Deux Ans de vacances/Chapitre 19

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Hetzel (p. 295-313).

XIX

Le mât de signaux. – Grands froids. – Le flamant. – Le pâturage. – Adresse de Jacques. – Désobéissance de Doniphan et de Cross. – Le brouillard. – Jacques dans les brumes. – Les coups de canon de French-den. – Les points noirs. – Attitude de Doniphan.


Ce que ses compagnons avaient voulu en portant leur choix sur Briant, c’était rendre justice à son caractère serviable, au courage dont il faisait preuve en toutes les occasions d’où dépendait le sort de la colonie, à son infatigable dévouement pour l’intérêt général. Depuis le jour où il avait, pour ainsi dire, pris le commandement du schooner, pendant cette traversée de la Nouvelle-Zélande à l’île Chairman, il n’avait jamais reculé devant le danger ou la peine. Quoiqu’il fût d’une nationalité différente, tous l’aimaient, grands et petits, – ces derniers principalement, dont il s’était incessamment occupé avec tant de zèle, et qui avaient unanimement voté pour lui. Seuls, Doniphan, Cross, Wilcox et Webb se refusaient à reconnaître les qualités de Briant ; mais, au fond, ils savaient parfaitement qu’ils étaient injustes envers le plus méritant de leurs camarades.

Bien qu’il prévît que ce choix accentuerait encore la dissidence qui existait déjà, bien qu’il pût craindre que Doniphan et ses partisans ne prissent quelque résolution regrettable, Gordon ne ménagea pas ses félicitations à Briant. D’une part, il avait l’esprit trop équitable pour ne point approuver le choix qui avait été fait, et de l’autre, il préférait n’avoir plus à s’occuper que de la comptabilité de French-den.

Dès ce jour-là, cependant, il fut visible que Doniphan et ses trois amis étaient résolus à ne point supporter cet état de choses, quoique Briant se fût promis de ne leur fournir aucune occasion de se porter à quelque excès.

Quant à Jacques, ce n’était pas sans une certaine surprise qu’il avait vu son frère accepter le résultat du scrutin.

« Tu veux donc ?… lui dit-il, sans achever une pensée que Briant compléta, en lui répondant à voix basse :

— Oui, je veux être à même de faire encore plus que nous n’avons fait jusqu’ici pour racheter ta faute !

— Merci, frère, répondit Jacques, et ne m’épargne pas ! »

Le lendemain recommença le cours de cette existence que les longs jours de l’hiver allaient rendre si monotone.

Et d’abord, avant que les grands froids eussent interdit toute excursion à Sloughi-bay, Briant prit une mesure qui ne laissait pas d’avoir son utilité.

On sait qu’un mât de signaux avait été dressé sur l’une des plus hautes crêtes d’Auckland-hill. Or, il ne restait guère que des lambeaux, du pavillon hissé en tête de ce mât, secoué qu’il avait été pendant quelques semaines par les vents du large. Il importait donc de le remplacer par un appareil capable de supporter même les bourrasques hivernales. Sur les conseils de Briant, Baxter fabriqua une sorte de ballon, tressé avec ces joncs flexibles dont les bords du marécage étaient hérissés, et qui pourrait résister, puisque le vent passerait à travers. Ce travail terminé, une dernière excursion fut faite à la baie, dans la journée du 17 juin, et, au pavillon du Royaume-Uni, Briant substitua ce nouveau signal, qui était visible dans un rayon de plusieurs milles.

Cependant le moment n’était plus éloigné où Briant et ses « administrés » allaient être casernés dans French-den. Le thermomètre baissait lentement, suivant une progression continue – ce qui indiquait qu’il y aurait persistance des grands froids.

Briant fit mettre la yole à terre, dans l’angle du contrefort. Là,

doniphan avait pris l’attitude du boxeur. (Page 288.)
elle fut recouverte d’un épais prélart, afin que la sécheresse n’en fît pas disjoindre les coutures. Puis, Baxter et Wilcox tendirent des collets près de l’enclos, et creusèrent de nouvelles fosses sur la lisière de Traps-woods. Enfin, les fleurons furent dressés le long de la rive gauche du rio Zealand, de manière à retenir dans leurs mailles le gibier d’eau que les violentes brises du sud entraîneraient vers l’intérieur de l’île.

Entre temps, Doniphan et deux ou trois de ses camarades, montés sur leurs échasses, faisaient des excursions sur les South-moors, d’où ils ne revenaient jamais « bredouilles », tout en ménageant leurs coups de fusil, car, au sujet des munitions, Briant se montrait aussi économe que Gordon.

Pendant les premiers jours de juillet, le rio commença à se prendre. Les quelques glaçons qui se formèrent sur le Family-lake, dérivèrent au fil du courant. Bientôt, par suite de leur accumulation un peu en aval de French-den, une embâcle s’entassa, et la surface du cours d’eau n’offrit plus qu’une épaisse croûte glacée. Avec le maintien du froid, marqué déjà par une douzaine de degrés au-dessous du zéro centigrade, le lac ne tarderait pas à se solidifier sur toute son étendue. En effet, après un violent assaut de rafales qui rendit cette solidification plus lente, le vent hala le sud-est, le ciel s’éclaircit, et la température s’abaissa à près de vingt degrés au-dessous du chiffre de congélation.

Le programme de la vie hivernale fut repris dans les conditions où il avait été établi l’année précédente. Briant y tenait la main, sans chercher à faire abus de son autorité. On lui obéissait volontiers, d’ailleurs, et Gordon facilitait beaucoup sa tâche en donnant l’exemple de l’obéissance. Au surplus, Doniphan et ses partisans ne se mirent jamais en état d’insubordination. Ils s’occupaient du service quotidien des trappes, pièges, fleurons et collets, qui leur était plus spécialement attribué, tout en continuant de vivre entre eux, causant à voix basse, ne se mêlant que très rarement à la conversation générale, même pendant les repas, même pendant les veillées du soir. Préparaient-ils quelque machination ? on ne savait. En somme, il n’y avait aucun reproche à leur adresser, et Briant n’eut point à intervenir. Il se contentait d’être juste envers tous, prenant le plus souvent à son compte les besognes pénibles et difficiles, n’y épargnant point son frère qui rivalisait de zèle avec lui. Gordon put même observer que le caractère de Jacques tendait à se modifier, et Moko voyait, non sans plaisir, que, depuis l’explication qu’il avait eue avec Briant, le jeune garçon se mêlait plus ouvertement aux propos et aux jeux de ses camarades.

Les études remplissaient ces longues heures que le froid obligeait à passer dans le hall. Jenkins, Iverson, Dole et Costar faisaient de sensibles progrès. À les instruire, les grands ne laissaient pas de s’instruire eux-mêmes. Pendant les longues soirées, on lisait à haute voix des récits de voyage, auxquels Service eût certainement préféré la lecture de ses Robinsons. Quelquefois aussi, l’accordéon de Garnett laissait échapper une de ces harmonies écœurantes que le malencontreux mélomane « soufflait » avec une conviction regrettable. D’autres chantaient en chœur quelques chansons de leur enfance. Puis, lorsque le concert avait pris fin, chacun regagnait sa couchette.

Cependant Briant ne cessait de réfléchir au retour en Nouvelle-Zélande. C’était sa grande préoccupation. En cela, il différait de Gordon, qui ne songeait qu’à compléter l’organisation de la colonie sur l’île Chairman. La présidence de Briant devait donc être surtout marquée par les efforts qui seraient faits dans le but de se rapatrier. Il pensait toujours à cette tache blanchâtre, aperçue au large de Deception-bay. N’appartenait-elle pas à quelque terre située dans le voisinage de l’île ? se demandait-il. Eh bien, si cela était, serait-il impossible de construire une embarcation avec laquelle on essayerait de gagner cette terre ? Mais, lorsqu’il en causait avec Baxter, celui-ci hochait la tête, comprenant bien qu’un tel travail était au-dessus de leurs forces !

« Ah ! pourquoi ne sommes-nous que des enfants, répétait Briant, oui ! des enfants, quand il faudrait être des hommes ! »

Et c’était là son plus gros chagrin.

Pendant ces nuits d’hiver, bien que la sécurité parût assurée à French-den, quelques alertes s’y produisirent. À plusieurs reprises, Phann jetait de longs aboiements d’alarme, lorsque des bandes de carnassiers – presque toujours des chacals – venaient rôder autour de l’enclos. Doniphan et les autres se précipitaient alors par la porte du hall, et, en lançant des tisons embrasés à ces maudites bêtes, ils parvenaient à les mettre en fuite.

Deux ou trois fois aussi, plusieurs couples de jaguars et de couguars se montrèrent aux environs, sans jamais s’approcher autant que les chacals. Ceux-là, on les recevait à coups de fusil, quoique de la distance de laquelle on les tirait, ils ne pussent être mortellement atteints. En somme, ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à préserver l’enclos.

Le 24 juillet, Moko eut enfin l’occasion de développer de nouveaux talents culinaires, en accommodant un gibier, dont tous se régalèrent les uns en gourmets, les autres en gourmands.

Wilcox – et Baxter qui l’y aidait volontiers – ne s’étaient pas contentés d’établir des engins pour les animaux, volatiles ou rongeurs, de petite espèce. En courbant quelques-uns de ces baliveaux qui poussaient entre les massifs de Traps-woods, ils avaient pu installer de véritables collets à nœud coulant pour le gibier de grande taille. Ce genre de piège est communément établi en forêt sur les passées de chevreuils, et il n’est pas rare qu’il produise de bons résultats.

À Traps-woods, ce ne fut point un chevreuil, ce fut un magnifique flamant qui, dans la nuit du 24 juillet, vint s’engager à travers l’un de ces nœuds coulants, dont ses efforts ne purent le délivrer. Le lendemain, lorsque Wilcox visita ses pièges, l’animal était déjà étranglé par la boucle que le baliveau, en se relevant, lui avait serré à la gorge. Ce flamant, bien plumé, bien vidé, bien truffé d’herbes aromatiques, rôti à point, fut déclaré excellent. Tant des ailes que des cuisses, il y en eut pour tout le monde, et même chacun eut sa petite part de la langue, qui est bien ce qu’on peut manger de meilleur sous la calotte des cieux !

La première quinzaine du mois d’août fut marquée par quatre jours d’un froid excessif. Briant ne vit pas sans appréhension le thermomètre tomber à trente degrés centigrades au-dessous de zéro. La pureté de l’air était incomparable, et, ainsi qu’il arrive le plus souvent avec ces grands abaissements de température, pas un souffle ne troublait l’atmosphère.

Pendant cette période, on ne pouvait sortir de French-den sans être instantanément saisi jusqu’à la moelle des os. Défense fut faite aux petits de s’exposer à l’air, – même un instant. Les grands, d’ailleurs, ne le faisaient que dans le cas d’absolue nécessité, principalement pour alimenter jour et nuit les foyers de l’étable et de la basse-cour.

Par bonheur, ces froids durèrent peu. Vers le 6 août, le vent retomba dans l’ouest. Sloughi-bay et le littoral de Wreck-coast furent alors assaillis par des bourrasques effroyables qui, après avoir battu de plein fouet le revers d’Auckland-hill, ricochaient par-dessus avec une incomparable violence. Pourtant French-den n’eut point à en souffrir. Il n’aurait pas fallu moins qu’un tremblement de terre pour disjoindre ses solides parois. Les rafales les plus irrésistibles, celles qui mettent des vaisseaux de haut bord à la côte ou renversent des édifices de pierre, n’avaient pas prise sur l’inébranlable falaise. Quant aux arbres abattus, s’ils furent nombreux, c’était autant d’ouvrage épargné aux jeunes bûcherons, quand il s’agirait de refaire leur provision de combustible.

En somme, ces bourrasques eurent pour résultat de modifier profondément l’état atmosphérique, en ce sens qu’elles amenèrent la fin des grands froids. À partir de cette période, la température se releva constamment, et, dès que ces troubles eurent cessé, elle se maintint à une moyenne de sept à huit degrés au-dessous du point de congélation.

La dernière quinzaine d’août fut très supportable, Briant put reprendre les travaux du dehors, à l’exception de la pêche, car une épaisse glace recouvrait encore les eaux du rio et du lac. De nombreuses visites furent faites aux trappes, collets et fleurons, où le gibier de marais donnait abondamment, et l’office ne cessa pas d’être pourvu de venaison fraîche.

Du reste, l’enclos compta bientôt quelques nouveaux hôtes. En outre des couvées d’outardes et de pintades, la vigogne mit bas une portée de cinq petits, auxquels les soins de Service et de Garnett ne manquèrent pas.

Ce fut dans ces circonstances, puisque l’état de la glace le permettait encore, que Briant eut la pensée d’offrir à ses camarades une grande partie de patinage. Avec une semelle de bois et une lame de fer, Baxter parvint à fabriquer quelques paires de patins. Ces jeunes garçons, d’ailleurs, avaient tous plus ou moins l’habitude de cet exercice, qui est très goûté au plus fort des hivers de la Nouvelle-Zélande, et ils furent enchantés de cette occasion de déployer leurs talents à la surface du Family-lake.

Donc, le 25 août, vers onze heures du matin, Briant, Gordon, Doniphan, Webb, Cross, Wilcox, Baxter, Garnett, Service, Jenkins et Jacques, laissant Iverson, Dole et Costar à la garde de Moko et de Phann, quittèrent French-den afin d’aller chercher un endroit où la couche glacée présenterait une vaste étendue, propice au patinage.

Briant avait pris un des cornets de bord, afin de rappeler sa petite troupe, dans le cas où quelques-uns se laisseraient emporter trop loin sur le lac. Tous avaient déjeuné avant de partir et comptaient bien être de retour pour le dîner.

Il fallut remonter la rive pendant près de trois milles, avant de trouver un emplacement convenable, le Family-lake étant encombré de glaçons aux abords de French-den. Ce fut par le travers de Traps-woods que les jeunes colons s’arrêtèrent devant une surface, uniformément solidifiée, qui se développait à perte de vue du côté de l’est. C’eût été un magnifique champ de manœuvres pour une armée de patineurs.

Il va sans dire que Doniphan et Cross avaient emporté leurs fusils, afin de tirer quelque gibier, si l’occasion s’en présentait. Quant à Briant et à Gordon, qui n’avaient jamais eu de goût pour ce genre de sport, ils n’étaient venus là que dans l’intention d’empêcher les imprudences.

Sans contredit, les plus adroits patineurs de la colonie étaient Doniphan, Cross, – Jacques surtout qui l’emportait tant pour sa vitesse de déplacement que pour la précision avec laquelle il traçait des courbes compliquées.

Avant de donner le signal du départ, Briant réunit ses camarades et leur dit :

« Je n’ai pas besoin de vous recommander d’être sages et de mettre de côté tout amour-propre ! S’il n’y a pas à craindre que la glace se casse, il y a toujours à craindre de se casser un bras ou une jambe ! Ne vous éloignez pas hors de la vue ! Dans le cas où il vous arriverait d’être entraînés trop loin, n’oubliez pas que Gordon et moi, nous vous attendons en cet endroit. Ainsi, lorsque je donnerai le signal avec mon cornet, chacun devra se mettre en mesure de nous rejoindre ! »

Ces recommandations faites, les patineurs s’élancèrent sur le lac, et Briant fut rassuré en les voyant déployer une réelle habileté. S’il y eut d’abord quelques chutes, elles ne provoquèrent que des éclats de rire.

En vérité, Jacques faisait merveille en avant, en arrière, sur un pied, sur deux, debout ou accroupi, décrivant des cercles et des ellipses avec une régularité parfaite. Et quelle satisfaction c’était pour Briant de voir son frère prendre part aux jeux des autres !

Il est probable que Doniphan, le sportsman si passionné pour tous les exercices du corps, ressentait quelque jalousie des succès de Jacques, auquel on applaudissait de bon cœur. Aussi ne tarda-t-il pas à s’éloigner de la rive, malgré les instantes recommandations de Briant. Et même, à un certain moment, il fit signe à Cross de venir le rejoindre.

L’animal était déjà étranglé. (Page 300.)


« Eh ! Cross, lui cria-t-il, j’aperçois une bande de canards… là-bas… dans l’est !.. Les vois-tu ?

— Oui, Doniphan !

— Tu as ton fusil !… J’ai le mien !… En chasse !…

— Mais Briant a défendu !…

— Eh ! laisse-moi tranquille avec ton Briant !… En route… à toute vitesse ! »

« Là-bas… dans l’est ! … Les vois-tu ? » (Page 304.)


En un clin d’œil, Doniphan et Cross eurent franchi un demi-mille, poursuivant cette troupe d’oiseaux, qui voletaient sur Family-lake.

« Où vont-ils donc ? dit Briant.

— Ils auront vu là-bas quelque gibier, répondit Gordon, et l’instinct de la chasse…

— Ou plutôt l’instinct de la désobéissance ! reprit Briant. C’est encore Doniphan…

— Crois-tu donc, Briant, qu’il y ait quelque chose à craindre pour eux ?…

— Eh ! qui sait, Gordon ?… Il est toujours imprudent de s’éloigner !… Vois comme ils sont loin déjà ! »

Et, de fait, emportés dans une course rapide, Doniphan et Cross n’apparaissaient déjà plus que comme deux points à l’horizon du lac.

S’ils avaient le temps de revenir, puisque le jour devait durer quelques heures encore, c’était pourtant une imprudence. En effet, à cette époque de l’année, il y avait toujours lieu de redouter un subit changement dans l’état de l’atmosphère. Une modification à la direction du vent eût suffi pour amener des rafales ou des brouillards.

Aussi, que l’on juge de ce que furent les appréhensions de Briant, lorsque, vers deux heures, l’horizon se déroba brusquement sous une épaisse bande de brumes.

À ce moment, Cross et Doniphan n’avaient point encore reparu, et les vapeurs, maintenant accumulées à la surface du lac, en cachaient la rive occidentale.

« Voilà ce que je craignais ! s’écria Briant. Comment retrouveront-ils leur route ?

— Un coup de cornet !… Donne un coup de cornet ! » répondit vivement Gordon.

Par trois fois, le cornet retentit, et sa note cuivrée se prolongea à travers l’espace. Peut-être y serait-il répondu par des coups de fusil, – le seul moyen que Doniphan et Cross eussent de faire connaître leur position ?

Briant et Gordon écoutèrent… Aucune détonation n’arriva à leur oreille.

Déjà, cependant, le brouillard avait beaucoup gagné en épaisseur comme en étendue, et ses premières volutes se déroulaient à moins d’un quart de mille de la rive. Or, comme il s’élevait en même temps vers les hautes zones, le lac aurait entièrement disparu avant quelques minutes.

Briant rappela alors ceux de ses camarades qui étaient restés à portée de la vue. Quelques instants après, tous furent réunis sur la rive.

« Que décider ?… demanda Gordon.

— C’est de tout tenter pour retrouver Cross et Doniphan, avant qu’ils soient complètement égarés dans le brouillard ! Que l’un de nous se porte dans la direction qu’ils ont prise, et tâche de les rallier à coups de cornet…

— Je suis prêt à partir ! dit Baxter.

— Nous aussi ! ajoutèrent deux ou trois autres.

— Non !… J’irai !… dit Briant.

— Ce sera moi, frère ! répondit Jacques. Avec mes patins, j’aurai vite fait de rejoindre Doniphan…

— Soit !… répondit Briant. Va, Jacques, et écoute bien si tu n’entends pas des coups de fusil !… Tiens, prends ce cornet, qui servira à signaler ta présence !…

— Oui, frère ! »

Un instant après, Jacques était invisible au milieu des brumes, qui devenaient de plus en plus opaques.

Briant, Gordon et les autres prêtèrent attentivement l’oreille aux coups de cornet lancés par Jacques ; mais la distance les éteignit bientôt.

Une demi-heure s’écoula. Aucune nouvelle des absents, ni de Cross, ni de Doniphan, incapables de s’orienter sur le lac, ni de Jacques, qui s’était porté à leur rencontre.

Et que deviendraient-ils tous trois, au cas où la nuit arriverait avant qu’ils fussent de retour ?

« Si encore nous avions des armes à feu, s’écria Service, peut-être…

— Des armes ? répondit Briant. Il y en a à French-den !… Pas un instant à perdre !… En route ! »

C’était le meilleur parti à prendre, car, avant tout, il importait d’indiquer aussi bien à Jacques qu’à Doniphan et à Cross quelle direction il convenait de suivre pour retrouver la rive du Family-lake. Le mieux était donc de revenir par le plus court à French-den, où des signaux pourraient être faits au moyen de détonations successives.

En moins d’une demi-heure, Briant, Gordon et les autres eurent enlevé les trois milles qui les séparaient de Sport-terrace.

En cette occasion, il ne s’agissait plus d’économiser la poudre. Wilcox et Baxter chargèrent deux fusils, qui furent tirés dans la direction de l’est.

Nulle réponse. Ni coup de feu, ni coup de cornet.

Il était déjà trois heures et demie. Le brouillard tendait à s’épaissir à mesure que le soleil s’abaissait derrière le massif d’Auckland-hill. À travers ces lourdes vapeurs, impossible de rien voir à la surface du lac.

« Au canon ! » dit Briant.

Une des deux petites pièces du Sloughi – celle qui était braquée à travers l’une des embrasures percée près de la porte du hall – fut traînée au milieu de Sport-terrace, et convenablement pointée vers le nord-est.

On la chargea avec une des gargousses à signaux, et Baxter allait tirer sur la corde de l’étoupille, lorsque Moko suggéra l’idée de mettre une bourre d’herbe enduite de graisse par-dessus la gargousse. Il croyait savoir que cela donnerait plus de force à la détonation, et il ne se trompait pas.

Le coup partit – non sans que Dole et Costar se fussent bouché les oreilles.

Au milieu d’une atmosphère si parfaitement calme, il était inadmissible que cette détonation ne fût pas entendue à une distance de plusieurs milles.

On écouta… Rien !

Pendant une heure encore, la petite pièce fut tirée de dix minutes en dix minutes. Que Doniphan, Cross et Jacques se méprissent sur la signification de ces coups répétés qui indiquaient la position de French-den, cela ne pouvait être. En outre, ces décharges devaient se faire entendre sur toute la surface du Family-lake, car les brouillards sont très propres à la propagation lointaine des sons, et cette propriété s’accroît même avec leur densité.

Enfin, un peu avant cinq heures, deux ou trois coups de fusil, encore éloignés, furent assez distinctement perçus dans la direction du nord-est.

« Ce sont eux ! » s’écria Service.

Et aussitôt, Baxter de répondre par une dernière décharge au signal de Doniphan.

Quelques instants après, deux ombres se dessinèrent à travers les brumes, qui étaient moins épaisses près de la rive que sur le lac. Bientôt des hurrahs se joignirent aux hurrahs qui partaient de Sport-terrace.

C’étaient Doniphan et Cross.

Jacques n’était pas avec eux.

On imagine quelles mortelles angoisses dut éprouver Briant ! Son frère n’avait pu retrouver les deux chasseurs, qui n’avaient même pas entendu ses coups de cornet. À ce moment, en effet, Cross et Doniphan, cherchant à s’orienter, s’étaient déjà rabattus vers la partie méridionale du Family-lake, tandis que Jacques s’enfonçait dans l’est pour essayer de les rejoindre. Eux-mêmes, d’ailleurs, sans les détonations parties de French-den, ils n’eussent jamais pu retrouver leur route.

Briant, tout à la pensée de son frère égaré au milieu des brumes, ne songeait guère à adresser des reproches à Doniphan, dont la désobéissance risquait d’avoir des conséquences si graves. Que Jacques fût réduit à passer la nuit sur le lac par une température qui allait peut-être s’abaisser à quinze degrés au-dessous de zéro, comment résisterait-il à des froids si intenses !

« C’est moi qui aurais dû aller à sa place… moi ! » répétait Briant, à qui Gordon et Baxter essayaient en vain de donner un peu d’espoir.

Quelques coups de canon furent encore tirés. Évidemment, si Jacques eût été rapproché de French-den, il les aurait entendus et n’eût pas manqué de signaler sa présence par des coups de cornet.

Mais, lorsque leurs derniers roulements se perdirent au loin, les détonations restèrent sans réponse.

Et déjà, la nuit commençant à se faire, l’obscurité ne tarderait pas à envelopper toute l’île.

Cependant une circonstance assez favorable vint à se produire alors. Le brouillard semblait avoir une tendance à se dissiper. La brise, qui s’était levée au couchant, comme cela arrivait presque chaque soir après les calmes du jour, repoussait les brumes du côté de l’est en dégageant la surface du Family-lake. Bientôt, la difficulté de retrouver French-den ne serait plus due qu’à l’obscurité de la nuit.

Dans ces conditions, il n’y avait plus qu’une chose à faire : allumer un grand feu sur la rive, afin qu’il pût servir de signal. Et déjà Wilcox, Baxter, Service, entassaient du bois sec au centre de Sport-terrace, lorsque Gordon les arrêta.

« Attendez ! » dit-il.

La lunette aux yeux, Gordon regardait attentivement dans la direction du nord-est.

« Il me semble que je vois un point… dit-il, un point qui se déplace… »

Briant avait saisi la lunette et regardait à son tour.

« Dieu soit loué !… C’est lui !… s’écria-t-il. C’est Jacques !… Je l’aperçois !… »

Et tous de pousser des cris à pleins poumons, comme s’ils eussent pu être entendus à une distance, qui ne devait pas être évaluée à moins d’un mille !

Toutefois, cette distance diminuait à vue d’œil. Jacques, les patins aux pieds, glissait avec la rapidité d’une flèche sur la croûte glacée du lac, en se rapprochant de French-den. Quelques minutes encore, et il serait arrivé.

« On dirait qu’il n’est pas seul ! » s’écria Baxter, qui ne put retenir un geste de surprise.

En effet, une observation plus attentive fit reconnaître que deux autres points se mouvaient en arrière de Jacques, à quelque cent pieds de lui.

« Qu’est-ce donc ?… demanda Gordon.

— Des hommes ?… répondit Baxter.

— Non !… On dirait des animaux !… dit Wilcox.

— Des fauves, peut-être !… » s’écria Doniphan.

Il ne se trompait pas, et, sans hésiter, le fusil à la main, il s’élança sur le lac au-devant de Jacques.

En quelques instants, Doniphan eut rejoint le jeune garçon et déchargé ses deux coups sur les fauves, qui rebroussèrent chemin et eurent bientôt disparu.

C’étaient deux ours, qu’on ne se fût guère attendu à voir figurer dans la faune chairmanienne ! Puisque ces redoutables bêtes rôdaient sur l’île, comment se faisait-il que les chasseurs n’en eussent jamais trouvé trace ? Fallait-il donc admettre qu’elles ne l’habitaient pas, mais que, pendant l’hiver, soit en s’aventurant à la surface de la mer congelée, soit en s’embarquant sur des glaçons flottants, ces ours se hasardaient jusque sur ces parages ? Et cela ne semblait-il pas indiquer qu’il y avait quelque continent dans le voisinage de l’île Chairman ?… Il y aurait lieu d’y réfléchir.

Quoi qu’il en fût, Jacques était sauvé, et, son frère le pressait dans ses bras.

Les félicitations, les embrassements, les poignées de main, ne manquèrent pas au brave enfant. Après avoir vainement « corné » afin de rappeler ses deux camarades, lui aussi, perdu au plus épais des brumes, se trouvait dans l’impossibilité de s’orienter, lorsque les premières détonations éclatèrent.

« Ce ne peut être que le canon de French-den ! » se dit-il, en cherchant à saisir d’où venait le son.

Il était alors à plusieurs milles de la rive dans le nord-est du lac.

Doniphan s’élança au-devant de Jacques. (Page 311.)


Aussitôt, de toute la vitesse de ses patins, il fila dans la direction qui lui était signalée.

Soudain, au moment où le brouillard commençait à se dissoudre, il se vit en présence de deux ours, qui s’élancèrent vers lui. Malgré le danger, son sang-froid ne l’abandonna pas un instant et, grâce à la rapidité de sa course, il put tenir ces animaux à distance. Mais, s’il avait fait une chute, il eût été perdu.

Et alors, prenant Briant à l’écart, pendant que tous regagnaient French-den :

« Merci, frère, dit-il à voix basse, merci, puisque tu m’as permis de… »

Briant lui serra la main, sans répondre.

Puis, au moment où Doniphan allait franchir la porte du hall, il lui dit :

« Je t’avais défendu de t’éloigner, et, tu le vois, ta désobéissance aurait pu causer un grand malheur ! Pourtant, bien que tu aies eu tort, Doniphan, je ne dois pas moins te remercier d’être allé au secours de Jacques !

— Je n’ai fait que mon devoir, » répondit froidement Doniphan.

Et il ne prit même pas la main que lui tendait si cordialement son camarade.