Deux Femmes de la Révolution/01

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Deux Femmes de la Révolution
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 867-897).
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DEUX FEMMES
DE LA RÉVOLUTION

I.
Mme ROLAND.

I. Mémoires de Madame Roland, édition conforme aux manuscrits autographes, par M. C.-A. Dauban ; Henri Plon, éditeur. — II. Étude sur Madame Roland et son temps, suivie des lettres de Mme Roland à Buzot, par M. C.-A. Dauban ; Henri Plon, éditeur. — III. Mémoires de Madame Roland écrits durant sa captivité, nouvelle édition, revue et complétée sur les manuscrits autographes, par M. P. Faugère ; Hachette, éditeur.

On n’en a point fini et de longtemps on n’en finira avec la révolution française, avec ses idées, ses traditions, ses légendes, et le souvenir de tous ceux qui ont vécu ou qui sont morts pour elle et par elle. À mesure qu’elle s’éloigne, elle ne perd pas sa puissance inspiratrice et ne devient pas cette chose morte qui s’appelle le passé : elle reste notre contemporaine par les contradictions qu’elle suscite ; elle vit toujours dans les événemens qui la continuent, dans les livres qui la commentent ; elle a toute une littérature, œuvre de curiosité et de passion, et à travers ce travail qui se poursuit incessamment elle apparaît de plus en plus dans sa vérité, sous son double aspect, — comme une lutte de principes d’où doit sortir le renouvellement du monde, et en même temps comme une crise extraordinaire qui arrache en quelque sorte l’humanité à ses proportions naturelles, qui provoque l’explosion des sentimens et des caractères, — comme une tragédie où les victimes se pressent, touchées indistinctement du doigt de l’inexorable fatalité. Philosophiquement, politiquement, on ne voit quelquefois que l’ensemble, les résultats, l’avènement abstrait d’un ordre nouveau acheté au prix d’une catastrophe, dont les détails s’effacent comme les personnages eux-mêmes, perdus dans je ne sais quelle confusion grandiose; au point de vue de l’histoire et de l’analyse morale, observée dans ce qu’elle a d’humain et de réel, la révolution française est d’un intérêt bien autrement saisissant.

Ce n’est plus le drame abstrait des idées, c’est le mouvement de la vie dans ce qu’elle a de plus intense et de plus complexe. Sous l’emphase révolutionnaire qui envahit tout, — la parole, le geste et l’attitude, — la tragique réalité se fait jour. Les groupes se dessinent, les figures se détachent dans leur relief. Ils ont une physionomie distincte, tous ces hommes qui ne se ressemblent que parce qu’ils mettent invariablement et successivement leur tête pour enjeu dans leurs débats; ils passent sur la scène avec leur caractère, leurs bassesses ou leurs grandeurs, avec leurs mobiles intimes, souvent mêlés aux passions publiques. En un mot, c’est la vie dans sa vérité et sa diversité, et comme les femmes ont toujours leur rôle dans toutes les crises de la société française, les femmes, elles aussi, sont aux expiations et aux combats de la révolution. Il y en a de toutes les classes. Qu’elles descendent des régions privilégiées du monde ou qu’elles sortent de l’obscurité de la condition bourgeoise et populaire, elles sont partout comme conseillères, comme complices ou comme victimes; elles sont dans les agitations des partis, dans les réunions, dans les prisons, dans ces sombres prisons qu’elles illuminent de leur présence, qu’elles transforment en un dernier refuge de la vie sociale expirante, où elles portent l’animation de leur nature et leurs séductions. Elles savent surtout bien mourir; elles ont de ces mots héroïques qui troublent le bourreau, témoin cette duchesse de Gramont qui, traînée devant le tribunal révolutionnaire et interrogée sur des secours qu’elle aurait fait passer aux émigrés, se relève pour répondre : « J’allais dire non, mais ma vie ne vaut pas un mensonge. » Il semble que, souveraines par l’élégance et par l’esprit, elles veulent rester aussi les premières par la vaillance du cœur, par une grâce virile dans le péril, et s’il fallait résumer dans deux noms de femmes cette tragédie de la société française au moment de la révolution, ce formidable duel de deux mondes, il n’y aurait qu’à mettre en regard ces deux noms de Marie-Antoinette et de Mme Roland : l’une, la fille de Marie-Thérèse, la reine de France, victime d’une fatalité qui tourne contre elle jusqu’à ses plus innocentes faiblesses de femme, émouvante personnification d’une grandeur qui finit, — l’autre, la jeune bourgeoise émancipée, ayant déjà la fierté et la force d’une race nouvelle arrivant à la puissance, image énergique et séduisante de cet ordre naissant qui s’inaugure dans la tempête, — toutes les deux partant de Versailles et du quai des Lunettes pour finir avec le même héroïsme sur le même échafaud, toutes les deux enfin, par une coïncidence étrange, retrouvant plus que jamais aujourd’hui des historiens qui se disputent leur mémoire, devenant au même instant l’objet de publications qui éclairent d’une lumière nouvelle des destinées si diverses et si cruellement dénouées.

Ces publications d’ailleurs, dans ce qu’elles ont de nouveau ou de connu déjà, se lient intimement à ce grand et douloureux procès de la révolution française, et par leur propre histoire, car elles ont une histoire, elles expriment merveilleusement ce travail qui se poursuit pour arriver à la vérité définitive, qui ne s’accomplit que par degrés, tantôt par des divulgations inattendues, tantôt par des restitutions devenues possibles, quelquefois même par des trouvailles de hasard. Où ont été écrits, quelles péripéties ont traversées ces mémoires de Mme Roland, qui n’étaient jusqu’ici qu’incomplètement connus et que deux éditeurs reproduisent aujourd’hui dans leur intégrité, M. P. Faugère en les éclairant par des notes, M. Dauban en les accompagnant d’une étude intéressante, animée, quoique un peu confuse, et en y ajoutant surtout une vraie découverte, les lettres à Buzot? Mme Roland les a écrits lorsqu’elle n’avait plus que quelques jours à vivre, lorsqu’elle était déjà sous les verrous de l’Abbaye et de Sainte-Pélagie. Par un contraste qui fait le caractère de ces récits tracés d’une main qui ne tremble pas, elle se réfugie dans les souvenirs de son enfance, elle décrit d’un esprit libre, original, quelquefois piquant, les scènes de sa vie paisible et ignorée au moment où la mort la presse de toutes parts, où les tueries de septembre peuvent se renouveler. Puis elle s’arrête tout à coup comme ressaisie par le sentiment de la situation, et c’est la patriote qui reprend la plume, qui dans sa captivité combat encore pour ses amis vaincus de la gironde, qui étreint corps à corps ses ennemis, le terrible Danton, le faible Garat, le perfide Pache, l’atroce Robespierre. Un souffle rafraîchissant de jeunesse et le souffle embrasé de la révolution se mêlent dans ces pages, écrites sous le couteau. Le premier éditeur, Bosc, l’ami dévoué et fidèle de tous les instans, avait cru devoir supprimer quelques passages d’une vivacité trop blessante pour des hommes qui vivaient encore ou d’une crudité passablement compromettante pour celle qui ne reculait pas devant certaines révélations intimes; après Bosc, le second éditeur, Champagneux, avait fait de même, et depuis, dans les éditions successives, ces passages sont restés supprimés. Ce n’est qu’aujourd’hui que les manuscrits de ces mémoires, transmis à l’état, sont devenus la propriété de tout le monde, et que ces récits de prison peuvent paraître complets, entiers, sans réticences, au risque de servir la vérité plus que Mme Roland elle-même.

Et ces lettres jusqu’ici inconnues de Mme Roland à Buzot, qui lient désormais ces deux noms d’un lien indissoluble, qui dissipent le mystère de la vie intime de cette femme supérieure, ces lettres ont assurément une histoire curieuse. Buzot les portait sans doute sur lui comme le plus précieux trésor, lorsqu’après la dispersion des girondins il allait mourir de désespoir et de faim près de Saint-Émilion, dans un champ de blé où il fut trouvé avec Pétion à demi dévoré ! Elles servirent probablement à le faire reconnaître. Que sont-elles devenues depuis ? Elles se sont perdues innomées dans des liasses obscures. Ces lettres exaltées, brûlantes de passion, écrites par une femme captive à un homme errant, ont été aux vieux papiers ! Un jour de l’année dernière, elles se sont trouvées vendues aux enchères avec une tragédie de Salles le girondin sur Charlotte Corday, avec des lettres de Buzot lui-même et de Barbaroux[1], avec des manuscrits de mémoires inédits de Louvet, de Pétion ! Et ce portrait de Buzot que M. Dauban joint à son édition, — car tout y est, portraits, inscriptions autographes, fac-similé, — ce portrait de Buzot, d’où vient-il ? Où a-t-il passé avant de venir prendre sa place au frontispice de ces pages ? Mme Roland le tenait peut-être serré sur sa poitrine lorsqu’elle montait à l’échafaud. Elle l’avait du moins dans sa prison, « la chère peinture, dear picture, cachée à tous les yeux, sentie à tous les momens et souvent baignée de ses larmes. » Ce fut peut-être le bourreau qui recueillit ce portrait tout chaud encore des dernières palpitations de ce cœur intrépide. Depuis, il a disparu ; on n’en connaissait même pas l’existence. Il a fallu récemment l’œil d’un chercheur, d’un curieux de toutes les reliques révolutionnaires pour l’aller découvrir dans le bric-à-brac d’un étalage vulgaire de banlieue. Entre l’image et l’encadrement se trouvait un papier plié, de forme arrondie, où de sa main même, de sa plus fine écriture. Mme Roland avait tracé une notice enthousiaste sur Buzot. Cette petite miniature traînant à terre au milieu des légumes d’un marchand de Batignolles et retrouvé par M. Vatel, l’auteur d’une histoire du Procès de Charlotte Corday, était tout simplement le débris d’un grand drame, et par une sorte de complicité du hasard ces découvertes singulières ont été faites en même temps, comme pour dire à la fois le dernier mot des sentimens les plus secrets d’une âme prête à s’exhaler.

Mme Roland s’était déjà laissé entrevoir dans toutes ses lettres qu’on connaît aux demoiselles Cannet d’Amiens, à Bosc, à Bancal des Issarts; ces dernières révélations achèvent de la peindre, de la replacer dans son jour naturel, et c’est précisément le mérite de toutes ces publications qui se sont multipliées depuis quelque temps, qui ont fait revivre tour à tour quelques-uns des personnages révolutionnaires les plus fameux, de mettre en relief les côtés vrais, humains, de cette époque à la fois grandiose et sinistre. Elles précisent les traits et les rectifient en les dégageant de la confusion des philosophies nuageuses ou des apologies et des accusations intéressées. Elles montrent dans Mirabeau, à côté du tribun, le dernier-né d’une famille violente, mélange prodigieux de corruption et d’élans superbes, de passions grondantes et de raison pratique, d’intempérance et de génie, — dans cette vaillante légion de la gironde, des hommes d’instinct, d’imagination et d’éloquence, élite généreuse d’une société nouvelle, — dans Mme Roland, à côté de la Romaine stoïque, la femme portant jusque dans le feu du combat la blessure sacrée, mêlant à la flamme patriotique la flamme intérieure d’un sentiment caché, — dans la révolution tout entière enfin, une œuvre, non de titans, mais d’hommes poussés tout à coup sûr une scène où éclatent à la fois toutes les vertus et tous les vices, toutes les iniquités et tous les héroïsmes.

Vous souvenez-vous de ce fragment, de cette fiction d’une simplicité saisissante qui a gardé le nom de la prophétie de Cazotte? On est en 1788, chez un académicien grand seigneur, dans un repas entre gens de cour, gens de robe, dames du plus haut monde, écrivains, philosophes. La gaîté et l’esprit animent le festin. Chamfort fit des contes impies et libertins sans que les femmes se voilent de l’éventail, et on pérore sur le règne de la raison, sur la révolution prochaine. Un seul convive, Cazotte, reste muet avec un air de tristesse à demi railleuse. C’est que de son regard d’illuminé il voit tous ces fronts dévoués à une mort violente. On l’interroge, et à chacun il dit son mot au milieu des rires d’incrédulité. « Vous, monsieur de Condorcet, vous expirerez sur le pavé d’un cachot après avoir pris du poison pour vous dérober au bourreau. — Vous, monsieur de Chamfort, vous vous ouvrirez les veines. » Tous y passent, Bailly, Malesherbes, Boucher, Vicq-d’Azir. « Mais les femmes! dit la duchesse de Gramont, nous sommes bien heureuses, nous autres, de n’être pour rien dans les révolutions. Ce n’est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu; mais il est reçu qu’on ne s’en prend pas à nous. — Vous y serez cette fois, reprend Cazotte, et vous serez traitées tout comme les hommes. » Puis, s’animant peu à peu, le prophète en vient à désigner des têtes plus hautes promises au bourreau. Ici tous les convives se lèvent, trouvant la plaisanterie lugubre. — C’est en petit, et sous le voile de la fiction, l’image de ce qui se passait en France à la veille de la catastrophe universelle, à ce moment d’oubli, d’obscurité et d’attente.

Tous ces hommes qui se sont trouvés un jour les héros et les victimes d’une révolution, où étaient-ils et que faisaient-ils quelques années auparavant? Ils s’ignoraient eux-mêmes et ils ignoraient encore plus l’avenir. L’un, perdu dans Paris, s’exerçait obscurément au métier d’écrivain ou d’avocat; l’autre était petit gentilhomme ou modeste bourgeois dans sa province, en Dauphiné ou en Languedoc; celui-ci était un abbé; celui-là, un des plus jeunes et le plus terrible, faisait des fredaines et rimait des vers libertins dans quelque petite ville de Picardie. Tous, inconnus et dispersés, ils vivaient de cette vie mêlée d’habitudes anciennes et de fermentations secrètes qui était la vie du XVIIIe siècle, que Mme Roland décrit par certains côtés dans ses Mémoires, et dont elle est elle-même, dans sa nature de femme, dans son éducation morale, dans sa destinée, une des expressions les plus singulières. Mme Roland avait trente-cinq ans au premier coup de tocsin de 1789. Celle que les événemens allaient prendre pour en faire la femme d’un ministre de la révolution, l’inspiratrice du plus brillant des partis politiques, l’héroïne de la gironde, était née le 18 mars 1754, au quai de l’Horloge, d’un père intelligent, frivole, glorieux et visiblement désordonné, le maître graveur Gatien Phlipon, et d’une mère simple, dévouée, honnêtement médiocre, pour tout dire. C’est dans cet intérieur modeste que Jeanne-Marie Phlipon, la petite Manon, comme on l’appelait, avait grandi, un peu négligée par son père, assez faiblement dirigée par sa mère, et beaucoup livrée à elle-même avec une nature vive et curieuse.

Elle s’est peinte elle-même avec une ingénieuse netteté d’impressions dans cette vie première, dans cette enfance robuste, à demi libre et vivace. L’atelier de son père n’a pas trop de quoi la satisfaire, elle se met mal au burin et se dégoûte vite de ce qui est travail manuel. Il y a évidemment en elle je ne sais quel instinct précoce qui dépasse l’enceinte du modeste atelier, qui s’étend comme sa vue du haut de cette maison du quai de l’Horloge, d’où, jeune fille encore, elle contemple avec un muet ravissement « les vastes déserts du ciel, sa voûte superbe, azurée, magnifiquement dessinée, depuis le levant bleuâtre loin derrière le Pont-au-Change jusqu’au couchant doré d’une brillante couleur derrière les arbres du Cours et les maisons de Chaillot. » Je ne veux pas répondre que dans ces souvenirs, évoqués avec une supérieure sérénité sous les verrous, à la veille de la mort, il n’y ait quelque confusion entre les impressions de la femme qui a eu déjà un rôle et ce que pensait, ce qu’était réellement la petite Manon. Ce n’est pas moins, sous une couleur un peu exagérée peut-être, une enfance curieuse qui se passe tout entière dans des études librement acceptées, recherchées même et poursuivies avec feu par cette petite fille. A cinq heures du matin, elle est debout et se glisse en jaquette jusqu’à sa table, dans la chambre de sa mère, pour se mettre au travail. Elle a pour premier maître d’écriture, d’histoire et de géographie un bonhomme, M. Marchand, que, pour sa douceur et sa patience, elle appelait M. Doucet. Elle fit surtout, elle fit avec une passion dévorante, avec la vive faculté d’assimilation de la jeunesse, tout ce qu’elle trouve dans la bibliothèque de son père, des livres de voyages, d’histoire, la Bible, dont les naïves peintures remuent sa curiosité, les Mémoires de Mlle de Montpensier, dont elle aime la fierté, Télémaque, et aussi la Jérusalem délivrée. Le tendre Fénelon émeut son cœur, le Tasse allume son imagination. « J’étais Eucharis pour Télémaque, dit-elle, et Herminie pour Tancrède... Je ne faisais point de retour sur moi, j’étais elles. » Et à cette lecture, qu’elle faisait quelquefois tout haut, sa respiration s’élevait, un feu subit couvrait son visage. Un jour, un frère de sa mère, le jeune oncle, comme elle l’appelle, l’abbé Bimont, veut la mettre au latin, et elle mord au latin comme à tout le reste, comme elle mordra plus tard à la physique, à l’astronomie, aux arts, à la philosophie, à la politique, même aux controverses religieuses. A neuf ans, — en 1763, elle a noté la date, — avant de rencontrer Rousseau, le maître futur de son adolescence, le dominateur de son imagination déjeune fille et de jeune femme, elle trouve un Plutarque, le grand éducateur de toute cette génération révolutionnaire qui grandissait dans l’ombre du XVIIIe siècle, et si c’est aller un peu loin que de faire remonter à cette lecture les premiers tressaillemens de son âme républicaine, elle dévore du moins Plutarque avec la passion qu’elle met en tout; sa première équipée, c’est de l’emporter un jour en guise de livre d’heures à un office de la semaine sainte.

Vie simple d’ailleurs et peu accidentée en dehors de ces fureurs de lecture et de ces précoces exaltations! « Ma vie s’écoulait doucement dans la paix domestique et une grande activité d’esprit, dit-elle; ma mère demeurait constamment chez elle et y recevait fort peu de monde. Nous sortions deux fois la semaine : l’une pour visiter les grands parens de mon père, l’autre, c’était le dimanche, pourvoir la mère de maman, assister à l’office divin et nous rendre à la promenade. » C’est dans ce milieu que grandit cette jeune fille qui aime l’air et l’espace, les fleurs et les livres, qui aime aussi la toilette, et le dimanche, à la promenade, dans sa mise simplement élégante rehaussée par le maintien, ne déteste pas d’entendre dire autour d’elle qu’elle ressemble à une dame sortant d’un équipage, mais qui en même temps dans la semaine, en fourreau de toile, va fort bien au marché voisin acheter du persil et de la salade. Non-seulement Mme Roland ne le cache pas, elle se plaît au contraire à mettre en relief ce côté pratique, cette aptitude de ménagère, et c’est elle qui, résumant ses petites perfections, dit dans ses Mémoires : « Cette enfant qui lisait des ouvrages sérieux, expliquait les cercles de la sphère céleste, maniait le crayon et le burin et se trouvait à huit ans la meilleure danseuse d’une assemblée de jeunes personnes au-dessus de son âge, cette enfant était souvent appelée à la cuisine pour y faire une omelette, éplucher des herbes ou écumer le pot... » Notez cependant ce dernier trait où se révèle la femme qui s’est de bonne heure formé un idéal, qui se sent faite pour gouverner plus que son ménage ou pour régner par d’autres séductions : « Je saurais faire ma soupe aussi lestement que Philopœmen coupait du bois, mais personne n’imaginerait en me voyant que ce fût un soin dont il convient de me charger... » Dans cette carrière doucement monotone et obscurément active d’une petite bourgeoise d’autrefois, la première communion est un grand événement. A onze ans, Marie Phlipon s’y prépare avec un zèle que les lectures n’ont pas encore refroidi, qui va un instant jusqu’à une velléité de vocation religieuse, et la voilà entrant au couvent chez les dames de la congrégation de la rue Neuve-Saint-Étienne, où elle passe une année. Ici c’est déjà presque la vie qui commence. C’est dans la maison du faubourg Saint-Marcel que se forme pour elle un de ces liens de première amitié qui se prolongent, en se relâchant quelquefois et sans se rompre jamais, à travers toutes les vicissitudes; c’est là qu’elle rencontre ces deux demoiselles venues d’Amiens, Sophie et Henriette Cannet, avec qui elle entretiendra une correspondance de jeune fille, devenue à l’origine de son goût pour écrire, » et dont l’une, Henriette, viendra la revoir à sa dernière heure, dans cette prison de Sainte-Pélagie, toute voisine du couvent où elles ont vécu ensemble insouciantes et heureuses.

Le couvent est la première étape de Marie Phlipon hors de la maison paternelle; la seconde étape est l’île Saint-Louis avec sa physionomie provinciale, avec ses rues solitaires et calmes et ses quais tranquilles d’où on peut voir la campagne, — l’île Saint-Louis où elle va passer une année nouvelle dans cet autre intérieur de famille, entre sa grand’mère Phlipon, l’aimable vieille, gaie, soignée dans sa mise, se piquant de bon ton, visant à plaire ou à faire souvenir qu’elle avait plu, verte encore avec ses soixante-cinq ans, et la sœur de sa grand’mère, Mlle Rotisset, asthmatique, dévote, sérieuse avec son tricot, au demeurant simple comme une enfant et la servante de tout le monde dans la maison. Elle ne s’ennuie pas dans cet intérieur; quand elle n’est pas avec sa grand’mère, qu’elle amuse et dont sa bonne grâce flatte la vanité, elle fit saint François de Sales ou Bossuet, sans compter Mme de Sévigné, avec qui elle fait une connaissance intime et familière. Le séjour à l’île Saint-Louis n’est pas précisément une entrée fort directe dans le monde; Manon y pénètre pourtant un peu, à la dérobée, lorsque sa bonne maman la conduit en visite chez Mme de Boismorel, au Marais, et elle redresse sa petite personne devant la grande dame qui les reçoit, elle et son aïeule, d’un ton protecteur, assise avec son chien sur son canapé. La scène ne laisse pas d’être piquante et significative : « Eh! bonjour mademoiselle Rotisset, s’écrie d’une voix haute et froide Mme de Boismorel à notre approche (mademoiselle? quoi! ma bonne maman est ici mademoiselle?); mais vraiment, je suis bien aise de vous voir. Et ce bel enfant, c’est votre petite-fille? Elle sera fort bien. Venez ici, mon cœur, asseyez-vous à côté de moi. Elle est timide. Quel âge a-t-elle, votre petite-fille, mademoiselle Rotisset? Elle est un peu brune, mais le fond de la peau est excellent, cela s’éclaircira avant peu. Vous devez avoir la main heureuse, ma bonne amie : n’avez-vous jamais mis à la loterie? — Jamais, madame ; je n’aime pas les jeux de hasard. — Je le crois, à votre âge on imagine avoir jeu sûr. Quel son de voix! Il est doux et plein; mais comme elle est grave! N’êtes-vous pas un peu dévote ? — Je connais mes devoirs et tâche de les remplir. — Fort bien ! vous avez envie d’être religieuse, n’est-ce pas? — J’ignore ma destination, je ne cherche pas à la juger. — Comme c’est sentencieux! Elle lit, votre petite-fille, mademoiselle Rotisset? — La lecture est son plus grand plaisir; elle y emploie une partie des jours. — Oh! je vois cela; mais prenez garde qu’elle ne devienne une savante, ce serait grand’pitié. » Ce jargon, ces manières, ce ton frivole et protecteur, auxquels mademoiselle Rotisset, la bonne maman Phlipon, est accoutumée, où elle voit la grâce de la belle compagnie, impressionnent étrangement la jeune Manon, et c’est là justement la différence entre ces deux personnes, la grand’mère et la petite-fille : l’une tout entière au passé, à ses mœurs, à ses habitudes sociales, l’autre touchée déjà dans sa fibre secrète, tournant son jeune et fier visage vers l’avenir.

Quand elle revient à la maison paternelle après ces quelques années passées au couvent et à l’île Saint-Louis, Marie Phlipon est plus qu’une enfant; elle est une jeune fille, bientôt presque une femme; elle sent fleurir en elle la puberté, selon son image hardie, « comme une rose vive et fraîche qui s’entr’ouvre aux rayons puissans d’un soleil printanier, » et avec cet épanouissement de vie et de force son esprit, toujours dévoré de l’ardeur de savoir, commence à s’agiter et à s’affranchir. Elle avait certes de terribles dispositions, et elle était fort instruite, cette jeune fille qui à neuf ans emportait son Plutarque comme livre de prières à l’église, et qui, se souvenant de son Ave Maria, se mettait à rire quand sa grand’mère lui disait que les petits enfans venaient sous des feuilles de choux. La première communion avait un peu réprimé sa nature; la liberté retrouvée de la maison paternelle réveille cette fougue de curiosité et de précoce indépendance.

Rien sans doute n’est changé en apparence dans cette existence de famille qui se renoue d’elle-même après deux ans et qui se prolonge jusqu’en 1780. Le même calme règne à la surface. C’est dans ces années que Manon écrit à son amie. Mlle Cannet : « Mes matinées s’écoulent avec un peu de travail et de lecture; après un repas frugal et joyeux, j’entre dans le petit cabinet placé sur le bord de la Seine, où je viens solitairement m’occuper selon mon goût; je prends la plume, je pense, je rêve et j’écris. C’est ainsi que mes journées se passent. Puis quand la fraîcheur de l’air, la retraite du soleil, le calme de la nature viennent inviter à des occupations moins sérieuses, unissant ma voix à un doux instrument, je me récrée par les charmes de l’harmonie. » Quelquefois c’est une promenade à Meudon où on va passer les dimanches d’été, plus rarement c’est une apparition dans le monde. En réalité, si paisibles qu’elles soient, ces années sont dans la vie de Manon l’époque de la grande crise où elle perd sa mère, où son père se dérange, se ruine en dissipations, et où elle subit elle-même dans tout son être moral et intellectuel une métamorphose décisive, où son caractère et ses opinions se forment définitivement. C’est l’époque où elle passe de la croyance religieuse, dont elle n’a plus que les dehors, aux idées du temps. Dès ce moment, elle fit avec un redoublement d’ardeur les philosophes, les politiques, tout ce qui tombe sous sa main, le Dictionnaire philosophique, le livre de l’Esprit, le Système de la nature, Voltaire, Buffon, Helvétius, Diderot, le marquis d’Argens, et elle ne se contente plus de lire, elle fait des extraits, elle fixe ses propres pensées, elle écrit enfin. Cette jeune fille dont le cœur n’a point parlé encore et qui à travers ses perplexités d’esprit se sent tourmentée d’un secret désir de plaire, d’une surabondance de vie inoccupée, cette jeune fille écrit de petits traités sur l’amour et sur la liberté. Elle est entrée dans cette voie où, comme elle le dit, elle est successivement et peut-être tout à la fois janséniste, cartésienne, stoïcienne, déiste, sceptique.

Le dernier événement et le plus considérable de cette singulière éducation est la lecture de Rousseau, qu’elle ne connaît que tard, vers la vingtième année, mais qui, une fois apparu dans sa vie, l’envahit tout entière, comme il envahissait l’imagination de toutes les femmes à ce moment du siècle, — et chose plaisante, c’est le confesseur de la jeune Phlipon, un confesseur assez commode, qui, pour la distraire de la douleur de la mort de sa mère, lui donne à lire la Nouvelle Héloïse! Jean-Jacques s’empare d’elle, « un peu de Jean-Jacques lui ferait bien passer la nuit. » Lorsqu’elle se trouve en possession des œuvres complètes de Rousseau, elle pousse un cri de joie. « Avoir tout Jean-Jacques en sa possession, écrit-elle, pouvoir le consulter sans cesse, se consoler, s’éclairer et s’élever avec lui à toutes les heures de la vie, c’est un délice, une félicité qu’on ne peut bien goûter qu’en l’adorant comme je fais. » Un jour même elle met dans sa tête de pénétrer jusqu’à Rousseau; elle lui écrit une belle lettre, et pour avoir la réponse elle va à la rue Plâtrière ; mais l’implacable Thérèse « en bonnet rond, en déshabillé propre et simple avec un grand tablier, » fait bonne garde; elle n’ouvre qu’à demi la porte, prétextant du besoin de repos pour son mari. La visiteuse est éconduite, et Jean-Jacques, le sombre et quinteux Jean-Jacques, ne se doutait guère ce jour-là qu’il venait de perdre l’occasion de voir vivre et marcher la fille la plus incontestable de son génie, la plus noble et la plus intelligente, celle qui devait porter jusque sur l’échafaud l’orgueil des sentimens inspirés par ses ouvrages et vérifier jusqu’au bout ce mot suprême par lequel Mme Roland caractérisait l’influence de Rousseau sur sa destinée : « S’il me garantit de ce qu’on appelle des faiblesses, pouvait-il me prémunir contre une passion ? »

C’est en 1780 que Marie Phlipon se maria, et, indépendamment des suites politiques qu’il a eues, ce mariage ne laisse pas d’être un des épisodes caractéristiques de sa vie. Depuis assez longtemps déjà, avant comme après la mort de sa mère, les prétendans ne manquaient pas; elle en trace elle-même le plaisant défilé, une vraie levée en masse. Il y en a de toute profession, de toute couleur et de tout âge : le maître de guitare Mignard, « le colosse espagnol aux mains d’Ésaü, » qui s’annonce comme un noble de Malaga réduit à faire ressource de ses talens en musique; le pauvre Mozon, le maître de danse, qui, devenu veuf, « s’est fait extirper la petite loupe, ornement de sa joue gauche, » et songe à prendre cabriolet; un gentilhomme-avocat, deux médecins, sans compter le boucher du quartier, qui fait des frais d’habit noir et de fine dentelle à la promenade, et bien d’autres encore du commerce ou de la plume. La difficulté est de trouver dans le mariage la réalisation de l’idéal de cette jeune fille qui rêve assez de liberté et de loisir pour satisfaire sa passion de l’étude et du bien public, des voyages dans la compagnie de gens instruits, capables de l’aider à admirer les chefs-d’œuvre de Michel-Ange et de Raphaël, une vie enfin qui l’arrache « au petit cercle où tout ce qui l’environne la contraint et l’atterre. » Le père tenait pour le commerce, s’efforçant de prouver que c’était pourtant chose fort douce pour une femme que de vivre tranquille dans son appartement, tandis que le mari faisait de bonnes affaires. Sa fille laissait voir au contraire la plus vive répulsion pour l’industrie et les industriels. Elle se faisait de l’homme qui devait être son mari un portrait tout théorique, philosophique, que sa bonne et simple mère traduisait dans ce mot, qui n’était peut-être pas dépourvu de vérité : «J’entends, tu voudrais subjuguer quelqu’un qui se crût bien le maître en faisant ta volonté. »

Dans ces années de jeunesse, s’il y a quelque chose qui ressemble à de l’amour, c’est ce que ressent Marie Phlipon pour un de ces prétendans qui passent comme des ombres, pour La Blancherie. Ce Pahin de La Blancherie, né à Langres, à peine plus âgé que Manon, était petit, brun et assez laid, mais d’un genre d’esprit fait pour parler jusqu’à un certain point aux instincts de cette jeune fille. Il n’avait rien de supérieur, mais il avait écrit avec un certain sentimentalisme moral des ouvrages pour servir d’école aux pères et aux mères de famille. Il était du siècle par ses côtés romanesques et vaguement philosophiques. C’était le lieu commun du temps personnifié en petit. Il est mort depuis, en 1811, émigré à Londres. La Blancherie, qui s’était habilement insinué dans la maison, plaisait peu au père Phlipon. La jeune fille ressentit évidemment pour lui un mouvement intérieur qui se trahit en aveux agités, en confidences presque brûlantes, dans ses lettres de cette époque aux demoiselles Cannet. Ce n’est point un cœur entièrement indifférent qui pouvait laisser échapper ces paroles : « Qui sait s’il m’aime assez pour appréhender mon union avec un autre ? Je le crois,… mais… la prudence et la raison apportent toujours leur mais… Oh ! tu devrais bien me tirer de ce labyrinthe. Qu’est-ce que je veux ? Sophie, ma Sophie, pardonne : il est bien doux, il est bien cruel d’aimer !… » Mme Roland parle légèrement de La Blancherie dans ses Mémoires; elle coule à fond ce personnage, comme elle dit, et sous ce rapport les Mémoires et les lettres aux demoiselles Cannet font un contraste curieux où se révèle cette puissance de l’oubli qui fait ressembler quelquefois à un point imperceptible dans le passé ce qui a rempli un instant une âme tout entière. Lorsque Mme Roland écrivait sous les verrous, tout absorbée dans un sentiment bien autrement énergique, elle oubliait qu’il avait tenu à bien peu qu’elle ne fût la femme de ce personnage. Ce n’était pas assurément un amour profond, une passion; c’était un éblouissement de jeunesse. Le charme s’évanouit tout à coup un jour où elle vit La Blancherie au Luxembourg avec un plumet au chapeau, — un plumet sur la tête d’un philosophe! — et où elle apprit qu’il avait demandé la main d’une autre jeune fille. Après cela, elle a beau le regarder, elle trouve maintenant que « ses traits ne sont plus les mêmes, n’ont plus la même expression, ou ne peignent plus les mêmes choses. » puissance de l’illusion! elle dit le mot : « Ce n’est plus mon amant! »

C’est alors qu’apparaît à travers cette nuée de prétendans, s’avançant d’un pas grave et lent dans l’intimité de Marie Phlipon, un autre personnage venu d’Amiens avec une lettre de Sophie Cannet qui le présente à son amie comme « un homme éclairé, de mœurs pures, à qui l’on ne peut reprocher que sa grande admiration pour les anciens aux dépens des modernes qu’il déprise, et le faible de trop aimer à parler de lui-même. » C’est Roland de La Platière. Mlle Phlipon vit d’abord en lui un homme grand, maigre, négligé dans sa mise, ayant le teint jaune, le front dégarni de cheveux, des traits réguliers qui donnaient à sa physionomie un air plus respectable que séduisant, des manières simples enfin où s’alliaient la politesse de l’homme bien né et la gravité du philosophe. — Non, décidément, Roland n’eut jamais la flamme au front, et, même à ce moment où il entre dans la vie d’une jeune fille qui doit revêtir son nom d’un éclat de grâce héroïque, il apparaît comme un personnage un peu froid, un peu guindé, avec cette austérité et cette vertu qui semblent avoir été de tout temps sa vocation. Roland était inspecteur des manufactures; il avait vingt ans de plus que Mlle Phlipon, et il mit cinq ans à se déclarer ! C’est Mme Roland qui le dit, ils faisaient quelquefois de l’algèbre ensemble, sans doute pour s’initier aux douceurs de la vie commune. Le père Phlipon fit bien encore ce qu’il put pour évincer ce gendre, dont l’austérité semblait être la censure de ses goûts et de ses dissipations. Marie Phlipon suivit son destin, après s’être retirée un instant au couvent pour se dérober aux ennuis croissans de la maison paternelle. Comment se laissait-elle toucher? C’est que peut-être, ne trouvant pas l’amour, elle se mariait en philosophe. Elle avait pour ce sage, pour cet homme de bien, une estime raisonnée qu’elle croyait suffisante, et elle s’unissait à lui en femme « pénétrée intimement, sans être enivrée,... » envisageant « sa destination d’un œil paisible et attendri. » Elle sentait qu’elle ne serait plus « cet être isolé, gémissant de son inutilité, cherchant à déployer son activité d’une manière qui prévînt les maux de sa sensibilité aigrie. » Ce n’était point effectivement l’idéal suprême pour une âme jeune et exaltée; c’était du moins pour Marie Phlipon une vie nouvelle, fixée, élargie, où elle entrait d’un pas sûr et aisé, où elle régnait pendant dix ans dans une paisible et féconde obscurité, tout occupée d’une fille qui lui naissait, conduisant sans effort les affaires du ménage et les affaires de l’esprit, aidant son mari dans ses travaux économiques et scientifiques, et devenant bientôt pour lui plus qu’une auxiliaire, une complice habile, inaperçue, de ses études et de ses idées. Établie d’abord à Amiens, où elle devint mère, elle ne tarda pas à suivre Roland, appelé comme inspecteur des manufactures dans la généralité de Lyon, qui était son pays natal, et là elle partageait son temps entre Lyon, Villefranche et le petit domaine de la famille de son mari, le dos de La Platière, dans la paroisse de Thezée, proportionnant d’ailleurs son ton et son esprit au lieu qu’elle habitait, se moquant de tout à Lyon, où la société avivait son imagination, pesant tout à Villefranche, où il ne fallait pas plaisanter, pardonnant tout à la campagne. Après la mort de la mère de son mari, elle passait la plus grande partie de l’année au clos de La Platière, au milieu des bois et des vignes, en face des montagnes du Beaujolais, dans ce qu’elle appelle son colombier, où elle se représente en ménagère supérieure qui veille à tout dans la maison, de la cave au grenier, qui va faire le médecin chez les pauvres gens du village, et en se rapprochant de la nature, en se trempant dans cette atmosphère vivifiante, elle y trouve une saveur de libre et franche rusticité qui se fait sentir dans ses lettres familières de ce temps. « Eh! bonjour donc, notre ami, dit-elle; il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, mais aussi je ne touche guère la plume depuis un mois, et je crois que je prends quelques-unes des inclinations de la bête dont le lait me restaure. J’asine à force et m’occupe de tous les soins de la vie cochonne de la campagne. Je fais des poires tapées qui seront délicieuses; nous séchons des raisins et des prunes. On fait des lessives, on travaille au linge. On déjeune avec du vin blanc, on se couche sur l’herbe pour le cuver. On suit les vendangeurs, on se repose au bois ou dans les prés; on abat des noix, on a cueilli tous les fruits d’hiver, on les étend dans les greniers. Nous faisons travailler le docteur. Dieu sait! Vous, vous le faites embrasser. Par ma foi, vous êtes un drôle de corps!...»

Roland est obligé de faire quelques voyages pour ses études; elle l’accompagne en Suisse, en Angleterre. Ses relations s’étendent en même temps, et, chose à remarquer, ce n’est plus avec des femmes qu’elle se lie, c’est avec des hommes qu’elle se plaît à nouer de ces vives et cordiales familiarités où elle met sa grâce et son esprit. Elle a son groupe d’amis, — Bosc, le secrétaire de l’intendance des postes, le fils d’un médecin du roi, le premier et le plus fidèle; Lanthenas, le jeune médecin que Roland avait connu en Italie avant son mariage, qu’il avait pris en affection, et que Mme Roland appelait en ce temps-là le frère ; Champagneux, qui devait aux premiers jours de la révolution rédiger le Courrier de Lyon; Bancal des Issarts enfin, le dernier venu, et non le moins cher, qui était notaire avant de se jeter dans la politique. Plus d’un de ces hommes subit le charme et ne s’arrête pas à l’amitié; Mme Roland le sent, le voit, ne s’en effraie guère, et, en femme qu’elle est, cette jeune matrone romaine manie d’une main aussi fine qu’expérimentée tous les fils secrets de ces sentimens qu’elle seule connaît, qu’elle éveille et qu’elle maîtrise, qu’elle décourage en les ravivant par ses séductions. Elle se faisait peut-être un dangereux idéal quand elle rêvait de « faire le bonheur d’un homme et d’être le lien de beaucoup... « 

Sans être invulnérable, Mme Roland se croyait à l’abri en sermonnant avec un aimable enjouement ses jeunes amis, en les entretenant des sentimens patriotiques qu’elle nourrissait, qui grandissaient en elle à mesure que la crise publique approchait. Elle ne prévoyait pas la révolution dans toutes ses conséquences; elle la voyait venir, avec bien d’autres, comme quelque chose d’indistinct, de mystérieux, mais d’inévitable, et elle en avait d’avance embrassé les idées, tout enflammée à cette perspective d’une réalisation prochaine de ce qu’elle appelait avec l’emphase du temps « la régénération de l’espèce. » Sans soupçonner la possibilité d’un rôle pour elle-même, du fond de sa province elle se jetait de cœur et d’esprit dans le mouvement avec ce besoin d’expansion et d’action d’une âme provoquée dans ses facultés inoccupées, dans ses instincts inassouvis. Lorsque vint l’heure de la fédération lyonnaise, le journal de Champagneux publia un compte-rendu enthousiaste et brûlant qui se répandit à soixante mille exemplaires, que chaque fédéré voulut emporter avec lui : c’était l’œuvre de Mme Roland et en quelque sorte sa première apparition à demi publique dans la mêlée. Dès ce moment, ce n’est plus ni la jeune fille du quai de l’Horloge, ni l’hôtesse du dos de La Platière; c’est la femme de la révolution qui se rend à Paris avec Roland, député par la municipalité lyonnaise à l’assemblée constituante pour une réclamation d’argent, et qui ne revient un instant à la campagne que pour rentrer bientôt et définitivement sur la scène, pour être dans un espace de dix-huit mois la reine passagère du ministère de l’intérieur, le porte-drapeau d’un parti, la captive de la Conciergerie, la victime et l’héroïne de la place Louis XV.

C’est la femme de la révolution, dis-je, qui apparaît avec tout ce qui la caractérise, avec tout ce qui en fait un type vivant et parlant de cette formidable explosion de la société française. Jetée à l’improviste dans des événemens qui éclatent comme le dénoûment d’une longue crise morale, philosophique et politique, Mme Roland n’est pas seulement en effet un personnage ou une victime de plus; elle est une des figures les plus expressives, un type féminin de cette révolution qui, en la tirant de l’obscurité, met tout à coup en lumière une nature d’une originalité vivace et complexe. Un des traits les plus frappans de cette révolutionnaire formée dans l’ombre du XVIIIe siècle, c’est la sève bourgeoise, le sang bourgeois qui l’anime, et fait parfois passer sur son visage des rougeurs subites. Ce n’est point véritablement une plébéienne; elle n’a point la fibre populaire, l’instinct de la masse opprimée. Ce qu’elle éprouve pour ceux qui souffrent est plutôt un sentiment attendri de protection. « Du coin de mon feu, dit-elle, après une nuit paisible et les soins divers de la matinée, mon ami à son bureau, ma petite à tricoter, et moi causant avec l’un, veillant à l’ouvrage de l’autre, savourant le bonheur d’être bien chaudement au sein de ma petite et chère famille, écrivant à un ami, tandis que la neige tombe sur tant de malheureux accablés de misère et de chagrins, je m’attendris sur leur sort... » Le tableau est joli et peut être celui d’une de nos spirituelles bourgeoises contemporaines rêvant à son lever, en voyant tomber la neige, d’être dame de charité. Il n’y a rien de la révolutionnaire plébéienne. Mme Roland n’a même aucun respect pour le commerce, qu’elle traite fort lestement dans ses conversations caractéristiques avec son père, sans distinguer du reste entre les différentes natures de négoce, et, à vrai dire, vendre des diamans ou des petits pâtés lui semble à peu près la même chose, si ce n’est qu’en vendant des petits pâtés « on a son prix fait, qu’on trompe peut-être moins, mais qu’on se salit davantage. »

Cette bizarre fille de bijoutier a plutôt de la bourgeoisie ce qu’on pourrait appeler les qualités abstraites, le tempérament moral et philosophique; elle a surtout, d’instinct et de réflexion, la haine de l’inégalité des classes, des supériorités de rang, de l’injustice sociale, haine, sans nul doute, entretenue et ravivée par le sentiment de la disproportion entre ses goûts et la condition bornée de sa jeunesse. C’est le sentiment qui éclate lorsqu’elle se trouve devant Mme de Boismorel, cette grande dame qui la reçoit d’un ton si protecteur, lorsqu’elle rencontre sur son passage cette demoiselle d’Hannaches, la parente et la ménagère de l’abbé Le Jay, cette « grande haquenée sèche et jaune, » entêtée de noblesse, ennuyant tout le monde de ses parchemins, et malgré son ignorance, sa tournure empesée, son antique toilette et ses ridicules, bien reçue encore partout pour son origine. Un jour, avec sa mère, le petit oncle Bimont et Mlle d’Hannaches, elle a la fortune, au temps de sa jeunesse, d’aller à Versailles pour avoir pendant quelques jours le spectacle de la cour. Elle est logée au château chez Mme Legrand, femme de la dauphine; mais elle aime mieux voir les statues des jardins que les personnes du château, et comme sa mère lui demande si elle est contente de son voyage, elle répond : « Oui, pourvu qu’il finisse bientôt. Encore quelques jours, et je détesterai si fort les gens que je vois, que je ne saurai plus que faire de ma haine. — Quel mal te font-ils donc? — Sentir l’injustice et contempler à tout moment l’absurdité. » Qu’est-ce donc lorsque, invitée à dîner par une dame qui habite le château du fermier-général Haudry, à Fontenay, elle est reçue à l’office! C’est ce sentiment, passé en quelque sorte dans son tempérament et dans sa nature, qui se retrouve le jour où, reine à son tour au ministère de l’intérieur, en face de l’autre reine qui est aux Tuileries, elle fait entendre au roi Louis XVI, par la lettre fameuse de Roland, la parole vibrante et hautaine de la révolution, non un accent de vengeance, mais la rude parole d’une classe traitant désormais d’égal à égal, entrant avec une certaine âpreté dans son rôle de puissance nouvelle.

Un autre trait caractéristique de Mme Roland, c’est que, dans son essence intellectuelle et morale, elle est bien véritablement la fille du XVIIIe siècle, dont elle reproduit le mouvement d’idées, les habitudes d’esprit et d’imagination, les préjugés, la phraséologie. Je ne veux pas dire que dans ses aventures métaphysiques et dans les émancipations de sa raison elle aille aussi loin qu’elle le croit elle-même quelquefois, ni surtout qu’elle tombe dans l’excès des doctrines du temps. L’athéisme et le matérialisme lui répugnent, Helvétius lui fait mal. C’est après tout la femme qui terminera ses Mémoires par cet appel suprême : « Dieu juste, reçois-moi! » Si intrépide philosophe qu’elle soit, elle n’est pas sans avoir de secrets retours, comme des réveils de ses impressions premières, et même quand la raison, pour parler son langage, « a dissipé les illusions d’une vaine croyance, » dans la même page où elle bafoue le dogme, les mystères, les prêtres, elle ne cache pas qu’elle ne peut assister avec indifférence « à la célébration de l’office divin, » qu’elle se recueille à ce spectacle des misères humaines réunies pour implorer un puissant rémunérateur, que le goût de ses devoirs se ravive, et que si la musique fait partie de la cérémonie, elle se sent « transportée dans un autre monde. » C’est elle qui, un jour où elle a eu des troubles de cœur, écrit ce mot si vrai : « ... Depuis toutes ces scènes, je suis dévote, parce que c’est mon cœur qui agit. Toutes les fois qu’il a l’empire, la religion triomphe; reprend-il sa tranquillité, alors mon esprit prend son vol, se balance dans les airs, veut croire et doute encore. » A travers tout cependant l’influence du temps prévaut en elle et l’envahit; c’est une âme formée par Plutarque, encore plus par Rousseau, altérée et saturée d’un certain idéal de république antique, de stoïcisme, de déisme, de philanthropie, et elle en vient à vivre dans cette surexcitation permanente comme dans une atmosphère naturelle. Ses lectures déteignent en quelque sorte sur son esprit, au point que quand elle écrit ses Mémoires elle imite Rousseau, les Confessions, dont elle reproduit les crudités, et quand elle forme le projet d’écrire les annales de son temps, elle se tourne vers Tacite, pour qui elle se prend de passion ; elle le lit pour la quatrième fois de sa vie, « elle le saura par cœur. » De là ce quelque chose d’artificiel qui altère et intercepte son originalité native, qui la maintient dans un état perpétuel de tension et d’effort,

Mme Roland est vraie, d’une vérité naturelle et simple, lorsqu’elle écrit : « Vous saurez d’abord qu’avant-hier je me mourais, qu’hier j’étais languissante, qu’aujourd’hui je me porte à merveille, que je suis gaie comme un pinson, et des plus éveillées. Demandez-moi pourquoi, je n’en sais rien : c’est comme cela, voilà tout... » Elle est femme encore, et bien femme, quand elle écrit à son amie Sophie Cannet : « Il était neuf heures du matin. J’étais levée depuis peu, parce que j’avais veillé fort avant dans la nuit. Le temps était un peu sombre, sans être triste. On jouissait de ce demi-jour flatteur si propice au sentiment... Sortie des bras du sommeil, j’avais encore quelque chose de sa molle langueur, reposée, fraîche et contente, j’étais prête à m’abandonner à une mélancolie attendrissante ou à une gaîté douce. C’est en ce moment que j’ai reçu votre missive agréable et leste. Aussitôt ma petite folie a secoué ses grelots, et le sourire s’est placé sur mes lèvres. Malheur à ceux que le hasard amènerait près de moi, si la fantaisie des conquêtes me prenait aujourd’hui! Qu’en dites-vous, mes bien-aimées? ne suis-je pas d’une humeur conquérante, ou toute propre à l’être?... » En dehors de ces échappées familières de l’intimité, c’est la femme philosophe et républicaine du XVIIIe siècle, qui a l’emphase du temps, qui se livre à toute cette rhétorique de sensibilité, de morale vertueuse, de bonheur, de raison. Elle est volontiers sentencieusement déclamatoire, elle a de ces effusions d’une chaleur toute factice. « Qu’il est doux de venir se reposer à l’ombre de ces berceaux, avec Plutarque ou Virgile! etc.. » Et cette habitude de la déclamation est si bien entrée dans sa nature, qu’elle a passé jusque dans son geste, dans sa parole sonore et douce, au dire de ses contemporains, mais en même temps rhythmée, cadencée, marquée d’une accentuation musicale : image singulière, quoique gracieuse encore, de la tension intérieure. Mme Roland a du XVIIIe siècle quelque chose de bien autrement grave, ou plutôt, avec tout son siècle, elle manque de délicatesse morale. Elle a l’honnêteté sévère, la conscience droite, un sentiment élevé, philosophique du devoir; elle semble n’avoir jamais eu ou elle a perdu de bonne heure cette fleur de pureté qui est la grâce de la jeune fille. Elle garde la domination sur ses sens, elle a la chasteté des mœurs, elle n’a pas la chasteté de l’imagination. Elle, si retenue, si décente d’attitude, la gracieuse puritaine, elle a d’étonnantes licences de langage, des audaces ingénues de divulgation, et c’est ici surtout que l’exemple de Rousseau dans les Confessions l’entraîne à de véritables écarts. Que vous dirai-je? elle nous traite un peu trop, nous tous, comme des camarades devant qui on peut tout dire. Elle vous racontera, sans négliger un détail, cette polissonnerie d’un apprenti de son père que les nouveaux éditeurs n’ont pas eu tort de rétablir, puisqu’elle est sous quelque rapport l’illustration d’un côté de cette étrange nature, mais que les premiers éditeurs étaient assez excusables d’avoir supprimée. Elle vous dévoilera les surprises mêlées de désagrémens de sa première nuit de mariage et la défaite de sa virginité; elle vous entretiendra des «sensations nouvelles d’un physique bien organisé, » de même que, quand elle aura à parler de Louvet, elle ne trouvera, pour caractériser ses licencieuses peintures, que ces mots de jolis romans que connaissent les personnes de goût, « où les grâces de l’imagination s’allient... au ton de la philosophie. » Avec une âme faite pour ressentir l’amour, pour en subir le supplice, elle en parle quelquefois comme un médecin, quelquefois comme un philosophe, rarement comme une femme qui le comprend, — si ce n’est quand elle est enfin atteinte, et alors même l’éloquence brûlante qui jaillit de son cœur garde encore l’accent déclamatoire.

Rassemblez ces traits divers et essentiels, ils forment justement dans leur ensemble cette vivante physionomie qui se dégage au seuil de la révolution française. Ils caractérisent et définissent en quelque sorte dans le mouvement et les contrastes de sa nature cette femme singulière, à la fois gracieuse et forte, passionnée et raisonneuse, romanesque et positive, entraînée par un instinct ambitieux d’action en protestant toujours de ses goûts de repos et d’obscurité, inconséquente parfois ou paraissant l’être parce qu’elle ne peut mettre d’accord sa tête et son cœur, sévère et puritaine avec une exubérance de jeunesse et de vie, avec ce « sein gonflé par le désir de plaire, » dont elle parle quelque part, éloquente et raffinée avec des vulgarités emphatiques ou même grossières, affectueuse et exaltée par instans jusqu’à la violence irritée et haineuse, sincère sans être naïve, naturelle en paraissant toujours prendre une attitude et se regarder dans son miroir, simple avec affectation et ayant peut-être, selon le mot piquant de Fontanes, « l’art nécessaire pour faire croire que tout chez elle était l’ouvrage de la nature. » Mme Roland réunit tous ces contrastes dans une physionomie où l’héroïsme et la séduction sont restés les traits dominans. Quant à sa personne physique, image sous plus d’un rapport de sa personne morale, elle l’a dépeinte elle-même dans ce portrait où elle ne néglige rien et où elle se représente telle qu’elle était encore à trente-cinq ans :


« A quatorze ans comme aujourd’hui (dit-elle), ma taille avait acquis toute sa croissance. La jambe bien faite, le pied bien posé, les hanches très relevées, la poitrine large et superbement meublée, les épaules effacées, l’attitude ferme et gracieuse, la marche rapide et légère, voilà pour le premier coup d’œil. Ma figure n’avait rien de frappant qu’une grande fraîcheur, beaucoup de douceur et d’expression. A détailler chacun des traits, on peut se demander où donc en est la beauté. Aucun n’est régulier, tous plaisent; la bouche est un peu grande, on en voit mille de plus jolies, pas une n’a le sourire plus tendre et plus séducteur. L’œil au contraire n’est pas fort grand, son iris est d’un gris châtain; mais, placé à fleur de tête, le regard ouvert, franc, vif et doux, couronné d’un sourcil brun comme les cheveux, il varie dans son expression comme l’âme affectueuse dont il peint les mouvemens; sérieux et fier, il étonne quelquefois, mais il caresse bien davantage et réveille toujours. Le nez me faisait quelque peine, je le trouvais un peu gros par le bout; cependant, considéré dans l’ensemble et surtout vu de profil, il ne gâtait rien au reste. Le front large, nu, peu couvert à cet âge, soutenu par l’orbite très élevée de l’œil, et sur le milieu duquel les veines s’épanouissaient à l’émotion la plus légère, était loin de l’insignifiance qu’on lui trouve sur tant de visages. Quant au menton, assez retroussé, il a précisément les caractères que les physionomistes indiquent pour ceux de la volupté. Lorsque je les rapproche de tout ce qui m’est particulier, je doute que jamais personne fût plus faite pour elle et l’ait moins goûtée. Le teint vif plutôt que très blanc, des couleurs éclatantes fréquemment renforcées de la subite rougeur d’un sang bouillant, la peau douce, le bras arrondi, la main agréable sans être petite, des dents fraîches et bien rangées, l’embonpoint d’une santé parfaite : tels sont les trésors que la nature m’avait donnés... « 


Ainsi elle apparaît. C’est la jeune bourgeoise qui s’avance avec ses séductions nouvelles et l’éclat d’un sang vigoureux. Il y a longtemps que, sous des noms différens, elle est en marche à travers l’histoire pour prendre son rang dans la société française, et jusque-là elle n’a pu y pénétrer, elle n’a pu arriver à l’influence et au pouvoir qu’en se transformant elle-même, en se dénaturant en quelque sorte, en dépouillant son caractère pour se métamorphoser en grande dame ou en passant par les portes dérobées des faveurs suspectes. Cette fois, avec Mme Roland, elle reste elle-même; elle prend un corps bourgeois, une âme bourgeoise, ce qui ne veut dire nullement une âme dépourvue d’une distinction naturelle, mais douée d’une distinction qui lui est propre, avec une grâce mêlée de force et de je ne sais quelle gaucherie ou quelle fierté un peu rude dans la façon de prendre le sceptre. Mme Roland est cette bourgeoise supérieure de grâce et de force, faite pour marquer l’avènement d’une classe, pour le sceller au besoin de son sang, et c’est là, si je ne me trompe, son caractère historique dans cette révolution où elle entre d’un cœur passionné et d’un esprit fait pour tout comprendre, pour fasciner et entraîner ceux qui l’entourent en les éclipsant le plus souvent.

La révolution n’a point formé Mme Roland, elle l’a trouvée dans cette pleine maturité de la vie, et elle lui a offert un théâtre où cette femme énergique s’élançait dès le premier jour avec ce feu que Mallet du Pan prenait pour la turbulence d’une tête ardente et ambitieuse qui eût « mérité un cloître ou une principauté. » Elle avait l’instinct de la grandeur des événemens qui commençaient lorsqu’elle écrivait à Bancal des Issarts, qui venait de faire l’ascension du Puy-de-Dôme : « L’élévation de votre superbe montagne est l’image de celle où se portent enfin les grandes âmes au milieu des agitations politiques et du bouleversement des passions. » Elle était saisie de la fièvre universelle lorsque de Paris, où elle était en 1791, elle écrivait encore : « On vit ici dix ans en vingt-quatre heures. Les événemens et les affections s’entremêlent et se succèdent avec une singulière rapidité; jamais d’aussi grands intérêts n’avaient occupé les esprits; on s’élève à leur hauteur, l’opinion s’éclaire et se forme au milieu des orages, et prépare enfin le règne de la justice.» Il faut se représenter Mme Roland arrivant à cette époque à Paris, dans ce Paris agité d’un souffle de révolution, avec cette ardeur d’intérêt « difficile à imaginer, qu’on ne peut guère apprécier qu’avec la connaissance de sa trempe et de son activité. » Elle court à l’assemblée, elle voit «le puissant Mirabeau, l’étonnant Cazalès, l’audacieux Maury, les astucieux Lameth, le froid Barnave, » et elle remarque avec dépit, du côté des noirs comme elle dit, cette supériorité qui tient à l’habitude de la représentation, à l’habileté du langage, aux manières distinguées. Elle embrasse du regard toute cette carrière où les événemens se précipitent, où les exigences s’accroissent, où à côté des tribuns du jour on voit poindre déjà les tribuns du lendemain.

Je ne sais en effet si jamais une scène plus vaste s’est ouverte devant une génération, — que dis-je? — devant trois générations d’hommes publics, — constituans, girondins, montagnards, — que la France, saignée à blanc, est contrainte de produire en trois ans, et dont chacune marque de son nom, d’un caractère différent, les trois grandes étapes de la révolution française. A l’origine, avec les constituans, c’est la période purement libérale, monarchique encore, constitutionnelle, qui s’essaie, qui se personnifie dans ce groupe d’hommes généreux et impuissans apparus au seuil de 1789 comme pour représenter dans sa pureté l’esprit politique et philosophique de la révolution, et cette période semble expirer avec Mirabeau, le dernier athlète capable de faire réussir cet essai, si la fatalité n’eût été plus forte que toutes les combinaisons. Avec l’assemblée législative, où règne la gironde, c’est le mouvement qui se précipite, provoqué par les résistances des uns, poussé par les entraînemens et les illusions des autres, dépassant la monarchie et se rattachant à un idéal de république régulière, organisée, brillante, athénienne. Avec la convention c’est la lutte, non plus entre la monarchie et la république, mais entre les deux partis de la révolution, et bientôt la terreur, la dictature sanglante des montagnards. À ces trois époques ce ne sont pas seulement trois systèmes, trois tendances d’opinions, sans compter le système purement royaliste, ce sont trois natures différentes d’hommes qui éclatent en quelque sorte.

Par l’exaltation de son esprit, par ses instincts républicains, Mme Roland allait au-delà des constituans, des libéraux monarchiques de 89 ; elle se sentait mal à l’aise avec ces hommes qui à ses yeux représentaient encore l’ancienne société française. Elle gourmande dans sa correspondance les lenteurs, les ménagemens de la première assemblée, et cette femme, au fond droite et humaine, a des paroles terribles, sanguinaires sur Louis XVIe et Marie-Antoinette, allant jusqu’à reprocher à la révolution de ne pas « faire le procès de deux têtes illustres. » Malgré de telles fureurs de parole, elle est moralement bien plus séparée encore des montagnards. Entre elle et les démagogues sanglans de la dernière heure, il y a des antipathies de goûts, de nature, de mœurs. Après avoir été assez favorable à Robespierre, elle ne tarde pas à démêler ce faux sourire errant sur des lèvres « contractées par le rire amer de l’envie qui veut paraître dédaigner. » Elle a pour Danton et ses audacieux emportemens un insurmontable dégoût. Par ses instincts et par ses convictions, elle est tout naturellement avec la gironde; elle a l’âme essentiellement girondine. Elle appartient à ce groupe d’orateurs et d’écrivains qui, après avoir précipité la révolution, veulent la fixer, et qui, ne pouvant réussir, meurent avec une imprécation sublime contre les bourreaux.

Comment s’engage ce drame et comment MME Roland se trouve-t-elle portée de l’obscurité au grand jour de la lutte et du pouvoir? Reportez-vous à 1791, au premier voyage à Paris, et pénétrez dans ce petit salon simple et décent, au troisième étage de l’Hôtel Britannique, rue Guénégaud : là se forme une réunion dont Brissot est le premier lien. Quatre fois la semaine, quelques amis, des journalistes, des députés, se retrouvent autour de cette femme bien inconnue encore et s’entretiennent des affaires publiques, des destinées de la révolution, des travaux de l’assemblée. Robespierre y vient quelquefois et ne tarde pas à s’éclipser. Buzot commence à paraître. Pétion est aussi un des familiers de la maison. C’est ce qu’on appelle le petit comité. Mme Roland met une sorte d’amour-propre à se représenter en témoin passionné, mais muet, de ces conférences, travaillant dans un coin du salon, auprès d’une table, ou écrivant et se mordant plus d’une fois les lèvres pour ne pas se mêler à la conversation, pour ne pas dire son avis. Elle se fait une attitude un peu effacée; elle laisse voir du moins son sens net et ferme à l’impatience que lui causent tous ces esprits brillans, sincères, « savans politiques en discussion, » déployant leur science pendant trois ou quatre heures, mais n’entendant rien à conduire les affaires de la révolution, n’ayant ni marche tracée ni but fixe et déterminé.

Au fond, cette femme discrète, attentive, passionnée, est plus réellement homme que tous ces hommes, et c’est justement cette supériorité, sentie par tous, qui fait son influence. Roland est le sage, le vertueux, l’austère, l’intègre, dans ces réunions; sa femme est le lien, l’attrait, la force inspiratrice, le conseil décisif. C’est elle qui donne du relief et de l’importance à son mari, si bien qu’un jour, au mois de mars 1792, lorsque la cour, à bout de moyens, se résigne à former un ministère de patriotes, — c’était encore le seul nom par lequel se distinguaient tous les amis de la révolution, — on vient trouver Roland, rentré depuis peu à Paris après une courte absence, et on lui offre en ce moment redoutable le portefeuille de l’intérieur. On le choisit pour ses talens administratifs que font supposer ses anciennes fonctions, pour son zèle laborieux, pour son honnêteté reconnue, mais aussi certainement pour cette brillante femme qui est auprès de lui, qui exerce une fascination indéfinissable sur tous ceux qui l’approchent, et le lendemain l’intègre Roland, conduit par Dumouriez, fait son entrée aux Tuileries en costume d’une simplicité assez puritaine, en chapeau rond et en souliers à rubans, de façon à épouvanter le maître des cérémonies. « Eh! monsieur, s’écrie celui-ci, point de boucles à ses souliers! — Ah! monsieur, tout est perdu! » réplique Dumouriez avec un comique sang-froid. Le fait est que tout n’était pas gagné. Après avoir quitté une première fois le ministère à la veille de la journée du 20 juin par la lettre fameuse qui était l’ultimatum de la révolution à la royauté, Roland, on le sait, y rentrait après le 10 août pour en sortir aux premiers jours de 1793, à la veille de la proscription et de la mort, et jamais assurément quelques mois de pouvoir ne furent plus tragiquement remplis.

Ce n’est plus en effet la vie publique avec ses émotions et ses agitations habituelles, c’est la lutte fiévreuse, haletante, mortelle, et Mme Roland, passant ainsi tout à coup dans cette lutte agrandie et enflammée, se montre au ministère de l’intérieur telle qu’elle était dans le petit comité, telle qu’elle est partout, modeste et fière, simple, quoique avec quelque chose qui n’est pas «l’élégance aisée de la Parisienne. » Lémontey la peint à ce moment dans un intervalle de calme, au ministère de l’intérieur. « Elle n’avait rien perdu, dit-il, de son air de fraîcheur, d’adolescence et de simplicité; son mari ressemblait à un quaker dont elle eût été la fille, et son enfant voltigeait autour d’elle avec des cheveux flottant jusqu’à la ceinture. On croyait voir des habitans de la Pensylvanie transplantés dans le salon de M. de Calonne... » Mme Roland donnait assez souvent des dîners, elle recevait les ministres, des députés; elle assistait aux conférences où on délibérait sur ce qu’il y avait à faire à l’assemblée en face des hostilités mal déguisées de la cour, et c’est à ce moment de crise décisive qu’elle apparaît réellement comme la vaillante compagne, comme le lien et l’inspiration de la gironde, de cette gironde lancée contre la royauté jusqu’au 10 août, puis aussitôt dépassée, et réduite à se défendre elle-même contre le jacobinisme triomphant à travers les journées lugubres du 2 septembre, du 21 janvier 1793, qui conduisent au 31 mai, où elle succombe à son tour.

Parti brillant assurément, sincère et honnête, mais plein d’illusions, d’inexpérience et de légèreté ! C’étaient des hommes d’une éloquence pathétique comme Vergniaud, d’un talent réel de publiciste comme Brissot, d’un caractère honnête comme Roland, d’une âme fière et intrépide comme Buzot, d’une imagination vive et en- traînante comme Barbaroux, d’un esprit hardi de journaliste comme Louvet. Ce n’étaient point à coup sûr des hommes d’état comme on les en accusait plaisamment : c’étaient des cœurs généreux et inconséquens. Lorsqu’ils sentaient leur impuissance au milieu des sinistres scènes de septembre, ils ne voyaient pas qu’ils avaient brisé de leurs propres mains tous les moyens de gouvernement. Lorsqu’ils en venaient à se révolter contre le despotisme de Paris, personnifié dans la commune, dans les clubs et les tribunes, ils ne se rappelaient pas qu’ils avaient préconisé cette omnipotence parisienne tant qu’elle avait servi leurs vues ou leurs passions, et ils s’exposaient à cette réponse brutalement sensée faite par un homme du peuple à Mme Roland, qui lui parlait du vœu des départemens, des assemblées primaires : « Est-ce qu’il en a fallu au 10 août? » Lorsqu’enfin ils cherchaient à sauver Louis XVI, ils ne voyaient pas qu’ils avaient commencé par le tuer moralement, que le 21 janvier 1793 avait pour prologue le 20 juin et le 10 août 1792. Ils se débattaient à chaque pas contre les conséquences de tout ce qu’ils avaient affirmé par la parole et par l’action ; mais ce fut leur honneur de s’arrêter dans un mouvement brusque de généreuse indignation, de se rattacher d’un cœur fier dans le péril à leur idéal d’une république honnête et légale, de se redresser avec désespoir contre la politique sanguinaire des massacreurs, de pousser enfin le cri de l’humanité broyée et humiliée le 2 septembre, et c’est là justement qu’entre girondins et montagnards l’abîme se creuse; c’est là, devant le sang de l’Abbaye et des Carmes, que commence cette lutte dramatique et désespérée de tous les jours, de toutes les heures, dont le 31 mai est le triste et fatal dénoûment.

Au milieu de ces scènes, pendant les deux ministères de son mari, Mme Roland est bien réellement l’âme de ce groupe illustre de la gironde; pleine de confiance et d’élan jusqu’au 10 août, suffoquée par le sang au 2 septembre, elle a tour à tour les illusions et les indignations de son parti, avec une volonté plus ferme toutefois et un instinct résolu qui s’impatiente des lenteurs ou des indécisions de ses amis. La figure de Roland, quelques efforts qu’on fasse pour la relever, pour la dégager dans son lustre de patriotisme vertueux, reste certainement effacée dans ce dangereux voisinage de la plus brillante des femmes. Le bonhomme se débat honnêtement dans la désorganisation universelle, et surtout il tient ferme au péril. Son malheur est de n’avoir pas du génie là où il en faudrait, et de trop faire de sa vertu un moyen de gouvernement ou la décoration prétentieusement banale de sa médiocrité.

Ce qui est certain, c’est que dans cette crise croissante, en affectant toujours de décliner un rôle, en se défendant d’être une femme politique, c’est Mme Roland qui a l’ascendant de la parole et du conseil, le prestige de la supériorité de l’esprit et de l’inspiration. C’est elle qui écrit les proclamations, les circulaires, les instructions, et elle se réjouit de l’effet qu’elles produisent, sans s’apercevoir qu’elle met à nu l’inégalité d’une situation qui n’est pas exempte d’un certain ridicule pour son mari, quand elle dit : « Roland, sans moi, n’eût pas été moins bon administrateur; son activité, son savoir, sont bien à lui comme sa probité. Avec moi, il a produit plus de sensation, parce que je mettais dans ses écrits ce mélange de force et de douceur, d’autorité de la raison et de charme du sentiment qui n’appartiennent peut-être qu’à une femme sensible douée d’une tête saine. » C’est elle qui écrit notamment, avant le 20 juin, cette lettre au roi, démission motivée de Roland et dénonciation amère de la cour, — et, chose étrange, cette lettre destinée à provoquer une crise nouvelle, peut-être une révolution, un homme chargé du pouvoir la reçoit des mains d’une femme qui, selon son aveu, l’a «tracée d’un trait, » dans une improvisation, « comme tout ce qu’elle faisait de ce genre! » C’est elle enfin qui, après comme avant septembre, reste le lien de son parti. Dans ses réunions, elle donne l’impulsion, elle excite le zèle des négligens, elle relève les faibles, et si, dans un moment de danger où sa maison est menacée d’être envahie, on veut la faire évader sous un déguisement, elle rejette avec dépit tous ces ajustemens d’emprunt en disant : « J’ai honte du rôle qu’on me fait jouer. Je ne veux ni me déguiser ni sortir. Si on veut m’assassiner, ce sera chez moi. Je dois cet exemple de fermeté, et je le donnerai. » Il faut la voir dans cette double attitude, — ardente à rallier, à soutenir ses amis, et audacieuse, tantôt vis-à-vis de la cour, tantôt vis-à-vis des factieux démagogues qui menacent de submerger la France dans le sang.

L’importance de Mme Roland éclate dans ces saillies de Danton disant avec humeur qu’on a « besoin de ministres qui voient par d’autres yeux que ceux de leur femme, » ou s’écriant avec ironie, lorsqu’il s’agit de savoir si on invitera Roland à rester au ministère, que si on adresse cette invitation au mari, il faut aussi l’adresser à la femme. Et cette importance apparaît bien plus encore le jour où, mandée devant la convention nationale pour je ne sais quelle dénonciation, elle reçoit les honneurs de la séance au milieu d’une explosion d’applaudissemens : situation périlleuse, qui, en attestant sa position exceptionnelle, attirait sur elle les jalousies, les envies, les inimitiés, la haine féroce d’un Marat, qui la comparait à une Circé enivrant ses courtisans de corruptions, ou d’un Hébert, qui l’appelait la reine Coco et la montrait « menant la France à la lisière comme les Pompadour et les Du Barry, » avec Brissot pour grand-écuyer, Louvet pour chambellan, Buzot pour grand-chancelier, Barbaroux pour capitaine des gardes, Vergniaud pour grand-maître des cérémonies, etc. Je ne sais s’il est vrai, comme on l’a dit, que Mme Roland, par ses vives répugnances de femme ou par ressentiment, fut le plus grand obstacle à une réconciliation entre la gironde et Danton, réconciliation qui eût peut-être détourné la catastrophe. Toujours est-il que les girondins avaient livré le roi, que Danton livrait les girondins pour être livré à son tour, et que Mme Roland, toujours fidèle à ses amis, vaincue avec eux après avoir lutté à leurs côtés, devait périr du même coup. Hors du pouvoir, après la dernière retraite de son mari, comme au pouvoir, elle n’était pas moins au combat, et la gironde était à peine décimée, dispersée par les violences du 31 mai et du 2 juin, qu’elle était elle-même arrêtée dans sa maison, tandis que Roland était en fuite.

Dans cette lutte implacable, aux péripéties sanglantes, Mme Roland portait assurément d’abord le feu patriotique et désintéressé d’une âme qui voyait un progrès humain dans la révolution, et qui voulait cette révolution sans les crimes dont on la souillait; mais à ce mobile ostensible et politique il se mêlait aussi une flamme secrète, un entraînement de cœur, un de « ces sentimens généreux et terribles, selon son expression, qui ne s’enflamment jamais davantage que dans les bouleversemens politiques et la confusion des rapports sociaux. » Mme Roland aimait et était aimée au moment où elle était la première à l’action et au péril, et, à vrai dire, dans les affaires du monde, même dans les plus grandes, n’y a-t-il pas souvent tout au fond un de ces puissans mobiles qui, sans se dévoiler, expliquent tout et sont la clé de tout? La situation morale de Mme Roland était des plus compliquées. Cette généreuse femme arrivait à la révolution dans une forte et brillante maturité, sans avoir connu la passion, mais avec une âme faite pour la ressentir. Elle se faisait de son devoir de femme une idée élevée, stoïque : elle avait pour son mari une affection grave et raisonnée, elle était prête à partager sa fortune, à s’associer à ses travaux, à combattre à ses côtés, à se dévouer pour lui; mais en même temps elle ressentait je ne sais quel vide, je ne sais quelle lassitude ou quel tourment secret né de l’inégalité de l’âge, de la différence des natures. C’est elle-même qui fait sa confession. « Si nous vivions dans la solitude, dit-elle, j’avais des heures quelquefois pénibles à passer; si nous allions dans le monde, j’y étais aimée de gens dont je m’apercevais que quelques-uns pourraient trop me toucher. Je me plongeai dans le travail avec mon mari : autre excès qui eut son inconvénient; je l’habituai à ne savoir se passer de moi pour rien au monde ni dans aucun instant, et je me fatiguai... » Jusque-là, on savait tout; on savait encore qu’au moment du 31 mai elle voulait quitter Paris par des motifs secrets, personnels, « par beaucoup de bonnes raisons, » dit-elle, où la crainte n’était certes pour rien. Au-delà, le mystère était resté dans l’histoire intime de Mme Roland. Elle avait aimé, on le croyait; qui avait-elle aimé?

Ce n’était ni Barbaroux, le beau Marseillais au visage d’Antinoüs, comme on l’a supposé souvent, ni Lanthenas, le familier de la maison, qui n’aurait pas demandé mieux, et qui plus tard, en âme subalterne, se vengeait de ses déceptions d’amoureux par la lâcheté de l’abandon dans le danger, ni Bosc, qui ne fut jamais pour elle que l’ami le plus dévoué, ni même Bancal des Issarts, pour qui elle ressentit cependant un commencement de tendresse troublée. L’idole, le préféré, celui qui réveillait dans ce cœur énergique toute la puissance d’aimer, c’était Buzot le girondin. Buzot, avant de revenir à la convention, avait été de l’assemblée constituante. C’était un homme jeune encore, plus jeune que Mme Roland, d’une mélancolie fière, d’une sensibilité concentrée, d’une certaine élégance dans sa tenue, d’une éloquence pénétrante et hardie, d’une intrépidité de cœur plus réelle encore que son éloquence. Il était marié avec une femme qui pâlissait un peu dans tout ce monde, et semble avoir été honnêtement vulgaire. Mme Roland l’avait connu en 1791 dans son petit comité. Elle n’avait pas tardé à démêler en lui ce qui lui plaisait, l’homme doux de mœurs, droit de caractère, capable de s’enhardir à toutes les luttes, et dès lors se nouait entre eux une amitié qui devenait bientôt l’attachement le plus profond et le plus passionné. Buzot, c’était le cœur et la parole de Mme Roland dans la mêlée, et ce qui est assez curieux, c’est qu’on dirait qu’il y a eu sur ce point une vérité connue des contemporains, et qui a été interceptée depuis. On souriait dans la convention à voir l’impatience de Buzot, sa promptitude à monter sur la brèche toutes les fois qu’il s’agissait des Roland. Il se trahissait lui-même, et l’atroce Père Duchesne le renvoyait à la vertueuse épouse du vertueux Roland en lui disant : « Quel plaisir de répéter à ses pieds le rôle que tu dois jouer le lendemain à la convention, de la voir t’applaudir quand tu récites quelque bonne tirade contre Robespierre !... » Quant à Roland lui-même, il n’est plus douteux qu’il ne connût le triste secret : sa femme ne s’était point cachée avec lui; elle lui avait tout révélé. « J’honore et chéris mon mari, dit-elle, comme une fille sensible adore un père vertueux à qui elle sacrifierait même son amant; mais j’ai trouvé l’homme qui pouvait être cet amant, et, demeurant fidèle à mes devoirs, mon ingénuité n’a pas su cacher les sentimens que je leur soumettais. Mon mari, excessivement sensible d’affection et d’amour-propre, n’a pu supporter l’idée de la moindre altération dans son empire. Son imagination s’est noircie, sa jalousie m’a irritée, le bonheur a fui loin de nous. Il m’adorait, je m’immolais à lui, et nous étions malheureux... Je suivrais partout ses pas pour adoucir ses chagrins et consoler sa vieillesse; mais Roland s’aigrit à l’idée d’un sacrifice, et la connaissance une fois acquise que j’en fais un pour lui renverse sa félicité. Il souffre de le recevoir, et ne peut s’en passer. » C’est là le côté douloureux, compliqué, que dévoilent les Mémoires complétés et rectifiés aujourd’hui; c’est là cette passion tardive et puissante dont les lettres récemment découvertes sont le curieux monument.

L’image de Buzot remplit l’âme de Mme Roland jusque dans sa prison, après le 2 juin, surtout dans sa prison, à ces momens suprêmes où tout ce que ce cœur énergique a de puissance semble se concentrer désormais dans une pensée unique. Dans tout ce qu’écrit la généreuse femme, on la voit passer, cette image, distincte et frémissante, là où on ne pouvait voir jusqu’ici qu’une ombre vague et sans nom. Ce n’est point d’elle-même que la prisonnière est occupée, c’est de ses amis qui sont en fuite, et qui peuvent encore peut-être tenter un effort pour la justice dans les départemens ou tout au moins réussir à passer en Amérique ; c’est avant tout du bien-aimé qu’elle s’occupe, inquiète jusqu’à ce qu’elle sache qu’il est avec les autres girondins. Qu’elle raconte les scènes de sa jeunesse, la mort de sa mère, dont le souvenir lui arrache des larmes, elle s’interrompt tout à coup et s’effraie en voyant le salut de « ce qu’elle aime » livré à l’incertitude. Qu’elle trace ses dernières pensées, elle dit adieu à son mari, à son enfant, puis aussitôt elle ajoute : « Et toi que je n’ose nommer, toi que l’on connaîtra mieux un jour en plaignant nos communs malheurs,... etc. » Mais c’est surtout dans ses lettres que la passion éclate directe, spontanée et ardente, dans ses lettres où il y a de tout, de la déclamation, de l’emphase, du stoïcisme, de l’abandon, et dont l’éloquence est tout entière dans l’énergie d’un sentiment unique.

Il y a une sorte d’accent de volupté étrange et amère dans ce cri de délivrance d’une femme qui se sent presque heureuse et libre en franchissant le seuil d’une prison parce qu’elle peut être sans partage et sans faiblesse à ce qu’elle aime, qui redoute d’être rendue au monde parce qu’elle retomberait sous le joug de devoirs qu’elle respecte et qui lui pèsent. Elle doit à son amour de se plaire dans la captivité. «Tu ne saurais te représenter, écrit-elle à Buzot, le charme d’une prison où l’on ne doit compte qu’à son propre cœur de l’emploi de tous les momens! Nulle distraction fâcheuse, nul sacrifice pénible, nul soin fastidieux. Point de ces devoirs d’autant plus rigoureux qu’ils sont respectables pour un cœur honnête, point de ces contradictions des lois ou des préjugés de la société avec les plus douces inspirations de la nature. Aucun regard jaloux n’épie l’expression de ce qu’on éprouve; personne ne souffre de votre mélancolie ou de votre inaction; personne n’attend de vous des efforts ou n’exige de sentimens qui ne sont pas en votre pouvoir... Rendu à soi-même,... on peut, sans blesser les droits ou les affections de qui que ce soit,... retrouver son indépendance morale au sein d’une apparente captivité... Je ne m’étais pas même permis de chercher cette indépendance, et de me décharger ainsi du bonheur d’un autre, qu’il m’était si difficile de faire. Les événemens m’ont procuré ce que je n’eusse pu obtenir sans une sorte de crime. Comme je chéris les fers où il m’est libre de t’aimer sans partage et de m’occuper de toi sans cesse ! Ici toute autre occupation est suspendue; je ne me dois plus qu’à qui m’aime... » Et si Buzot, dont elle parvient à avoir quelques lettres, s’inquiète de son sort, l’accent héroïque se réveille et se mêle à la tendresse exaltée. « Eh! s’écrie-t-elle, il s’agit bien de savoir si une femme vivra ou non après toi! Il est question de conserver ton existence et de la rendre utile à notre patrie; le reste viendra après! » Tout cela, sans nul doute, jusqu’à ce libre et familier tutoiement, est très romain, très stoïque, et ne laisse pas moins voir la femme ingénieuse à colorer, à ennoblir sa passion, la femme qui se fait l’illusion, en se dévouant elle-même, de sauver Roland, et de « s’acquitter ainsi envers lui d’une indemnité due à ses chagrins. » Tout ce qu’il y a d’émotions, de contradictions poignantes dans son cœur s’échappe dans ce cri : « Si je dois mourir, eh bien ! je connais de la vie ce qu’elle a de meilleur, et sa durée ne m’obligerait qu’à de nouveaux sacrifices. »

Lorsque Mme Roland s’exaltait ainsi dans le sentiment solitaire d’une passion tardive et brûlante, elle n’avait plus en effet que peu de temps à vivre. Pour elle, le tribunal révolutionnaire ne pouvait être qu’un lieu de passage entre la prison et l’échafaud. Quand on lui lut son arrêt de mort, elle répondit fièrement : « Vous me jugez digne de partager le sort des grands hommes que vous avez assassinés; je tâcherai de porter à l’échafaud le courage qu’ils ont montré.» Et ce courage, elle le montra en effet en marchant immédiatement à la mort, le 8 novembre (18 brumaire) 1793, à quatre heures et demie du soir. Mme Roland était souriante et grave sans faiblesse et sans jactance. Son visage, plein de fraîcheur et d’éclat, ne portait la trace d’aucune altération. Elle était vêtue d’une robe blanche parsemée de bouquets. Elle passa devant le Pont-Neuf où s’était écoulée son enfance, et peut-être ses yeux cherchèrent-ils ces fenêtres d’où toute jeune fille elle voyait le soleil se coucher derrière les hauteurs de Chaillot. Elle avait pour compagnon sur la triste charrette un pauvre homme, ancien directeur de la fabrication des assignats, Lamarche, qui avait de la peine à se soutenir, tant il était saisi de terreur. Quand ils furent arrivés à la place de la Révolution, elle voulut épargner à son malheureux compagnon le spectacle de son supplice, et elle le fit passer le premier, puis elle gravit elle-même les degrés. Son dernier regard rencontra une image colossale de la liberté, et elle s’écria : « O liberté, comme on t’a jouée! » Un instant après, tout était fini. On dit que deux jets d’un sang vigoureux jaillirent aussitôt de ce corps mutilé dans la splendeur de la vie. Où étaient en ce moment et que devenaient ceux que l’héroïque et intelligente victime avait aimés? Roland était à Rouen; à la nouvelle de la mort de sa femme, il quitta la retraite où il était caché, s’en alla dans la campagne et se perça la poitrine d’une canne à épée. Quand Buzot connut la sinistre nouvelle, il fut un instant fou de désespoir, et peu après il mourut dans un champ de blé près de Saint-Emilion, Bosc, l’ami de tous les instans et de la dernière heure, qui avait un moment accueilli Roland dans sa fuite, et qui était obligé de vivre lui-même caché dans la forêt de Montmorency, Bosc était près de l’échafaud le jour du supplice, reconnaissable à sa haute taille. Après avoir vu mourir Mme Roland, il retourna dans la forêt, où il cacha momentanément dans le creux d’un rocher les Mémoires de son amie, ces Mémoires justement qui allaient bientôt faire revivre cette figure dans sa vérité, dans son originalité native, telle qu’elle apparaît encore dans le demi-jour du XVIIIe siècle comme dans les mêlées orageuses de la révolution française.

Ce jour-là, la révolution dévorait assurément pour son malheur une des plus intelligentes créatures, femme par le cœur, virile par l’esprit et par l’héroïsme, gracieuse et superbe, faite pour rappeler ce qu’elle disait elle-même de ses contemporains : « En nous faisant naître à l’époque de la liberté naissante, le sort nous a placés comme les enfans perdus de l’armée qui doit combattre pour elle et la faire triompher. C’est à nous de bien faire notre tâche et de préparer ainsi le bonheur des générations suivantes. » Je ne dis pas que Mme Roland ait fait sa tâche sans ouvrir son âme aux fausses exaltations, sans commettre des erreurs singulières, erreurs d’esprit et de jugement, erreurs de passion et d’injustice, erreurs de son parti et de son temps, et je voudrais bien aussi laisser de côté ce mot de vertu qu’elle fait si souvent passer dans son langage qu’on finit par le tourner en raillerie contre elle; mais pour ceux qui attachent un juste prix à l’intégrité de l’espèce humaine, c’est une de ces natures qui restent saines jusque dans les corruptions de leur temps, qui peuvent se tromper sans s’avilir jamais. Il y a en elle la fierté du regard qui ne s’abaisse pas, la dignité naturelle, le ressort généreux du caractère, la haine de l’injustice, le dédain de la force, tous les goûts de la liberté, et c’est par là que Mme Roland reste une des plus nobles personnifications de la race humaine dans une de ces crises où les hommes en pliant devant la dictature des multitudes se préparent quelquefois à plier devant la dictature d’un maître, — et se croient toujours de grands citoyens.


CHARLES DE MAZADE.

  1. La tragédie de Charlotte Corday du girondin Salles vient d’être publiée par M. George Moreau-Chaslon, qui a fait l’acquisition du manuscrit ; c’est l’œuvre d’un proscrit rimant sur le ton déclamatoire de l’époque des vers de tragédie à la veille de mourir et sur une héroïne morte de la veille.