Deux Ascensions au Mont-Blanc, études de météorologie et d’histoire naturelle
Chaque été, des touristes partent de tous les points de l’Europe, se dirigeant vers les Alpes, et gravissent à l’envi les cimes les plus inaccessibles. Bientôt tous ces sommets neigeux dont la blancheur virginale était un emblème cher aux poètes auront été déflorés. En Angleterre, en Suisse, en Autriche, en Italie, se sont formés des clubs alpins dont les membres rivalisent de zèle et d’audace ; une noble émulation, un amour-propre légitime les animent et les excitent. On compte le petit nombre de sommets que leur pied n’a pas encore foulés. On ne pourrait faire un meilleur emploi de la vigueur, de l’agilité et de l’énergie qui caractérisent la jeunesse. Les exercices stéréotypés de la gymnastique régulière, les petits incidens et les petits obstacles de la chasse dans les plaines bien connues qui entourent l’héritage paternel, ne sauraient suffire à des esprits entreprenans servis par des corps sains et vigoureux. Les Alpes sont une arène où ils peuvent déployer toutes leurs qualités physiques et morales. Des nuits passées dans les chalets ou sous une pierre près de la limite des neiges éternelles, les difficultés réelles et les dangers sérieux des glaciers, les obstacles imprévus de rochers verticaux barrant l’accès de la cime désirée, le froid, les effets de la raréfaction de l’air, des nuages enveloppant subitement la montagne dans une brume épaisse, les orages dont la foudre frappe si souvent les sommets, l’obscurité surprenant le voyageur au milieu de ces déserts de neige et de glace, voilà des fatigues dignes de la vigueur et des aspirations d’une jeunesse virile et bien trempée. Quel plaisir de vaincre des obstacles et de braver des périls où la vie est en définitive rarement en jeu, et quelle récompense après la victoire ! Du haut du sommet vaincu, on voit le monde à ses pieds, l’œil se promène au loin sur les vallées et sur les montagnes ; un délicieux repos succède à une fatigue momentanée, un appétit inconnu dans la plaine assaisonne le modeste repas que le guide sert sur le gazon émaillé de fleurs alpines ; un air pur, une lumière éclatante prêtent à tous les objets une beauté inconnue dans l’atmosphère épaisse des régions habitées ; le bien-être du corps réagit sur l’état de l’âme, qui se sent inondée de nobles désirs et de grandes pensées. Les intérêts mesquins et les vanités ridicules du monde s’évanouissent dans leur petitesse, on s’étonne d’y avoir songé, et on se promet de les ignorer désormais. Telles sont les jouissances pures et sans mélange que tout homme bien né éprouvera en présence du grand spectacle dont il est le centre. De plus vives encore sont réservées à celui qui gravit ce sommet avec la volonté d’étudier les lois du monde physique, les phénomènes de l’atmosphère, les productions de la nature dans ces froides régions, ou d’analyser la structure de ces montagnes qui semblent un chaos et sont l’expression d’une règle encore inconnue. Ces ascensions sont des ascensions scientifiques qui ont ajouté à la somme de nos connaissances ; les autres sont des ascensions pittoresques, satisfaisantes pour celui qui les accomplit, mais en général inutiles, car des sensations ne se communiquent guère : les impressions sont personnelles, et tout se résout en une série d’exclamations qui traduisent l’admiration, le contentement et le légitime orgueil du touriste triomphant.
Dans cette étude, je voudrais faire connaître aux lecteurs de la Revue deux ascensions scientifiques au Mont-Blanc faites à cinquante-sept, ans d’intervalle, en montrer l’utilité, le profit que la science en a retiré et celui qu’elle en attend encore. Les sommets des Alpes sont les plus élevés de l’Europe, mais non de la terre. Des ascensions ont été faites dans les Andes et dans l’Hymalaya, des savans émiriens y ont séjourné à des hauteurs supérieures à celles du Mont-Blanc et y ont fait d’importantes observations ; mais des souvenirs et des travaux personnels me ramènent aux Alpes, et je préfère me limiter pour parler pertinemment et en connaissance de cause de ce que j’ai vu et ressenti moi-même.
Jusqu’au milieu du siècle dernier, la chaîne centrale des Alpes n’était connue que des montagnards ; les habitans de la plaine ne la visitaient pas. L’absence ou la difficulté des chemins, qui n’étaient que des sentiers, le manque d’hôtelleries, la crainte de l’imprévu, l’emportaient sur la curiosité. Située au pied du Mont-Blanc, appelé alors la montagne maudite, la vallée de Chamounix était inconnue aux populations des bords du lac Léman, quoique le prieuré ou couvent de bénédictins existât depuis 1090, et que les évêques de Genève le visitassent dès le milieu du XVe siècle. L’un d’eux, François de Sales, y arriva le 30 juillet 1606 et y resta plusieurs jours. Néanmoins c’est un voyageur anglais célèbre par ses pérégrinations en Orient, Richard Pococke, accompagné de Windham, un de ses compatriotes, qui a réellement découvert la vallée de Chamounix en 1741, fait connaître ses beautés et dissipé les craintes mal fondées qu’inspirait la prétendue barbarie des habitans. Trop préoccupés cependant des récits absurdes et mensongers débités avec assurance pour les détourner de leur projet, Pococke et Windham s’entourèrent de précautions inutiles, n’entrèrent dans aucune maison et campèrent assez loin du prieuré de Chamounix, près d’un bloc erratique qui se nomme encore la Pierre des Anglais. On peut donc affirmer que si un étranger a découvert la vallée de Chamounix, ce sont des Genevois, Bourrit, de Saussure, Pictet et Deluc, qui la firent réellement connaître. Ce qui est vrai des alentours du Mont-Blanc l’est encore plus de ceux du Mont-Rose et même des Alpes bernoises et valaisannes. On ne connaissait, à l’époque dont nous parlons, que les passages fréquentés qui conduisaient en Italie : le Mont-Cenis, le grand et le petit Saint-Bernard, le Monte-Moro, le Simplon, le Saint-Gothard, le Splugen, le Bernhardin, le Septimer et les autres cols par lesquels les vallées longitudinales des Alpes communiquaient entre elles, la Gemmi, la Grimsel, le Juliers, l’Albula, le Panix, etc ; les voyages du naturaliste Scheuchzer, les ouvrages descriptifs d’Altmann et de Gruener révélèrent la Suisse à l’Europe au commencement du XVIIIe siècle ; mais ce ne fut qu’à la fin de ce siècle que les travaux de Saussure et de Bourrit la rendirent populaire. Depuis cette époque, le flot de voyageurs qui la visitent chaque année a sans cesse grossi. Actuellement la Suisse est un parc sillonné par des chemins de fer et des bateaux à vapeur, le voyageur pédestre a disparu de la plaine et ne se retrouve que dans la montagne. Les ascensions alpestres des touristes se sont multipliées, celles des savans sont toujours rares ; commençons par la plus célèbre de toutes, l’ascension de Saussure en 1787.
Né à Genève en 1740, Horace Benedict de Saussure commença ses voyages dans les Alpes à l’âge de vingt ans. La météorologie ; la topographie, la géologie, la botanique, l’aspect pittoresque et les mœurs des habitans avaient tour à tour fixé son attention. Pour achever son œuvre, il voulut monter sur le Mont-Blanc et embrasser de cet observatoire élevé l’immense région montagneuse qu’il avait parcourue. Cette masse imposante qu’il apercevait dans toute sa majesté des bords du lac Léman et presque des fenêtres de sa maison était pour lui un défi permanent. Aussi avait-il promis une récompense à celui qui atteindrait le premier la cime réputée inaccessible du Mont-Blanc. Quelques essais timides ont lieu en 1775 et se renouvellent en 1783. Bourrit fit une tentative en 1784, de Saussure lui-même en 1785, en attaquant le colosse par la montagne de la Côte, entre le glacier des Bossons et celui de Taconnay. En juin 1786, le docteur Paccard, Pierre Balmat et Marie Couttet montèrent en suivant le même chemin et s’élevèrent sur le Dôme-du-Gouté, sans pouvoir de là parvenir jusqu’au sommet. Balmat ne redescendit pas à Chamounix, passa la nuit blotti dans la neige, et reconnut le lendemain les couloirs du Petit et du Grand-Plateau par lesquels on peut arriver à la cime. Il communiqua sa découverte au docteur Paccard, et tous deux, partis de Chamounix le 7 août, atteignirent le sommet le lendemain à six heures du soir.
La route était connue. Le 1er août 1787, de Saussure partit de Chamounix avec dix-huit guides, et alla coucher sous une tente au haut de la montagne de la Côte, à 2,563 mètres au-dessus de la mer. Le lendemain matin, il entra dès six heures sur le glacier pour ne plus le quitter. Des crevasses qu’il fallait contourner retardèrent sa marche, et il lui fallut trois heures pour arriver à la petite chaîne de rochers isolés au confluent des glaciers des Bossons et de Taconnay, et qui portent le nom des Grands-Mulets. De Saussure voulait s’élever le plus haut possible, afin d’arriver à la cime le lendemain de bonne heure. Il alla coucher au Grand-Plateau, à la hauteur de 3,890 mètres au-dessus de la mer, à 180 mètres plus haut, comme il le dit lui-même, que le sommet du pic de Ténérifïe. Fatigués déjà par une longue marche et éprouvant les effets de la raréfaction de l’air, les guides eurent beaucoup de peine à creuser, dans la neige une cavité capable de contenir toute la troupe. La cavité fut recouverte par la tente ; mais les guides, toujours préoccupés de la crainte du froid, fermèrent si exactement les joints que de Saussure souffrit beaucoup de la chaleur et de l’air vicié par la respiration de vingt personnes serrées dans un espace étroit. « Je fus obligé, dit-il, de sortir pendant la nuit pour respirer. La lune brillait du plus grand éclat au milieu d’un ciel noir d’ébène. Jupiter sortait tout rayonnant aussi de lumière de derrière la plus haute cime, à l’est du Mont-Blanc, et la clarté réverbérée par tout ce bassin de neiges était si éblouissante qu’on ne pouvait distinguer que les étoiles de première grandeur. » A peine la troupe était-elle endormie qu’elle fut réveillée par le bruit d’une avalanche qui tombait le long de la pente qu’elle devait traverser le lendemain. Au point du jour, tout le monde était sur pied ; le thermomètre marquait 4 degrés au-dessous de zéro. Gagnant l’extrémité du Grand-Plateau, de Saussure monta par un talus rapide en se dirigeant vers l’est, et, s’élevant au-dessus des Rochers-Rouges, il découvrit les montagnes du Piémont, passa près des Petits-Mulets, qui percent la neige à 4,680 mètres au-dessus de la mer, s’y reposa quelques instans, puis, montant à pas lents, s’arrêtant tous les quinze ou seize pas, il arriva à onze heures à la cime et foula la neige avec une sorte de colère satisfaite, expression de la longue lutte qu’il avait soutenue. La cime avait la forme d’une arête allongée en forme de dos d’âne, dirigée de l’est à l’ouest, et descendant à ses deux extrémités sous des angles de 28 à 30 degrés : elle était très étroite, presque tranchante au sommet, à tel point que deux personnes ne pouvaient y marcher de front ; mais elle s’élargissait et s’arrondissait en descendant du côté de l’est, et prenait du côté de l’ouest la forme d’un avant-toit saillant au nord.
Pendant toute son ascension à partir du Grand-Plateau, de Saussure avait remarqué que les roches visibles au-dessus de la neige étaient toutes de nature cristalline, quoique plus ou moins divisées en lames parallèles : elles appartiennent toutes à la variété de granité que les géologues actuels appellent protogine, et dans laquelle la chlorite remplace le mica. Dominant les aiguilles dont il n’avait jusqu’ici visité que le pied, il constata qu’elles se composent toutes de grands feuillets verticaux ; il reconnut que ces aiguilles ont une structure uniforme, tandis que les montagnes à couches horizontales, telles que le Buet, sont composées à leur sommet d’assises de terrains secondaires. Jetant un coup d’œil général sur les montagnes primitives qui l’entouraient, il vit qu’elles ne forment pas des chaînes, mais paraissent distribuées en groupes de forme variée détachés les uns des autres. Le temps pressait. De Saussure se détourna de ce grand spectacle pour consulter ses instrumens météorologiques. Son premier soin fut de suspendre son baromètre et ses thermomètres à un mètre au-dessus de la cime. Le baromètre marquait 434mm,38, et la température de l’air était à 2°,9 au-dessous de zéro. Deux savans observaient le baromètre à la même heure, l’un à Genève, c’était Sénebier, qui a tant contribué aux progrès de la physiologie végétale, l’autre à Chamounix, c’était le fils même de Saussure, Théodore, alors âgé de vingt ans, et qui depuis a illustré son nom par ses travaux en chimie. De Saussure, calculant la hauteur du Mont-Blanc d’après ces observations, avec la formule de Deluc modifiée par Schuckburgh, trouva 4,824 mètres pour l’altitude de la cime au-dessus de la mer. On verra plus loin que cette mesure est trop forte de 14 mètres seulement, résultat remarquable pour l’époque, quand on songe à l’imperfection des instrumens, à l’insuffisance des formules qui servaient de base aux calculs, comparées à celles qui ont été données depuis par Laplace et Bessel, et à l’incertitude sur l’élévation au-dessus de la mer, des stations correspondantes de Genève et de Chamounix. Le Mont-Blanc était donc la plus haute montagne de l’Europe, et la vue que de Saussure avait sous les yeux la plus étendue dont on puisse jouir sur notre continent. La mer est-elle visible de ce sommet ? Physiquement, non. Vers les limites de l’horizon, les objets, noyés dans une espèce de hâle, deviennent confus : on ne distingue plus rien, on ne voit que l’espace. Le golfe de Gênes, près de Savone, est la partie de la Méditerranée la plus rapprochée du Mont-Blanc, et si elle n’était pas bordée de montagnes, le rayon visuel de l’observateur placé sur le sommet pourrait atteindre la mer entre Albenga et Noli, où le groupe des Alpes liguriennes présente une coupure qui le sépare des Alpes maritimes ; mais des montagnes voisines de ces deux villes la cime du Mont-Blanc doit être visible comme elle l’est de Dijon, du sommet du Mezenc dans la Haute-Loire, et même, dit-on, du plateau de Langres.
À deux heures, le thermomètre de Saussure donnait, pour la température de l’air à l’ombre, — 3°,1 ; il ne descendit pas plus bas, et au soleil il marqua constamment — 1°,7. À l’aide de l’hygromètre qu’il avait inventé, de Saussure reconnut que l’air contenait six fois moins d’humidité qu’à Genève, c’est-à-dire qu’il aurait fallu six fois plus de vapeur d’eau pour saturer l’air de Genève à sa température de 28°,2 que celui du Mont-Blanc à la température de — 2°,9. Par le beau temps, cette sécheresse n’a rien d’extraordinaire sur un sommet aussi élevé, quoiqu’en moyenne l’air soit aussi humide sur la montagne que dans la plaine.
L’eau bout lorsque la force élastique de sa vapeur est égalera la pression atmosphérique, c’est-à-dire au poids de la colonne d’air qui surmonte le liquide. Il est clair que la hauteur de cette colonne diminue à mesure qu’on s’élève sur une montagne. Ainsi, quand vous êtes à 2,000 mètres au-dessus de la mer, la colonne d’air qui surmonte votre tête est de 2,000 mètres plus courte, et l’eau doit entrer en ébullition à une température moindre qu’au bord de la mer, au-dessus de laquelle la colonne atmosphérique a toute sa hauteur. De Saussure, le 22 avril 1787, s’était assuré que son thermomètre, plongé dans l’eau d’une bouilloire chauffée par une lampe à l’esprit-de-vin, marquait 101°,6 sous une pression atmosphérique de 761mm,54. Sur le sommet du Mont-Blanc, la colonne barométrique n’ayant plus que 434mm,38 de longueur, l’eau entrait en ébullition à 86°,00. Sous cette pression, le thermomètre de Saussure aurait dû marquer 85°,01 ; mais on ne savait pas alors que la nature du vase et de ses parois retarde ou avance le moment de l’ébullition de l’eau ; on ignorait qu’il ne faut pas plonger le thermomètre dans le liquide même, mais seulement dans la vapeur de l’eau bouillante. En outre Dalton, Arago, Dulong et Regnault n’avaient pas encore exécuté ces grands travaux sur les vapeurs qui nous ont appris quelles étaient exactement la température et la force élastique de la vapeur d’eau sous différentes pressions. Pour toutes ces raisons, les résultats de Saussure sont seulement approximatifs, mais aussi exacts qu’ils pouvaient l’être à l’époque où il observait. Deluc l’avait précédé dans cette voie en faisant bouillir de l’eau au sommet du Buet, à 3,098 mètres au-dessus de la mer, et les expériences des deux savans genevois se confirmèrent réciproquement.
Quand de Saussure fit son expérience de l’ébullition de l’eau au bord de la mer avec sa lampe d’esprit-de-vin, l’eau entra en ébullition en atteignant la température de 101°,6 en douze ou treize minutes. Sur le Mont-Blanc, il fallut une demi-heure pour que la température s’élevât à 86°,0 ; la raréfaction de l’air et la basse température expliquent parfaitement cette différence. Les mêmes circonstances, jointes à la fatigue et à l’absence de sommeil, rendent parfaitement compte de l’anhélation, de l’accélération du pouls, de la céphalalgie et de la tendance au sommeil que de Saussure et ses compagnons éprouvaient tant qu’ils étaient en mouvement, symptômes qui disparaissent avec le repos et qui s’émoussent par l’habitude.
À trois heures et demie, après un séjour de quatre heures et demie au sommet du Mont-Blanc, de Saussure se remit en marche pour descendre. La neige s’était ramollie, il enfonçait à chaque pas ; néanmoins il arriva en une heure un quart au Grand-Plateau, où il avait passé la nuit précédente, le traversa et descendit jusqu’à l’avant-dernier rocher de la chaîne des Grands-Mulets, élevé de 3,470 mètres au-dessus de la mer : il l’appela le rocher de l’Heureux-Retour et y remarqua avec surprise le carnillet moussier[1] en fleur ; cette jolie plante est celle qui s’élève le plus haut dans les montagnes de l’Europe. Les frères Schlagintweit l’ont vue, sur le Mont-Rose, à 3,630 mètres ; Ramond l’a cueillie sur le Vignemale et au Mont-Perdu, dans les Pyrénées, à 3,000 mètres. D’un autre côté, elle s’avance au Spitzberg jusqu’à 80 degrés de latitude, où on la trouve au bord de la mer. C’est donc la plante la moins frileuse de notre hémisphère ; et en même temps celle qui s’élève le plus haut sur les montagnes et descend aussi bas qu’une plante terrestre puisse descendre, puisqu’on l’observe au niveau de l’océan même, dans la Norvège septentrionale. De Saussure appuya sa tente contre le rocher. « Nous soupâmes, dit-il, gaîment et de bon appétit, après quoi je passai sur mon petit matelas une excellente nuit. Ce fut alors seulement que je jouis du plaisir d’avoir accompli ce dessein formé depuis vingt-sept ans, à savoir dans mon premier voyage à Chamounix en 1760, projet que j’avais si souvent abandonné et repris, et qui faisait pour ma famille un sujet continuel de souci et d’inquiétude. Cela était devenu pour moi une espèce de maladie, mes yeux ne rencontraient pas le Mont-Blanc, que l’on voit de tant d’endroits des environs de Genève, sans que j’éprouvasse une espèce de saisissement douloureux. Au moment où j’y arrivai, ma satisfaction ne fut pas complète : elle le fut encore moins au moment de mon départ ; je ne voyais alors que ce que je n’avais pu faire ; mais dans le silence de la nuit, après m’être bien reposé de ma fatigue, lorsque je récapitulais les observations que j’avais faites, lors surtout que je me retraçais le magnifique tableau de montagnes que j’emportais gravé dans ma tête, je goûtais une satisfaction vraie et sans mélange. »
Le lendemain, 4 août, de Saussure ne partit qu’à six heures du matin ; il fut obligé de descendre des pentes très raides pour contourner des fentes nouvelles qui s’étaient formées pendant l’ascension. Au-dessous des Grands-Mulets, le glacier était entièrement changé, les crevasses s’étaient élargies, les ponts s’étaient rompus, et c’est avec des peines infinies que la caravane atteignit la terre ferme à neuf heures et demie du matin. À midi un quart, tous rentraient à Chamounix bien portans. « Notre arrivée, dit de Saussure, fut à la fois gaie et touchante : tous les parens et amis de mes guides vinrent les embrasser et les féliciter. Ma femme, ses sœurs et mes fils, qui avaient passé ensemble à Chamounix un temps long et pénible dans l’attente de cette expédition, plusieurs de nos amis, qui étaient venus de Genève pour assister à notre retour, exprimaient dans cet heureux moment leur satisfaction que les craintes qui l’avaient précédé rendaient plus vive, plus touchante, suivant le degré d’intérêt que nous avions inspiré. »
Tel est le récit de la première grande ascension scientifique qui se soit faite dans les Alpes et l’abrégé succinct des principaux résultats que la science en a retirés ; elle a servi de modèle à toutes les autres, car de Saussure avait en quelque sorte formulé le programme des expériences à entreprendre, des observations à faire et des problèmes à résoudre.
Dans un espace de cinquante-sept ans, de 1787 à 1843, vingt-sept ascensions eurent lieu au Mont-Blanc ; mais aucune n’a un caractère réellement scientifique, Une noble curiosité, le désir de visiter ce monde de neige et de glace et de jouir du haut du Mont-Blanc de l’un des plus grands spectacles qu’il soit donné à l’homme de contempler, l’attrait de la difficulté vaincue, tels sont les motifs qui décidèrent la plupart des voyageurs, et certes ces motifs sont une compensation suffisante aux fatigues inévitables et à la dépense assez considérable qu’entraîne une pareille expédition. Cependant plusieurs voyageurs ont publié des relations intéressantes dans lesquelles on trouve des données dont la science peut faire son profit. Je citerai spécialement l’ascension de Francis Clissold du 18 août 1822, celle de Marckham Sherwill du 26 août 1825, d’un Écossais, M. Auldjo, le 9 août 1827, du physiologiste Martin-Barry, qui, quoique nullement préparé d’avance, fit d’importantes observations sur les phénomènes physiologiques produits par la raréfaction de l’air. La plupart des voyageurs sont Anglais ; toutefois on compte quatre Français : M. Henri de Tilly, M. Doulat, Mlle d’Angeville et le docteur Ordinaire, qui monta deux fois au Mont-Blanc, le 26 et le 31 août 1843, après avoir dans l’intervalle gravi le Buet en revenant à Chamounix par le Breven. Depuis 1844, ces ascensions se sont singulièrement multipliées, et vingt ans plus tard, à la fin de 1868, le nombre total s’élevait à 171, dont 3 se sont faites en juin, 36 en juillet, 84 en août, 47 en septembre et 1 en octobre[2]. Les termes extrêmes sont le 1er juin 1858, ascension de M. J. Walford, et le 9 octobre 1834, ascension de M. de Tilly, qui revint avec les pieds gelés, et souffrit longtemps d’une tentative faite dans une saison trop avancée et avec une insouciance téméraire du danger de la congélation, le plus réel que l’on coure dans les neiges qui recouvrent les sommets du Mont-Blanc et du Mont-Rose.
J’arrive au récit de l’ascension scientifique que j’ai faite en 1844 avec mes amis Auguste Bravais, lieutenant de vaisseau, et Auguste Lepileur, docteur en médecine. Avec le premier, j’avais visité le Spitzberg en 1838 et 1839 pendant les deux campagnes de la Recherche dans la Mer-Glaciale : il avait hiverné seul à Bossehop, en Laponie ; mais nous avions séjourné ensemble sur le Faulhorn, en 1841, pendant dix-huit jours, à 2,680 mètres au-dessus de la mer ; lui-même s’y était rencontré l’année suivante avec le physicien Athanase Peltier et y avait demeuré vingt-trois jours. La comparaison des régions boréales du globe avec les hautes régions alpines était le sujet habituel de nos conversations. Sur le Faulhorn, nous avions fait une foule d’observations et abordé un certain nombre de problèmes qui ne pouvaient être résolus que par une ascension et un séjour à une plus grande hauteur ; nous pensâmes au Mont-Blanc. M. Pouillet et M. Nisard, à des titres différens, s’intéressèrent à notre projet et en firent part au ministre de l’instruction publique, qui était alors M. Villemain. Quoique les lettres eussent fait sa gloire, M. Villemain estimait, aimait et protégeait les sciences. Notre demande fut agréée, et il nous fournit les moyens de réaliser la première ascension réellement scientifique qui ait été faite depuis celle de Bénédict de Saussure. Dans l’intervalle de cinquante-sept ans, les sciences physiques et naturelles avaient accompli de tels progrès que la simple répétition des expériences de Saussure avec les instrumens perfectionnés et les méthodes nouvelles était déjà d’un grand intérêt ; mais nous espérions tenter quelques essais auxquels ce grand météorologiste n’avait pas songé, ou que le temps l’avait empêché d’exécuter.
Partis de Paris le 16 juillet 1843, nous nous arrêtâmes à Genève pour comparer nos instrumens avec ceux de l’observatoire de cette ville et convenir avec le directeur, M. Plantamour, d’un système d’observations qui correspondraient à celles que nous voulions faire, sur le Mont-Blanc. Nous quittâmes Genève le 26 juillet. Suivant à pied une longue charrette à quatre roues qui portait notre matériel, nous arrivâmes à Chamounix le 28. Les préparatifs nous prirent quelques jours. Notre dessein étant de séjourner aussi haut que possible sur le Mont-Blanc, nous avions emporté de Paris une tente de campement avec ses montans et ses piquets, des paletots en peau de chèvre, des sacs en peau de mouton, des couvertures, etc. Nos expériences exigeaient de nombreux instrumens de physique et de météorologie ; il fallait des vivres pour trois jours : chaque porteur ne pouvait se charger que de 12 kilogrammes et de ses provisions ; Or nous avions environ 450 kilogrammes à, transporter à une hauteur de 3,000 mètres au-dessus de la vallée de Chamounix. Il fallut nous occuper nous-mêmes de tous les préparatifs de l’ascension, diviser les objets en lots de poids égal et les faire tirer au sort par les porteurs afin d’éviter toute dispute et toute récrimination, veiller à la préparation des vivres, acheter le pain et le vin, les distribuer enfin nous-mêmes le jour du départ. Ainsi, au lieu de ce calme de l’esprit, de ce recueillement dont l’homme de science a besoin avant d’entreprendre ses travaux, nous étions distraits par mille détails vulgaires, arrêtés par mille difficultés irritantes qui ne se produisent pas dans les circonstances ordinaires de la vie, et qui venaient fondre sur nous au moment où nous éprouvions le besoin impérieux d’être libres de toute préoccupation.
Notre, caravane se montait à quarante-trois personnes, dont trois guides, Michel Couttet, Jean Mugnier et Théodore Balmat, trente-cinq porteurs et deux jeunes gens de la vallée qui avaient demandé à nous accompagner. Le 31 juillet, à sept heures et demie du matin, nous quittions enfin Chamounix. Le temps était beau, cependant le vent soufflait du sud-ouest, et le baromètre avait un peu baissé ; mais nos préparatifs étaient faits : nous partîmes donc sans avoir dans la tenue du temps une confiance parfaite, espérant toutefois une amélioration prochaine. La longue file des porteurs s’étendait le long de la rive droite de l’Arve au milieu de vertes prairies. Arrivés en face du hameau des Pèlerins, nous tournâmes à gauche. La dernière maison du village est celle de Jacques Balmat, le premier homme dont les pas s’imprimèrent sur la neige encore vierge du Mont-Blanc, et qui périt misérablement en 1834 dans les glaciers qui dominent la vallée de Sixt. En sortant des vergers qui entourent le hameau des Pèlerins, nous entrâmes dans la forêt : elle se compose de hauts sapins et de vieux mélèzes aux branches desquels pendent les longs festons d’un lichen grisâtre[3]. Au printemps précédent, une énorme avalanche descendue de l’Aiguille-du-Midi avait creusé un large sillon dans la forêt. Des arbres déracinés couvraient le sol qu’ils ombrageaient auparavant, d’autres étaient rompus par le milieu, leur cime abattue gisait à leur pied ; quelques-uns, seulement déchaussés, penchaient inclinés vers la vallée. Ces effets sont dus autant à la pression de l’air chassé par l’avalanche, au vent local qu’elle produit, qu’à la neige elle-même. La caravane s’était dispersée dans le bois ; chacun choisissait son chemin. Nous parvînmes ainsi sans peine aux Pierres-Pointues : ce sont deux gros blocs de granit détachés de l’Aiguille-du-Midi et qui sont venus s’arrêter sur cette pente. Debout sur un bloc, un de nos porteurs se détachait sur le ciel, et la perspective aérienne lui prêtait une taille gigantesque. On eût dit Polyphême à l’entrée de sa caverne. D’après notre mesure barométrique, les Pierres-Pointues sont à 2,060 mètres au-dessus de la mer. Cette hauteur est la limite extrême de là végétation arborescente, qui s’élève à ce niveau sur les contre-forts du Breven.
Le tapis végétal se composait de rhododendrons, de myrtils et de genévriers rabougris. Quelques pins cembro, les seuls arbres qui puissent vivre à cette hauteur, sortent çà et là d’une fissure de rocher. Le tronc de ces pins, d’abord horizontal, se redressait au-dessus de l’abîme où roule le torrent des Pèlerins. Un étroit sentier côtoie le précipice et mène à la moraine du glacier des Bossons : alors on monte au milieu des blocs entassés qui le composent, et on atteint enfin la Pierre-de-l’Échelle, énorme rocher sous lequel on cache l’échelle dont on se sert habituellement pour traverser les crevasses du glacier. Cette pierre est à 2,446 mètres au-dessus de la mer, à la même hauteur que l’hospice du Saint-Bernard. C’est là que le voyageur dit adieu à la terre : il la quitte pour passer sur le glacier, et jusqu’au sommet du Mont-Blanc il ne trouve plus que des rochers isolés qui surgissent comme des îlots au milieu des champs de neige éternelle. Les premiers pas sur la glace présentent quelque danger. Un petit glacier secondaire, large de 200 mètres et descendant de l’Aiguille-du-Midi, vient se terminer brusquement à une paroi verticale de rochers qui dominent cette partie du glacier des Bossons. De temps en temps des blocs de glace, en s’écroulant, forment avalanche sur celui-ci, ou bien une pierre détachée de l’Aiguille-du-Midi décrit une parabole inquiétante au-dessus de la tête du voyageur. Néanmoins jamais un accident n’est venu attrister le début d’une ascension ; mais bien des touristes partis pleins de confiance de Chamounix se sont arrêtés à la Pierre-de-l’Échelle, découragés par les perspectives de glace et de neige qui s’ouvraient devant eux. À partir de ce point, nous réglâmes notre marche sur celle de nos porteurs. Les trois guides nous précédaient, explorant la route et cherchant les passages les plus commodes pour franchir ou tourner les crevasses : chacun suivait exactement l’empreinte de leurs pas. Semblable à un ruban sinueux, notre longue caravane se déroulait sur le glacier. Les vêtemens sombres des montagnards contrastaient avec la blancheur de la neige, et, vus de la vallée de Chamounix, nous ressemblions à une longue traînée de fourmis noires montant à l’assaut d’un pain de sucre. Toutes les lunettes étaient braquées sur nous, et on ne tarissait pas en conjectures. Souvent une partie de la file disparaissait subitement ; c’est qu’elle avait rencontré une crevasse trop large pour pouvoir la franchir : alors, si la profondeur n’était pas trop grande, on descendait au fond pour remonter du côté opposé. Nous nous dirigions vers la petite chaîne de rochers connus sous le nom des Grands-Mulets. À moitié chemin, nous nous engageâmes au milieu de grandes masses de glace plus ou moins compacte appelées séracs par les habitans de la. Savoie, du nom d’un fromage cubique qui se fabrique dans les montagnes. Les unes sont en effet d’immenses cubes formés d’assises de neige et de glace blanche ou bleue régulièrement superposées, les autres des pyramides quadrangulaires de 15 à 20 mètres de haut. Quelques-unes présentent des formes moins régulières, mais toujours anguleuses. On aurait pu se croire au milieu des ruines d’une ville antique ou des blocs d’un menhir druidique. Un ruisseau s’était frayé un chemin au milieu de ce labyrinthe ; les neiges qui fondent sous la chaleur du soleil de midi lui avaient donné naissance : tantôt on l’entendait murmurer sous la glace dans laquelle il s’était creusé un canal souterrain ; puis il apparaissait au grand jour, courant dans un sillon d’azur pour se perdre en un petit lac qui dormait dans une coupe d’un bleu céruléen. L’échelle, ayant été reconnue inutile, fut laissée au pied d’une pyramide ; nous la retrouvâmes huit jours après, brisée en mille pièces, au milieu, des débris de la pyramide écroulée.
Cependant nous approchions du but : déjà la neige n’avait plus les apparences qu’elle présente dans nos plaines. C’était une poussière fine et légère où nous enfoncions profondément et qui ne se tassait pas comme la neige des bas plateaux. La marche devenait assez pénible : à chaque pas, il fallait retirer la jambe du trou dans lequel on l’avait enfoncée. Les apparences du temps n’étaient point encourageantes : le vent du sud-ouest fraîchissait, et il amenait sans cesse de nouveaux nuages qui entraient en bataillons serrés dans la vallée de Chamounix. La plaine avait disparu à nos yeux ; nous étions séparés du monde habité par une mer de brume qui s’étendait au loin, et au milieu de laquelle les sommets des montagnes s’élevaient comme des écueils au milieu de l’Océan. À trois heures et demie, nous abordâmes aux Grands-Mulets ; pour nous, c’était le port, c’était la terre, un sol ferme et sûr après la neige perfide qui nous dérobait les crevasses du glacier, car souvent une couche mince forme au-dessus d’une profonde fissure un pont dangereux que le montagnard novice ne distingue pas de la neigé qui recouvre les parties pleines du glacier. Les Grands-Mulets sont formés de feuillets verticaux d’une roche cristalline appelée protogine ; ils surgissent brusquement au milieu du névé et séparent la partie supérieure du glacier des Bossons de celui de Taconnay. La chaîne de rochers elle-même est dirigée du nord-nord-ouest au sud-sud-est, le long des flancs du Mont-Blanc : elle est séparée en deux portions, l’une inférieure, plus longue, où l’on s’arrête en montant, l’autre supérieure, plus courte, où de Saussure coucha en revenant de la cime, et qu’il nomma, on le sait, le rocher de l’Heureux-Retour. La portion inférieure est à 3,050 mètres, la supérieure à 3,455 mètres au-dessus de la mer. La partie du glacier de Taconnay, par laquelle on arrive, représentait, cette année-là, une succession de pentes unies, mais rapides, séparées par des plateaux étroits. Le cirque du glacier des Bossons était comme toujours un chaos de séracs, d’aiguilles et de pyramides de glace au centre desquelles plonge le mur oriental des Grands-Mulets. Les feuillets verticaux dont se composent ces rochers s’élèvent à des hauteurs variables, et forment autant de gradins qui permettent de grimper sur toutes les pointes. La roche, décomposée sous l’influence des agens atmosphériques, s’accumule entre les feuillets ; là végètent de jolies plantes alpines abritées par le rocher, réchauffées par le soleil qu’il réfléchit, humectées par la neige, qui, même en été, blanchit souvent ces cimes, et fond rapidement dès que le soleil luit pendant deux ou trois jours. En quelques semaines, elles accomplissent toutes les phases de leur végétation ; j’y ai recueilli dix-neuf plantes phanérogames en trois ascensions. M. Venance Payot ayant ajouté cinq espèces à cette liste, il existe vingt-quatre plantes à fleurs aux Grands-Mulets[4]. À ces vingt-quatre espèces phanérogames il faut ajouter encore vingt-six espèces de mousses, deux hépatiques et trente lichens, ce qui porte à quatre-vingt-deux le nombre total des plantes qui croissent sur ces rochers isolés au milieu d’une mer de glace et dépourvus en apparence de toute végétation. Qui le croirait ? ces plantes servent de nourriture à un rongeur, le campagnol des neiges[5], celui de tous les mammifères qui s’élève le plus haut sur les Alpes, tandis que ses congénères sont presque tous des habitans de la plaine.
D’autres études réclamaient nos instans ; nous fîmes avec soin l’expérience de l’ébullition de l’eau avec l’appareil recommandé par M. Regnault. Vérifiant d’abord le zéro ou point de glace fondante en plongeant le thermomètre dans de la neige en fusion pour le vérifier de nouveau après l’expérience, nous le placions ensuite dans un appareil disposé de la manière suivante : sur un vase en fer-blanc contenant l’eau qu’une lampe à alcool doit amener à l’ébullition s’adaptent exactement deux tubes également en fer-blanc emboîtés l’un dans l’autre, mais séparés par un intervalle de 15 millimètres environ. Le thermomètre, plongé dans le tube intérieur et traversant à son extrémité le bouchon qui, le ferme, est entièrement entouré de vapeur d’eau, et celle-ci remplit l’intervalle des deux tubes avant de s’échapper à l’extérieur par un orifice latéral. Cette enveloppe de vapeur chaude sans cesse renouvelée défend la colonne de vapeur intérieure contre l’action du froid de l’air ambiant, et la maintient à une température constante. Nous trouvâmes que l’eau bouillait à la température 90°,17 sous une pression barométrique de 529mm,69. À Paris, le 14 juillet, le baromètre accusant une pression atmosphérique de 756,mm,85, le degré d’ébullition de l’eau était de 99°,88.
Bravais s’était imposé la tâche de mesurer les variations de l’intensité magnétique avec la hauteur. Pour cela, on emploie une boussole dans laquelle une aiguille est suspendue horizontalement à un fil de soie non tordu. On fait osciller cette aiguille pendant une série d’intervalles de temps parfaitement égaux, et du nombre des oscillations on conclut, après des corrections infinies et d’une minutie extrême, à l’intensité relative de la force magnétique du lieu comparée à celle de Paris prise pour unité. On comprend l’importance de ces mesures, qui nous dévoileront un jour les lois encore mystérieuses des courans qui circulent autour du globe terrestre, aimant colossal dont les deux pôles ne coïncident pas avec les deux extrémités de l’axe idéal autour duquel la terre décrit sa révolution quotidienne.
Cependant le soleil s’approchait de l’horizon ; déjà il avait disparu derrière les monts Vergi : les vallées de Sallenche et de Chamounix étaient depuis longtemps dans l’ombre, tandis que les pointes granitiques voisines prenaient la teinte du fer rouge ; bientôt l’Aiguille-de-Varens et les rochers des Fiz s’éteignirent, l’ombre gagnait les glaciers du Mont-Blanc. Ces neiges, si lumineuses un instant auparavant, prirent la teinte terne et livide d’un cadavre ; le froid de la mort semblait envahir ces régions avec l’obscurité et en révéler toute l’horreur ! L’Aiguille-du-Goûté, les Monts-Maudits pâlirent successivement ; la cime du Mont-Blanc resta seule éclairée ; pendant quelque temps encore, puis la teinte rosé fit place à la teinte livide, comme si la vie l’eût abandonnée à son tour. Vers l’horizon, au-dessus de la mer de nuages, le ciel paraissait d’une couleur vert-clair, : résultat de la combinaison des rayons rouges du soleil avec le bleu de la voûte céleste ; mais les contours des nuages isolés étaient circonscrits par un liséré du jaune le plus vif. Dans ces hautes régions, il n’y a point de crépuscule ; la nuit succède brusquement au jour. Nous nous retirâmes derrière un mur en pierres sèches construit devant une cavité. Nos guides étaient groupés sur les gradins du rocher autour de petits feux alimentés avec du bois de genévrier qu’ils avaient rapporté des environs de la Pierre-de-l’Échelle. Ils entonnaient à l’unisson des chants lents et monotones, qui empruntaient au lieu de la scène un charme mélancolique. Peu à peu les chants cessèrent, les feux s’éteignirent, et l’on n’entendit plus rien que le bruit de quelques avalanches tombées des hauteurs voisines. Bientôt la lune se leva derrière les Monts-Maudits, et, rasant, invisible pour nous, le Dôme-du-Goûté, elle en éclaira les neiges d’une lueur phosphorescente, des plus étranges. Quand elle se dégagea de l’Aiguille-du-Goûté, elle était entourée d’une auréole verdâtre qui se détachait sur un ciel noir comme de l’encre. Les étoiles scintillaient fortement. Le vent ne s’était point calmé, il soufflait par brusques rafales suivies d’un instant de calme. Tout nous annonçait du mauvais temps pour le lendemain, mais personne ne songeait au retour ; nous voulions épuiser notre chance jusqu’au bout, et ne reculer qu’au moment où il nous serait impossible de continuer l’ascension.
Le lendemain, pendant que nous étions occupés à égaliser de nouveau les charges de nos porteurs, qui avaient échangé leurs fardeaux respectifs, j’aperçus tout à coup un vieillard, à nous inconnu, qui gravissait lentement la pente qui conduit au Petit-Plateau : courbé sur la neige, s’aidant quelquefois des mains pour se maintenir, il montait lentement, mais de ce pas égal et mesuré qui dénote un montagnard exercé. Ce vieillard, c’était Marie Couttet, âgé de quatre-vingts ans, qui dans sa jeunesse avait servi de guide à de Saussure. Jadis il était d’une agilité qui l’avait fait surnommer le chamois. Il méritait son sobriquet : nul n’était plus intrépide. Un jour il accompagnait un voyageur anglais dans une course difficile. L’Anglais conservait cet air de flegme et d’indifférence qui caractérise un vrai gentleman. La vue des passages les plus scabreux ne lui arrachait ni un geste d’étonnement, ni un mot qui trahît la moindre hésitation. Irrité de ce sang-froid imperturbable, Couttet avise un pin cembro qui s’avançait horizontalement au-dessus d’un escarpement de 300 mètres de hauteur ; il marche hardiment le long du tronc, et quand il est à l’extrémité, il se couche dessus, puis se suspend par les pieds au-dessus du précipice. L’Anglais le regarda tranquillement, et quand Couttet revint auprès de lui, il lui donna une pièce d’or à la condition qu’il ne recommencerait pas. Tel était dans sa jeunesse l’homme qui nous devançait sur les pentes inférieures au Petit-Plateau. Son intelligence s’était affaiblie avant son corps : il croyait avoir trouvé un nouveau chemin pour parvenir à la cime du Mont-Blanc, et se recommandait comme guide à tous les voyageurs qui tentaient l’ascension. Quoique son offre fût repoussée, il les accompagnait en guise de volontaire jusqu’à une certaine hauteur pour leur démontrer l’excellence de la route impraticable qu’il avait rêvée. Connaissant la monomanie du vieillard, nous lui avions caché soigneusement le jour de notre départ ; mais, ayant su que nous étions aux Grands-Mulets, il s’était mis en marche le soir même, avait traversé le glacier et vers minuit arrivait à notre bivouac, où il prenait place autour du feu des guides. À l’aube, il était parti le premier pour frayer la route.
Vers six heures, nous étions en marche à notre tour. À partir des Grands-Mulets, on met le pied sur la glace pour ne plus la quitter. La caravane formait une longue file décrivant de nombreux zigzags. Les guides se relayaient tour à tour pour prendre la tête et tracer un sillon dans la neige. Nous montâmes ainsi sans nous arrêter pendant deux heures, puis nous fîmes halte pour manger avant de traverser le Petit-Plateau. On nomme ainsi une plaine étroite de 800 mètres de long ; vers le sud-ouest, elle est dominée par les escarpemens du Dôme-du-Goûté : ceux-ci se composent de protogine et de schistes chlorités très inclinés auxquels la neige n’adhère que d’une manière imparfaite. L’escarpement est en outre surmonté d’une muraille perpendiculaire de glace divisée en séracs ou hérissée d’aiguilles. Aussi le Petit-Plateau est-il habituellement balayé par les avalanches. Tantôt c’est une plaque de neige durcie qui glisse le long de l’escarpement et se brise en mille morceaux, tantôt un sérac s’écroule en simulant de loin une blanche cascade et s’étend en éventail sur la petite plaine qu’il recouvre en entier. Il s’agissait donc de traverser en courant ce passage dangereux ; mais les blocs de glace, débris d’une avalanche déjà ancienne, retardaient notre marche. Arrivés au pied de la nouvelle pente qui conduit au Grand-Plateau, nous y trouvâmes Marie Couttet. Le temps était devenu de plus en plus menaçant, les rafales de vent se succédaient sans interruption. Quelques grains de grésil commençaient à nous fouetter le visage. Le vieux montagnard comprit que l’orage approchait : sans dire un mot, il se mit à descendre rapidement sur nos traces, encore empreintes dans la neige, et disparut bientôt dans les nuages qui assiégeaient les flancs de la montagne.
Arrivés au haut de la pente, nous nous trouvâmes sur le bord de l’une de, ces profondes crevasses que les montagnards savoisiens désignent sous le nom de rimayes. Il était impossible de la franchir ; nous y descendîmes donc et remontâmes du côté opposé. Une fois à l’autre bord, nous étions au Grand-Plateau. C’est un vaste cirque de neige et de glace dont le fond est un plan relevé vers le sud ; mais nous entrevîmes à peine la configuration des lieux. Avant que nous pussions nous reconnaître, les nuages nous avaient complètement enveloppés, et la neige tourbillonnait autour de nos têtes. Il n’y avait pas à hésiter, il fallait ou redescendre immédiatement ou dresser notre tente. Deux porteurs, Auguste Simond et Jean Cachat, s’offrirent pour rester avec les trois guides et nous. Les autres jetèrent leurs fardeaux sur la neige et se précipitèrent en hâte vers le Petit-Plateau ; ils disparaissaient comme des ombres dans la brume, qui s’épaississait de plus en plus. Restés seuls, nous commençâmes à enlever la neige, à une profondeur de trente centimètres, dans un espace rectangulaire de quatre mètres de long sur deux de large ; puis, guidés par un rectangle en corde préparé d’avance, dont chaque nœud correspondait à un des piquets de la tente, nous plantâmes dans la neige de longues et fortes chevilles en bois, dont la tête était munie d’un crochet. Cela fait, la tente fut élevée sur la traverse et les deux supports qui devaient la soutenir ; les boucles des cordes furent passées autour de la tête des chevilles. La tente dressée, nous nous hâtâmes d’y mettre à l’abri nos instrumens d’abord, puis les vivres. Bien nous en prit de nous hâter, car plusieurs bouteilles de vin laissées dehors ne purent être retrouvées. Au bout d’une heure, la neige qui tombait et celle que le vent apportait les avaient recouvertes à l’envi. Dans la tente, mous avions improvisé un parquet avec de légères planches de sapin posées sur la neige. Nos guides étaient à une extrémité de la tente, nous à l’autre. L’espace était étroit ; on ne pouvait se tenir debout, il fallait se tenir assis ou couché. La cuisine était au milieu. Notre premier soin fut de faire fondre de la neige dans un vase échauffé par la flamme d’une lampe à l’esprit-de-vin, car à ces hauteurs le charbon brûle fort mal. Bravais eut l’heureuse idée de verser cette eau sur les piquets de la tente, l’eau gela, et, au lieu d’être enfoncés dans une neige meuble, ces piquets furent pris dans des masses de glace compacte. En outre une corde, fixée au boulon qui joignait la traverse de la tente à l’un des supports verticaux et attachée, en guise de hauban, du côté d’où venait le vent, fut amarrée fortement à deux bâtons enfoncés dans la neige. Ces précautions prises, nous n’avions qu’à attendre. Toute observation était impossible, sauf celle du baromètre dans la tente et d’un thermomètre au dehors : celui-ci marquait 2°,7 au-dessous de zéro à notre arrivée ; à deux heures, il était descendu à — 4°,0, à cinq heures à — 5°,8. Cependant la nuit était venue, nous avions allumé une lanterne qui, suspendue au-dessus de nos têtes, éclairait notre petit intérieur. Les guides, entassés les uns sur les autres, causaient à voix basse ou dormaient aussi tranquillement que dans leur lit. Le vent redoublait de violence, il soufflait par rafales interrompues par ces momens de calme profond qui avaient tant étonné de Saussure lorsqu’il se trouvait au Col-du-Géant dans des circonstances entièrement semblables. La tempête tourbillonnait dans le vaste amphithéâtre de neige au bord duquel notre petite tente était placée. Véritable avalanche d’air, le vent paraissait tomber sur nous du haut du Mont-Blanc. Alors la toile de la tente se gonflait comme une voile enflée par la brise, les supports fléchissaient et vibraient comme des cordes de violon, la traverse horizontale se courbait. Instinctivement nous soutenions la toile avec le dos pendant, tout le temps que durait la rafale, car notre salut dépendait de la solidité de cet abri protecteur ; en faisant quelques pas au dehors, nous pouvions nous former une idée de ce que nous deviendrions, s’il nous était enlevé. Jamais auparavant je n’avais compris comment des voyageurs pleins de vigueur et de santé avaient péri à quelques pas de l’endroit où la tourmente était venue les surprendre ; je le compris ce jour-là.
Sous la tente, le froid était supportable. Le thermomètre oscillait entre 2° et 3° au-dessus de zéro. Nos vêtemens en peau de chèvre et nos sacs en peau de mouton nous protégeaient suffisamment, quoique le poil de la pelisse restât attaché par la glace à la toile de la tente. Pendant la huit, le vent diminua de violence ; malheureusement la neige continuait à tomber, la température baissait toujours, et à cinq heures et demie du matin le thermomètre marquait — 12°,1. Il était tombé cinquante centimètres de neige, mais la toile de la tente n’en était pas couverte, le vent l’avait balayée ; il continuait à chasser horizontalement le grésil et la neige, du Grand-Plateau. Le baromètre se tenait aussi bas que la veille. Dans une éclaircie, nous vîmes les sommets du Mont-Blanc, des Monts-Maudits et du Dromadaire, tous terminés par une aigrette blanche dirigée vers le nord-est ; c’était la neige que le vent du sud-ouest chassait à travers les airs.
Monter à la cime eût été impossible : sur le Grand-Plateau même, nous étions condamnés à l’immobilité. Nous prîmes donc notre parti, et après avoir rangé nos instrumens dans la tente, nous en bouchâmes l’entrée avec de la neige : il était sept heures du matin, et le thermomètre marquait encore 7 degrés au-dessous de zéro. La neige récemment tombée ayant caché toutes les fentes et toutes les crevasses, nous nous attachâmes à la même corde et redescendîmes rapidement aux Grands-Mulets. Après quelques instans de repos, nous traversâmes le glacier des Bossons. L’étroit sentier qui conduit aux Pierres-Pointues, couvert par la neige fraîche, était devenu glissant et difficile. La neige était tombée plus bas encore, jusqu’à l’endroit appelé les Barmes-dessous, à 780 mètres seulement au-dessus de Chamounix. Notre retour rassura tout le monde ; le mauvais temps savait régné dans la vallée comme sur les sommets, et le bruit s’était répandu que nous avions tous péri. Ces alarmistes ignoraient que nous avions emporté la tente de campement, qui nous avait garantis de la neige, du vent et du froid pendant la terrible nuit du 1er au 2 août.
Revenus à Chamounix, nous fîmes des courses dans la vallée pour étudier les anciennes moraines dont elle est encombrée ; chaque jour aussi, nous constations à l’aide d’une longue-vue que la tente qui abritait nos précieux instrumens sur le Grand-Plateau était encore debout. Le 6 août, le temps parut se rasséréner, le baromètre était plus haut de trois millimètres qu’avant la première ascension. Le vent de sud-ouest régnait toujours sur les hauteurs. Notre confiance n’était pas entière, mais nous avions peur de manquer une série de quelques beaux jours. Nous repartîmes donc le 7 août, à sept heures et demie du matin. La marche sur le glacier était plus difficile qu’à la première ascension, on enfonçait à chaque pas dans la neige nouvelle ; le guide qui frayait la trace se fatiguait promptement, surtout à partir des Grands-Mulets. À six heures et demie du soir, nous arrivions au Grand-Plateau. La tente était debout, les instrumens intacts ; mais à peine les avions-nous passés en revue que la neige se remit à tomber comme la première fois, le vent de sud-ouest fraîchit, le tonnerre gronda, et un violent orage éclata sur le Grand-Plateau. Nous construisîmes à la hâte un paratonnerre au moyen d’un bâton de montagne, auquel nous fixâmes une chaîne métallique. Le bâton fut enfoncé la pointe en haut près de la tente, et l’extrémité de la chaîne enfouie dans la neige. La précaution n’était pas inutile ; les coups de tonnerre éclataient presque en même temps que l’éclair. Par l’intervalle très court qui les séparait, nous jugeâmes que la foudre devait frapper les sommités voisines à un kilomètre de distance environ. À notre grand étonnement, le tonnerre ne roulait pas, c’était un coup sec comme la détonation d’une arme à feu. Cette nuit se passa comme la première ; les rafales étaient peut-être un peu moins violentes, mais nous courions la chance d’être foudroyés. La tente, raidie par la gelée, fermait mal, et une neige fine, semblable à du grésil, pénétrait à l’intérieur. Le thermomètre descendit à — 6°,3. Le jour parut, mais le mauvais temps n’avait pas cessé ; la neige devint plus abondante, il en tomba 33 centimètres en une heure. Confinés dans la tente, nous observions le baromètre, le thermomètre, et fîmes l’expérience de l’ébullition de l’eau. Vainement nous attendions que le temps se remît : nos hommes paraissaient inquiets, et vers trois heures de l’après-midi le guide-chef Mugnier nous déclara que la neige s’accumulait (il en était tombé 66 centimètres depuis la veille), que déjà les traces de trois de nos porteurs qui étaient redescendus le matin ne se voyaient plus, et que le lendemain la descente serait peut-être impossible. Il fallut se résigner une seconde fois. Les trois premiers guides s’attachèrent à une corde et plongèrent dans le brouillard pour frayer la route à ceux qui les suivaient. La brume était si épaisse qu’on ne pouvait rien distinguer à vingt pas devant soi ; le vent nous chassait dans le visage une neige fine et glacée, piquante comme des pointes d’épingle. Il semblait impossible de trouver son chemin dans ce brouillard, mais Mugnier n’hésitait pas. Nous descendions toujours, lorsque tout à coup nous vîmes se dresser devant nous des rochers que nous ne connaissions pas ; vus à travers le brouillard, ils paraissaient d’une hauteur prodigieuse. Nous nous arrêtâmes, croyant être égarés ; presque aussitôt la brume se dissipe, et les rochers reviennent à leurs dimensions naturelles. C’étaient les Grands-Mulets ; le mur en pierres sèches était devant nous : nous y prîmes quelques instans de repos, et à neuf heures du soir nous étions de retour à Chamounix.
Ce second échec ne nous découragea point ; il fallait opposer la constance dans la résolution à l’inconstance du temps. Nous nous considérions comme engagés envers le public, que des indiscrétions avaient informé de nos projets, et envers le ministre qui les avait favorisés. Hasarder l’ascension du Mont-Blanc par des temps équivoques dans l’espoir de quelques belles journées est une illusion qui a déjà trompé bien des voyageurs. Ces temps permettent des excursions dans la vallée ; mais, pour s’élever à de grandes hauteurs, il faut un beau temps fixe, assuré, un air calme et frais, un ciel bleu sans nuages, des vents de nord-est ou de nord-ouest. Le baromètre ne doit point être au-dessous de 675 millimètres à Chamoumx, et l’hygromètre doit indiquer que l’air est sec. Alors on peut tenter l’ascension ; sinon, on s’expose à des déceptions comme celles que nous avons éprouvées. Nous résolûmes d’attendre que toutes ces conditions fussent réalisées, et nous nous décidâmes à faire le tour du Mont-Blanc. Je désirais comparer directement mon baromètre avec celui de l’hospice du Saint-Bernard et avec celui de M. le chanoine Carrel à Aoste. Auguste Bravais voulait observer l’intensité horizontale des forces du magnétisme terrestre et constater les anomalies que de Saussure a cru observer autour de la masse du Mont-Blanc. Notre mauvaise chance ne nous quitta pas, et pendant que nous étions à Aoste, d’abondantes chutes de neige eurent lieu sur les montagnes dans les nuits du 15 au 17 août. Le 19, nous étions de retour à Chamounix ; le temps s’améliorait, et enfin le 25 il se mit tout à fait au beau ; le baromètre montait d’une manière continue, le nord-ouest soufflait dans les régions supérieures de l’atmosphère. Nous savions que notre tente était encore debout sur le Grand-Plateau ; nous l’avions aperçue du haut du Breven, mais elle paraissait ensevelie dans la neige du côté du sud-ouest, tandis que la face opposée semblait complètement dégarnie. Certains de retrouver nos instrument en bon état, nous partîmes pour la troisième fois le 27 août, à minuit et demi. La lune éclairait notre marche ; à trois heures et demie, nous étions aux Pierres-Pointues. Le ciel était d’une pureté admirable, quelques brumes isolées reposaient sur le col de Balme et sur les monts Vergi. Une fraîche brise descendante, la faible scintillation des étoiles, nous promettaient le beau temps. Castor et Pollux brillaient d’une lumière tranquille au-dessus des aiguilles de Charmoz. À quatre heures et demie, nous atteignîmes la Pierre-de-l’Échelle après avoir grimpé en tâtonnant au milieu des blocs erratiques de la moraine du glacier des Bossons. Le jour commençait à poindre, la teinte jaune qui précède le soleil apparaissait à l’orient, une légère vapeur remplissait la vallée de Chamounix ; bientôt la teinte jaune devint rose ou violette, animant d’un léger reflet les neiges, encore pâles des ombres de la nuit, qui revêtent le Dôme-du-Goûté. À cinq heures, nous entrâmes sur le glacier des Bossons. Il était couvert de blocs de glace tombés de celui de l’Aiguille-du-Midi. Les séracs que nous avions admirés s’étaient écroulés et avaient brisé l’échelle abandonnée dès la première ascension. Pour arriver aux Grands-Mulets, nous traversâmes un pont étroit de neige, et nous y déjeunâmes avec un appétit aiguisé par une ascension de 2,000 mètres. À dix heures un quart, nous avions atteint le Petit-Plateau, nous le traversâmes rapidement, et, en montant la rampe qui conduit au Grand-Plateau, nous vîmes avec joie les longues lignes du Jura couvertes de ces nuages arrondis, appelés cumulus, qui pronostiquent le beau temps. À 150 mètres au-dessous du Grand-Plateau, le lac de Genève nous apparut dans le nord-ouest par-dessus le col d’Anterne. Il était onze heures au moment où ceux qui marchaient les premiers, abordant le Grand-Plateau, aperçurent la tente : elle était debout ; seulement la neige s’élevait autour d’elle jusqu’à 1m,20. Au nord-est, elle pesait sur la toile ; au sud-ouest, le rempart de neige était plus élevé encore, mais séparé de la tente par une circonvallation. Au reste, rien n’était brisé ni déchiré. Quand on eut enlevé la neige, elle, reprit sa forme primitive. Le Grand-Plateau nous apparut pour la première fois dans toute sa grandeur : c’est un vaste cirque ouvert au nord et dominé par un amphithéâtre de montagnes qui sont, en partant de l’est, les Monts-Maudits, l’aiguille de Saussure[6], les Rochers-Rouges inférieurs et supérieurs, le sommet du Mont-Blanc, la Bosse-du-Dromadaire et le Dôme-du-Goûté. La roche nue est rarement visible : de puissans revêtemens de glace l’enveloppent presque partout, et celle-ci était recouverte de plusieurs couches de neige récente. Le fond même du Grand-Plateau est un glacier traversé par ces longues et larges fentes appelées rimayes, où l’œil peut mesurer l’épaisseur de la glace dans le cirque dont les glaciers des Bossons et de Taconnay sont les puissans émissaires. La neige tombée récemment était fine, poussiéreuse, d’une admirable blancheur ; mais dans les rimayes on observait toutes les teintes comprises entre le blanc mat et le bleu le plus foncé. Après avoir admiré ce grand spectacle et contemplé avec ravissement au-dessus de nos têtes l’azur profond du ciel pendant qu’une faible brise de nord-est nous caressait le visage et confirmait les espérances que la vue de l’horizon nous avait inspirées, les guides se mirent à déblayer la tente. Ce travail était pénible : chacun d’eux avait à peine enlevé quelques pelletées, qu’il s’arrêtait pour respirer ; un secret malaise se traduisait sur toutes les physionomies, l’appétit était nul. Auguste Simond, le plus grand, le plus fort, le plus vaillant des guides, s’affaissa sur la neige, et faillit tomber en syncope pendant que le docteur Lepileur lui tâtait le pouls[7] ; c’étaient les effets de la raréfaction de l’air joints à la fatigue et à l’insomnie dont chacun de nous était plus ou moins affecté. Nous étions alors à près de 4,000 mètres au-dessus de la mer, et à 3,000 mètres déjà il est peu d’hommes qui ne se sentent incommodés. Je ne m’étonne pas que nous ayons ressenti dans cette ascension les effets de la raréfaction de l’air, qui avaient été peu marqués dans les deux premières. Jamais nous ne nous étions élevés si vite de Chamounix au Grand-Plateau : partant de 1,040 mètres au-dessus de la mer, nous étions, après dix heures et demie de marche, à 3,930 mètres ; c’est une différence de niveau de 2,890 mètres franchie en moins d’une demi-journée. Tout malaise disparaissait quand nous cessions d’agir. La seule souffrance réelle et permanente était le froid aux pieds. À chaque pas, nous enfoncions dans la neige jusqu’aux mollets, et la température de cette neige était de 10 degrés au-dessous de zéro à deux décimètres de profondeur.
Après avoir mis en place nos instrumens météorologiques, baromètres, thermomètres, suspendus à l’air libre ou enfoncés dans la neige à diverses profondeurs, psychromètre pour estimer l’humidité de l’air, nous jetâmes un coup d’œil sur le panorama qui s’étendait au nord de notre station. En bas, nous apercevions distinctement la vallée de Chamounix, l’Arve serpentant au milieu des prairies, les maisons du village, parmi lesquelles nous pouvions distinguer l’hôtel d’Angleterre, où M. Camille Bravais faisait des observations qui correspondaient aux nôtres, comme autrefois Théodore de Saussure en avait fait pendant que son père gravissait le Mont-Blanc. Au loin, le panorama était magnifique, et cette vue mérite les fatigues de l’ascension, pour ceux qui ne voudraient pas s’élever, jusqu’au sommet. Dans le nord-est, on aperçoit les montagnes qui dominent la ville de Sion, puis la Dent-de-Morcles, le massif imposant de la Dent-du-Midi, les Diablerets, la Tour-Saillière, le Buet, — au-dessous et plus près la chaîne des Aiguilles-Rouges, le Breven, les rochers de Fiz, semblables à deux murailles se rencontrant à angle droit, les aiguilles de Varens, la chaîne des monts Vergi, d’où s’élance l’Aiguille-du-Reposoir, et la pyramide du Môle, coupant en deux la portion occidentale du lac de Genève, — au-delà les chaînes parallèles du Jura, semblables à de légers ressauts de terrain, enfin dans le vague les Vosges et les plaines de la France se confondant avec l’horizon.
Nous passâmes une bonne nuit sous notre tente. Le bruit des avalanches qui tombaient autour de nous sur le Grand et le Petit-Plateau, l’obligation de continuer nos observations météorologiques de deux heures en deux heures interrompaient seuls notre sommeil. À minuit, le thermomètre à l’air libre marquait — 9°,6, et celui couché à la surface de la neige — 19° 9. Cependant nous n’avions pas froid sous la tente, grâce à nos vêtemens en peau de chèvre, à nos sacs en peau de mouton et aux planches minces qui nous séparaient de la neige. Le lendemain matin, nous voulions partir de bonne heure pour la cime du Mont-Blanc. Les guides s’y opposèrent : ils craignaient des accidens de congélation des pieds et voulaient attendre que la neige fût un peu réchauffée. À dix heures, nous quittâmes la tente avec Jean Mugnier, Michel Couttet, Auguste Simond, Jean Cachat, Frasserand et Ambroise Couttet, nous dirigeant vers le fond du cirque. Arrivés au pied des escarpemens, nous passâmes sur les débris d’une avalanche qui était tombée la veille du Rocher-Rouge supérieur ; mais, au lieu de nous diriger par le Corridor vers ce rocher, nous prîmes le chemin de Saussure, abandonné depuis l’accident arrivé le 19 août 1822 dans une tentative faite par le docteur Hamel et le colonel Anderson pour s’élever à la cime du Mont-Blanc. Comme nous, ils marchaient dans la neige fraîchement tombée et commençaient à escalader la pente appelée la côte, que nous gravissions à notre tour. Cette pente est très raide, car dans quelques points elle mesure 43 degrés. On ne peut s’élever qu’en décrivant des zigzags. Les pas des voyageurs, qui se suivaient à la file, coupèrent un triangle de neige superficielle qui se détacha et commença de glisser sur la couche sous-jacente. Pierre Balmat, Auguste Tairraz et Pierre Carrier furent entraînés lentement, mais irrésistiblement, vers une crevasse où ils s’engloutirent aux yeux de leurs compagnons frappés de stupeur. La neige qui descendait avec eux tombait en cascade dans la crevasse et les ensevelit vivans dans le glacier. Tout secours était inutile ; les survivans redescendirent désespérés à Chamounix. Quelques ossemens, des débris de vêtemens, une lanterne écrasée, un chapeau de feutre, appartenant aux trois victimes, ont été trouvés à la surface de la partie inférieure du glacier des Bossons le 15 août 1861 ; ils avaient mis quarante et un ans pour descendre du Grand-Plateau dans la vallée de Chamounix. Un des survivans de ce terrible accident reconnut les objets qui avaient appartenu à Pierre Balmat, l’une des victime du désastre.
Nous prîmes les précautions que la prudence indique. Sans être attachés à une même corde, nous nous suivions de très près, et nous avions soin que les angles formés par nos zigzags eussent une ouverture de 15 degrés au moins. Nous enfoncions jusqu’à mi-jambe dans la neige, dont la température était toujours de - 11°,0 à un décimètre de profondeur. La raréfaction de l’air et l’épaisseur de la neige, d’où nous étions obligés de retirer nos jambes à chaque instant, nous forçaient à marcher lentement ; tous les vingt pas, nous nous arrêtions essoufflés, et nous sentions nos pieds douloureusement froids et près de se congeler. Pendant nos courtes haltes ; nous les frappions avec nos bâtons pour les réchauffer. Cette partie de l’ascension fut très pénible : cependant un beau soleil et un air calme favorisaient nos efforts ; mais, arrivés à la pente qui sépare les Rochers-Rouges des Petits-Mulets, nous aperçûmes, tout à coup les montagnes situées au sud du Mont-Blanc, et au-delà les plaines de l’Italie. Rien ne nous abritait plus : le vent du nord-ouest, insensible auparavant, enleva le chapeau de Mugnier, et, quoique chaudement vêtu, je me crus subitement déshabillé, tant ce vent était froid et pénétrant. Obliquant à droit, nous arrivâmes bientôt aux Petits-Mulets, rochers de protogine situés à 130 mètres seulement au-dessous du sommet. Nous touchions au but, mais nous marchions lentement, la tête baissée, la poitrine haletante, semblables à un convoi de malades. L’influence de la raréfaction de l’air se faisait sentir d’ une manière pénible : à chaque instant, la colonne s’arrêtait. Bravais voulut savoir combien de temps il pourrait marcher en montant le plus vite possible : il s’arrêta au trente-deuxième pas sans pouvoir, en faire un de plus. Enfin à une heure trois quarts nous atteignîmes ce sommet tant désiré : il est formé par une arête dirigée de l’est-nord-est au sud-sud-ouest ; cette arête n’était pas tranchante, comme de Saussure l’avait trouvée, mais d’une largeur de 5 à 6 mètres. Du côté du nord elle aboutissait à une immense pente de neige d’une inclinaison de 40 à 45 degrés, qui se termine au Grand-Plateau ; du côté du midi, elle se continuait par une petite surface plane parallèle à l’arête, inclinée d’une dizaine de degrés et large de 100 mètres environ. Cette surface se prolongeait vers le sud en se rattachant à une pente rapide interrompue brusquement au niveau des grands escarpemens de rochers qui dominent l’Allée-Blanche. À l’est, L’arête se raccorde avec un second sommet appelé le Mont-Blanc-de-Courmayeur, et moins élevé que la cime de 50 à 60 mètres. Au milieu de cette arête se trouve le rocher de la Tourette, situé à 80 mètres seulement-au-dessous du sommet principal, et incontestablement le rocher le plus élevé de l’Europe. À l’ouest, la cime se relie par une crête tranchante à la Bosse-du-Dromadaire.
Après avoir repris haleine, notre premier regard fut pour l’immense panorama qui nous entourait : je ne le décrirai pas après de Saussure. Que le lecteur prenne une carte d’Europe et place une pointe de compas sur le sommet du Mont-Blanc, l’autre sur la ville de Dijon, et trace une circonférence dont le Mont-Blanc soit le centre. Ce cercle, dont le diamètre est de 420 kilomètres comprendra toute la surface terrestre que l’œil peut embrasser du haut du Mont-Blanc ; mais tout n’est pas distinct, et au-delà de 100 kilomètres les objets, voilés par le hâle, sont confus et effacés. Jusqu’à 60 kilomètres, tout est net et reconnaissable. Les points rapprochés me frappèrent d’abord. Au-dessous de nous, Chamounix semblait plongé au fond d’un puits. Le jardin de la Mer-de-Glace, le Col-du-Géant, la superbe Aiguille-du-Midi, étaient sous nos pieds. Il semblait qu’on aurait pu jeter une pierre sur le col de la Seigne. Le Cramont, les glaciers de Ruitor se dressaient comme des rivaux du Mont-Blanc, et au-delà les pics décharnés se montraient les uns derrière les autres, comparables aux arbres d’une forêt, sans ordre, sans alignement : c’était le massif immense des Alpes piémontaises et françaises comprises entre Aoste et Briançon. Le théodolithe fut installé sur le sommet, et Bravais se mit à relever les angles que les montagnes les plus remarquables forment entre elles : c’est ce qui s’appelle un panorama géodésique[8]. On comprend de quelle importance il est pour la géographie mathématique de pouvoir mesurer l’angle que font entre eux deux sommets aperçus du haut d’un troisième. À l’aide de ces angles, on construit un réseau trigonométrique, base de toute bonne carte de géographie. Une cime culminante, comme celle du Mont-Blanc, permet d’estimer directement la distance angulaire de deux montagnes invisibles simultanément de tout autre point de la surface terrestre. Si le Mont-Rose n’avait pas été malheureusement caché par des nuages, Bravais aurait obtenu la distance angulaire de cette montagne au Mont-Pelvoux, par exemple, comme il mesura celle du pic de Belledonne, près de Grenoble, à la Roche-Melon, près de Turin, et du Becco-di-Nonna, qui domine la ville d’Aoste, au Pelvoux, près de Briançon. Il y a plus, l’angle de dépression de ces sommets au-dessous de la ligne horizontale tangente au sommet du Mont-Blanc combinée avec la distance et la courbure de la terre lui permit de calculer plus tard dans son cabinet la hauteur relative de ces sommets : ainsi la distance angulaire du Mont-Tabor au-dessus de Modane et du Grand-Som, le point le plus élevé de la Grande-Chartreuse près de Grenoble, est de 41°,46’. L’angle de dépression du Tabor est de 1°,27’, ce qui donne pour la hauteur 3,180 mètres. Pour le Grand-Som, le même angle de dépression s’élève à 2°,2’, ce qui, vu la distance, permet de conclure à une élévation de 2,033 mètres seulement.
Comme de Saussure, nous fûmes frappés du désordre des montagnes qui s’élèvent au sud du, Mont-Blanc ; le mot de chaîne leur est inapplicable, mais celui de groupes leur convient parfaitement, et l’on reconnaît très bien ceux.de l’Oisans ou du Pelvoux, des Rousses, des Alpes occidentales comprises entre le Drac et l’Arve, des Aiguilles-Rouges au-dessus de Chamounix, et enfin du Valais, Tous ces massifs appartiennent aux terrains cristallins, granite, protogine, gneiss, ou aux terrains anciens, schistes métamorphiques, terrain houiller, etc. Si l’on se tourne vers le nord, l’aspect est tout différent ; on suit les chaînes qui se prolongent parallèlement au lac de Genève, celle du Jura se terminant à l’ouest par les profils de la Grande-Chartreuse, dont l’horizontalité contraste avec les sommets aigus et déchirés des Alpes françaises. Avant d’entrer dans le bassin du Léman, le Jura se dédouble en chaînons parallèles qui longent le lac de Neuchâtel et vont expirer au pied des montagnes de la Forêt-Noire. En Savoie, au sud du lac de Genève, nous comptâmes cinq chaînons dont le dernier contient la montagne des Voirons. Si l’on jette un coup d’œil sur la belle carte géologique de la Haute-Savoie que M. Alphonse Favre a publiée en 1862, on reconnaît que ces chaînes appartiennent aux terrains jurassiques, crétacés et tertiaires. Nous remarquâmes encore celles des Diablerets et du Simmenthal, qui appartiennent, comme celle du Chablais, aux terrains de sédiment ; elles sont également parallèles entre elles, mais se dirigent vers l’est.
Nous ne pouvions consacrer tout notre temps, au panorama ; il fallait répéter les expériences de physique, faites cinquante-sept ans auparavant par de Saussure, en particulier celle de l’ébullition de l’eau. Comme lui, nous eûmes de la peine à faire bouillir l’eau résultant de la neige fondue : la température de l’air, qui était à 8 degrés au-dessous de zéro, et la brise, qui refroidissait notre vase en fer-blanc, empêchaient le liquide d’arriver à la température de l’ébullition. Bravais prit un parti héroïque : versant l’alcool sur la lampe allumée, il produisit une flamme passagère, mais assez forte pour amener l’eau à bouillir. Le thermomètre marqua 84°,40. La colonne barométrique, mesure de la pression atmosphérique, avait au même instant une longueur de 423,mm74.
Le physicien, étudiant dans son cabinet les lois qui régissent les forces de la nature, réalise avec des appareils compliqués les conditions nécessaires pour mettre ces lois en relief ; mais on ne peut les regarder comme définitivement acquises à la science que du jour où l’exactitude en a été vérifiée dans la nature en dehors des conditions nécessairement artificielles du laboratoire. La tension ou force élastique des vapeurs est dans ce cas ; on l’a étudiée en faisant varier la pression sous laquelle elle s’engendrait : aussi fûmes-nous heureux de constater à notre retour à Paris que le degré d’ébullition observé par nous au sommet du Mont-Blanc ne différait que d’un vingtième de degré centigrade de celui constaté par M. Regnault dans les beaux appareils du Collège de France. Pour le Grand-Plateau, l’écart était d’un centième, aux Grands-Mulets et à Chamounix d’un vingt-cinquième. Des différences aussi minimes prouvent un accord complet, et les tables des tensions de la vapeur de M. Regnault sont l’expression exacte des relations qui lient les températures aux pressions. La même année, M. Izarn obtenait dans les Pyrénées aux environs des Eaux-Bonnes, à de faibles hauteurs, des résultats qui, comme les nôtres, s’écartent en moyenne d’un vingt-cinquième de degré seulement des températures observées au Collège de France.
Un rayon solaire tombant sur un sommet élevé doit être plus chaud que celui qui, traversant les couches les plus basses et par conséquent les plus denses de l’atmosphère, descend jusque dans la plaine, ces couches inférieures absorbant nécessairement une quantité notable de la chaleur du rayon. Ce que le raisonnement faisait prévoir, la simple observation le confirme déjà. Tous les voyageurs qui s’élèvent sur les hautes montagnes sont surpris de la chaleur extraordinaire du soleil et du sol comparée à la basse température de l’air à l’ombre. Aux Petits-Mulets, à 4,680 mètres d’altitude, la neige avait fondu au contact des rochers et s’était convertie en glace compacte et glissante. Je ne pus employer dans mes expériences au sommet du Mont-Blanc les instrumens de physique imaginés par Herschel et M. Pouillet : je les avais laissés au Grand-Plateau ; mais un essai très simple me prouva combien la chaleur propre des rayons solaires était supérieure à celle de l’air. J’avais emporté une boîte remplie de sable siliceux de Fontainebleau : un thermomètre placé sur ce sable et légèrement recouvert par lui s’enleva au soleil à 5 degrés au-dessus de zéro, tandis que le thermomètre suspendu à l’air libre en marquait 8 au-dessous. C’était une différence de 13 degrés entre l’échauffement du sable et celui de l’air. Les expériences correspondantes faites au Grand-Plateau et à Chamounix avec le pyrhéliomètre à lentille de M. Pouillet montrèrent que la chaleur des rayons solaires était plus forte de 0°,13 à 0°,31 à 3,930 mètres qu’à 1,040 au-dessus de la mer, quoiqu’à Chamounix la température de l’air à l’ombre fût supérieure de 19°,1 à celle de l’air du Grand-Plateau.
Bravais mesura l’intensité horizontale du magnétisme terrestre avec la même aiguille qu’il avait fait osciller à Paris, Orléans, Dijon, Lyon, Besançon, Berne, Bâle, Soleure, Thun, Brienz, sur le Faulhorn et à dix stations situées autour du Mont-Blanc ; mais, après qu’il eut soumis ces mesures aux calculs les plus précis et les plus minutieux, l’influence de la hauteur sur l’intensité du magnétisme terrestre ne se manifesta pas d’une manière évidente. Aucune loi ne ressortissait des chiffres obtenus : on peut seulement affirmer que la décroissance de la force horizontale du magnétisme est inférieure à la fraction de 1/000 par kilomètre de hauteur verticale. Le même désaccord existe dans les résultats déduits par un savant écossais, J.-D. Forbes, d’une longue série d’observations faites dans les Alpes et les Pyrénées. Que conclure de ces incertitudes ? Rien, sinon qu’il faut perfectionner les moyens d’étudier les forces magnétiques. Dès que cette condition aura été remplie, la loi se manifestera ; c’est ainsi que la science nous enseigne elle-même la nature des lacunes qu’il reste à combler, et nous indique le genre de perfectionnement qu’elles réclament.
Pendant les cinq heures que nous passâmes sur le sommet du Mont-Blanc, nous observâmes quatre fois la hauteur du baromètre. La hauteur moyenne, réduite à la température de la glace fondante, fût de 424mm,29. La température du mercure était au-dessous de zéro, et même à six heures elle était tombée à — 11°,0, celle de l’air étant à — 11°,8. Le psychromètre, instrument destiné à mesurer le degré d’humidité de l’air, nous apprit qu’il était sec, car il ne contenait que 57 pour 100 de la quantité de vapeur d’eau qui eût été nécessaire pour le saturer à cette basse température, et changer en brouillard la vapeur aqueuse invisible qui existe toujours en certaines proportions dans l’atmosphère. Nos observations barométriques et thermométriques devaient servir à contrôler celles de Saussure et les mesures géodésiques du Mont-Blanc faites antérieurement par Schuckburgh en 1776, Pictet et Tralles, Garîini et Plana en 1822, le colonel Corabœuf et le commandant Delcros en 1823, M. Roger de Nyon en 1828.
Essayons de faire comprendre l’importance de ces recherches. Pour mesurer la hauteur d’une montagne, l’observateur a le choix entre deux méthodes, la méthode géométrique et la méthode barométrique. La première, réduite à ses élémens, consiste à mesurer une base, c’est-à-dire une ligne droite d’une longueur convenable, sur un terrain aussi horizontal que possible. Cette baise mesurée, il se place successivement à ses deux extrémités avec un instrument, appelé théodolithe, propre à déterminer en degrés, minutes et secondes la valeur des angles que le sommet de la montagne fait avec la base mesurée. Recommençant des centaines de fois cette opération, il obtient un triangle dont la base mesurée et les deux angles adjacens sont connus : le triangle est donc connu lui-même, et par conséquent la hauteur de la montagne. Une autre méthode consiste à se placer sur une montagne d’une altitude bien déterminée, et à obtenir avec une grande exactitude la différence de hauteur angulaire entre cette station et la montagne dont on veut connaître l’altitude. C’est la méthode employée par Bravais à la cime du Mont-Blanc pour mesurer simultanément l’altitude des sommets principaux visibles du haut de cet observatoire. En apparence, ces deux méthodes semblent d’une rigueur absolue comme la science à laquelle on les a empruntées. Cette rigueur n’est qu’apparente. La ligne qui de l’œil de l’observateur passe à travers la lunette du théodolithe pour aboutir au sommet dont on veut estimer la hauteur n’est point une ligne droite : c’est une ligne courbe, une trajectoire, La courbure de cette trajectoire varie avec la distance, la température, l’humidité et la transparence de l’air, non-seulement tous les jours, mais à toutes les heures de la journée. La position apparente du sommet que l’on vise change à chaque instant : suivant l’état de l’atmosphère, ce sommet semble s’élever, s’abaisser ou se déplacer latéralement. Sans être géomètre, chacun peut s’en assurer. Qu’on braque sur un sommet éloigné une lunette dont l’objectif soit muni de deux fils d’araignée se coupant à angle droit au milieu de la lentille, de façon que la pointe coïncide exactement avec l’entre-croisement des fils : si l’on fixe l’instrument dans cette position, et qu’on vienne mettre l’œil à la lunette une ou deux heures après, on verra que le sommet observé ne coïncidera plus avec l’intersection des fils, mais se sera déplacé. On donne le nom de réfaction terrestre à cette propriété de notre atmosphère de modifier sans cesse la courbure du rayon visuel qui, parti de notre œil, aboutit aux objets éloignés. C’est pour établir une compensation entre ces erreurs que le géomètre répète des centaines de fois ses mesures angulaires. Les plus grands mathématiciens se sont efforcés d’introduire dans les formules qui servent à calculer la hauteur des montagnes mesurées géodésiquement des corrections propres à éliminer les erreurs dues à la réfraction terrestre ; mais cette réfraction variant suivant l’état de l’atmosphère, et cet état n’étant habituellement connu qu’à la station inférieure, on ignore quelles sont, au moment où l’on vise la cime, les conditions atmosphériques de l’air intermédiaire et de celui dont elle est entourée. On en est réduit à des hypothèses plus ou moins probables : de là des inexactitudes qui enlèvent aux méthodes géodésiques le prestige qu’elles empruntent aux procédés rigoureux dont elles font usage. Ce prestige a longtemps prévalu, et les mesures des hauteurs de montagne par le baromètre ont été considérées comme nécessairement inexactes, tandis que les méthodes géodésiques passaient pour infaillibles. Elles le sont en effet lorsque des mesures répétées, faites suivant différentes méthodes, concordent entre elles. C’est ainsi que les mesures géodésiques du Mont-Blanc donnent, pour la hauteur au-dessus du niveau de la mer, 4,809m,6, hauteur qu’on peut considérer comme parfaitement exacte ; mais une mesure unique, quel que soit le soin qu’on y ait apporté, n’a pas un degré de certitude supérieur à celle du baromètre.
On comprend l’intérêt que nous attachions à nos quatre observations barométriques ; nous voulions apporter un élément de plus, emprunté au sommet le plus élevé de l’Europe, dans cette grande lutte entre le baromètre et le théodolithe. On ne peut calculer la hauteur d’une montagne, mesurée par le baromètre, qu’au moyen d’observations barométriques correspondantes, c’est-à-dire faites à la même heure dans une station peu éloignée ; il faut en outre que la hauteur de ces différentes stations au-dessus de la mer soit d’abord parfaitement connue. Sous ce rapport, le Mont-Blanc est heureusement placé. Nous, avions les stations correspondantes de Chamounix, où se trouvait M. Camille Bravais ; le Grand-Saint-Bernard, où les religieux observent les instrumens météorologiques cinq fois par jour ; l’observatoire de Genève ; Chougny, près de cette ville, où habitait le vénérable astronome Gautier ; Aoste, où le chanoine Carrel continuait sans interruption une série météorologique ; enfin les observatoires de Lyon, Milan et Marseille. Nous avions pris une autre précaution indispensable pour arriver à un bon résultat : nos baromètres avaient été comparés directement à tous ces baromètres correspondans, et nous pouvions tenir compte des différences souvent notables que les meilleurs instrumens présentent entre eux. M. Delcros, un des officiers les plus distingués de l’ancien corps des ingénieurs-géographes, voulut bien faire les calculs nécessaires, dont le résultat définitif donne pour le sommet du Mont-Blanc une élévation de 4,810m,0 au-dessus de la Méditerranée. Le chiffre déduit de nos quatre observations barométriques ne différait donc que de 0m,4 du résultat moyen de la géodésie. Les circonstances météorologiques avaient été propices pour obtenir une bonne altitude, et les heures choisies très favorables. En effet, M. Plantamour, directeur de l’observatoire de Genève, après avoir déterminé la hauteur de l’hospice du Saint-Bernard au-dessus du lac Léman par deux nivellemens directs partant du lac et aboutissant au seuil du couvent, en a ensuite calculé la hauteur par dix-huit années d’observations barométriques correspondantes à celles de l’observatoire de Genève. Le résultat de cet immense travail, c’est que les observations barométriques correspondantes, prises entre deux heures et quatre heures de l’après-midi, ne donnent, en août et septembre, qu’une erreur probable de 1/1200 de la hauteur, soit 1 mètre pour 1,300 mètres environ, On comprend que des observations barométriques plus nombreuses doivent inspirer plus de confiance encore. Du 15 juillet au 7 août 1841, nous fîmes, Bravais et moi, au sommet du Faulhorn, cent cinquante-deux observations barométriques continuées de jour et de nuit de trois heures en trois heures. La moyenne de ces observations donne 2,682 mètres pour la hauteur de cette montagne ; le chiffre de la géodésie est de 2,683 mètres : ainsi, encore dans ce cas, le baromètre est l’égal du théodolithe, et de nombreuses observations barométriques équivalent à la répétition des angles mesurés sur le cercle de l’instrument.
La hauteur du Mont-Blanc ne paraît pas avoir sensiblement varié depuis la première mesure faite en 1775 par Schuckburgh jusque dans ces derniers temps. Cette constance a lieu d’étonner : ce sommet est formé uniquement de neiges et de glaces dont Saussure estimait l’épaisseur à 65 mètres environ ; il est donc évident que le Mont-Blanc est une pyramide semblable à sa voisine l’Aiguille-du-Midi. Les Rochers-Rouges, les Petits-Mulets, la Tourette, sont des pointes encore saillantes de cette pyramide ; le reste est recouvert d’une calotte de neige ou plutôt de glace qui ne fond plus à cause de l’élévation de la montagne, au sommet de laquelle la température de l’air est très-rarement à 2 ou 3 degrés au-dessus de zéro et presque constamment fort au-dessous. On se demande donc comment il se fait que l’épaisseur de cette calotte de neige soit invariable et que l’altitude de la montagne ne change nullement suivant les saisons et même suivant les années. En effet, la quantité de neige qui y tombe, les vents qui la balaient, l’évaporation qui en diminue l’épaisseur, la condensation des nuages qui l’augmente varient d’une année à l’autre : aussi la forme du sommet n’est-elle jamais la même. Que l’on compare les descriptions de Saussure, de Clissold, de Marckham-Sherwill, de Henri de Tilly, avec celle de Bravais, faites successivement en 1787, 1822, 1827, 1834 et 1844, et l’on verra que chacun de ces voyageurs a trouvé une forme différente, sauf le trait fondamental, une crête en dos d’âne dirigée de l’est à l’ouest. Comment en serait-il autrement ? Des neiges tombent sur le Mont-Blanc, amenées par tous les vents du compas : à peine tombées, elles sont balayées, déplacées, emportées, si bien que la surface de ces neiges ressemble à celle d’un champ labouré. Même par les plus beaux temps, lorsque le calme le plus parfait règne dans la plaine, une légère fumée semble s’échapper de la cime, entraînée horizontalement par un vent violent : c’est, disent les Savoisiens, le Mont-Blanc qui fume sa pipe, signe de beau temps, si la fumée est entraînée du côté du sud. En définitive néanmoins, toutes ces causes variées d’ablation et d’accroissement se compensent, et la hauteur du sommet reste la même. La nature ne procède jamais autrement, rien n’est stable d’une manière absolue ; tout oscille, la molécule comme l’océan. Cette oscillation autour d’un état moyen, c’est la fixité de la vie ; l’immobilité, c’est la mort, et les forces générales de la nature, qui régissent le monde inorganique comme le monde organique, ne se reposent jamais.
Les opérations dont je viens d’énumérer les principaux résultats étaient à peine achevées que le soleil s’approchait des lignes du Jura dans la direction de Genève : il était six heures un quart, la température de l’air était descendue à — 11°,8, celle de la neige à la surface à — 17°,6, et à — 14°,0 à deux décimètres de profondeur. Le contact de cette neige, même à travers nos épaisses chaussures, était une véritable souffrance. Cependant nous voulions rester encore pour faire des signaux de feu visibles à la fois de Genève, de Lyon et de Dijon, dont les astronomes étaient prévenus : ces signaux : , vus simultanément de ces trois villes, eussent permis de déterminer rigoureusement leurs différences de longitude ; mais le froid était déjà si vif que nous sentîmes qu’il eût été impossible de rester plus longtemps sans compromettre notre vie et celle de nos guides. Auguste Simon voulait demeurer seul pour faire les signaux convenus : nous refusâmes et nous fîmes bien. Depuis, la télégraphie électrique a permis d’obtenir sans déplacement et sans peine un résultat qui eût été acheté peut-être par la vie ou la santé d’un père de famille. Le départ fut résolu, et nous commencions à descendre, lorsque nous nous arrêtâmes tout à coup devant le plus étonnant spectacle qu’il soit donné à l’homme de contempler. L’ombre du Mont-Blanc, formant un cône immense, s’étendait sur les blanches montagnes de la vallée d’Aoste : elle s’avançait lentement vers l’horizon, et s’éleva dans l’air au-dessus du Becco di Nonna ; mais alors les ombres des autres montagnes vinrent successivement se joindre à elle à mesure que le soleil se couchait pour leur cime et former un cortège à l’ombre du dominateur des Alpes. Toutes, par un effet de perspective, convergeaient vers lui ; les ombres, d’un bleu verdâtre vers leur base, étaient entourées d’une teinte pourpre très vive qui se fondait dans le rose du ciel. C’était un spectacle splendide. Un poète eût dit que des anges aux ailes enflammées s’inclinaient autour du trône qui portait un Jéhovah invisible. Les ombres avaient disparu dans le ciel, et nous étions encore cloués à la même place, immobiles, mais non muets d’étonnement, car notre admiration se traduisait par les exclamations les plus variées. Seules, les aurores boréales du nord de l’Europe peuvent donner un spectacle d’une magnificence comparable à celle du phénomène inattendu que personne avant nous n’avait contemplé de la cime du Mont-Blanc.
Le soleil se couchait, il fallut partir. Nous nous attachâmes tous à une même corde, et nous nous précipitâmes vers le Grand-Plateau. En passant près des Petits-Mulets, je ramassai deux pierres sur la neige. Aux bulles de verre qui les recouvraient, je reconnus plus tard que c’étaient des fragmens de rocher dispersés par la foudre qui tombe si souvent sur ces sommités. À partir des Petits-Mulets, nous ne nous arrêtâmes plus, nous descendîmes comme une avalanche, tout droit, sans choisir notre, route ; chacun était entraîné par celui qui le précédait, et Mugnier, qui tenait la tête, s’élançait en sautant sur la pente, enfonçant à chaque pas dans la neige, qui modérait suffisamment l’élan de ce chapelet mouvant. Arrivés au Grand-Plateau, il fallut s’arrêter un moment pour prendre haleine ; puis, d’un pas rapide, nous arrivâmes à notre tente à sept heures trois quarts. En cinquante-cinq minutes, nous étions descendus du sommet, élevé de 800 mètres au-dessus du Grand-Plateau. Quand nous entrâmes dans notre tente, nous crûmes revoir le foyer domestique, et nous y goûtâmes un repos bien mérité. Néanmoins les observations météorologiques furent continuées héroïquement de deux heures en deux heures pendant la nuit. À minuit, le thermomètre marquait — 6°,9 ; la température, de la neige était de — 18°,5 à la surface, et de — 10°,4 à deux décimètres de profondeur. Ces chiffres, plus éloquens que tous les raisonnement, nous démontrèrent que nous avions agi sagement en ne prolongeant pas notre station au sommet du Mont-Blanc ; mais nous restâmes encore trois jours au Grand-Plateau pour faire les observations et les expériences que nous avions été forcés d’omettre au sommet. Nous imitions en cela notre ; maître et prédécesseur de Saussure, qui, après son ascension au Mont-Blanc, alla passer en 1788 quinze jours sur le col du Géant, à 3,400 mètres au-dessus de la mer. Au Grand-Plateau, nous étions à 530 mètres plus haut, mais des circonstances indépendantes de notre volonté nous empêchèrent d’y rester aussi longtemps.
Pendant notre séjour, le tonnerre des avalanches troublait seul le silence imposant de ces hautes régions. Nous ne vîmes point d’êtres animés, sauf des abeilles et des papillons, qui, entraînés par les courans ascendans, ne tardaient pas à expirer sur la neige. La veille de notre départ, des choquards ou corneilles à bec jaune (corvus pyrrhocorax) vinrent voler autour de nous, attirés sans doute par quelques débris de pain gelé et des os de mouton et de poulet gisant aux environs de notre tente. Nos trois jours furent bien employés, et peut-être essaierai-je plus tard d’exposer dans la Revue les principaux, résultats obtenus dans les Alpes pendant le séjour à des hauteurs supérieures à 2,000 mètres, par de Saussure, Agassiz et Desor, Bravais et moi-même, les frères Schlagintweit et Dollfus-Ausset ; c’est une longue histoire qui ne saurait former un simple appendice au récit de deux ascensions scientifiques. Les oscillations du baromètre et du thermomètre, l’humidité relative de l’air aux différentes heures de la journée, les températures du sol à diverses profondeurs, le rayonnement nocturne de la surface de la neige, des plantes, et de divers corps de la nature, la mesure de la chaleur propre des rayons solaires, qui traversent une moindre épaisseur d’atmosphère que lorsqu’ils plongent jusqu’au niveau de la plaine, l’intensité relative de la vitesse du son ascendant et descendant, les phénomènes si compliqués et si intéressans des glaciers, la végétation et la vie animale dans ces hautes régions, enfin les phénomènes physiologiques qui se manifestent chez l’homme, tels sont les principaux sujets de recherches qui ont occupé ces observateurs : elles complètent celles qui avaient été faites avant eux pendant les ascensions sur les hautes cimes. Les résultats définitifs de ces expériences et de ces observations forment autant de chapitres intéressans qui viennent prendre leur place dans les traités de physique, de météorologie, de physique du globe, de géologie, de géographie botanique et zoologique : comparées aux recherches entreprises dans les régions polaires, elles nous permettent de distinguer les phénomènes produits uniquement par l’abaissement de la température de ceux qui s’expliquent spécialement par une grande élévation au-dessus du niveau des mers. En un mot, elles nous conduisent à un parallèle rigoureux des influences de la latitude et de l’altitude, par suite aux applications les plus variées et les plus fécondes de ces données à l’agriculture, à l’hygiène, et par conséquent au bien-être des populations destinées à vivre dans les pays de montagnes.
CHARLES MARTINS.
- ↑ Silene acaulis, L.
- ↑ Voyez la liste complète de ces ascensions dans l’ouvrage de M. Dollfus-Ausset intitulé Matériaux pour l’étude des glaciers, t. IV, p, 589.
- ↑ Usnea barbata, D. C.
- ↑ Voici la liste de ces plantes : Draba fladnizensis, Wulf. ; D. frigida, Gaud. ; Cardamine bellidifolia, L. ; C. resedifolia, Saut. ; Silene acaulis, L. ; Potentilla frigida, Vill. ; Phyteuma hemisphericum, L. ; Pyrethrum alpinum, Willd. ; Erigeron uniflorus, L. ; Saxifraga bryoides, L. ; S. groenlandica, L. ; S. muscoides, Auct. ; S. oppositifolia, L. ; Androsace htelvetica, Gaud. ; A. pubescens, D. C ; Gentiana verna, L. ; Luzula spicata, D. C ; Festuca Halleri, Vill. ; Poa laxa, Haencke ; P. cœsia, Sm. ; P. alpina var vivipara, L. ; Trisetum subspicatum, Pal. Beauv. ; Agrostis rupestris, All. ; Carex nigra, All.
- ↑ Arvicolïa nivalis, Mart.
- ↑ Nous avons ainsi nommé l’aiguille la plus voisine de la cime du Mont-Blanc : elle porte le numéro 55 dans le dessin de la chaîne du Mont-Blanc vue du Breven que donne l’Itinéraire en Suisse de M. Adolphe Joanne.
- ↑ Voyez le travail de ce médecin sur les phénomènes physiologiques qu’on remarque en s’élevant dans les Alpes (Revue médicale, 1845).
- ↑ Voyez A. Bravais, le Mont-blanc, ou description de la vue et des phénomènes qu’on peut apercevoir de son sommet, in-12