Deux Hommes de la Révolution

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DEUX HOMMES DE LA REVOLUTION


Fouché, 1759-1820, par M. Louis Madelin. — 2 volumes in-8o, Paris, 1901, Plon. — Mémoires du général d’Andigné, 1765-1857, avec introduction et notes par Ed. Biré. — 1 vol. in-8o, Paris, 1900-1901, Plon.


L’enquête sur la Révolution se poursuit. Il n’apparaît point que l’ardeur des travailleurs soit près de se refroidir, ni l’intérêt du public pour l’objet de leurs recherches. Ce sont tantôt les morts qui déposent, et l’exhumation de leurs Souvenirs, de leurs Mémoires inédits ne lasse pas notre curiosité ; tantôt les vivans qui interrogent et jugent ces plaideurs d’outre-tombe. Un premier résultat est acquis : je le crois de grande conséquence. La vivacité des sentimens politiques a longtemps maintenu une séparation arbitraire entre la Révolution et l’Empire : cette cloison artificielle ne tient plus devant l’accumulation des biographies : on en a vu la fragilité, lorsqu’il a fallu suivre tant de personnages dans l’unité de leur vie et la logique interne de leur carrière. Je ne sais si l’on professe encore dans quelque jacobinière, — ou dans quelque chapelle napoléonienne, — l’erreur qui faisait du 18 brumaire la fin d’une époque historique et le commencement d’une autre : mais aujourd’hui, pour tout historien réfléchi, la Révolution forme vraiment un « bloc, » une période continue et indivisible de 1789 à 1815.

On trouvera une nouvelle confirmation de cette vue dans deux ouvrages récens : le Fouché de M. Louis Madelin et les Mémoires du général d’Andigné. Par une coïncidence fortuite, ces publications évoquent au même moment deux figures très dissemblables et singulièrement représentatives de l’époque révolutionnaire ; il semble que le ministre de la police et le « brigand » de la Loire veuillent continuer sous nos yeux le duel qui les mit aux prises durant vingt ans. Il y a plaisir et profit à les opposer, comme en un diptyque où ils incarneraient la Révolution et la contre-révolution.


I

Les deux gros volumes de M. Madelin attestent chez le jeune historien un tempérament de bénédictin, une conscience exacte, des facultés d’analyse qui font pardonner un peu d’encombrement et quelques redites dans sa composition touffue. Il a épuisé toutes les sources, imprimées ou manuscrites, il a vécu plusieurs années dans l’obsession de son sujet. Les arbres ne doivent jamais empêcher de voir la forêt, on serait tenté de le rappeler à M. Madelin, si l’on ne se souvenait qu’il a écrit pour une soutenance de thèse, et qui ? cette fin exige de longs développement, une épaisse cuirasse sur l’hoplite qui va guerroyer en Sorbonne.

La thèse du savant docteur, puisque thèse il y a, est celle-ci : le diable de Nantes n’était pas si noir qu’on l’a fait ; on peut plaider pour lui les circonstances atténuantes. Et son biographe les plaide, oh ! sans beaucoup d’assurance. Il faut croire que cette propension à l’indulgence est l’effet naturel d’un commerce prolongé avec Fouché : M. Madelin y a glissé, comme avant lui la princesse de Vaudémont et tant d’autres belles dames, tant d’hommes d’Etat et de princes de sang royal. A vivre si longtemps dans la tanière de son renard, notre auteur s’est habitué à l’odeur de la bête : il ne la juge pas si fétide. Nous serions très portés à croire un avocat qui connaît la en use mieux qu’homme du monde et en parle sans l’ombre de passion : mais nous donne-t-il des raisons qui nous persuadent ? On en décidera quand j’aurai fait un résumé fidèle de ses investigations.

En septembre 1792, Joseph Fouché a trente-trois ans. Issu d’une famille de petits armateurs nantais, sa complexion délicate l’a détourné de l’état paternel. Engagé de bonne heure dans la congrégation enseignante de l’Oratoire, il y a noué d’utiles amitiés avec des confrères qu’il retrouvera dans d’autres compagnies, Daunou, Le Bon, Malouet. Parmi les maîtres et les élèves de la célèbre maison de Juilly, le jeune physicien s’est acquis une réputation de savoir et de bonhomie qui égale presque celle du Père le plus populaire, « le bon Père Billaud, » aliàs Billaud-Varennes. Au collège d’Arras, où il a professé les sciences, il s’est lié avec l’avocat de l’Oratoire, Maximilien Robespierre, avec un officier du génie, Lazare Carnot. Revenu dans sa ville natale, la Révolution l’y trouve principal du collège. Le confrère Fouché n’a pas reçu les ordres majeurs ; il faut réformer sur ce point la légende du prêtre défroqué, elle est mal fondée : M. Madelin en administre la preuve, nous en prenons acte. Rien n’empêchait donc M. le principal d’épouser en 1792, Jeanne Coiquaud, fille du président de l’administration du district. Petit personnage jusqu’alors, étranger aux mouvemens politiques des trois premières années révolutionnaires, il dut à cette alliance et à quelques protections bien choisies son mandat de représentant à la Convention. « Monsieur Fouché fils » se révèle déjà tout entier dans le manifeste qu’il adresse aux électeurs nantais : c’est un modèle du genre insinuant, pour ne pas dire hypocrite. La phraséologie vague du factum ne compromet le candidat avec aucun parti. Son âme froide n’a pas été touchée par les passions qui agitent en sens divers tous ses contemporains ; elle saura les feindre plus tard, quand ce sera nécessaire, elle ne s’y abandonnera jamais. Indifférent à ces querelles d’idéologues, le professeur espérait s’avancer dans les sciences ; une autre carrière s’ouvre, qui promet davantage : il y entre délibérément, avec le coup d’œil hardi de ses ancêtres, les gens de mer, avec la prudence discrète de ses éducateurs, les gens d’Eglise.

Nantes était une ville modérée, girondine, rolandiste. Son obscur représentant alla siéger à la droite de la Convention, près de l’ami Daunou. Il se tint là, toujours muet et fort sage, jusqu’au 15 janvier 1793. Le soir de ce jour, il fit lire à Daunou le discours qu’il avait préparé pour expliquer le lendemain son vote contre la peine capitale, dans le procès du roi. Le 16, la députation de la Loire-Inférieure était appelée à voter sur la condamnation de Louis Capet. Les amis de Fouché attendaient la courageuse harangue dont ils avaient connaissance : ils furent au comble de la stupéfaction quand une faible voix, qui ne s’était jamais fait entendre à la tribune, proféra ce seul mot : La mort ! Ici comme en mainte circonstance semblable, le biographe de Fouché défend son personnage contre le reproche de lâcheté : il met ces volte-face subites au compte d’un calculateur très habile, sinon très édifiant ; le politicien aurait tranquillement pesé les chances ; l’ambition plus que l’épouvante l’aurait rangé chaque fois sous les enseignes du vainqueur probable. Ces distinctions me paraissent un peu subtiles. Il a soufflé sur Vergniaud, qui croyait avoir des principes parce qu’il était tout vibrant de mots sonores, pourquoi n’aurait-il pas soufflé sur Fouché, qui n’avait ni principes ni éloquence, cet effroyable vent de lâcheté, le plus atroce fléau des troupeaux parlementaires, qui fait soudain d’un homme honnête et résolu le complice tremblant des pires scélérats ?

Quoi qu’il en soit, le vote du régicide orientera désormais toute sa conduite. Comme tant d’autres, plus que tous les autres, peut-être, cet homme naturellement débonnaire estimera qu’on ne saurait mettre trop de sang dans le fossé qu’il a creusé entre lui et l’ancienne monarchie. Il en versera des flots pour sa part. Chose singulière, le sang dont il a inondé Lyon ne lui laisse qu’une gêne légère ; les milliers de spectres qui crient vengeance derrière lui, sur les décombres de la malheureuse ville, ne troubleront pas sa lucidité dans ses évolutions conservatrices, réactionnaires ; seule, la petite tache du sang royal lui apparaîtra inquiétante, ineffaçable. — « Disparais, tache damnée, disparais, te dis-je… » Cette adjuration de lady Macbeth, on l’entend en sourdine sous toutes les harangues du citoyen Fouché, sous les conversations diplomatiques du duc d’Otrante. Jacobin repenti, puis grand dignitaire de l’Empire, toutes ses déterminations seront influencées, et ses meilleurs calculs souvent faussés par l’obsession du 21 janvier. Il jouera toutes les combinaisons, sauf celle de la monarchie ; jusqu’en 1815, jusqu’au coup de fortune inespéré qui le fera rentrer en grâce près des frères de sa victime, mais avec moins de foi dans son étoile, avec quelque chose de brisé dans sa belle assurance coutumière, comme si son regard louchait toujours vers la petite tache, pardonnée par les autres, indélébile et irrémissible pour lui seul.

Terroriste terrorisé par son vote fatal, le girondin de la veille va du premier bond aux extrêmes, par-dessus la Montagne, par-delà Danton, par-delà Robespierre, jusqu’au groupe où hurlent Hébert et Chaumette. Mais nulle place n’est sure à la Convention, aucun civisme n’est assez pur. Les missions dans les départemens, l’organisation des levées de volontaires contre les brigands de l’Ouest, voilà l’emploi où un habile homme peut se mettre en évidence, avec le plus de profit et le moins de danger. Le flair de Fouché ne s’y trompe pas : il sera l’un des sinistres acteurs qui s’en iront jouer le drame en province.

M. Madelin nous remémore les fastes de ce proconsulat, à Nantes, à Dijon, à Troyes, à Ne vers, à Moulins, à Lyon : « Il avait, deux ans avant Babeuf, tenté de rendre communiste la politique révolutionnaire ; deux ans après la constitution civile du clergé, il avait voulu fonder l’athéisme officiel… Son passage restait marqué dans trente départemens en caractères de feu et de sang, au milieu des ruines de l’ordre politique, social et religieux. » Dans la Nièvre et dans l’Allier, Fouché applique le programme de la « Révolution intégrale, » comme il dit le premier, le programme de son ami Anaxagoras Chaumette. Il ordonne la révision des fortunes, il signale à la vindicte populaire les riches, « reste de limon déjà vomi par la République. » Il écrit au comité de Moulins : « Je suis étonné, citoyens, de votre embarras : il vous manque des farines, prenez-en chez les riches aristocrates. » — « Du fer, du pain, et quarante écus de rente, c’est tout ce qu’il faut à un républicain ! » s’écrie l’homme qui laissera une fortune personnelle estimée à vingt millions. « On rougit ici d’être riche… Avilissons l’or et l’argent ! » mande-t-il avec un sérieux imperturbable au Comité de Salut public, en lui envoyant des caisses de métaux monnayés, de vaisselle, de bijoux, de vases sacrés.

Les trésors des églises ont été vidés, « les emblèmes de la superstition » enlevés, ou détruits sur les bûchers autour desquels l’ex-oratorien mène les danses des patriotes. L’arrêté du 9 octobre 1793 prescrit d’anéantir toutes les enseignes religieuses qui se trouvent sur les routes, places, et généralement dans tous les lieux publics : un article interdit aux prêtres le port du costume ecclésiastique en dehors de leurs temples. Je relève celle imagination charmante : « Dans chaque municipalité, tous les citoyens morts, de quelque secte qu’ils soient, seront conduits au lieu désigné pour la sépulture commune, couverts d’un voile funéraire sur lequel sera peint le sommeil… » Remarquons les considérans de l’arrêté : « Considérant que le peuple français ne peut reconnaître d’autre culte que celui de la morale universelle… » Il a déjà tout inventé, tout ; prévu, ce pâle professeur. Mais le rare est son indifférence raisonnable pour la folie de destruction où d’autres s’abandonnent par fanatisme, par vengeance, par délire de patriotisme ; lui, il s’en acquitte comme d’une besogne commandée, sans conviction, eu bon employé qui veut de l’avancement, fait sa tâche quotidienne, et la méprise. Les phrases boursouflées qu’il aligne, dans ses rapports à la Convention, il n’en pense pas un mot, il ne ressent aucune des passions qu’elles expriment : il le dira cyniquement plus tard. Le charabia déclamatoire sonne d’autant plus creux sous la plume de cet humaniste pondéré, sceptique. Notons-le en passant, notre langue de raison et de clarté devient le galimatias d’une maison de fous, à l’heure même où elle ne parle que du règne de la raison et des lumières ; les mots, terrorisés et torturés comme les hommes, attestent la démence des idées qu’on les condamne à traduire ; ils laissent une impression de mascarade et d’épilepsie.

Ce fut à Lyon que Fouché donna toute sa mesure. On l’envoyait raser la ville rebelle qui devait faire place à Commune-Affranchie. « Les démolitions sont trop lentes… L’explosion de la mine et l’activité dévorante de la flamme peuvent seules exprimer la toute-puissance du peuple… » Trop lente aussi, la guillotine. Dans la plaine des Brotteaux, entre les fosses parallèles qui recevront leurs corps, les proscrits tombent par centaines sous la mitraille, au signal donné d’une estrade par le représentant empanaché. On achève les malheureux à coups de pique ; le proconsul va se délasser de ces boucheries en suivant le cortège qui promène l’âne couvert d’une chape et coiffée d’une mitre, portant à la queue un crucifix, la Bible et l’Evangile. Le soir, ce bon père de famille, — il le fut toujours, accordons-lui cette justice, — rédige le compte rendu de ses exploits entre les berceaux de son fils Joseph-Liberté et de la petite fille née à Nevers, baptisée civilement sous le nom de Nièvre Fouché. Il écrit au Comité) : « La terreur, la salutaire terreur, est ici à l’ordre du jour… Los représentons auront le courage énergique de traverser les immenses tombeaux des conspirateurs et de marcher sur des ruines, pour arriver au bonheur de la nation et à la régénération du monde. » Il écrit, et il sourit intérieurement de ces sottises, comme un spirituel diplomate sourit des formules protocolaires qu’il adresse à un chef sauvage.

Quelques mois vont passer : les émules du Nantais, qui non ont pas fait davantage, un Fouquier-Tinville, un Le lion, un Carrier sombreront dans la réprobation publique, paieront leur dette sur l’échafaud. — Et Fouché ? — Comment, cet homme bienveillant et sensé ! Y songez-vous ? Il ne peut y avoir rien de commun entre lui et ces atroces criminels. — Mais les massacres de Lyon ? — C’est son adjoint Collot d’Herbois, ce tigre, qui en demeure chargé. L’autre a tout fait pour les empêcher. — Fouché possède l’anneau magique des politiciens heureux, qui ont le don de faire oublier après six mois toutes leurs fautes, tous leurs crimes, alors que les maladroits restent éternellement noircis par une peccadille. Au milieu de ses plus odieux forfaits, il sait assurer sa retraite pour le temps de la réaction ; ce n’est pas assez de dire qu’il est à double face, il nous apparaît protéiforme, il déconcerte le jugement de ses victimes elles-mêmes. Son biographe a très bien montré ce savant jeu de bascule. L’animal rusé recoupe sans cesse sa piste, donne le change ; il s’approvisionne de quelques actes de clémence, il se ménage des amis et des répondans parmi ceux mémos dont il égorge les proches. Les plaignans de Clamecy, qui déposeront contre lui à la barre de la Convention, le diront dans le jargon du temps : « Il présentait d’une main l’olive de la paix, il organisait de l’autre les poignards de la tyrannie. » — On ne les écoutera pas.

Seul, l’ancien camarade d’Arras ne se laisse pas séduire à ces manèges. Le regard aigu de Robespierre a percé le double jeu de Fouché. L’incorruptible, le croyant, — oui, le croyant, — exècre ce sceptique comme il exécra Chaumette, pour les mêmes motifs. Bourgeois conservateur à sa façon, déiste fidèle au culte du Vicaire Savoyard, le dictateur ne pardonne ni le communisme ni l’athéisme. Il a juré la perte de l’hérésiarque, de l’anarchiste qui intrigue avec Gracchus Babeuf ; qui, par surcroît, avait promis mariage à Charlotte Robespierre et s’était joué d’elle. Au retour de la mission lyonnaise, un duel terrible s’engage entre les deux adversaires, se poursuit à la Convention, aux Jacobins. Fouché donne peu de sa personne, il rompt, il ruse, il arme les bras de Tallien, de Barras, il presse les conjurés d’agir. Ses sauveurs agissent enfin, au 9 thermidor, et il n’était que temps : Maximilien allait faire justice. Je le dis sans ironie. Fouché sauvé nous fait presque regretter Robespierre. Celui-ci valait mieux. Il croyait du moins à l’utilité publique du sang qu’il versait. L’autre n’en répandait que pour son utilité personnelle. — Relevons ici une vue très fine de M. Madelin, et qui fait honneur à son sens d’historien : dans la lutte de ces deux hommes, tout au fond de la querelle tranchée le 9 thermidor, comme au fond de la plupart des grandes dissensions politiques et sociales, il y eut un conflit religieux, l’antagonisme de deux sectes : celle de la Raison et celle de l’Être suprême.

Après la délivrance commune, Fouché rentre dans l’ombre. On ne le traque pas, mais il dégoûte : il va se blanchir à l’écart. Se blanchir et s’enrichir. Il a l’instinct des animaux qui se cachent pour changer de peau, quand vient le temps de la mue. La seconde période de la Révolution commence, celle où le jacobin assagi se nantit. Pauvre jusqu’alors, l’homme qui limitait le revenu d’un républicain à quarante écus n’est pas d’humeur à rester en retard sur ses congénères. Barras, qui l’a pris en gré, lui abandonne la desserte de sa table, quelques fournitures d’armées. En 1796, après une mission obscure sur la frontière d’Espagne, on le voit en rapports d’affaires avec les grands soumissionnaires, Ouvrard, Haingnerlot. Il pose péniblement les assises de l’énorme fortune qu’enfleront plus tard les libéralités impériales et les facilités du ministère de la police.

Ce ministère qui semble expressément créé pour son génie, Fouché s’y incruste enfin quand il a fait peau neuve, en 1798. On entre dans la troisième période, celle où le jacobin assagi et nanti cherche un général. Fouché cherche comme les autres ; il tâte Hoche, qui lui manque trop tôt dans la main ; Joubert, qui lui plaît mieux, et avec lequel il pousse les choses fort loin. Il n’avait rien préparé avec Bonaparte : elle n’en est que plus admirable, la stratégie cauteleuse qu’il déploie au 18 brumaire, durant ces heures incertaines où il se réserve, ferme les barrières de Paris, les rouvre triomphalement au succès, se donne et se rend indispensable.

Passons sur la quatrième période, l’heureuse arrivée au but du jacobin devenu courtisan, collectionneur de galons, de titres et d’écus, fier de mettre au service d’une œuvre raisonnable ses vrais talens, quand il en a. C’était certes le cas de Fouché. Son rôle durant la seconde partie de sa vie est trop connu pour que j’y insiste. Ministre de l’Empereur, duc d’Otrante, seigneur de ce beau domaine de Ferrières qu’il a patiemment reconstitué, il demeure le personnage oblique et double que nous avons vu se développer : la directive de sa conduite est toujours cette peur d’une restauration bourbonienne qui talonne le votant du 21 janvier. Il se fait bien venir des émigrés, des gens de l’ancien régime, il leur prodigue les grâces individuelles ; il s’oppose de tout son pouvoir à leur entrée en masse dans l’organisme impérial : la monarchie pourrait s’y insinuer à leur suite. Pour entretenir le fossé qui fait sa sécurité, il y verse de temps à autre un peu de sang, celui des chouans attardés qui tombent sous sa grille : en 1809 encore, longtemps après la pacification de l’Ouest, c’est à son instigation qu’on fusille La Haye Saint-Hilaire et Armand de Chateaubriand. Disgracié en 1810, il se refuse en 1814 aux ouvertures de Vitrolles, de Blacas : il ne peut pas croire à un pardon que sa conscience ne lui accorde pas. Aux Cent Jours, son maître le reprend par force, à contre-cœur, sachant que ce fourbe trahira à journée faite.

Chef réel du gouvernement provisoire après Waterloo, imposé à Louis XVIII par les Anglais, par les Russes, par l’inexplicable engoûment de la société légitimiste, sollicité par le Comte d’Artois lui-même, on le voit enfin entrer chez le Roi Très-Chrétien au bras de Talleyrand, « le vice appuyé sur le crime. » Il vient d’épouser en secondes noces une fille d’une des plus nobles maisons de Provence ; le roi a signé au contrat, les salons du faubourg Saint-Germain et les chancelleries étrangères cajolent à l’envi l’homme d’Etat providentiel. Il y a bien la Chambre introuvable : mais Fouché se moque des assemblées parlementaires, sa longue expérience les dédaigne, « ces machines qu’on remonte et démonte à volonté. » Cette fois, il la croit gagnée, l’invraisemblable gageure ; effacée à jamais, la tache maudite. Non. Des yeux offensés l’aperçoivent encore, ceux de la fille de Louis XVI, qui rentre aux Tuileries et se trouve mal devant le régicide. Un cri d’horreur s’élève, répond aux plaintes de la princesse, confond les calculs des politiques. Fouché tombe pour ne plus se relever. Le roman de Renard est fini. Il erre quelques années à travers l’Europe, hôte suspect repoussé de tous les gîtes, il va expirer au bord de l’Adriatique ; la mort le surprend à Trieste, en train d’établir les comptes de son inutile richesse et de brûler ses papiers de policier. La page est belle où l’historien, oublieux de ses préventions indulgentes, évoque dans cette fumée, au chevet de ce lit de mort, les ombres sanglantes qui se lèvent du charnier des Brotteaux.

M. Madelin a minutieusement étudié le ministre de l’Empire et de la Restauration ; il ne nous découvre rien de nouveau dans l’âme trouble dont il avait sondé d’abord tous les replis. La psychologie de Fouché tenait déjà tout entière dans la confession, mêlée de faux et de vrai, qu’il fit à Ségur en 1809, après la violente algarade de l’Empereur au palais de Fontainebleau. Confession résumée dans la phrase où il avouait cyniquement ce que tant d’autres pensaient et faisaient sans Je dire : « Nous parlions d’égalité, mais au fond nous étions tous aristocrates ! Oui, plus aristocrates que qui que ce soit peut-être… Notre système doit être d’arrêter la marche d’une révolution désormais sans but, depuis qu’on en a obtenu tous les avantages personnels auxquels on pouvait prétendre. » Belle épitaphe suite tombeau du conventionnel, bonne épigraphe d’une histoire qui s’est continuée après lui.

Que la lucide intelligence de Fouché ait séduit la plupart de ses contemporains, et en dernier lieu son biographe, je ne m’en étonne point. Certes, il sied à l’historien d’être indulgent et compréhensif. Excusons dans une certaine mesure tous les hommes égarés par une passion ou une chimère, pour peu qu’ils aient entrevu une minute leur devoir public jusque dans les pires erreurs ; excusons Danton, excusons Robespierre, excusons tout et tous ; d’ailleurs, ils ont expié. Mais, s’il en est un qu’il faille laisser sous l’anathème de la conscience universelle, c’est le froid intrigant qui n’a cherché que son intérêt dans le meurtre des hommes et des idées, le misérable qui a saigné son pays sans croire un instant à la vertu de la saignée. Condamnons-le d’autant plus sévèrement que son succès a fait, école et que cet illustre modèle enseigne à l’engeance des politiciens l’art de parvenir. — « Pourquoi, se demande M. Madelin, pourquoi ce type achevé, complet d’opportunisme n’a-t-il rencontré qu’impopularité, haine, outrage, mépris dans ce siècle d’opportunisme ? » — Singulière question. Notre auteur ne sait-il pas avec quelles mines et quels blâmes on parle d’une femme compromise dans un cercle de femmes perdues ?


On voyait quelquefois dans le cabinet du ministre de la Police, plus souvent entre les mains de ses agens, un homme qui offrait le plus parfait contraste physique et moral avec la face chafouine et l’âme tortueuse de Fouché. « Très flegmatique, » disent les signalemens qui le représentent comme un conspirateur redoutable, taillé en force, avec un regard de franchise dans le bleu limpide des yeux, un menton volontaire sous des traits nobles et tranquilles, le comte Louis d’Andigné de Sainte-Gemmes, chef de chouans sur la rive droite de la Loire, était au début du siècle un personnage prestigieux, déjà légendaire dans les salons de Paris, dans les bureaux de police, dans les prisons d’État de l’Empire français. Fouché désespérait d’en trouver une assez forte pour retenir l’oiseau sorcier qui s’envolait à travers les barreaux de toutes les cages. En 1804, une ordonnance de non-lieu mettait hors de cause les hommes de garde qui l’avaient laissé échapper de la citadelle de Besançon : elle portait cet unique considérant, que « garder un prisonnier comme d’Andigné était chose impossible. » Notre enfance fut bercée avec l’histoire de ces évasions fabuleuses ; elles ont fourni un thème inépuisable aux inventions des romanciers et des dramaturges. Nous en avons enfin le récit authentique, de la main même du héros : récit très simple, exempt de fanfaronnade. Les Mémoires du général sont annotés par M. Edmond Biré : autant dire qu’ils ont le visa d’un ministre de la police rétrospective dans l’Ouest, du patient assembleur de dossiers qui possède le casier historique de chaque Vendéen, de chaque Breton.

Race de géans, ces d’Andigné, faits pour la guerre et l’aventure, inusables à la fatigue et au feu. Ils passaient tous quatre-vingt-dix ans : depuis le grand-père, un colosse célèbre en Anjou par son duel avec M. de Dieusie, qu’il tua dans un cimetière ; depuis le grand-oncle, chasseur forcené, enragé querelleur, qui avait troué seul à travers les Impériaux dans la retraite de Prague et qui bâtonnait ses petits-neveux. Le frère aîné du général, le marquis, acheva son dix-neuvième lustre. Le cadet, d’Andigné Jambe de bois, ayant été fracassé à la bataille d’Aboukir par un boulet qui lui enleva la jambe droite, mourut avant ses frères, à quatre-vingt-neuf ans. Louis, embarqué comme garde-marine dans sa quatorzième année, quitta la mer pour subir, de 1791 à 1815, toutes les misères que racontent ses Mémoires : l’émigration, la rude guerre de la chouannerie, les longues détentions dans ces cachots d’où il s’évadait en se rompant les membres, les persécutions, l’exil sur les routes d’Allemagne. Quand la Restauration lui rendit le repos, après une existence si surmenée et dans l’âge où un autre eût soigné ses rhumatismes, ce jeune homme de cinquante-trois ans épousa par amour une créole qui en avait vingt, Mlle  Onéida de Blacons, née dans les forêts de la Pensylvanie. Il eut d’elle trois fils, les éleva paisiblement, et s’éteignit en 1857, avec la sérénité d’un juste qui pouvait regarder derrière lui quatre-vingt-quatorze années de vie sans y retrouver autre chose que des actions courageuses, des devoirs remplis, un dévouement indéfectible à des principes dont il n’avait jamais douté.

Ne cherchez pas dans les Mémoires des « morceaux » littéraires, ni des spéculations de philosophie politique. Un honnête homme les a écrits sans prétention, pour témoigner de sa foi et des actes qui l’ont servie. Cet écolier fit ses humanités en croisière aux Antilles, dans la guerre contre les Anglais. « J’eus, près de la Barbade, mon premier combat naval. J’avais alors quatorze ans et demi. » Ses maîtres d’école s’appelaient La Motte-Picquet, d’Estaing, Suffren. MM. les officiers du corps de la marine n’ayant pas adopté les idées des parlementaires, dit d’Andigné, il suivit ses camarades dans l’émigration. Ce corps formait, sous les ordres de M. d’Hector, un régiment spécial à l’armée des princes. Il y fit peu de besogne et notre lieutenant de vaisseau n’y rencontra que dégoûts. Sur le rôle et les chances des émigrés, sur la façon dont l’Europe se jouait deux, cet esprit juste avait d’instinct les vues que Joseph de Maistre développait dans ses admirables Considérations : « Une des lois de la Révolution française, c’est que les émigrés ne peuvent l’attaquer que pour leur malheur, et sont totalement exclus de l’œuvre quelconque qui s’opère. » Le loyalisme enchaînait ce soldat sous le drapeau de la marine royale, transporté à Bonn : son cœur était resté en France. Il eut dès Je premier jour les sentimens dont témoigne une lettre de la baronne de Montet, écrite de Vienne en 1813 : « M. d’Andigné sourit amèrement, lorsqu’il entend annoncer une nouvelle défaite des Français. Il écoute quelques instans le récit de la bataille perdue, mais il ne peut le laisser achever. Il s’échappe de son cœur tout français un doute qui a l’accent de l’espérance, ou un cri qui a celui du désespoir. » Seul entre les chouans, il se défia toujours du secours anglais d’où les autres espéraient leur salut. Il n’en attendait, que mécomptes : il revient à maintes reprises sur les intentions de l’Angleterre, qui sont d’affaiblir la France sans aider sérieusement les Vendéens. C’était d’un soulèvement du sol natal que devait sortir à son sens la victoire de sa cause.

Dès qu’il en eut la facilité, d’Andigné se jeta dans une barque de Jersey, passa de nuit sous le feu des canonnières républicaines, gagna la falaise bretonne. Adresse, endurance, courage et chance, il montre déjà dans ce débarquement périlleux les qualités qui allaient faire de sa vie toujours risquée un prodige perpétuel. C’était en 1795. La grande guerre de Vendée venait de finir. Restait la chouannerie : d’Andigné l’organisa avec Scépeaux sur la rive droite de la Loire, donnant la main à d’Antichamp et à Suzannet sur la rive gauche. Arrêtée par la paix de la Mabilais, elle reprit après les événemens du 1er  prairial. Le chef angevin était allé pratiquer des intelligences à Paris : il assista à cette journée, la confiance et le désir de l’action lui revinrent au spectacle qu’il décrit : « La Convention était divisée en plusieurs partis, cherchant tous à se fortifier aux dépens les uns des autres ; ils vivaient au jour le jour, sans plan, sans que personne parmi eux fut capable d’en former un, et encore moins de le suivre ; leurs passions, leurs intérêts, les occupaient uniquement. La France gémissait sous le gouvernement le plus méprisable ; et pas un de ces soi-disant représentais ne paraissait y songer. » — Ayant vu ces choses, d’Andigné rappela autour de lui les gars du Bocage : ils tinrent la campagne jusqu’aux conférences de Pouancé, jusqu’à la pacification définitive de 1800. Le général se prononça cette fois pour raccommodement : sensé autant que brave, il comprit que la partie n’était plus jouable après la détente qui suivit le 18 brumaire. Comme le tableau que nous lui empruntions ci-dessus, la constatation qu’il fait alors d’un apaisement instantané est un document à recommander aux historiens. Mais un chapitre de ce livre fixera entre tous leur attention, celui où le partisan rapporte son entretien avec le Premier Consul. Ses compagnons Lavaient délégué auprès du gouvernement nouveau : Hyde de Neuville l’introduisit chez Talleyrand, qui les mena au Luxembourg.

Nous avions déjà dans les Mémoires de Hyde de Neuville un résumé du mémorable colloque. J’en ai touché ici quelques mots[1]. Mais Hyde était un agent d’intrigues politiques, un esprit plus léger, mieux averti des choses parisiennes. D’Andigné apportait au Luxembourg l’âme intacte d’un terrien de Vendée, d’un croyant cuirassé dans sa foi, ignorant des contingences. C’est sa déposition qu’il faut lire pour y admirer la grandeur et la profonde signification de cette scène : elle mit aux prises durant quelques instans un principe et un génie.

« On nous fit entrer dans un cabinet, au rez-de-chaussée. Un petit homme, de mauvaise mine, y entra peu après nous. Un frac olive, des cheveux plats, un air d’une négligence extrême ; rien dans son ensemble ne me donnait à penser que ce pût être un homme important. » — C’était le génie. Il éclate dans les premiers mots de Bonaparte, avec la volonté sûre d’elle-même, l’activité bouillante, le réalisme de la raison, l’intuition soudaine du point faible qu’il faut emporter par la persuasion, les câlineries ou la menace. Son interlocuteur n’est qu’un homme ordinaire, sans puissance et sans gloire ; il n’a pas en lui-même la confiance superbe de l’autre : toute sa force est hors de lui, dans le principe où l’attache un lien héréditaire, dans la tradition qu’il aime et défendra jusqu’à la dernière goutte de son sang. Séductions et menaces viennent mourir contre le cœur retranché dans ce fort : « Je suis royaliste. » Bonaparte frappe droit au défaut de l’armure : « Vos princes n’ont rien fait pour la gloire. Ils sont oubliés. Que n’étaient-ils dans la Vendée ? C’était là leur place. — Leur cœur les y a toujours appelés : la politique des puissances étrangères les en a toujours éloignés. — Il fallait se jeter dans un bateau de pêche ! s’écria-t-il d’un son de voix qui partait du creux de l’estomac. »

D’Andigné sent trop bien la force de l’attaque, lui dont les ouvertures étaient naguère repoussées dans les grandes villes de l’Ouest avec ces mots : « Qu’un prince paraisse, notre existence, notre fortune, tout est à sa disposition ; mais nous ne servirons pas les passions de quelques particuliers. » Il lui souvient sans doute qu’il a vu le Comte d’Artois retenu à bord d’un vaisseau anglais, en rade de Portsmouth, sous la menace d’une arrestation pour dettes s’il mettait le pied sur le sol britannique. Il se rappelle les hésitations de ce prince à l’île Dieu, et celles du Duc de Bourbon, qui craignait de froisser Monsieur en débarquant avant lui. Qu’importe ? Les défaillances des princes n’ébranlent pas la foi de leur serviteur, elle s’attache plus haut, à leur principe. — Impuissant à l’entamer, Bonaparte veut terrifier son interlocuteur par un de ces accès de colère qu’il sait si bien feindre : « Je marcherai sur vous avec cent mille hommes ! — Nous tacherons, répondis-je froidement, de vous montrer que nous sommes dignes de vous combattre. — J’incendierai vos villes. — Nous vivrons dans les chaumières. — Je brûlerai vos chaumières. — Nous nous retirerons dans les bois… » Il faudrait citer tout ce dialogue, où chaque parole du Consul est admirable de justesse, chaque réplique du chouan noble et forte. L’homme de la tradition n’y fait pas figure d’inférieur devant l’homme du destin. Mais de quelque façon qu’on les juge, un sentiment invincible s’impose au lecteur : il n’y a plus à cette heure sur l’horizon de la France que ces deux forces sensibles, le principe et le génie ; misère négligeable, tout le reste, tout ce qui fait en dessous tapage et illusion, tout ce qui flotte sans boussole entre ces deux pôles, avec Fouché et consorts. — Pages révélatrices, égales par leur puissance d’évocation au sublime entretien d’Egmont et du duc d’Albe dans le drame de Goethe ; la simple réalité ne le cède pas ici à l’imagination méditative du poète qui a le mieux vu dans le cœur des hommes d’Etat.

Les préférences du grand public iront sans doute aux pages suivantes, au récit captivant des évasions. Je n’entreprends pas de résumer ce roman fantastique et véritable. Les combinaisons patientes du prisonnier, les péripéties et la réussite de ses plans audacieux en font tout l’intérêt. Qu’un être humain pût s’envoler de ces nids d’aigles, le fort de Joux, le château de Besançon, cela n’entrait pas dans l’esprit de ses geôliers. Muni d’un ressort de montre pour seul outil, il scie durant de longs mois les triples rangées de barreaux, descelle les pierres, tombe et passe invisible au milieu de la garde renforcée, dégringole dans les ténèbres sur les parois de roches à pic, route au fond des précipices, échappe aux poursuites à demi broyé. Il va se rétablir dans les cachettes amies, erre sous de faux noms, reparaît : on le reprend, il réchappe, jusqu’au jour où la police lassée le laisse fuir à l’étranger et respire enfin, plus soulagée que lui. Rentré en France avec son roi, d’Andigné rassemble encore ses chouans aux Cent Jours. Heureux instant de sa vie, celui où il fit fusionner chouans et patriotes, en 1815, pour tomber ensemble sur les Prussiens du corps d’occupation qui le prenaient de trop haut. Instant mélancolique, celui où il se rendit sans espoir à l’appel de la Duchesse de Berry, en 1832 : coffré au château d’Angers par la gendarmerie de Louis-Philippe, il y retrouvait ses habitudes, une illusion de jeunesse ; libéré aussitôt, il dut sortir d’une prison par la porte, tout bourgeoisement, pour la première fois ! Déchéance humiliante, qui signifiait clairement la consommation des temps héroïques et des aventures, le désarmement final dans le repos des vieux jours.

« Vous avez très bien fait de vous défendre contre un gouvernement oppresseur. » — Ce furent les premières paroles adressées par le Consul au partisan, dans leur dramatique entrevue. — Je ne sais si le lecteur ratifiera cette opinion de Bonaparte, ni s’il donnera raison aux nombreux articles de la Déclaration des Droits qui justifiaient les Vendéens dans leur résistance à l’oppression. Avant de prendre parti, qu’il examine comme je viens de le faire ces deux livres, qu’il compare ; ces deux figures typiques, Fouché, d’Andigné. Il verra en raccourci la vie du duc d’Otrante et de ses pareils, entrant dans la Révolution comme dans une carrière lucrative, l’arrêtant quand ils en ont tiré « tous les avantages personnels qu’on en pouvait prétendre, » comblés de biens et d’honneurs selon le monde, les pieds dans le sang innocent, la tête courbée devant tous les maîtres qui paient, pendant qu’ils paient, jusqu’à l’heure des trahisons opportunes — Il verra en regard le général vendéen et ses frères d’armes, fermes dans leur foi, toujours prêts à renouveler sans illusion leurs sacrifices à une cause perdue, appauvris par leur dévoûment, négligés par leurs princes, froidement reçus à la Restauration dans ces Tuileries où ils gênent, où le duc d’Otrante tient le haut bout de la table. — Bref, le lecteur verra un lot de sordides coquins et une troupe de très braves gens.

Nous vivons, dit-on, en un temps où toutes les doctrines reçues font banqueroute dans le doute universel : les mots n’ont plus guère d’empire, les raisonnemens théoriques ne décident plus de nos opinions. Dans ce grand désarroi, beaucoup d’esprits distingués en arrivent à juger comme les simples ; et ils mettent le bon droit du côté où ils voient le plus de braves gens. Si l’on adoptait ce critère historique, le choix serait aisé entre les d’And igné et les Fouché ; entre les hommes de principe dont les mâles vertus avaient fait cette France qu’ils voulaient maintenir, et les hommes de proie qui nous l’ont laissée défaite, débile, toujours exposée à l’une de ces deux calamités, la protection tyrannique de César, la menace navrante de l’étranger.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Voyez le Roman d’un Conspirateur, dans la Revue du 15 août 1892.