Aller au contenu

Deux Missions françaises dans la Boucle du Niger

La bibliothèque libre.
Deux Missions françaises dans la Boucle du Niger
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 684-695).
DEUX MISSIONS FRANÇAISES
DANS
LA BOUCLE DU NIGER

Le 16 avril 1890, M. le colonel Archinard, commandant supérieur du Soudan français, envoyait le capitaine Quiquandon dans le Kénédougou auprès du roi Tiéba, notre allié naturel contre le remuant et artificieux Samory. Rien n’est plus propre à cimenter une amitié que la communauté des intérêts et des rancunes. Le capitaine devait étudier, sonder ce roi noir, scruter ses intentions, l’enchaîner à notre politique. Il devait étudier aussi son pays et les pays voisins, nous y faire prendre pied, aviser aux moyens de nous rendre maîtres des marchés et des routes commerciales, préparer l’installation d’un résident dans quelque ville importante de la boucle du Niger. Il a pleinement réussi dans sa mission. Dès les premiers jours il sut se gagner les sympathies et la confiance de Tiéba. Avant de faire la guerre à Samory, Tiéba désirait assurer ses derrières en réglant ses comptes avec les deux petits États de Loutana et de Kinian, dont il avait à se plaindre et dont il redoutait les complots. Grâce aux conseils et à l’assistance du capitaine français, il a mené à bonne fin sa double entreprse, et il s’est plu à reconnaître les obligations qu’il lui avait Le jour où M. Quiquandon prit congé, l’un des frères du roi lui dit : « Votre présence ici a été pour nous une occasion de constante bonne fortune. »

Le capitaine, à son tour, avait confié à un médecin de la marine, M. Crozat, une mission dans le Mossi, dont la capitale est située à 500 kilomètres à l’est de celle du Kénédougou. M. Crozat était chargé de se rendre auprès du roi ou naba du pays pour tâcher d’obtenir de lui un traité écrit le plaçant sous notre protectorat. Il devait en outre, autant que les circonstances le lui permettraient, s’appliquer à établir ou à consolider notre influence auprès des chefs des divers districts qu’il traverserait et recueillir, en cheminant dans ces régions peu connues, tous les renseignemens, toutes les informations utiles. Le docteur Crozat se mit en route le 1er août 1890. Après quelques incidens fâcheux, il atteignit la capitale du Mossi, Ouaggadougou; il réussit à se faire recevoir par le naba, et, le 20 novembre, il était de retour à Sikasso.

Plus on explore l’Afrique, plus on découvre que l’homme y est aussi divers qu’en Asie ou en Europe, que de lieu en lieu les mœurs, les coutumes varient comme le tempérament, le caractère et le costume. Pour ne parler que de la boucle du Niger, on y trouve des races qui ont le génie de la conquête, de la domination, et d’autres qui sont faites pour obéir à un conquérant dont elles reçoivent la loi, tout en maudissant en secret leur servitude et en gardant au fond de leur cœur la haine de l’étranger : « Les génies du pays, disent les Sénophos du Kénédougou, se sont retirés au fond de certaines mares. Malheur à l’imprudent qui, en passant près de ces mares, se permettrait de parler la langue bambara ! Le pays est sénopho, et les génies ne veulent entendre parler que le sénopho. » Telle peuplade a le goût des entreprises, l’amour des aventures ; telle autre semble condamnée à une éternelle torpeur, à toutes les misères du corps et de l’âme, et selon le mot du poète italien, « l’étroitesse du vivre ne permet pas à ses pensées de courir. »


.... Strettezia
Del viver, che i pensier non lascia ir vaghi.


Ici on méprise le commerce et on se défie des marchands, des étrangers, des diulas; ailleurs on dit : « Ce sont les étrangers qui font la grandeur des rois en portant leur nom chez les peuples lointains, et les commerçans sont la fortune d’un pays. » A quelques pas d’un village où les arts mécaniques sont inconnus, vous en verrez d’autres qui vous étonneront par la perfection relative de leurs industries. Le capitaine Quiquandon a trouvé, dans les marchés de Sikasso, des poêles à frire d’une seule pièce et des marmites forgées en deux parties très bien ajustées. Il acheta, pour 3,500 cauris, un cadenas imité des nôtres et qui les valait. Il constata que les forgerons de l’endroit étaient d’une adresse peu commune, qu’ils refaisaient des pièces d’arme, et que l’arme fonctionnait.

Il a constaté aussi, une fois de plus, que si beaucoup d’Africains sont d’incorrigibles trembleurs, de vrais lièvres, il en est qui poussent le courage jusqu’à la témérité. Au siège de Kinian, quand un obus avait fait brèche, on voyait des sofas résolus à mourir ou à vendre chèrement leur vie, passer leur tête par le trou, agiter une queue de vache, en criant : « Kalo! kalo! Ce n’est pas vrai! ce n’est pas vrai ! » puis décharger leur arme sans manquer leur homme. Un de ces sofas ouvrit l’une des portes du tata, s’avança d’une vingtaine de mètres, tira, et, au milieu d’une grêle de balles, s’éloigna tranquillement et referma la porte derrière lui. Un obus la brisa sans la jeter bas. Il la rouvrit, s’avança de nouveau et se mit à danser en agitant son chasse-mouches d’une main, son fusil de l’autre.

M. Crozat, de son côté, a trouvé au Mossi des populations qui ont toutes leur morale particulière, leur code des bienséances, et qui entendent d’une façon fort différente l’honneur et la justice. Il y a des Bobos qui sont de vrais brigands, pour qui tout passant est une proie. D’autres ont des scrupules, ils n’attaquent jamais un voyageur séjournant dans leur village; ils attendent jusqu’au lendemain et vont le guetter sur la route. D’autres encore sont d’ingénieux casuistes, et ils inventent mille règlemens vexatoires pour se procurer des prétextes à pillage. Un beau jour, tel sentier est déclaré interdit aux étrangers; malheur à l’imprudent qui s’y aventure ! Tout voyageur qui monte sur la terrasse d’une maison sans avoir pris la précaution d’enlever ses sandales, tout porteur qui, en traversant un village, soulève, comme font les noirs dans leurs momens de lassitude, son fardeau au-dessus de sa tête, ou qui, l’ayant posé à terre, ne s’assoit pas dessus, est mis incontinent à l’amende. Si un âne laisse tomber sa charge ou tombe lui-même, la charge et l’âne sont confisqués, et, pour s’assurer que l’âne tombera, on pose des poutres en travers des chemins et on y pratique des fondrières artificielles. Ce sont de singulières gens que ces Bobos. Ils croiraient se déshonorer en mangeant du couscous préparé par une ménagère vêtue d’un pagne, et ils exigent que leurs femmes n’aient pas d’autre costume qu’une simple touffe de feuilles, fraîchement cueillies, attachées par une ficelle qui fait le tour des reins. « Femme qui s’habille, disent-ils, a quelque chose à cacher, et ce qu’on veut cacher n’est jamais beau. » Le docteur n’est pas éloigné d’approuver leurs maximes et leur usage. « Il n’est pas rare, écrivait-il dans son rapport, de rencontrer chez les Bobos des jeunes filles aux formes admirables, et la simplicité de leur costume est loin d’être déplaisante. »

Comme leurs mœurs, les institutions politiques des Africains varient selon les lieux et les circonstances. Le royaume du Kénédougou où le capitaine Quiquandon a fait un séjour de dix mois ne ressemble guère à cet autre royaume musulman du Mossi qu’a parcouru le docteur Crozat. Le premier est une vraie monarchie militaire, qui a pour capitale un grand village de plus de quatre kilomètres de tour, enfermé dans une enceinte fortifiée ou tata en forme de crémaillère. Ce tata et ses bastions ont fait leurs preuves; Samory n’a pu les prendre; après un long siège, il a dû s’en retourner avec sa courte honte. Le roi ou fama qui réside dans cette capitale peut dire comme Louis XIV dans ses instructions au dauphin : « Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et entière de tous les biens qui sont possédés par les gens d’église comme par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes. » La plus grande partie du Kénédougou est sa propriété personnelle, où tout lui appartient, choses et gens, hommes et bêtes.

Le royaume de Tiéba est comme un vaste domaine obéissant à un puissant chef de case, et tous ses sujets sont ses captifs. Les uns sont cultivateurs, d’autres sont commerçans ou diulas, d’autres presque uniquement guerriers. Les diulas vont chercher des kolas où l’on en trouve, du sel à Djenné, des étoffes européennes et des armes à Médine ou à Kayes. Ils sont au service exclusif et à la solde du souverain; c’est lui qui leur fournit les objets d’échange, c’est à lui seul qu’ils rapportent leurs marchandises. Les cultivateurs sont astreints à des résidences déterminées. Tel village important au point de vue stratégique a été créé de toutes pièces par l’ordre du maître; tel autre, détruit jadis, a été relevé et repeuplé par les colons qu’il a fait venir de quelque province éloignée. A la tête de ces villages il met un de ses sofas, et un captif devient chef de captifs. En principe, les récoltes appartiennent intégralement au fama; d’habitude, il se contente des produits d’un domaine ou lougan ensemencé et cultivé pour son compte par le village tout entier.

Toutefois, si puissant que soit un conquérant africain, il est tenu de compter avec les traditions des populations conquises, et au Kénédougou comme ailleurs, le régime patriarcal est le seul que comprennent les populations autochtones. Dans chaque village, le vrai roi est l’aïeul, l’ancien ; celui qui règne à Sikasso est un dieu dont on entend souvent parler, mais qu’on ne voit jamais, et avec lequel on ne communique que par l’intermédiaire de ses saints. Le pouvoir de Tiéba est un despotisme tempéré par l’esprit de famille et par l’autorité des barbes grises; mais il a une armée, des capitaines choisis par lui, des soldats qui ne jurent que par son nom et dont il dispose à son gré, et dans les grandes circonstances, aussi loin que s’étendent ses états, il est presque sûr d’être obéi.

Tout autre est le système de gouvernement que le docteur Crozat a pu étudier dans le bassin, du Volta. Le Mossi est une immense terrasse, creusée de dépressions peu marquées, où l’eau croupit, hérissée de nombreux mamelons ferrugineux et surmontée çà et là de quelques pics granitiques isolés. La capitale n’est pas comme Sikasso un lieu fortifié. « Qu’on se représente, dit le docteur, un large plateau dénudé que l’on aperçoit en venant du nord d’une distance de quatre ou cinq kilomètres, une vaste étendue de terrain avec d’immenses lougans, une ligne de mares, des lambeaux de terres incultes où l’on devine la roche ferrugineuse sous les herbes folles, quelques bouquets de grands arbres et par endroits à demi couchés dans les mils, des groupes de cases malinkés, tel est Ouaggadougou. N’était le déboisement des environs, rien ne révélerait au voyageur que c’est là un grand centre et la demeure d’un souverain. »

Cette capitale, qui n’est qu’une agglomération confuse de hameaux de culture, offre une fidèle image du royaume tout entier ; il est fait de pièces et de morceaux, et ces pièces sont mal ajustées. La légende rapporte que le premier naba du Mossi eut 333 fils, qui à sa mort se partagèrent son héritage et, devenus nabas, transmirent leur pouvoir à leur descendance directe. Aujourd’hui encore, le pays se divise, dit-on, en 333 provinces, qui ont chacune leur chef héréditaire, et le naba d’Ouaggadougou a la prétention de régner sur 333 rois. « Au fils aîné du premier roi de Mossi était échue la province d’Ouaggadougou et avec elle l’autorité sur ses frères. Cette autorité s’est conservée à sa descendance, mais le temps et les circonstances l’ont considérablement amoindrie. Le naba d’Ouaggadougou n’est considéré par les autres nabas que comme le premier d’entre eux et le chef de leur famille. Il y a une hiérarchie parmi ces nabas. L’apanage primitif de chacun des fils du conquérant a dû être morcelé à diverses époques ; de telle sorte qu’il n’y a guère aujourd’hui de petit village qui n’ait son naba et que chacun de ces nabas est à la fois suzerain et vassal. Il y a aussi des préséances, et quatre de ces chefs jouissent du curieux privilège de ne pas avoir à tendre la main lorsqu’un grand marabout, par exemple, vient les saluer. »

Comme tous les pays soumis au régime féodal, le Mossi est perpétuellement troublé par les zizanies domestiques et les guerres civiles, et le pouvoir central n’y fait guère sentir son action. Le roi de 333 rois n’exerce sur ses nombreux vassaux qu’un pouvoir purement nominal. Ses richesses si vantées par les noirs sont chimériques ; son palais tombe en ruines. Il vit entouré de quelques serviteurs choisis. Il a dix chevaux au plus ; en revanche, il a une centaine d’eunuques, et ses eunuques sont la consolation de son orgueil.

Mais il n’a pas d’armée, et qu’est-ce qu’un souverain sans soldats ? Il n’intervient dans les guerres civiles que pour prêcher la modération aux belligérans. Quand il a parlé, les petits nabas obéissent quelquefois ; le plus souvent, ils n’en font qu’à leur tête, et sa seule vengeance est de les bouder quelque temps. À la vérité, il prélève quelques impôts, mais ils ne lui sont donnés qu’à titre de présens volontaires. Triste sort que celui de ce roi des rois. Il a des prétentions sans limites, et tout lui en démontre la vanité ; il se regarde comme un très grand personnage, et tout lui fait sentir sa faiblesse. En réalité, il ne gouverne que sa capitale. Il y a quelques années, un petit naba des environs est venu piller en plein jour un de ses marchés ; cet audacieux roitelet n’a pas été encore puni. Une anarchie tempérée par les conseils d’un souverain qui n’a pas d’autre droit que celui d’en donner, c’est ainsi qu’on entend la politique dans le Mossi. Les pillards s’en trouvent bien; les pillés se consolent en guettant l’occasion de piller à leur tour.

Ce n’est pas seulement par l’étendue de leur pouvoir que le fama du Kénédougou et Bocary, grand naba du Mossi, diffèrent l’un de l’autre; visage, caractère, humeur, croyances, habitudes, ils ne se ressemblent en rien. Le capitaine Quiquandon prit tout de suite en goût le roi Tiéba; dès le premier jour, il se sentit attiré par cet homme de quarante-cinq ans, grand, fort, vigoureux, dont la figure exprime une sorte de bonté goguenarde et un peu narquoise. Le regard est franc, l’œil très clair, le nez droit, un peu fort, la bouche bien dessinée, le menton allongé et orné d’une petite barbiche de marabout. Vêtu avec quelque recherche et une certaine coquetterie, portant un ample et long boubou en tissu européen, et un pantalon à plis nombreux, qui dépasse à peine le genou, chaussé de sandales ou de bottes ouvragées, coiffé du petit bonnet rond des Toucouleurs, que surmonte quelquefois un chapeau pointu aux larges ailes, Tiéba méprise les amulettes. Il n’a sur lui ni têtes d’oiseaux, ni cornes de biche enveloppées de drap rouge, ni gourdes de pèlerins, ni queues de vaches, ni gris-gris. Tout au plus, les jours de combat, revêt-il un petit boubou à talismans, souvenir de sa première jeunesse.

Autant que les amulettes, il méprise les vanités chères à la morgue africaine, et il ne met pas sa gloire à se rendre invisible. Il sort souvent de chez lui à cheval, sans aucune escorte. Sa petite cour se compose de quelques vieux conseillers, de ses compagnons d’armes, de ses musiciens ou griots, et une vingtaine de jeunes gens suffisent à le garder. Sa famille est nombreuse; après chaque expédition, il enrichit son harem de nouvelles femmes choisies parmi les favorites ou les filles du chef vaincu. Pendant les cinq mois qu’a duré le siège de Kinian, vingt et un enfants lui sont nés.

Tiéba semble être fort supérieur à la moyenne des souverains noirs. Il n’est pas l’héritier de la fortune de ses pères; fils de ses œuvres, il a conquis lui-même son royaume et il commande à des frères plus âgés que lui. A la mort de son père Daoula, toutes les provinces se révoltèrent; il les remit l’une après l’autre sous le joug, et il a consacré son droit de conquête en prenant, le premier de sa famille, le titre de roi ou de fama. Il n’en témoigne pas moins à ses aînés une grande déférence. Dans les partages de butin, il les autorise à se faire leur part; il les appelle souvent dans ses conseils, leur prodigue les marques de respect, et c’est à eux qu’il confie l’éducation de ses nombreux enfans. De leur cité, ils s’effacent devant lui et le considèrent comme le vrai chef de leur maison. Il s’est réservé au nord-ouest de Sikasso un vaste lougan, dont les produits sont affectés à son usage particulier. Chaque année, au moment des semailles, tous les membres de la famille des Taraoulé sortent de Sikasso et, en signe de vasselage, vont travailler ensemble au lougan de Tiéba. Il assiste à cette cérémonie, et pour que leur condescendance leur coûte moins, il donne lui-même quelques coups de bêche.

Les derniers Taraoulé furent des conquérans, les premiers avaient été des voyageurs, des commerçans, des diulas. Tiéba paraît tenir des uns et des autres. En vrai diula, il a les mains prenantes, un orgueil de propriétaire, et il est aussi fier de montrer ses fermes qu’un paysan parvenu. « Tu verras mon pays, disait-il au capitaine. Il y a des montagnes, des bois, des ruisseaux dont l’eau est limpide toute l’année, et tout le temps j’ai des pistaches fraîches et du maïs nouveau. » Mais s’il est âpre au gain, s’il a la passion de s’arrondir, la gloire l’attire autant que le butin. Un jour que M. Quiquandon lui prêchait la clémence et lui représentait que l’oubli des injures est la plus royale des vertus : « Tes conseils seront toujours suivis, répondit-il, car si j’ai demandé au colonel de m’envoyer des blancs, c’est pour apprendre d’eux à être vraiment un grand roi. »

Malheureusement, comme tous les grands rois, il aime trop la guerre ; rien ne lui plaît tant que de tenir la campagne, et à peine revenu d’une expédition, il en commence une autre. Soldat, fils de soldat, il est d’une grande bravoure personnelle; il a été blessé dix-huit fois, et il s’en souvient volontiers. Mais il n’est pas, comme la plupart des conquérans noirs, un de ces massacreurs, un de ces brûleurs de villages qui détruisent et tuent à la seule fin de se procurer des sensations délectables. Il n’est pas non plus de la race des convertisseurs farouches. « Samory, disait-il un jour, veut obliger tout le monde à faire salam; il coupe la tête à tous ceux qui refusent. Chacun doit être libre. Chez moi, quiconque veut faire salam fait salam, quiconque veut boire du dolo boit du dolo; je n’en bois pas, mais mon frère Khassa en boit et nos pères en buvaient. »

On peut courir longtemps le monde avant d’y rencontrer un musulman exempt de tout fanatisme. Un Dieu unique, qu’il s’appelle Allah ou Iahveh, est toujours un Dieu jaloux; lisez l’Ancien Testament du commencement à la fin, et vous verrez que la tolérance est le seul crime qui ne trouva jamais grâce devant l’Éternel. Mais ce qui est plus rare encore dans l’Afrique musulmane, c’est un souverain qui n’est pas l’esclave de ses préjugés et de ses soupçons, un souverain capable de placer à propos sa confiance. Malgré les représentations, les remontrances de ses conseillers, à peine eut-il connu M. Quiquandon, le roi Tiéba crut à sa bonne foi, à sa loyauté, et entretint avec lui les relations les plus cordiales. Il se montra accessible, prévenant; il mit de côté toutes les formalités de l’étiquette noire. Le capitaine pouvait pénétrer librement dans la case royale à toute heure du jour et de la nuit; le roi venait souvent lui-même le voir, accompagné d’un de ses frères ou de son griot favori. Chose plus étonnante, lorsqu’il fut blessé à Loutana, il se laissa panser par le docteur Crozat, qui n’était pas encore parti pour le Mossi ; jusque-là il s’était toujours soigné lui-même, ne permettant à qui que ce fût de toucher à ses blessures. Plus tard, étant malade, il recourut aux soins du docteur, accepta gracieusement de sa main les potions les moins agréables et les plus suspectes, sans lui demander de les goûter avant lui. Sans doute il en coûta moins à Alexandre de vider la coupe que lui présentait le médecin Philippe : il croyait à la vertu, on n’y croit guère en Afrique.

« Autant qu’on peut le juger après dix mois passés auprès de lui, dit en se résumant le capitaine Quiquandon, Tiéba nous a paru un homme foncièrement bon, un chef habile et brave. » Tel il paraît être aujourd’hui ; que sera-t-il demain ? Jusqu’à ce jour il a passé son temps à réduire des rebelles et à se défendre contre les entreprises d’un voisin brouillon et malfaisant. Sa renommée date surtout de sa lutte contre Samory ; elle s’est accrue encore par la chute de Loutana et de Kinian. « Son père. Massa Daoula, était un grand chef, dit-on jusque dans le Mossi, et nous ne pensions pas que les Taraoulé pussent grandir encore ; mais le nom de Tiéba brille aujourd’hui jusqu’à éclipser celui de son père. » Saura-t-il modérer son ambition? Il a affirmé plus d’une fois que son seul désir était d’asseoir sa domination sur tous les villages qui font partie de son patrimoine. Le capitaine est porté à croire qu’il ne songe point à imiter les funestes prouesses d’un El-Hadj-Omar et ses promenades sanglantes à travers l’Afrique, que l’instinct du propriétaire désireux de faire valoir son bien le retiendra chez lui, que, redevable à la France de ses derniers succès, il sera docile à nos conseils, qu’il s’occupera de mettre un peu d’ordre dans sa maison, d’organiser ses états, qu’après avoir conquis, il apprendra à posséder. Mais se souviendra-t-il toujours des obligations qu’il nous a ? Ne cèdera-t-il jamais aux suggestions de son entourage, qui nous veut peu de bien ? « Vous avez tort de vous fier à Tiéba, disait-on au docteur Crozat; il vous fait bon visage parce qu’il a besoin de vous. Prenez garde, le jour où il se sentira assez fort, il vous chassera de chez lui et vous fermera sa porte. » Le capitaine Quiquandon augure mieux de l’avenir. Il pense que nous aurions grand tort d’en user trop cavalièrement avec ce conquérant heureux, que Tiéba n’est pas de ces hommes qu’on peut réduire au rôle de roi fainéant; mais il pense aussi que ses sympathies pour la France sont sincères, que le fama du Kénédougou nous fera par gratitude autant que par intérêt toutes les concessions compatibles avec sa dignité. Dieu est grand et le cœur africain est aussi changeant qu’obscur. Puissions-nous avoir toujours Tiéba pour ami ! Ce serait un ennemi fort incommode.

Le souverain auquel M. Crozat eut affaire dans la personne de Bocary, grand naba du Mossi, est d’un tout autre caractère et de moindre envergure. Il n’a pas, comme Tiéba, conquis sa couronne. Enfant gâté de la fortune, après avoir vécu longtemps dans l’exil, il a succédé contre toute attente à son frère, qui n’avait point laissé d’enfans mâles. Infatué de son bonheur inespéré, attentif à se prémunir contre tout accident fâcheux, il s’enferme dans son palais avec ses serviteurs et ses femmes, sort rarement, emploie ses journées à consulter les marabouts qui le tiennent en tutelle, dépense le plus clair de ses revenus à se procurer les gris-gris aussi étranges que coûteux qui rendent les princes invulnérables. Vanité, avarice, incurable défiance, voilà les passions maîtresses d’un roi noir qui n’est pas un Tiéba. Bocary est aussi vain que cupide, et en dépit de ses gris-gris, craignant sans cesse qu’on ne le détrône ou ne l’assassine, il passe sa vie à se mourir de peur.

M. Crozat n’eut pourtant pas à se plaindre de l’accueil que lui fit le naba. Avant lui, deux blancs avaient paru pour la première fois dans la capitale du Mossi. Le capitaine Binger avait été invité à déguerpir au plus vite ; peu après, un mystérieux Allemand, qui se faisait nommer Moussa, avait séjourné quelque temps à Ouaggadougou ; mais il y avait essuyé plus d’une avanie : on lui reprochait de faire argent de tout, de vendre les bœufs porteurs qu’on lui donnait. Le docteur fut traité avec beaucoup plus d’égards. À peine arrivé, il fut admis à rendre ses devoirs au naba dans la cour du palais. Il se trouva en présence d’un homme d’une cinquantaine d’années, au regard inquiet, à la physionomie cauteleuse et mobile, vêtu fort simplement, et dont la coiffure, couverte de talismans, ressemblait à une toque d’avocat. Le naba s’accroupit à l’extrémité d’un couloir, dans l’embrasure d’une porte ; à demi caché, il allongeait de temps à autre sa tête de renard ou de fouine. Tout à coup, comme le docteur se disposait à lui offrir dix pièces de calicot, un manteau, trois colliers, un couteau, un rasoir et 50 francs en argent, Bocary se leva brusquement et disparut. On expliqua à M. Crozat que ce grand roi aurait cru déroger en recevant des présens sous les yeux indiscrets d’une nombreuse assistance, qu’il était rentré pour réfléchir. Après avoir réfléchi, il se ravisa, reparut, consentit à recevoir et à prendre et daigna remercier.

Les cadeaux avaient plu ; l’argent avait été envoyé incontinent chez le forgeron pour être transformé en bijoux ; Bocary n’avait pas quitté son manteau de la journée. À quelque temps de là, seconde audience, où le docteur fut autorisé à parler d’affaires : « Je ne suis pas venu, dit-il en substance, pour vendre ou pour acheter. Je suis un chef envoyé pour te saluer au nom des blancs qui sont dans l’ouest et qui te demandent d’être notre ami. Notre chef serait heureux de se lier d’amitié avec un grand roi tel que toi. Nos diulas vous apporteraient de l’argent et des étoffes, vous nous donneriez en retour ce que vous avez de trop. Nous t’enverrions souvent des cadeaux, et nous deviendrions plus grands et plus forts les uns par les autres. » Le docteur convient lui-même que sa harangue fut trop longue, et, qu’au moment d’aborder la question du traité à signer, ayant fait une pause, il eut le chagrin de voir le naba se lever précipitamment et rentrer chez lui, en disant: « c’est bien, j’ai compris.» Le naba d’Ouaggadougou est le plus disparaissant des hommes.

Le docteur attendit longtemps sa troisième audience. Bocary lui prodiguait les attentions gracieuses, lui envoyait des œufs, du lait, faisait prendre des nouvelles de sa santé. Il avait autorisé une de ses filles, nommée Baouré, à faire au Français de fréquentes visites, et il lui disait quelquefois: « Comment va ton blanc? Que dit-il de nouveau? » Baouré aime beaucoup le dolo et le dolo la rend expansive. Elle engageait le docteur à ne pas se décourager. Elle lui représentait que la patience est au Mossi la première et la plus utile des vertus, que la précipitation gâte les affaires ; que se hâter, c’est vouloir tout perdre. Elle lui représentait aussi que les blancs passent pour jeter des sorts. On avait remarqué que, depuis l’arrivée de la mission, il n’y avait point eu de tornade dans la province d’Ouaggadougou ; que les champs étaient secs et les moissons en danger de périr. « Si tu peux faire pleuvoir, ajoutait Baouré, donne-nous la pluie. » Elle insinuait que ce serait un coup de maître.

Grâce à ses longs et instructifs entretiens avec cette aimable femme, dont la seule faiblesse est d’aimer trop à boire, M. Crozat savait presque jour par jour tout ce qui se passait dans la case royale. Le naba ne demandait pas mieux que de devenir par écrit l’ami d’un grand chef blanc dont il se promettait de recevoir beaucoup de cadeaux. Son rêve était de posséder un bonnet rouge et un grand sabre. « Signons, pensait-il, il en coûte peu, et j’aurai mon bonnet. » Mais ses conseillers, ses confidens, ses ministres multipliaient les objections, les difficultés. Ils sentaient bien que le jour où le chef blanc prendrait pied dans le Mossi et se mêlerait de donner des conseils à leur roi, leur règne serait fini. Le naba avait d’interminables discussions avec ses marabouts. Ils lui disaient : « Si tu signes, c’en est fait de toi, ta mort est proche. Si ton nom va au pays des blancs, ils te jetteront un sort, et il ne tiendra qu’à eux de te tuer quand ils voudront. »

Les nabas proposent et les marabouts disposent. « Leur fromage est bon, dit le docteur; ils tiennent à le conserver, et ils le défendent. » Ces marabouts du Mossi sont, paraît-il, aussi ignorans et aussi sots que fourbes et rapaces. L’un d’eux éprouva un vif étonnement en découvrant que le docteur n’avait pas, comme le commun des blancs, la paupière fendue de haut en bas. Ils n’ont d’autres livres qu’une copie altérée, tronquée du Coran, qu’ils lisent et relisent sans y rien comprendre. Leur principale fonction, très lucrative, est de fabriquer des amulettes, de confectionner d’invincibles gris-gris ; on vient leur en demander de très loin, et ils ne font le voyage de La Mecque que dans l’espérance d’en rapporter des recettes de magie. Aucune affaire ne se conclut au Mossi sans qu’ils y interviennent; ces augures ont un droit de veto. Pour mieux tenir le naba, pour le soustraire à toute autre influence que la leur, ils lui ont persuadé qu’il ne saurait recevoir aucun étranger dans l’intérieur de sa maison sans faire perdre toute leur vertu aux innombrables talismans dont elle est garnie. Nous avons tous nos chagrins. Ce qui chagrine les marabouts du Mossi, c’est que, malgré toutes leurs recherches, ils n’ont pas réussi à découvrir le nom de la mère de Moïse. Ce nom est pour eux l’universel talisman, « Les blancs, disent-ils, le connaissent et le cachent avec soin ; c’est ce nom qui les rend forts. »

Les marabouts avaient décidé dans leur profonde et égoïste sagesse que leur souverain ne signerait aucun traité. Bocary fit dire au docteur Crozat que, quoique roi du Mossi, il ne pouvait engager toutes les provinces de son royaume sans les consulter, que ses prédécesseurs n’avaient jamais signé aucun papier, qu’il avait pris l’avis de quatre vieillards d’Ouaggadougou, dont le plus jeune avait plus de cent cinquante ans, et que tous les quatre l’avaient détourné d’une démarche qu’ils traitaient d’innovation téméraire et dangereuse, qu’au surplus les écritures sont de vaines formalités, que la parole d’un chef est texte écrit, que le grand naba Bocary déclarait octroyer au chef des Français son amitié pleine et entière, que c’était une affaire en règle. Notre envoyé tâcha de lui démontrer que ses ministres étaient de mauvais conseillers et qu’il comprenait mal ses intérêts; il ne voulut entendre à rien, et le docteur reprit mélancoliquement la route de Sikasso, escorté par la consolante Baouré, qui le reconduisit jusqu’à sa première étape. En le quittant, elle eut soin de lui rappeler que son père aimait beaucoup les bonnets rouges et encore plus l’argent.

Si le docteur Crozat n’a pas rapporté de son voyage un de ces petits papiers auxquels on attribue aujourd’hui une importance peut-être exagérée, il n’a pas perdu son temps. Il a recueilli, tout le long de sa route, de curieux renseignemens, d’utiles informations, et c’est grâce à lui que nous connaissons le Mossi. Dans toutes les contrées du monde, la vérité est difficile à découvrir, elle habite le fond des puits; mais il semble que nulle part les puits ne soient si profonds que dans le continent noir. L’Afrique est restée le pays du mensonge, la bugiarda Africa de l’Arioste. Accorder quelque créance aux récits des indigènes, c’est se condamner aux méprises, et les méprises ont souvent de fâcheuses conséquences. Tel noir ment par intérêt, tel autre par dérèglement d’imagination ; une fois que la légende a pris corps, elle passe de bouche en bouche, se répand de l’est à l’ouest, et honnis soient les incrédules ! Le capitaine Quiquandon raconte qu’on lui avait souvent parlé d’une sœur du roi Tiéba, nommée Momo ; on la lui peignait comme une incomparable héroïne qui avait fait campagne contre Samory. Elle exprima le désir de voir le capitaine. Il s’attendait à se trouver en présence d’une Penthésilée, d’une belle et vigoureuse amazone capable d’entraîner à sa suite tout un escadron de cavalerie. Grande fut sa surprise en apercevant une femme de quarante-cinq ans, à l’œil petit, à demi éteint, à la bouche tordue, aux mains et aux pieds rongés par la lèpre et dont l’affreuse figure avait été ravagée par la petite vérole. Un robuste écuyer met cette princesse en selle, l’en descend ; elle est incapable de manier un sabre ; à peine lui reste-t-il deux doigts mutilés pour tenir la bride de son cheval.

Il en est des nabas comme de Momo ; il faut les avoir vus pour savoir à peu près ce qu’ils valent. D’après les descriptions pompeuses qu’on lui en avait faites, le docteur Crozat s’était représenté Bocary comme un de ces grands rois dont on n’oserait contempler en face l’éblouissante majesté : « Ses richesses, lui avait-on dit, sont innombrables, sa splendeur est merveilleuse. Il n’est vêtu que d’admirables étoffes ; mille chevaux magnifiques stationnent devant sa porte et il a plus de mille femmes dans sa maison. Commandant à 333 rois, quand il leur parle, c’est comme si Dieu lui-même leur parlait, et tout le monde s’incline. Il n’est pas sous le ciel de plus grand monarque ; on ne peut l’aborder que le front dans la poussière, et on ne doit même pas prononcer son nom. Il est éléphant, l’éléphant roi, éléphant en haut, éléphant en bas, éléphant partout. » Le docteur a découvert que ce roi sans pareil, ce divin éléphant, est le prisonnier de ses marabouts, de ses superstitions, de ses frayeurs et de ses gris-gris, que ses finances sont fort courtes et qu’il n’a pas même le droit de sortir de chez lui quand il lui plaît. Il a constaté aussi que, dans le bassin du Volta comme ailleurs, nos amis naturels sont les autochtones, les vaincus, les humbles, les petits, que nous en avons peu dans les cours. Ce sont là assurément des vérités utiles à recueillir.

Dans la grande lutte de tous les peuples de l’Europe pour s’ouvrir l’Afrique et se la partager, l’avantage restera aux plus sages, aux plus avisés et surtout aux mieux informés. Quoi qu’en disent les marabouts du Mossi, ni le capitaine Quiquandon, ni le docteur Crozat n’ont découvert encore le nom de la mère de Moïse. Mais ils ont l’un et l’autre de bons yeux, d’excellentes oreilles, et c’est après tout le meilleur des talismans.


G. VALBERT.