Deux Favorites - Madame de Balbi et madame de Polastron

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Deux favorites – Madame de Balbi et madame de Polastron
Vicomte de Reisiet

Revue des Deux Mondes tome 41, 1907


DEUX FAVORITES

MADAME DE BALBI ET MADAME DE POLASTRON

Si dans cette troupe brillante de jeunes femmes, qui embellirent les derniers jours de la cour de Versailles, la comtesse de Polastron[1] nous a attirés par le charme de sa grâce mélancolique et tendre, il est une autre figure qui trouve sa place auprès d’elle. Cette séduisante physionomie qui mérite de nous retenir, non pour faire ressortir une ressemblance, mais pour marquer un piquant contraste, c’est Anne Jacobé de Gaumont la Force comtesse de Balbi, toute-puissante favorite du Comte de Provence[2].

Mme de Balbi connut la plus haute faveur en même temps que la fille du comte d’Esparbès de Lussan, mais c’est là le seul rapprochement qu’on puisse établir entre elles. Leurs goûts, leur tempérament offrent les plus frappantes divergences, et si, durant un temps, les fortunes sont égales, elles ne servent qu’à accentuer encore une rivalité, pour ne pas dire une hostilité qui ne cessera de se traduire à Versailles comme en exil.

En suivant les deux femmes à travers toutes les phases de leur existence accidentée on peut voir qu’à aucun moment on ne les trouvera réunies et que dans nulle circonstance on ne les rencontrera amies ou alliées.

Dès le début, leurs devoirs respectifs doivent d’ailleurs servir l’antipathie de leurs caractères, car les deux maisons auxquelles elles sont attachées ne fusionnent que rarement et ne s’apprécient guère. Tandis que Mme de Polastron fait partie du service de la Reine, Mme de Balbi est dame d’atours de Madame, Comtesse de Provence. La première est étroitement liée à la famille de Polignac dont elle est la proche parente, dont elle partage les inimitiés et les affections, les faveurs et les épreuves. La seconde au contraire est à la tête de la société du Comte de Provence, société qui fait aux Polignac une guerre sourde, mais incessante.

Dans les premières années de son arrivée à Versailles, en effet, Marie-Antoinette a vécu dans l’intimité de son beau-frère et de sa belle-sœur ; mais la différence d’idées, de goûts et de sentimens a promptement amené un refroidissement que le temps n’a fait qu’accentuer ; aux affectueux rapports d’autrefois a succédé une froideur mêlée de méfiance. Mme de Polastron est de toutes les fêtes et prend part à toutes les réjouissances, elle patine sur la pièce d’eau des Suisses, elle danse aux bals intimes de la Reine et elle joue avec elle la comédie à Trianon.

C’est en distractions moins futiles que la comtesse de Balbi dépense son activité inlassable et occupe son esprit avisé. D’ailleurs, attachée à la maison de Joséphine-Louise de Savoie, elle ne peut qu’imiter sa réserve et suivre son exemple. C’est donc seulement comme spectatrice qu’elle se mêle de temps à autre à la troupe de la Reine, puisque Monsieur interdit à son épouse de figurer au nombre des actrices. La gravité et la précoce sagesse du frère de Louis XVI réprouvent ces futiles passe-temps qu’il juge, non sans raison peut-être, incompatibles avec la dignité royale. Il estime qu’il est regrettable de renverser brusquement les barrières prudemment élevées jadis entre les souverains et leurs sujets, et la suite des événemens ne viendra malheureusement que trop vite justifier le bien fondé de ses alarmes !

Le caractère de la liaison princière de chacune des deux favorites est lui-même essentiellement différent : Louise d’Esparbès demeure volontairement dans l’effacement, ne trouvant de satisfaction que dans le commerce de ses amies et aux côtés du Comte d’Artois auprès duquel elle veut être toujours et sans cesse. Ce n’est ni un caprice des sens, ni un calcul d’intérêt qui a triomphé de ses scrupules. Pendant de longs mois, la jeune femme a résisté à sa cour assidue et pressante, mais dans ces réunions journalières où la familiarité résulte de l’intimité, le sentiment n’a pas tardé à éclore. Elle n’a pu rester insensible à l’admiration d’un prince jeune et séduisant, dont toutes les femmes autour d’elle souhaitaient les hommages et se disputaient les sourires, et elle a été touchée peu à peu par la constance de cet esprit frivole, de ce cœur volage que rien si longtemps n’avait pu fixer d’une manière durable. C’est presque à son propre insu qu’elle se laissera aller à répondre aux avances du Comte d’Artois et tous deux s’embarqueront sans y songer dans une liaison qui durera toute leur vie ! La chute de la douce Louise dans les bras de son vainqueur sera presque inconsciente et dès le lendemain de cette défaite qui pour tant d’autres eût été un triomphe, elle n’aura plus qu’un désir, c’est de vivre dans la retraite pour se consacrer tout entière à son amour. Elle a trouvé un aliment à ce besoin d’affection et de dévouement qui la dévorent et qui suffiront désormais à remplir son existence. Elle vivra dans un effacement volontaire, étrangère à toute intrigue, se tenant en dehors de toutes les combinaisons et de tous les rouages compliqués de la politique. Elle ne voudra qu’aimer, et, comme cette douce La Vallière jadis aimée du grand roi, elle ne désirera pas toucher aux choses de ce monde, toute son ambition réside dans son cœur ! La mort même ne viendra pas briser les liens qui l’auront unie à son amant pendant vingt années de son existence. A son lit de mort, résignée et repentante, pourtant, elle ne pourra se résoudre à détester ses anciennes faiblesses et tout en le ramenant à Dieu elle fera jurer à son prince une fidélité éternelle à son souvenir. « Tout à Dieu ! » lui dira-t-elle dans sa recommandation suprême, et jusqu’à son dernier jour le Comte d’Artois tiendra religieusement sa promesse.

Ce n’est pas aux élans de son cœur qu’a obéi tout d’abord Mme de Balbi en s’attachant au Comte de Provence, et si elle a été attirée par les brillantes facultés intellectuelles du futur Louis XVIII, elle a surtout été séduite par la situation prépondérante qu’elle va trouver auprès de lui. Encore presque une enfant, elle a su plaire à Madame par la gentillesse de ses manières, l’originalité de ses remarques et la vivacité de ses propos ; mais une fois en possession de la charge qu’elle a obtenue auprès d’elle en dépit de tous les obstacles, elle s’aperçoit bien vite que la seule protection de Joséphine-Louise de Savoie serait insuffisante pour lui permettre de se tailler un rôle à sa hauteur. Entre ces deux époux qu’elle a promptement jugés à leur valeur et qu’elle voit si mal assortis, son choix est vite fait ; c’est le Comte de Provence qu’elle va essayer de conquérir, et c’est la faveur de sa femme qui lui permettra de gagner peu à peu ses bonnes grâces.

Jusque-là, le Comte de Provence s’est montré peu sensible aux attraits du beau sexe et son tempérament comme son goût lui ont fait rechercher les satisfactions de l’esprit plutôt que les plaisirs des sens ; mais Mme de Balbi ne se décourage pas pour si peu, quelques semaines suffiront pour que le prince, séduit tout d’abord par son intelligence, soit conquis complètement par sa beauté. Parvenue au premier plan, elle donne libre cours à son activité fiévreuse, à son amour du commandement, à sa passion pour l’intrigue ; elle se mêle à toutes les affaires, elle conseille, elle discute et elle agit. A l’encontre de la languissante amie du Comte d’Artois, au lieu d’une voix qui volontairement s’éteint, elle fera entendre les accens d’une énergie qui se dépense. Et malgré cette activité dévorante, cette existence agitée et ces bruyantes aventures, de ces deux femmes si dissemblables, la favorite du Comte de Provence n’est pas celle qui disparaîtra la première. Mme de Polastron mourra jeune, incapable de supporter les maux physiques et les peines morales qui l’ont accablée d’un poids trop lourd ; Mme de Balbi au contraire traversera les révolutions et les émeutes, elle verra les régimes se succéder, et, jusqu’à un âge avancé, vivra d’une vie ardente, intriguant, plaidant, réclamant sans relâche, toujours caustique, l’œil vif et la repartie prompte.

Même dans les plus petits détails, la divergence de goûts des deux femmes reste complète, pour la dame d’honneur de la Reine, comme pour la dame d’atour de Madame. Le jeu est exigé par la mode, c’est une quotidienne distraction obligatoire et le plus habituel passe-temps à la Cour ; mais tandis que Mme de Polastron s’en plaint comme d’une charge onéreuse à sa bourse et dont son budget se trouve fâcheusement grevé, Mme de Balbi est joueuse enragée ; elle joue à Versailles, à Coblentz, à Londres et à Paris. Le creps, le whist, le quinze, le cavagnol lui sont également familiers, et l’inventaire de son mobilier dans chacune de ses résidences successives nous donne l’énumération curieuse des nombreuses tables à jeu qui garnissent chaque pièce, depuis l’antichambre jusqu’aux cabinets de toilette. La vieille monarchie qui s’écroule la trouve les cartes à la main, elle traverse ainsi l’émigration et, au retour, elle abat encore des cartes. Le « vice » est à la mode ; malgré les efforts impuissans du vertueux Louis XVI, la Reine et ses belles sœurs sont les premières à donner ce funeste exemple. Toutes les jolies femmes jouent avec fureur et se lamentent après la perte inévitable. « Les louis glissent entre les doigts roses, » dit un contemporain.

Entre les favorites des deux princes, — eux-mêmes si dissemblables par leurs goûts, leurs allures et leurs aspirations, — la nature semble avoir préparé ce contraste. A la fille des d’Esparbès de Lussan, blonde, de ce blond cendré où tout est douceur et lumière, elle avait donné l’exquise joliesse, la grâce attendrie et charmante, en lui refusant le don et le goût de l’intrigue. A la descendante des Caumont la Force elle avait dispensé une beauté toute d’énergie et de vigueur, des yeux de velours, avec une taille de nymphe, une démarche triomphante et une élégance accomplie. Son portrait que je dois à l’obligeante amabilité de son petit-neveu, le duc de la Force, la représente en robe de linon, la lèvre souriante, l’œil moqueur et l’air mutin. Le feu de la passion brille dans le regard, et la physionomie tout entière reflète la volonté, l’ardeur et l’intelligence. La finesse du nez légèrement relevé, les fossettes qui se creusent dans les joues rondes, tout semble concourir à la perfection de ce frais et délicieux visage. De ses doigts fuselés, elle croise sur son sein demi-nu un fichu de gaze blanche d’où s’échappe un bout d’épaule ronde, et un ruban ponceau retient imparfaitement l’abondante masse de ses cheveux de brune piquante. Il suffit de contempler ce portrait empreint à la fois de tant de coquetterie et d’abandon pour deviner quel dut être l’empire d’une femme qui réunissait à la fois tant d’attraits et tant d’intelligence, qui joignait tant de grâce provocante à tant d’esprit et de ténacité.

A cet esprit étincelant tous ses contemporains sont unanimes à rendre hommage. « Elle est plus pressée de parler que d’entendre, » dit le vicomte de Neuilly, « mais on est toujours fâché quand elle se tait. » « Aux charmes de la figure et de l’esprit, elle joignait la coquetterie, » ajoute le marquis de Contades. « C’était un esprit fier et charmant, » témoigne Hyde de Neuville, « et tous ceux qui l’approchent sont d’accord pour déclarer que, quelle que soit la séduction qu’elle dégage, son esprit surpasse sa beauté. » Ces précieux dons naturels qui lui ont été si libéralement départis par la nature, nous la verrons en user largement, mais sans qu’ils soient jamais déparés par l’ombre d’une bassesse. Comme toutes les femmes habituées à dominer, elle ne sait guère se plier à aucune contrainte, et supporte impatiemment tout ce qui met obstacle à ses caprices ou à ses volontés. On la voit alors s’emporter contre qui lui résiste ; et ses colères sont si violentes, qu’elles ne s’arrêtent devant rien, pas même, et c’est son éloge, devant son intérêt.

Volage par tempérament, sa morale n’est pas sévère et s’accommode volontiers des principes de large indulgence qui sont ceux du monde qui l’entoure, mais elle ne fait qu’obéir aux mœurs de l’époque et n’a pas de raison pour se montrer plus austère que ses contemporains. Assurément elle n’aura trop souvent d’autre règle que son bon plaisir, d’autre frein que sa fantaisie, et lorsqu’elle obéira à des élans irraisonnés, elle n’attachera aux faiblesses du cœur qu’une importance secondaire. Mais si elle ne brille ni par sa vertu, ni par sa constance, combien en est-il parmi ses compagnes qui donnent un meilleur exemple dans cette cour galante où l’amour est si fort en honneur ? En tout cas, elle a une supériorité qui la distingue de beaucoup d’autres, c’est que l’amour dans son cœur ne fait pas tort à l’amitié ; aussi, dans tous les temps et à toutes les époques, elle gardera des affections très sûres qui lui demeureront inébranlablement attachées. Cette femme coquette et légère, ambitieuse et fantasque, est une amie fidèle et sûre, constante dans ses attachemens.

L’empire qu’elle exerçait sur le Comte de Provence s’explique donc aisément. Rebelle aux exercices physiques que son précoce embonpoint lui avait de bonne heure rendus difficiles, vivant pour ainsi dire dans son salon où il se plaisait aux fines épigrammes et aux piquantes reparties, le prince trouvait en Mme de Balbi la réunion parfaite de tout ce qu’il aimait, la beauté accomplie, l’élégance raffinée, le charme des manières, la distinction et la subtilité de l’esprit. Aussi quel attachement il lui avait voué !

Dès le matin, à son réveil, c’est d’elle qu’il s’entretient avec son médecin Beauchêne qui est aussi le sien et toutes ses soirées, d’une façon invariable, se passent au foyer de sa bien-aimée favorite ! Il n’est pas d’éloges qu’il ne fasse de la splendeur de ses cheveux, de la perfection de ses bras et de ses mains, des attraits de toute sa personne. Mais plus encore que sa beauté, il admire ses rares qualités intellectuelles ; ses spirituelles reparties le charment, sa conversation le retient. Quand elle parle, ses moindres mots sont empreints d’une originalité piquante, elle a sur les choses et sur les gens des aperçus inattendus qui n’appartiennent qu’à elle, et elle est douée d’une perspicacité souvent inquiétante pour ses interlocuteurs. Sa mobilité d’esprit est aussi frappante que celle de son visage qui sait exprimer en quelques secondes les sentimens les plus divers, et la seule critique qu’on pourrait faire de cette verve inlassable et étincelante, c’est que la favorite effleure les sujets les plus dissemblables sans avoir le temps de les approfondir.

Telle qu’elle est, avec ses qualités et ses défauts qu’elle exagère souvent sans mesure, Anne de Caumont la Force dominera pendant quinze années le Comte de Provence d’une façon absolue, et lorsque, jaloux de cette influence qui nuit à la sienne et se met en travers de ses ambitions, d’Avaray parviendra à les éloigner l’un de l’autre en grossissant les inconséquences de la favorite, en se faisant l’écho de l’histoire jamais prouvée des jumeaux de Rotterdam, ce sera pour le Comte de Provence un déchirement inexprimable ! Ce prince plus spirituel que tendre, plus diplomate qu’amoureux, a alors des accens de douleur sincère et de réelle affliction, et lorsque d’Avaray insiste sur cette naissance prétendue, c’est avec un morne désespoir qu’il lui dit : « Ne m’accablez pas ! »

Mme de Balbi était trop en vue pour ne pas exciter la jalousie et l’envie, mais elle était si prompte à la riposte qu’on ne se risquait guère à la provoquer ostensiblement. Sans être méchante, elle avait le trait piquant, et il était plus prudent de ne pas s’exposer ouvertement à ses vengeances ou à ses railleries. « Aux charmes de la figure et de l’esprit, a dit d’elle le comte de Neuilly, elle joignait la coquetterie et un fonds de méchanceté qui la poussait à se compromettre elle-même pour nuire aux femmes qu’elle n’aimait pas (et il y en avait beaucoup) et aux hommes qu’elle n’aimait plus. »

Spirituelle, nous l’avons dit, elle l’était fort ; c’est elle qui plus tard déclarera à la jeune Mme de Maillé la Tour Landry lui faisant sa visite de noces : « Madame, vous passez la permission d’être jolie, » ce dont la jeune marquise interloquée fut à la fois confuse et charmée.

On craignait ses traits acérés : « Madame, je vous recommande ma réputation, » lui disait une jeune femme en quittant un salon où elle laissait la comtesse. Répondant à Mme de Matignon qui lui reprochait des médisances, elle lui demandait avec calme : « Eh bien ! sommes-nous quittes ? » Est-il étonnant d’après cela que le comte de Neuilly ait écrit : « Même dans ses instans de bonhomie, si on la regarde, on retrouve un certain sourire qui avertit que la malice n’est pas loin. »

Que ce fût pour se venger de ses mots piquans et de ses sarcasmes, ou par un excès de jalousie suscitée par sa longue faveur, la calomnie s’acharna traîtreusement sur Anne de Cau-mont la Force. Kagenœck et Bachaumont, — et après eux, nombre d’historiens, — lui ont reproché d’avoir fait enfermer dans un asile d’aliénés son mari qui l’avait surprise en flagrant délit et qui semblait peu disposé à accepter son malheur. Toute la procédure du Châtelet et de nombreux dossiers déposés aux Archives nationales sont là pour répondre de l’inanité de cette accusation ; ils contiennent les interrogatoires du comte de Balbi avec le récit détaillé de ses hallucinations maladives, de ses étonnantes fantaisies et de ses tragiques accès de fureur. On y trouve la preuve palpable que ce malheureux était un aliéné dangereux, que sa femme dut avoir hâte de voir éloigner d’elle, et sur l’état de santé duquel tous ses parens maternels et paternels émirent un avis unanime.

On l’a accusée d’avoir dilapidé les finances de Monsieur, mais on oublie qu’une bonne part des sommes qu’elle reçut du Prince ne furent que de simples avances qu’elle remboursa en partie par la suite. Mme d’Abrantès, qui ne l’aime pas, a été jusqu’à l’accuser d’avoir mis le feu elle-même à son appartement du Luxembourg pour en faire changer le mobilier et les tentures qui n’avaient pas l’heur de lui plaire. Les dégâts occasionnés par l’incendie montèrent, à l’en croire, à 200 000 livres ; mais elle s’est trompée à la fois sur les dates et sur les chiffres, et les comptes des archives nous apprennent que les dépenses ne dépassèrent pas 7 000 livres. Enfin, si elle fut l’objet des libéralités du Comte de Provence et si le Prince vint souvent combler les brèches que la passion du jeu faisait à sa bourse, ce fut dans une mesure beaucoup moindre qu’on ne l’a raconté. En tout cas, ce ne fut pas pour thésauriser qu’elle profita de ses largesses, car, dès son arrivée en Angleterre au moment de l’émigration, on la voit en proie à la gêne et aux préoccupations d’argent, et, plus tard, lorsque, rentrée en France, elle s’installera à Versailles, sa situation de fortune demeurera modeste. La pension de 12 000 francs que lui continuera Louis XVIII, malgré sa disgrâce, sera sa principale ressource. On a raconté qu’après sa rentrée en France, lorsque par ordre de Bonaparte elle fut exilée à quarante lieues de la capitale, elle s’installa à Montauban pour y ouvrir une maison de jeu dont elle était tenancière. C’est une calomnie absurde, inventée de toutes pièces. Mme de Balbi s’était retirée près de son frère, se rendant seulement chaque été chez sa sœur la marquise de Lordat, au château de Bram (Aude) où la tradition parle encore de son esprit, de son entrain et de son charme.

Pendant ses jeunes années passées à Versailles, Mme de Balbi, rieuse, légère et frivole, avait pris sans doute une large part aux distractions de cette société presque uniquement absorbée par la galanterie et le plaisir, mais il est injuste de l’accabler sous le poids des anecdotes mal fondées qu’on s’est plu fréquemment à rapporter sur son compte. Faut-il croire Tilly, le beau Tilly, lorsqu’il nous la montre, dans ses Mémoires, désignée par de transparentes initiales, l’attaquant sous le masque au bal de l’Opéra et le rendant heureux dès le troisième rendez-vous ? Ses récits sont-ils plus vraisemblables lorsqu’il la dépeint parcourant la nuit les rues de Versailles en quête d’aventures, et faisant elle-même des avances à des amans d’une heure ou d’une nuit ? Ces vaniteuses vantardises ne s’appuient sur aucune preuve, et si, au cours de sa longue carrière, Mme de Balbi fut coupable de faiblesses, si elle se montra inconstante et justifia les jalousies du Comte de Provence par des aventures trop bruyantes, elle ne fut pas l’héroïne des scènes de lubricité vulgaire dont parle Tilly, et elle ne descendit jamais à des amours de bas étage.

Quand sonna l’heure de l’émigration, Mme de Polastron s’était éloignée une des premières avec cette duchesse de Polignac qui fut si admirée, tant aimée, tant pleurée, et dont le cœur égalait la beauté : elle allait rejoindre le Comte d’Artois.

Mme de Balbi, au contraire, installée à Londres lors des journées d’Octobre, reprit le chemin de la France sitôt qu’elle apprit la gravité des événemens qui venaient de se passer ; elle accourut au Luxembourg se ranger aux côtés de Monsieur et remplir auprès de Madame les devoirs de sa charge de dame d’atour. Pendant près de deux années, on la verra demeurer ainsi auprès du Comte et de la Comtesse de Provence, et lorsqu’elle part d’une façon définitive, c’est pour retrouver à Mons, après un voyage sagement calculé, Monsieur qui, sinon plus habile, du moins plus heureux que le roi son frère, a pu quitter Paris et gagner la frontière sans attirer l’attention des populations sur sa route.

Si Mme de Balbi avait joui à Versailles et à Paris d’une influence considérable, bien autrement grande allait être celle qu’elle devait exercer désormais. Après sa fuite de Paris, elle se rend à Mons, puis séjourne à Bruxelles, à Liège et à Aix-la-Chapelle à la suite du Comte de Provence, puis enfin, le 7 juillet 1791, vient s’installer à Coblentz. C’est dans cette capitale du bon électeur Clément Wenceslas qu’elle va devenir réellement la reine de l’Emigration. La plupart des jolies femmes, elles aussi, sont arrivées peu à peu ; outre les deux favorites, nombre de « divinités » apportent la note jolie de leurs élégances dans la nouvelle cour. Mme de Lage, Mme de Poulpry, Mme de Boigne, la duchesse de Guiche, toutes les habituées de la Galerie de bois, sont successivement venues. Mais elles forment surtout la société de Mme de Polastron, héritière naturelle des traditions des Polignac. Chez Mme de Balbi, il n’y a pas de femmes : elles ne sauraient s’accommoder des emportemens de son caractère ni de ses jalousies souvent redoutables.

Les deux salons diffèrent autant que ceux qui en font la puissance ou l’attrait. Les caractères des deux princes sont restés comme à Versailles si différens l’un de l’autre ! « Parlant toujours et n’écoutant jamais, le Comte d’Artois va bientôt parler d’emporter les retranchemens de Valmy, l’épée à la main, à la tête de la noblesse. Il est familier et altier, élégant et imposant tout à la fois, et possède au plus haut degré cette séduction attirante qui suscite les enthousiasmes et enflamme les courages. Il est téméraire et négligent, étourdi et imprudent ; mais à Coblentz, à Trêves et dans tous les campemens d’émigrés, on ne jure que par lui et aucun prince n’est plus populaire ! » Aussi ces projets d’expéditions, toujours décidés, sans cesse ajournés, entretiennent-ils Mme de Polastron dans de perpétuelles alarmes !

Mme de Balbi, elle, n’éprouve pas les mêmes inquiétudes et n’a pas à s’associer à des projets guerriers, car le Comte de Provence est totalement dépourvu des brillantes qualités extérieures de son frère. « Jamais il n’avait marché avec une grande aisance, nous dit un contemporain et, même dans sa jeunesse, il n’avait jamais pu monter à cheval sans être aidé pour s’élever sur l’étrier. » À cette époque de sa vie, son obésité avait augmenté, et il était devenu lourd et impotent au point d’être dans l’impossibilité de s’associer à une action belliqueuse. En revanche, son instruction solide, son esprit délié et curieux l’avaient préparé de bonne heure aux finesses de la politique, et c’est par les voies savantes de la diplomatie qu’il prépare l’exécution de ses desseins. Dans les circonstances les plus critiques, sa fermeté, sa force d’âme, sa volonté demeureront inébranlables, et, dans les plus cruelles épreuves, il saura maintenir ses droits, et sauvegarder la dignité royale en défendant sans jamais faillir les prérogatives dont il aura, en des temps bien difficiles, conservé intact le dépôt.

Le marquis de Contades nous a laissé, dans ses Souvenirs, de piquantes appréciations sur la favorite : « Mme de Balbi, dit-il, femme vraiment extraordinaire par son esprit naturel, a trop marqué à Coblentz, pour que je ne parle pas d’elle, et ce sera, je le jure, avec la plus grande franchise. Jamais femme, peut-être, n’a été plus généralement détestée, sans que j’aie pu découvrir un fait justifiant cette haine universelle. Je n’allais ni dans un lieu public, ni dans une société particulière que je n’entendisse dire du mal d’elle, lui adresser même les reproches les plus graves, et je n’ai jamais vu en prouver un seul. Je la défendais toujours, car je ne regarde pas comme un tort de ne pas plaire à un public malintentionné, et je voulais, d’ailleurs, mettre dans le cas de prouver les faits que l’on avançait contre elle. Ils n’étaient jamais appuyés que sur des on-dit, et des propos des Trois-Couronnes[3]. L’on ne doit, du reste, bien souvent, l’aversion ou la bienveillance générale qu’à quatre ou cinq personnes. Le bon ton à Coblentz était de dire du mal de Mme de Balbi, qui ne faisait point de frais pour faire changer cela. Haute et fière, sûre de l’attachement de Monsieur, elle bravait l’opinion publique et souriait de voir, le soir, tout ce Coblentz malveillant à ses pieds… On trouvait que Mme de Balbi se mêlait trop de la maison de Monsieur ; si elle lui a donné des conseils, ils se sont ressentis à coup sûr de l’énergie de son caractère. Plût à Dieu qu’une semblable énergie se fût communiquée à tous les souverains, et qu’on eût toujours écarté les conseillers trop timides ! Que de femmes à Coblentz ont fait plus de mal que Mme de Balbi et cependant ont trouvé grâce devant le public, parce qu’elles le soignaient davantage ! » Et Contades continue en précisant certains faits qui réduisent à néant bon nombre des reproches dont on l’a abreuvée.

Favorite déclarée du prince, elle avait fait de son salon le rendez-vous de la plus brillante société, le cénacle où se faisait et où se défaisait l’opinion. Ecoutons le comte de Neuiliy nous faire le tableau de ces réunions quotidiennes. Intimement lié avec le fils de la favorite, qui servait, comme lui, dans les gardes du corps de Monsieur, il était devenu son inséparable : « Balbi était alors l’enfant gâté de sa mère, chez laquelle il nous attirait souvent et où l’on trouvait chaque soir un excellent souper. Monsieur n’y manquait jamais. On y était fort gai, je finis par y passer presque toutes mes soirées. Tous les soirs, quand la comtesse de Balbi avait fait son service auprès de Madame, elle rentrait chez elle, où sa société s’assemblait, mais d’abord, elle changeait de toilette ; on la coiffait près d’une petite table qu’on apportait d’une pièce voisine, on lui passait ses robes, même sa chemise en notre présence : c’était reçu, et cela nous paraissait si naturel que nous n’y pensions même pas. Je dois dire que, malgré mes yeux assez vifs, je n’ai jamais rien vu de plus que si elle avait eu autour d’elle dix paravens. Nous étions là, Pire, Balbi et moi, petits garçons sans conséquence bien que portant l’uniforme, et des hommes déjà. Mais Monsieur y était aussi et n’y faisait pas plus d’attention que nous. D’ordinaire, il demeurait le des tourné, assis dans un des fauteuils devant la cheminée, la main appuyée sur sa canne à pommeau, dont l’ombre, lorsqu’on la projetait en silhouette, formait Je profil de Louis XVI. Il avait la manie de fourrer le bout de sa canne dans son soulier. Pendant la toilette de Mme de Balbi, qui durait à peine dix minutes, la conversation suivait son train sur le même ton familier et gai… On parlait spectacles, musique ; nouvelles de Paris, chansons, fatras, chronique scandaleuse, Monsieur contait des anecdotes d’une manière ravissante et savait gazer ce qu’elles avaient parfois de graveleux. On jouait à des jeux d’esprit, on remplissait des bouts-rimés, et Monsieur voulait que nous fissions comme lui. On faisait une lecture, et quelquefois, c’était mon tour. Monsieur me passait le livre. Parfois, il fallait faire des vers, et Son Altesse Royale daignait nous donner des leçons de prosodie. On tirait les suicts au sort… »

Mais fréquemment aussi la soirée se passe à de plus graves occupations ; on discute les bulletins, on commente les rapports, on apprécie les événemens survenus. Bien souvent encore, on dresse des tables de jeu, car, nous l’avons vu, Mme de Balbi est joueuse, et elle y met une passion, une furie dont rien ne peut donner l’idée. Monsieur s’amuse beaucoup de ce qu’il appelle ses bacchanales. Lorsqu’elle perd, il lui tient tête, et réellement, lui seul ose le faire, car elle est terrible dans ses emportemens et ses colères.

Mais son crédit auprès du Comte de Provence lui permet de tout braver. Un petit fait, rapporté par Hyde de Neuville, nous montre quel est son empire sur ce prince. C’était au moment où la Révolution s’en était prise, dans sa rage de destruction, au calendrier lui-même, et où, sous sa loi inexorable, les mois, les jours et les noms eux-mêmes, venaient de se transformer. Ces extravagantes innovations excitaient à l’étranger le plus vif sentiment de curiosité ; aussi Hyde de Neuville, arrivant à Coblentz, avec l’un de ces nouveaux calendriers républicains, obtint, dans la petite cour de Shönbornlust, le plus grand succès. Mme de Balbi, toujours curieuse d’inédit, n’avait pas dissimulé son extrême désir d’en posséder un exemplaire ; malheureusement, Hyde de Neuville n’avait pas la possibilité de disposer du sien, et dès le lendemain, il repartait à l’aube. Mais un souhait de Mme de Balbi était un ordre pour le Comte de Provence, et le matin, à son réveil, la favorite recevait le nouveau calendrier objet de son ambition. Mettant à profit les dernières heures de séjour de Neuville à Coblentz, le prince, avec une galanterie empressée, s’était mis le soir même à la besogne et avait passé la nuit tout entière à copier tout entier avec une patiente minutie, de son écriture droite et menue, le document désiré par sa séduisante amie.

Ce témoignage de délicate galanterie est encore en la possession de la comtesse de Bardonnet, petite-fille de Hyde de Neuville, entièrement écrit de la main du futur Louis XVIII.

Si on a attaqué à juste titre la moralité d’Anne de Caumont la Force, en revanche, tous ceux qui l’ont connue, sans exception, ont rendu justice à ses brillantes qualités intellectuelles. Par son entrain inlassable, elle savait rendre léger le poids de l’exil, et dans les courts billets qu’elle tournait si joliment, on retrouve encore à chaque ligne le charme et la grâce d’un passé qu’on serait, à cet égard, heureux de faire revivre !

En voici un entre cent autres, écrit à un ami, quelques années après Coblentz, pendant son séjour à Londres : « Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Voilà de la sagesse des nations ; mais ce qui est de moi ou senti par moi, c’est la tristesse profonde d’aller passer la journée à Straumore ! Le duc de Castries et le baron de Roll viennent m’enlever à deux heures, en me promettant de me ramener à deux heures et demie chez Mme de Belzunce. De grâce, n’allez pas manquer de vous y trouver. Je veux bien déranger ma journée, mais non la perdre… »

Ni la concision, ni le trait final ne manquent à ce billet empreint de cette mordante originalité qui lui est propre.

En Allemagne ou en Italie, en Angleterre ou en Hollande, partout où elle a passé, elle a laissé les mêmes souvenirs. Il semble qu’on n’ait pu l’approcher sans subir son attraction invincible. Exilée par Napoléon, ou disgraciée par Louis XVIII, son salon de Montauban ou de Versailles restera un centre intellectuel et brillant et jamais, même dans sa vieillesse, elle ne végétera oubliée. Sa fortune et sa puissance se sont évanouies, sa jeunesse et sa beauté se sont envolées, mais son esprit lui est resté, avec de rares qualités de dévouement et de franchise. Aussi, en dépit de la défaveur dont elle est l’objet aux Tuileries, ses amis lui demeureront constamment fidèles ! « Amie aussi chaude qu’ennemie dangereuse, — dira M. de Beaumont-Vassy, — elle réunissait dans son salon ce qu’il y avait de plus distingué, et c’était une grande faveur que d’y être admis. Elle savait pratiquer les sélections : le ridicule la frappe, la prétention la choque, la médiocrité l’ennuie ! » De telles antithèses suffisent à expliquer bien des colères, mais elles révèlent aussi des qualités rares et sérieuses. Aussi, malgré les graves accusations auxquelles elle a été en butte, malgré l’emportement de sa nature, malgré les égaremens de sa conduite, Anne de Caumont la Force nous apparaît-elle toujours triomphante dans la galanterie comme dans l’intrigue ; et à Coblentz ou à Versailles, sachant mener de front les plaisirs et les affaires, dans ce siècle qui fut celui de la causerie par excellence, elle reste reine par la supériorité de son intelligence, par le piquant de son esprit étincelant et par sa séduction incomparable.


VICOMTE DE REISET.


  1. Les Reines de l’Émigration : Louise d’Esparbès comtesse de Polastron, par le vicomte de Reiset, tome I, in-8, Emile Paul édit., 1907.
  2. Le deuxième tome des Reines de l’Émigration qui doit paraître dans le courant de l’année sera consacré à Mme de Balbi.
  3. Principal hôtel de Coblentz où se réunissaient les émigrés.