de Saxe n’irait-il pas? Le cas de l’un est celui de l’autre; il n’y a pour moi aucune différence. » J’avais trop à répondre. J’avoue à votre majesté que je ne savais comment contenir mon indignation. L’empereur parlait vite. Une de ses phrases a été celle-ci : « Je croyais que la France me devait quelque chose. Vous me parlez toujours de principes : votre droit public n’est rien pour moi, je ne sais ce que c’est. Quel cas croyez-vous que je fasse de tous vos parchemins et de vos traités? (Je lui avais rappelé celui par lequel les alliés sont convenus que le grand-duché de Varsovie serait partagé entre les trois cours.) Il y a pour moi une chose qui est au-dessus de tout, c’est ma parole; je l’ai donnée, et je la tiendrai. J’ai promis la Saxe au roi de Prusse au moment où nous nous sommes rejoints. — Votre majesté a promis au roi de Prusse de neuf à dix millions d’âmes, elle peut les lui donner sans détruire la Saxe. (J’avais un tableau des pays que Von pouvait donner à la Prusse, et qui, sans renverser la Saxe, lui formeraient le nombre de sujets que les traités lui assurent; l’empereur l’a pris et gardé.) — Le roi de Saxe est un traître. — Sire, la qualification de traître ne peut jamais être donnée à un roi, et il importe qu’elle ne puisse jamais lui être donnée. » J’ai peut-être mis un peu d’expression à cette dernière partie de ma phrase. Après un moment de silence : « Le roi de Prusse, me dit-il, sera roi de Prusse et de Saxe, comme je serai empereur de Russie et roi de Pologne. Les complaisances que la France aura pour moi sur ces deux points seront la mesure de celles que j’aurai moi-même pour elle sur tout ce qui peut l’intéresser. »

« Dans le cours de cette conversation, l’empereur ne s’est point, comme dans la première que j’ai eue avec lui, livré à de grands mouvemens : il était absolu et avait tout ce qui montre de l’irritation.

« Après m’avoir dit qu’il me reverrait, il s’est rendu au bal particulier de la cour, où je l’ai suivi, ayant eu l’honneur d’y être invité[18]... »


Ces violentes sorties que de temps à autre se permettait la colère feinte ou réelle de l’empereur de Russie ne tombaient pas seulement sur l’ambassadeur de France, qui était de force à les soutenir. Le ministre de l’Autriche, qui s’était peu à peu enhardi jusqu’à élever quelques objections contre la reconstitution de la Pologne, avait été, « peu de jours après, traité par Alexandre avec une hauteur de langage qui aurait pu paraître extraordinaire même à l’égard d’un de ses serviteurs. »


« M. de Metternich lui ayant dit, au sujet de la Pologne, que s’il était question d’en faire une, eux aussi le pourraient, il avait non-seulement qualifié cette observation d’inconvenante et d’indécente, mais s’était emporté jusqu’à dire à M. de Metternich « qu’il était le seul en Autriche qui osât prendre un ton de révolte. » On ajoute que les choses auraient été poussées si loin que M. de Metternich lui aurait déclaré qu’il allait prier son maître de nommer un autre ministre que lui pour le congrès. M. de Metternich sortit de cet entretien dans un état où les personnes de son intimité dirent qu’elles ne l’avaient jamais vu. Lui qui, peu de jours auparavant, avait dit au comte de Schullembourg qu’il se retranchait derrière le temps et faisait une arme de la patience pourrait fort bien la perdre, si elle était mise à pareille épreuve[19] . »


On commençait en effet à se prononcer fortement à Vienne contre les prétentions russes, et la cause du roi de Saxe gagnait de plus en plus faveur parmi les représentans des petites cours, qui se sentaient toutes menacées dans sa personne. La famille impériale et l’aristocratie autrichienne éprouvaient pour lui une sympathie profonde. On était généralement choqué de voir l’empereur Alexandre, s’érigeant en maître, prendre un ton et des manières de commandement qui rappelaient trop celles de Napoléon après ses plus éclatantes victoires. Les généraux russes et prussiens blessaient encore plus les amours-propres en se permettant vis-à-vis de leurs anciens alliés des fanfaronnades que ceux-ci n’avaient jamais entendues sortir de la bouche des officiers français, quand nos armées avaient occupé leurs capitales conquises. L’empereur d’Autriche, à qui Alexandre avait voulu en appeler contre la sourde opposition de M. de Metternich, lui avait doucement donné à entendre qu’il valait mieux pour les souverains laisser traiter leurs affaires par leurs ministres. Il y avait en Allemagne une réaction évidente contre la Prusse et la Russie. A Londres même, et parmi les membres du parlement, on commençait à s’émouvoir. Lord Castlereagh, ministre responsable d’un souverain constitutionnel, était obligé de tenir compte de ce mouvement de l’opinion, et se mettait à son tour tardivement en ligne contre l’empereur Alexandre; mais la crainte de paraître marcher d’accord avec la France le préoccupait toujours. Le cabinet des Tuileries, en s’opposant aux projets russes en faveur de la Pologne, avait en termes nobles et dignes fait la réserve expresse \les droits de cette antique nation.


«De toutes les questions qui doivent être traitées au congrès (disaient les instructions remises à M. de Talleyrand), le roi aurait considéré comme la première, la plus grande, la plus éminemment européenne, et comme hors de comparaison avec toute autre, celle de la Pologne, s’il eût été possible d’espérer qu’un peuple si digne de l’intérêt de tous les autres, par son ancienneté, sa valeur, les services qu’il a rendus autrefois à l’Europe, et par son infortune, pût être rendu à son antique et complète indépendance. Le partage qui le raya de la liste des nations fut le prélude, en partie la cause et peut-être jusqu’à un certain point l’excuse des bouleversemens auxquels l’Europe a été en proie... »


Par suite de sa constante préoccupation de toujours dire autrement que la France, par suite aussi de sa répugnance pour les idées libérales dont les ministres de l’Angleterre étaient bien éloignés de se faire les champions, lord Castlereagh, alors très coulant sur le chapitre de la Saxe, entreprit par écrit une controverse en règle avec l’empereur Alexandre au sujet de la Pologne. Dans un langage rude et presque acerbe, il s’attachait à démontrer « que l’acquisition du duché tout entier ou même de la majeure partie de cette province donnerait à l’empereur russe une supériorité de forces dangereuse pour les deux puissances voisines et pour l’équilibre européen. Il signalait comme une menace permanente contre la paix générale et la tranquillité intérieure de l’Autriche et de la Prusse l’invitation faite aux Polonais de se rallier autour de l’empereur pour travailler à la régénération de leur patrie, les nouvelles espérances, le nouvel encouragement donnés à l’activité et aux cabales de ce peuple léger et inquiet, la chance de voir renaître ces débats tumultueux dans lesquels les Polonais avaient si longtemps enveloppé leur pays et les pays voisins... »

Ces velléités de résistance de la part de l’Angleterre commençaient à inquiéter Alexandre. Cependant, tant que la Prusse ne se laisserait pas entraîner, il se tenait pour certain de triompher de l’opposition avouée de M. de Talleyrand, des répugnances cachées de M. de Metternich et des objections de lord Castlereagh. Les ministres prussiens, moins résolus que lui, semblaient faillir et reculer un peu devant les clameurs poussées par tous les princes allemands. L’empereur de Russie comprit que tout allait être perdu, s’il ne faisait un nouvel effort pour lier irrévocablement le roi Guillaume de façon qu’il ne pût jamais se dégager. Laissons M. de Talleyrand raconter comment il s’y prit.


« ….. M. de Metternich et lord Castlereagh avaient persuadé au cabinet prussien de faire cause commune avec eux sur la question de la Pologne; mais l’espoir qu’ils avaient fondé sur le concours de la Prusse n’a pas été de longue durée. L’empereur de Russie, ayant engagé le roi de Prusse à venir dîner chez lui il y a quelques jours, eut avec lui une conversation dont j’ai pu savoir quelques détails par ***. Il lui rappela l’amitié qui les unissait, le prix qu’il y attachait, tout ce qu’il avait fait pour la rendre éternelle. Leur âge étant à peu près le même, il lui était doux de penser qu’ils seraient longtemps témoins du bonheur que leurs peuples devraient à leur liaison intime. Il avait toujours attaché sa gloire au rétablissement d’un royaume de Pologne. Quand il touchait à l’accomplissement de ses désirs, aurait-il la douleur d’avoir à compter parmi ceux qui s’y opposaient son ami le plus cher et le seul prince sur les sentimens duquel il eût compté? Le roi fit mille protestations, et lui jura de le soutenir dans la question polonaise. « Ce n’est pas assez, lui dit l’empereur, que vous soyez dans cette disposition, il faut encore que vos ministres s’y conforment. » Et il engagea le roi à faire appeler M. de Hardenberg. Celui-ci étant arrivé, l’empereur répéta devant lui ce qu’il avait dit et la parole que le roi lui avait donnée. M. de Hardenberg voulut faire des objections; mais, pressé par l’empereur Alexandre, qui lui demandait s’il ne voulait pas obéir aux ordres du roi, et ces ordres étant absolus, il ne lui resta qu’à promettre de les exécuter ponctuellement. Voilà tout ce que j’ai pu savoir de cette scène; mais elle doit avoir offert beaucoup de particularités que j’ignore, s’il est vrai, comme M. de Gentz me l’a assuré, que le prince de Hardenberg ait dit qu’il n’en avait jamais vu de semblable.

« Ce changement de la Prusse a fort déconcerté M. de Metternich et lord Castlereagh. Ils auraient voulu que M. de Hardenberg eût offert sa démission, et il est certain que cela aurait pu embarrasser l’empereur et le roi; mais il ne paraît pas y avoir même pensé[20] . » En même temps qu’il remettait ainsi la main sur le roi de Prusse, l’empereur Alexandre résolut de tenter une dernière démarche au- près du représentant de la France.


« ….. Avant que l’empereur Alexandre eût ramené la Prusse à lui, des personnes de sa confiance lui ayant conseillé de se tourner du côté de la France, de s’entendre avec elle et de me voir, il avait répondu qu’il me verrait volontiers, et que désormais, pour lui faire demander une audience, il fallait que je m’adressasse non au comte de Nesselrode, mais au prince Wolkonsky, son premier aide-de-camp. Je dis à la personne par laquelle l’avis m’en fut donné que, si je faisais demander une audience à l’empereur, les Autrichiens et les Anglais ne pourraient pas l’ignorer, qu’ils en prendraient de l’ombrage et bâtiraient là-dessus toute sorte de conjectures, et qu’en la faisant demander par la voie inusitée d’un aide-de-camp, je donnerais à mes relations avec l’empereur un air d’intrigue qui ne pourrait convenir ni à l’un ni à l’autre. A quelques jours de là, comme il demandait pourquoi il ne m’avait pas vu, on lui fit connaître mes motifs, et il les approuva en ajoutant : « Ce sera donc moi qui l’attaquerai le premier. » Ayant souvent l’occasion de me trouver avec lui dans de grandes réunions, je m’étais fait une règle d’être le moins possible sur son passage auprès de lui, de l’éviter autant que cela pourrait se faire sans manquer aux bienséances. J’en usai de la sorte samedi chez le comte Zichy.

« J’avais passé presque tout le temps dans la salle du jeu, et, profitant pour me retirer du moment où l’on se mettait à table, j’avais déjà gagné la porte de l’antichambre, lorsqu’ayant senti une main qui s’appuyait sur mon épaule et m’étant retourné, je vis que cette main était celle de l’empereur Alexandre. Il me demanda pourquoi je ne l’allais pas voir, quand il me verrait, ce que je faisais le lundi, me dit d’aller chez lui ce jour-là le matin à onze heures, d’y aller en frac, de reprendre avec lui mes habitudes de frac, et en me disant cela il me pressait le bras et me le serrait d’une manière tout amicale.

« J’eus soin d’informer M. de Metternich et lord Castlereagh de ce qui s’était passé, afin d’éloigner toute idée de mystère et de prévenir tout soupçon de leur part.

« Je me rendis chez l’empereur à l’heure indiquée. « Je suis, me dit-il, bien aise de vous voir. Et vous aussi, vous désiriez me voir, n’est-ce pas? » Je lui répondis que je témoignais toujours du regret de me trouver dans le même lieu que lui et de ne pas le voir plus souvent, après quoi, l’entretien s’engagea.

« Où en sont les affaires, et quelle est maintenant votre position? — Sire, elle est toujours la même : si votre majesté veut rétablir la Pologne dans un état complet d’indépendance, nous sommes prêts à la soutenir. — Je désirais à Paris le rétablissement de la Pologne, et vous l’approuviez; je le désire encore comme homme, comme toujours fidèle aux idées libérales, que je n’abandonnerai jamais; mais dans ma situation les désirs de l’homme ne peuvent pas être la règle du souverain. Peut-être le jour arrivera-t-il où la Pologne pourra être rétablie. Quant à présent, il n’y faut pas penser. — S’il ne s’agit que du partage du duché de Varsovie, c’est l’affaire de l’Autriche et de la Prusse beaucoup plus que la nôtre : ces deux puissances une fois satisfaites sur ce point, nous serons satisfaits nous-mêmes; tant qu’elles ne le seront pas, il nous est prescrit de les soutenir, et notre devoir est de le faire, puisque l’Autriche a laissé arriver des difficultés qu’il lui était si facile de prévenir. — Comment cela? — En ne demandant pas à faire, lors de son alliance avec vous, occuper par ses troupes la partie du duché de Varsovie qui lui avait appartenu. Vous ne le lui auriez certainement pas refusé, et si elle eût occupé ce pays, vous n’auriez pas songé à le lui ôter. — L’Autriche et moi, nous sommes d’accord. — Ce n’est pas là ce que l’on croit dans le public. — Nous sommes d’accord sur les points principaux. Il n’y a plus de discussion que pour quelques villages. — Dans cette question, la France n’est qu’en seconde ligne; elle est en première dans celle de la Saxe. — En effet, la question de la Saxe est pour la maison de Bourbon une question de famille. — Nullement, sire : dans l’affaire de la Saxe, il ne s’agit point de l’intérêt d’un individu ou d’une famille particulière; il s’agit de l’intérêt de tous les rois, il s’agit du premier intérêt de votre majesté elle-même, car son premier intérêt est de prendre soin de cette gloire personnelle qu’elle a acquise, et dont l’éclat rejaillit sur son empire. Votre majesté doit en prendre soin non-seulement pour elle-même, mais encore pour son pays, dont cette gloire est devenue le patrimoine. Elle y mettra le sceau en protégeant et faisant respecter les principes qui sont le fondement de l’ordre public et de la sécurité de tous. Je vous parle, sire, non comme ministre de France, mais comme un homme qui vous est sincèrement attaché. — Vous parlez de principes; mais c’en est un que l’on doit tenir sa parole, et j’ai donné la mienne. — Il y a des engagemens de divers ordres, et celui qu’en passant le Niémen votre majesté prit avec l’Europe doit l’emporter sur tout autre. Permettez-moi, sire, d’ajouter que l’intervention de la Russie dans les affaires de l’Europe est généralement vue d’un œil de jalousie et d’inquiétude, et que, si elle a été soufferte, c’est uniquement à cause du caractère personnel de votre majesté. Il est donc nécessaire que ce caractère se conserve en entier. — Ceci est une affaire qui ne concerne que moi, et dont je suis le seul juge. — Pardonnez-moi, sire; quand on est un homme de l’histoire, on a pour juge le monde entier. — Le roi de Saxe est l’homme le moins digne d’intérêt ; il a violé ses engagemens. — Il n’en avait pris aucun avec votre majesté; il n’en avait pris qu’avec l’Autriche; elle seule serait donc en droit de lui en vouloir, et tout au contraire je sais que les projets formés sur la Saxe font éprouver à l’empereur d’Autriche la peine la plus vive, ce que votre majesté ignore très certainement, sans quoi, vivant, elle et sa famille, avec lui et chez lui depuis deux mois, elle n’aurait jamais pu se résoudre à la lui causer. Ces mêmes projets affligent et alarment le peuple de Vienne. J’en ai chaque jour des preuves. — Mais l’Autriche abandonne la Saxe. — M. de Metternich, que je vis hier au soir, me montra des dispositions bien opposées à ce que votre majesté me fait l’honneur de me dire. — Et vous-même, on dit que vous consentez à en abandonner une partie. — Nous ne le ferons qu’avec un extrême regret; mais si, pour que la Prusse eût une population égale à celle qu’elle avait en 1806 et qui n’allait qu’à neuf millions deux cent mille âmes, il est nécessaire de donner de trois à quatre cent mille Saxons, c’est un sacrifice que nous ferons pour le bien de la paix. — Et voilà ce que les Saxons redoutent le plus. Ils ne demandent pas mieux que d’appartenir au roi de Prusse ; ce qu’ils désirent, c’est de n’être pas divisés. — Nous sommes à portée de connaître ce qui se passe en Saxe, et nous savons que les Saxons sont désespérés à l’idée de devenir Prussiens. — Non ; tout ce qu’ils craignent, c’est d’être partagés, et c’est en effet ce qu’il y a de plus malheureux pour un peuple. — Sire, si l’on appliquait ce raisonnement à la Pologne ? — Le partage de la Pologne n’est pas de mon fait. Il ne tient pas à moi que ce mal ne soit réparé ; je vous l’ai dit, peut-être le sera-t-il un jour. — La cession d’une partie des deux Lusaces ne serait point proprement un démembrement de la Saxe : elles ne lui étaient point incorporées ; elles avaient été jusqu’à ces derniers temps un fief relevant de la couronne de Bohème ; elles n’avaient de commun avec la Saxe que d’être possédées par le même souverain. — Dites-moi : est-il vrai que l’on fasse des armemens en France ? (En me faisant cette question, l’empereur s’est approché si près de moi que son visage touchait presque le mien.) — Oui, sire. — Combien le roi a-t-il de troupes ? — Cent trente mille hommes sous les drapeaux et trois cent mille renvoyés chez eux, mais pouvant être rappelés au premier moment. — Combien en rappelle-t-on maintenant ? — Ce qui est nécessaire pour compléter le pied de paix. Nous avons tour à tour senti le besoin de n’avoir plus d’armée et le besoin d’en avoir une, de n’en avoir plus quand l’armée était celle de Bonaparte, et d’en avoir une qui fût celle du roi. Il a fallu pour cela dissoudre et recomposer, désarmer d’abord et ensuite réarmer, et voilà ce qu’en ce moment on achève de faire. Tel est le motif de nos armemens actuels : ils ne menacent personne ; mais quand toute l’Europe est armée, il a paru nécessaire que la France le fût dans une proportion convenable. — C’est bien ; j’espère que ces affaires-ci mèneront à un rapprochement entre la France et la Russie. Quelles sont à cet égard les dispositions du roi ? — Le roi n’oubliera jamais les services que votre majesté lui a rendus, et sera toujours prêt à les reconnaître ; mais il a ses devoirs comme souverain d’un grand pays et comme chef de l’une des plus puissantes et plus anciennes familles de l’Europe. Il ne saurait abandonner la maison de Saxe. Il veut qu’en cas de nécessité nous protestions. L’Espagne, la Bavière, d’autres états encore protesteraient comme nous, — Écoutez : faisons un marché ! Soyez aimable pour moi dans la question de la Saxe, et je le serai pour vous dans celle de Naples. Je n’ai point d’engagement de ce côté. — Votre majesté sait bien qu’un tel marché n’est pas faisable. Il n’y a pas de parité entre les deux questions. Il est impossible que votre majesté ne veuille pas par rapport à Naples ce que nous voulons nous-mêmes. — Eh bien ! persuadez donc aux Prussiens de me rendre ma parole. — Je vois fort peu les Prussiens et ne viendrais certainement pas à bout de les persuader ; mais votre majesté a tous les moyens de le faire. Elle a tout pouvoir sur l’esprit du roi, elle peut d’ailleurs les contenter. — Et de quelle manière ? — En leur laissant quelque chose de plus en Pologne. — Singulier expédient que vous me proposez ! Vous voulez que je prenne sur moi pour leur donner. »

« L’entretien fut interrompu par l’impératrice de Russie, qui entra chez l’empereur. Elle voulut bien me dire des choses obligeantes ; elle ne resta que quelques momens, et l’empereur reprit : « Résumons-nous. » Je récapitulai brièvement les points sur lesquels je pouvais et ceux sur lesquels je ne pouvais pas composer, et je finis par dire que je devais insister sur la conservation du royaume de Saxe avec seize cent mille habitans. « Oui, me dit l’empereur, vous insistez beaucoup sur une chose décidée; » mais il ne prononça pas le mot de ce ton qui annonce une détermination qui ne peut changer[21]. »


De part et d’autre les amours-propres étaient bien engagés; mais, depuis six semaines que duraient les conférences, la politique française avait gagné beaucoup de terrain. M. de Talleyrand pouvait mander en toute vérité au roi Louis XVIII « qu’on ne songeait plus à faire le vide autour de son ambassadeur. » Sans accepter encore l’idée de s’entendre avec nous pour résister à l’empereur Alexandre, lord Castlereagh et M. de Metternich s’étaient en effet habitués à venir confier leurs embarras à M. de Talleyrand; ils cherchaient de bonne foi le moyen de revenir, sans rompre positivement, sur les demi-engagemens qu’ils avaient pris avec la Russie et la Prusse. M. de Talleyrand leur répétait sous toutes les formes qu’il n’y en avait pas d’autre que de s’allier résolument avec la France. Cette offre les effrayait, et tout aussitôt ils retombaient dans les hésitations. Ce fut l’empereur Alexandre qui les en tira par une démarche aussi arrogante qu’inconsidérée. Tout à coup l’on apprit à Vienne que le prince de Repnin, gouverneur-général de la Saxe pour la Russie, dans une proclamation adressée aux autorités saxonnes, venait de leur annoncer « qu’en vertu d’une convention conclue dès le 27 septembre, l’empereur de Russie, de l’aveu de l’Autriche et de l’Angleterre, lui avait ordonné de remettre l’administration de la Saxe aux délégués du roi de Prusse, qui devait à l’avenir posséder ce pays. » À cette nouvelle, l’émotion fut extrême. L’indignation des petits princes allemands ne connut pas de bornes; c’était un cri général contre l’ambition et l’audace des puissances du Nord, qui n’avaient pas hésité à porter un insolent défi à l’Europe en décidant prématurément entre elles une question soumise aux délibérations du congrès. M. de Metternich et lord Castlereagh se jetèrent dans les récriminations les plus vives. Ils étaient dans leur droit, car on abusait d’une façon odieuse de leur complaisance en représentant comme absolu et définitif un consentement qui n’avait jamais été de leur part que conditionnel. Cet étrange procédé de l’empereur de Russie les poussa à bout. Lord Castlereagh venait justement de recevoir de sa cour l’ordre de défendre la cause de la Saxe plus chaudement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Tous les généraux autrichiens se plaignaient hautement de ce qu’ils appelaient la faiblesse de M. de Metternich. Le plus considérable d’entre eux, le prince Schwarzenberg, s’en expliquait très franchement avec l’empereur Alexandre :


« ….. Après s’être quelque temps défendu de rompre le, silence, le prince Schwarzenberg lui dit nettement que sa conduite envers l’Autriche avait été peu franche et même peu loyale, que ses prétentions tendaient à mettre la monarchie autrichienne dans un véritable danger, et les choses dans une situation qui rendrait la guerre inévitable, que si on ne la faisait pas maintenant (soit par respect pour l’alliance naissante, soit pour ne pas se montrer à l’Europe comme des étourdis qui n’avaient rien prévu et s’étaient mis, par une aveugle confiance, à la merci des événemens), elle arriverait infailliblement d’ici à dix-huit mois ou deux ans. Alors il échappa à l’empereur de dire : «Si je m’étais moins avancé! Mais, ajouta-t-il, comment puis-je me dégager? Vous sentez bien qu’au point où j’en suis, il est impossible que je recule[22] ….. »


Chose singulière pendant qu’à Vienne le prince Schwarzenberg parlait de guerre à l’empereur Alexandre comme d’une éventualité possible, M. de Blacas, le confident des pensées intimes du roi Louis XVIII, en entretenait le duc de Wellington à Paris, et ne s’en montrait pas autrement effrayé pour l’avenir de la dynastie nouvellement restaurée. A l’ambassadeur d’Angleterre qui lui représentait les dangers de la guerre, il répondait « que ces dangers n’existaient pas, pourvu que l’Angleterre ne prît pas parti contre la France, » et il ajoutait que d’ailleurs, dans certains cas, la paix recèle plus de périls que la guerre la plus malheureuse[23]. M. de Talleyrand avait plus de confiance que M. de Blacas; il ne désespérait pas d’entraîner l’Angleterre dans la lutte, et s’y employait de son mieux. La situation devenait de plus en plus tendue. L’empereur Alexandre, tout à fait aigri par la persistance de l’opposition de M. de Talleyrand, dont il n’avait pu triompher ni par intimidation ni par caresses, s’exprimait sévèrement sur le compte du gouvernement français. Il s’appliquait à mettre en relief ses difficultés et ses fautes, qui n’étaient que trop réelles. Il affectait de répéter qu’un gouvernement ainsi contesté ne pourrait jamais apporter grande force à ses alliés. Il menait à sa suite dans les salons de Vienne le prince Eugène de Beauharnais, pour qui le tsar s’était pris d’amitié. Plus d’une fois même on l’entendit se plaindre de ce que le cabinet des Tuileries ne montrait pas assez d’égards pour la reine Hortense, qu’il honorait de sa protection. Avec une générosité qui était dans son caractère, mais qui ne desservait pas alors sa politique, il prenait presque maintenant la défense de Napoléon contre les Bourbons. Il reprochait, non sans raison, à Louis XVIII de manquer à la fois aux traités et aux convenances en ne payant pas les mois échus de la pension stipulée pour le prisonnier de l’île d’Elbe. On prétendait même, sans que cela ait jamais été bien prouvé, qu’un jour il s’était écrié dans un moment de colère : « Bah ! s’ils m’y forcent, on leur lâchera le monstre! » Comme on le peut bien croire, M. de Talleyrand ne demeurait pas en reste. Il représentait dans ses conversations l’empereur Alexandre comme un ambitieux sans principes, à la fois maniaque et hypocrite, enivré d’une position supérieure à son mérite, et mêlant à l’affectation d’un jargon libéral et philanthropique les emportemens d’une violence sauvage[24]. M. de Metternich avait fini par ne pas le ménager beaucoup plus. Il se moquait volontiers des airs d’Agamemnon qu’Alexandre prenait avec les autres souverains et de sa galanterie mystique avec les dames.

Au milieu de ces divisions, les affaires n’avançaient guère; elles reculaient plutôt. Depuis le 1er novembre, jour où les représentans des huit puissances avaient été officiellement convoqués, ils n’avaient encore pu s’entendre sur rien d’important, et les chances de rupture s’accroissaient visiblement; mais plus l’avenir devenait menaçant, plus le congrès semblait vouloir à tout prix s’en distraire. Les fêtes succédaient aux fêtes, et les souverains s’y mêlaient aussi bien que leurs ministres. L’empereur Alexandre y prenait la part la plus active. Visiteur assidu des cercles les plus élégans, empressé auprès des étrangères les plus aimables, il organisait pour elles de petites loteries de société, où il apportait pour sa part des cadeaux d’un prix considérable, sauf à mal dissimuler sa mauvaise humeur, lorsque le hasard ne favorisait point celles qu’il avait plus particulièrement distinguées. Ce n’étaient que concerts, soirées, bals à la cour, divertissemens de toute sorte, et le prince de Ligne pouvait plaisamment répondre aux mécontens : « De quoi vous plaignez-vous? Si le congrès ne marche pas, il danse. »

La crise approchait cependant. L’opposition de l’Angleterre et de l’Autriche contre l’omnipotence de l’empereur de Russie se dessinait chaque jour davantage. L’empereur François ne la dissimulait pas lui-même à son hôte. « Nous autres souverains, lui avait dit l’empereur Alexandre, nous sommes obligés dans le cas actuel de nous conformer au vœu du peuple et de le suivre. Le vœu du peuple saxon est de n’être pas partagé. Il aime mieux appartenir tout entier à la Prusse que si la Saxe était divisée ou morcelée. — L’empereur d’Autriche lui répondit : « Je n’entends rien à cette doctrine. Voici quelle est la mienne. Un prince peut, s’il le veut, céder une partie de son pays. Il ne peut pas céder tout son pays et tout son peuple. S’il abdique, son droit passe à ses héritiers légitimes : il ne peut pas les en priver, et l’Europe n’en a pas le droit, — Cela n’est pas conforme aux lumières du siècle, dit l’empereur Alexandre. — C’est mon opinion, répliqua l’empereur d’Autriche; ce doit être celle de tous les souverains, et conséquemment la vôtre. Pour moi, je ne m’en départirai jamais[25]. »

Lord Castlereagh était, de son côté, tombé dans cet état de perplexité qui chez les hommes énergiques précède quelquefois les résolutions définitives. « Il est comme un voyageur qui a perdu sa route, écrivait M. de Talleyrand, et ne peut plus la retrouver; honteux d’avoir rapetissé la question polonaise et d’avoir vainement épuisé tous ses efforts sur cette question, d’avoir été dupe des Prussiens, quoique nous l’eussions averti, et de leur avoir abandonné la Saxe, il ne sait plus quel parti prendre; il est inquiet d’ailleurs de l’état de l’opinion en Angleterre[26].

A mesure que ses incertitudes augmentaient, lord Castlereagh allait de plus en plus consulter M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand ne manquait pas de lui faire sentir qu’on perdrait son temps, si l’on ne commençait par reconnaître officiellement les droits du roi de Saxe ; le plus sûr serait de passer une convention particulière entre la France, l’Angleterre et l’Autriche.


« ...Une convention? reprit lord Castlereagh. C’est donc une alliance que vous proposez? — Cette convention, lui dis-je, peut très bien se faire sans alliance; mais ce sera une alliance, si vous le voulez. Pour moi, je n’y ai aucune répugnance. — Mais une alliance suppose la guerre ou peut y mener, et nous devons tout faire pour éviter la guerre. — Je pense comme vous; il faut tout faire, excepté de sacrifier l’honneur, la justice et l’avenir de l’Europe. — La guerre, répliqua-t-il, serait vue chez nous de mauvais œil. — La guerre serait populaire chez vous, si vous lui donniez un grand but, un but véritablement européen. — Quel serait ce but? — Le rétablissement de la Pologne. » Il ne repoussa point cette idée, et se contenta de répondre : «Pas encore. » Du reste, je n’avais fait prendre ce tour à la conversation que pour le sonder et savoir à quoi, dans une supposition donnée, il serait disposé. « Que ce soit, lui dis-je, par une convention, ou par des notes, ou par un protocole signé de vous, de M. de Metternich et de moi, que nous reconnaissions les droits du roi de Saxe, la forme m’est indifférente : c’est la chose seule qui importe. — L’Autriche, me dit-il, a reconnu les droits du roi de Saxe; vous les avez reconnus officiellement ; moi, je les reconnais hautement: la différence entre nous est-elle donc si grande qu’elle exige un acte tel que vous le demandez? » Nous nous séparâmes après être convenus qu’il proposerait de former une commission pour laquelle chacun de nous nommerait un plénipotentiaire...

« Le lendemain matin, il m’envoya lord Stewart pour me dire que tout le monde consentait à l’établissement de la commission, et que l’on n’y faisait d’autre objection, sinon que l’on s’opposait à ce qu’il y eût un plénipotentiaire français. « Qui s’y oppose ? » demandai-je vivement à lord Stewart. Il me dit : « Ce n’est pas mon frère. — Et qui donc ? » repris-je. Il me répondit en hésitant : « Mais ce sont… » et il finit par bégayer le mot d’alliés. À ce mot, toute patience m’échappa, et, sans sortir dans mes expressions de la mesure que je devais garder, je mis dans mon accent plus que de la chaleur, plus que de la véhémence. Je traçai la conduite que, dans des circonstances telles que celles-ci, l’Europe avait dû s’attendre à voir tenir par les ambassadeurs d’une nation telle que la nation anglaise, et, parlant ensuite de ce que lord Castlereagh n’avait cessé de faire depuis qu’il était à Vienne, je dis que sa conduite ne resterait point ignorée, qu’elle serait jugée en Angleterre comme elle le méritait, et j’en laissai entrevoir les conséquences pour lui. Je ne traitai pas moins sévèrement lord Stewart lui-même pour son dévouement aux Prussiens, et je finis par déclarer que, s’ils voulaient toujours être des hommes de Chaumont et faire toujours de la coalition, la France devait au soin de sa propre dignité de se retirer du congrès, et que, si la commission projetée se formait sans qu’un plénipotentiaire français y fût appelé, l’ambassadeur de votre majesté ne resterait pas un seul jour de plus à Vienne. Lord Stewart, interdit et avec l’air alarmé, courut chez son frère. Je l’y suivis quelques momens après ; mais lord Castlereagh n’y était pas[27]. »


Si effarouché qu’au premier abord lord Castlereagh eût été de l’offre d’alliance de M. de Talleyrand, il ne devait pas tardera l’accepter bientôt. Ce qui le détermina, ce fut la nouvelle reçue dans les derniers jours de décembre que la guerre avait cessé entre l’Angleterre et les États-Unis. Les cabinets de Londres et de Washington, après diverses alternatives de succès et de revers, venaient de signer la paix sous la médiation de la Hollande. Le gouvernement anglais, débarrassé d’une lutte dont l’issue lui avait causé de sérieuses inquiétudes, recouvrait la libre disposition de ses forces. Son représentant se sentait autorisé à prendre désormais un ton plus décidé, et, ce qui ne lui importait pas moins, en état de mettre ses actes au niveau de ses paroles. Au sortir d’une conférence où l’attitude des Russes et des Prussiens avait été plus que jamais absolue et hautaine, lord Castlereagh exaspéré dressa lui-même un projet de traité qui, légèrement modifié, reçut le 3 janvier 1815, avec sa signature, celles des ministres des affaires étrangères de la France et de l’Autriche.


« Par ce traité, il était convenu que les parties contractantes s’engageaient à agir de concert et avec désintéressement pour donner suite aux stipulations du traité de Paris, et à se tenir toutes trois pour attaquées, si les possessions d’une seule venaient à l’être ; si l’une d’entre elles se trouvait menacée, les autres interviendraient en sa faveur, d’abord à l’amiable, puis activement, et dans ce dernier cas, chacune mettrait sur pied une force de cent cinquante mille hommes, dont trente mille de cavalerie, l’Angleterre se réservant de fournir son contingent en troupes étrangères à sa solde. En cas de guerre, on se concerterait sur la nature des opérations, sur le choix du général en chef, et, s’il le fallait, on prendrait de nouveaux arrangemens pour augmenter les contingens. La paix ne pourrait être faite que d’un commun accord; les hautes puissances promettaient de regarder le traité de Paris comme ayant force pour régler l’étendue de leurs possessions respectives; elles pourraient inviter d’autres états à s’unir à elles; elles repousseraient toute agression dirigée contre le territoire des Pays-Bas et du Hanovre. Enfin deux articles séparés portaient, l’un que la Bavière, le Hanovre et les Pays-Bas seraient invités à accéder au traité, l’autre qu’il ne devrait être communiqué par aucun des signataires sans le consentement de tous les autres. »


Les clauses de la convention du 3 janvier 1815 ne devaient pas, dans la pensée des signataires et surtout dans celle de M. de Talleyrand, rester une lettre morte. Tout en pensant (avec grande raison, comme l’événement l’a prouvé) que la Russie et la Prusse finiraient par céder et rendraient ainsi les préparatifs militaires inutiles, l’ambassadeur de France, afin d’être prêt à tout événement, demanda qu’on mît à sa disposition sous un prétexte quelconque le général Ricard, officier distingué qui avait déjà fait la guerre en Pologne. Pour plus de précautions, il fit également décider qu’on inviterait la Porte à faire, le cas échéant, une diversion contre la Russie. Louis XVIII adopta avec empressement toutes les idées de M. de Talleyrand. Sans que rien y parut, parce que l’on craignait d’effrayer les esprits, le gouvernement français se prépara, le cas échéant, à soutenir par la guerre la politique que son représentant venait de faire prévaloir à Vienne.

Le traité du 3 janvier 1815, resté secret, devenu inutile par suite des concessions de la Russie et de la Prusse, a passé presque inaperçu. Le souvenir s’en est comme perdu dans l’ensemble de ces transactions de Vienne dont le nom même nous importune, et qui sont restées si justement impopulaires. Pour n’avoir pas été suffisamment connu, ce fait singulier d’une coalition — où la France jouait le premier rôle — substituée au bout de quelques mois à cette autre coalition vieille de vingt années, et dont elle avait fini par être la victime, mérite à coup sûr de fixer l’attention des esprits réfléchis. Peut-être n’y avait-il pas une parfaite mesure dans les paroles de M. de Talleyrand annonçant à Louis XVIII « qu’il venait de donner à la France un système fédératif tel que cinquante années de négociations auraient à peine semblé pouvoir le lui procurer. » La satisfaction d’avoir mené à bien une œuvre si difficile le poussait à s’en exagérer la portée et les avantages. Comme le remarque très bien M. de Viel-Castel, toujours bon juge en ces matières, tout n’était pas bénéfice dans une combinaison qui, en nous donnant des alliés jaloux et malveillans, nous constituait en état d’hostilité contre la seule puissance chez laquelle nous rencontrions alors quelque sympathie et une certaine disposition à nous relever de nos revers ; mais, il faut le reconnaître, M. de Talleyrand avait raison quand il attribuait surtout le succès inattendu que la France venait de remporter à Vienne à la situation évidemment impartiale que lui avaient faite les stipulations acceptées par elle du traité de Paris. C’est en proclamant avec une autorité sans pareille notre complet désintéressement dans toutes les questions de territoire que notre ambassadeur avait pu calmer doucement les ombrages, ramener insensiblement les esprits et conduire peu à peu trois de ses collègues à se lier envers nous par des engagemens formels dont, à l’ouverture du congrès, la seule pensée les eut tous épouvantés. Il n’était pas moins dans le vrai, nous le croyons, quand, écrivant peu de jours après au roi Louis XVIII, il lui donnait à entendre « que si les hostilités éclataient, bien qu’on eût assigné pour but à la convention du 3 janvier de compléter le traité de Paris, il pourrait en sortir pour la France, et au grand avantage de l’Europe elle-même, des résultats beaucoup plus étendus. »

L’histoire n’est-elle pas là en effet pour montrer combien M. de Talleyrand avait chance de ne se pas tromper, et l’expérience ne nous apprend-elle pas comment les guerres, une fois entamées, entraînent forcément après elles toutes leurs conséquences, inattendues pour tout le monde, mais d’ordinaire profitables aux nations qui les ont vaillamment entreprises et heureusement conduites ? Après les grandes batailles ou gagnées ou perdues, les jalouses précautions de la diplomatie ne sont plus guère de mise, et les engamens mis ou non par écrit ne gênent pas autrement les vainqueurs. Sans sortir de notre pays, nous en avons quelques exemples. Qui eût dit à la Russie et à l’Autriche, quand nous allions défendre en Pologne les droits assez douteux de Stanislas Leczinsky, que nous y gagnerions la Lorraine ? Et l’Angleterre, quand, avec tant de plaisir, elle nous voyait naguère courir à Magenta et à Solferino pour défendre la cause de l’Italie, se doutait-elle que nous en reviendrions pour occuper Nice et la Savoie ? Malheureusement il n’a pas été donné au traité du 3 janvier 1815 de porter des fruits aussi considérables. Constatons seulement qu’aux premiers jours de l’année 1815 la coalition européenne se trouvait détruite de la main même du chef de la maison de Bourbon. Est-ce sa faute si, quelques mois après, le faisceau en était renoué plus solidement que jamais, afin de résister aux violens assauts du terrible prisonnier échappé de l’île d’Elbe ?

De la lecture attentive des volumes de M. de Viel-Castel, des détails plus circonstanciés dans lesquels nous sommes entré pour notre propre compte, du rapprochement que nous avons essayé d’établir entre les conférences de Châtillon et les négociations du congrès de Vienne, il nous paraît résulter un grave et utile enseignement. Cet enseignement, qu’il ne faut pas se lasser de remettre souvent sous les yeux des peuples comme de ceux qui les gouvernent, le voici. L’Europe, par une juste appréciation de ses intérêts et de son droit, par un sentiment vague si l’on veut, mais généreux en soi et parfaitement fondé, de ce qu’elle doit à la sainte cause de la civilisation, de la justice et de l’humanité, l’Europe, disons-nous, ne veut ni ne peut supporter longtemps la suprématie abusive d’aucun souverain ni d’aucune nation. D’où qu’elles viennent et si bien qu’elles se déguisent, les tentatives d’influence trop directe et d’action trop impérieuse la trouveront toujours prête à réagir contre elles. Il en a toujours été ainsi. Cela était vrai au siècle de Charles-Quint, sous le règne de Louis XIV et sous la domination de Napoléon Ier Cela est plus vrai encore aujourd’hui, car, en ces jours de calme et de tranquillité relative qui ont succédé aux tempêtes de la révolution et de l’empire, l’Europe est devenue plus ombrageuse et s’émeut à moins de frais. L’équilibre lui paraît maintenant compromis par de simples déplacemens de forces qui autrefois ne l’auraient pas également inquiétée. Elle se trouble surtout quand elle suppose des prétentions excessives à des pouvoirs qu’elle sait irresponsables, exempts de tout contrôle, capables par conséquent de lui donner le change sur leurs secrets desseins. C’est ainsi qu’à Vienne en 1815, quoiqu’elle fût loin de prendre l’empereur Alexandre pour ce qu’il voulait se donner alors, c’est-à-dire pour un autre Napoléon, l’Europe s’entendit pour se coaliser contre lui. C’est ainsi qu’en 1854 elle se trouvait aussi d’accord pour s’opposer aux vues réelles ou supposées de l’empereur Nicolas sur Constantinople. Il n’en sera jamais autrement. Oserai-je en conclure que si une nation a raison de vouloir veiller elle-même à la conduite de ses affaires intérieures, elle a tout autant de motifs pour n’abandonner à personne, même au plus habile, même au mieux intentionné, la direction exclusive de sa politique extérieure ? Il y a deux fautes dont les souverains qui n’ont à compter avec rien, ni avec personne, ont de la peine à se garder eux-mêmes : l’exagération des dépenses et l’ingérence abusive dans les affaires des autres pays. C’est à la suite d’embarras causés au dedans par le gaspillage des finances, au dehors par l’affectation blessante d’une suprématie trop despotique, que les gouvernemens les plus forts ont fait mettre en doute leur solidité. Jamais pareils excès n’ont profité soit à la réputation définitive du prince qui se les permet, soit aux intérêts bien entendus de la nation qui les supporte.


O. D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1861.
  2. Dépêches et lettres de lord Castlereagh, avril et mai 1814.
  3. Lettre particulière de l’empereur Alexandre au prince Adam Czartoryski, 15 décembre 1810,
  4. Lettre particulière de l’empereur Alexandre au prince Czartoryski, 11 janvier 1811.
  5. Lettre particulière au prince Adam Czartoryski, janvier 1813.
  6. Dépêche de lord Castlereagh au duc de Wellington, ambassadeur à Paris.
  7. Même dépêche, 14 août 1814.
  8. Les commencemens de M. de La Besnardière sont assez curieux pour que nous en disions ici quelques mots. On raconte que, M. de Talleyrand étant ministre des affaires étrangères, un de ses chefs de division lui présenta un jour un travail qui lui parut dépasser la portée de celui qui le lui remettait. Il s’enquit adroitement de l’auteur, qui était M. de La Besnardière, et, lui trouvant de la capacité, l’avança rapidement. Cependant les habitudes de M. de La Besnardière restèrent toujours fort modestes. Son talent consistait moins dans l’invention que dans une grande habileté de rédaction. M. de Talleyrand, qui lui avait donné à rédiger les instructions qu’il emportait à Vienne, l’y emmena avec lui. M. de La Besnardière joua un rôle volontairement effacé, bien qu’effectif, dans les affaires du congrès. On voyait souvent les petits princes allemands dont le sort n’était pas encore fixé gravir les marches de l’escalier qui conduisait à la chambre haute où M. de Talleyrand avait logé l’homme distingué qui possédait sa confiance. M. Thiers a dit, dans une note de son dix-huitième volume, que M. de Talleyrand fournissait à M. de La Besnardière les matériaux de sa correspondance particulière avec Louis XVIII, qu’il prenait ensuite la peine de recopier de sa main. Cette version, assez accréditée, est fondée sur ce que M. de Talleyrand, causeur excellent, n’aimait pas à écrire, et que ses moindres billets ont toujours semblé lui avoir coûté assez de travail, tandis que les lettres à Louis XVIII sont d’une écriture courante et sans rature. Cependant les personnes de la famille et de l’intimité de M. de Talleyrand affirment au contraire l’avoir toujours vu faire lui-même sa correspondance avec Louis XVIII. Suivant elles, M. de L». Besnardière aurait au contraire rédigé seul la correspondance avec M. de Jaucourt, que M. Thiers attribue à M. de Balberg. Il nous semble que les lettres de M. de Talleyrand à Louis XVIII portent en effet une empreinte toute personnelle; le tour en est bien original pour avoir été rencontré de seconde main. Quelques-unes de ces lettres rendent compte de conversations qui ont eu lieu en tête-à-tête, et dans lesquelles l’attitude, les gestes, l’accent et jusqu’aux moindres inflexions de la voix des interlocuteurs sont notés avec une vivacité et un naturel qu’on aurait peine à expliquer, s’il fallait les attribuer à M. de La Besnardière. Au reste nous citons les plus curieuses, et le lecteur pourra prononcer.
  9. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi; Vienne, 20 septembre 1815.
  10. Lettre particulière de M. de Talleyrand à Louis XVIII, 4 octobre 1814.
  11. Journal de M. de Gentz, secrétaire-général du congrès de Vienne; Leipzig 1861.
  12. Lettre particulière de M. de Talleyrand à Louis XVIII ; 4 octobre 1814.
  13. Lettre particulière de M. de Talleyrand à Louis XVIII, 4 octobre 1814.
  14. Lettre de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 9 octobre 1814.
  15. Lettre particulière de M. de Talleyrand à Louis XVIII, 9 octobre 1814.
  16. Journal de M. de Gentz, Leipzig 1861.
  17. Lettre particulière de Louis XVIII à M. de Talleyrand (sans date), entre le 20 et le 27 octobre 1814.
  18. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 25 octobre 1814.
  19. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 31 octobre 1814.
  20. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 11 novembre 1814.
  21. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 17 novembre 1814.
  22. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 17 novembre 1814.
  23. Dépêche du duc de Wellington à lord Castlereagh, 9 octobre 1814.
  24. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII.
  25. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 24 décembre 1814.
  26. Même lettre du 24 décembre 1814.
  27. Lettre particulière de M. de Talleyrand un roi Louis XVIII, 28 décembre 1814.