Deux Visites royales en Hongrie, 1741-1865

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Deux Visites royales en Hongrie, 1741-1865
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 664-696).
DEUX
VISITES ROYALES EN HONGRIE
1741 — 1865

Dans l’histoire, tout se reproduit, « Un miracle d’Autriche ! » disait Frédéric II, parlant de ces heureuses surprises qui ont tenu de tout temps une si grande place dans les annales de l’empire austro-allemand. Frédéric savait d’ordinaire assez bien ce qu’il disait, surtout quand il lui arrivait de louer un ennemi. Le mot qu’il appliquait à Marie-Thérèse et à son voyage de Presbourg en 1741 reste aujourd’hui encore celui qui caractérise le mieux l’importance d’une autre visite royale en Hongrie, celle de l’empereur François-Joseph dans l’été de 1865. Les deux événemens dans l’histoire moderne de l’Autriche se ressemblent par plus d’un côté. Les complications, l’état des partis, la somme, sinon le caractère des difficultés, tout est pareil. Ces deux visites mémorables évoquent forcément le parallèle. On assistait à l’une, on voudrait étudier l’autre, et cette idée de rapprocher le passé du présent, qui tente chaque jour les meilleurs esprits, trouve ici sa plus naturelle application.


I

L’année 1741 est une des plus agitées de cette vie que Marie-Thérèse appelait à tort « désastreuse. » Assise sur le trône depuis deux mois à peine (l’empereur Charles VI mourut le 20 octobre 1740), Frédéric II ne tarda pas à lui manifester de quelle nature serait l’affection dont il ne se lassait pas de prodiguer des assurances. Dans les premiers jours de décembre, il avait pris toutes ses mesures pour se rendre facile la possession de cette Silésie, à laquelle il ne comprenait pas que l’Autriche lui disputât ses droits « évidens ! » Le 18 du même mois, il passa l’Oder à la tête d’une armée de trente mille hommes, et des troupes prussiennes campèrent le 22 devant Glogau. Le roi de Prusse appelait cela des « contestations d’amitié[1] ! »


Frédéric II met une grande unité dans la vie de Marie-Thérèse, car pendant quarante ans qu’elle régna, c’est en somme en vue de la Prusse qu’elle agit toujours. Le grand Fritz est l’ennemi par excellence, le Gegner, comme on dit en allemand. Les traités de paix qu’on signe avec lui pour le danger valent les guerres, car avec cet homme qui affirme en propres termes ne « vouloir être honnête que s’il y a quelque chose à y gagner[2], désarmer c’est courir double risque. De ce point de vue, Frédéric domine la politique de l’Autriche. Des autres ennemis on se débarrasse, on bat les Bavarois, les Saxons, les Espagnols, les Français même, puis on traite, et tout est dit ; mais de lui on n’est jamais quitte. On le bat aussi parfois, jamais on ne lui échappe, et, quoi qu’on fasse, on sent que la question demeure toujours ouverte et que les phases seulement se succèdent dans une situation qui au fond se perpétue. La curiosité tient d’ailleurs l’attention publique éveillée sur ce prince étrange, car, à dire vrai, ceux auxquels il donne des victoires se l’expliquent aussi peu que ceux auxquels il inflige des défaites. Pour l’Allemagne entière, nord ou sud, Frédéric était un mystère, et, selon toutes les règles, ce fourbe couronné, ce cynique, ce contempteur de tout ce qui est honnête ou loyal, moral ou religieux, devait périr ignominieusement ou même disparaître de Sans-Souci une nuit, emporté par le diable au milieu de flammes bleues. Sans cela, qui prouverait aux peuples que la vertu est toujours récompensée ? Tous les « bien pensans » du monde entier sont contre Frédéric. Il est d’autant plus terrible qu’il demeure inexplicable. Tous ses procédés sont inconnus, toutes ses voies excentriques ; il ne veut rien faire comme les autres, et en fin de compte on lui laisse toujours faire sa volonté. Prenons comme exemple les négociations qui précèdent le traité de paix de Kleinschnellendorf : le roi entre en pourparlers[3] ; on lui propose pour les préliminaires un diplomate ; non, il veut un dignitaire de l’église. Il lui plaît, à cet ami de Voltaire, de se fier à un prêtre, à un certain comte Giannini, chanoine à la cathédrale d’Olmütz ; puis, — quand après deux ou trois semaines de chômage il lui convient à lui, Frédéric, de reprendre les négociations, — il envoie quérir l’homme d’église par un trompette et le somme de venir sur l’heure s’entretenir « secrètement » avec lui ! Ce singulier personnage semblait créé exprès pour ouvrir les yeux à l’Autriche, qui des leçons qu’effectivement il lui donnait ne comprenait pas toujours le premier mot.

De son temps, tous les jugemens de l’Allemagne sur Frédéric portaient nécessairement à faux, car il n’appartenait qu’aux âges qui l’ont suivi de l’expliquer. Ceux qu’il battait croyaient à ses « gros bataillons, » et personne ne savait que ses vrais « gros bataillons » étaient les idées nouvelles. Le grand Frédéric représentait l’époque qui commençait, c’était là sa puissance, et lui-même peut-être se méprit souvent sur sa supériorité, se croyant plus que les autres, tandis qu’il n’était simplement que plus avancé. Une des raisons pour lesquelles il eût été impossible à l’Autriche de se rendre compte de la vraie valeur de Frédéric, c’est qu’elle se serait infailliblement demandé comment le bon Dieu eût jamais permis à un pareil homme de devenir l’apôtre d’une doctrine juste ou saine. Pour elle, le « fléau de Dieu » seul se manifestait, et elle ne s’inquiétait guère de savoir « si le génie » pouvait ou non être « une de ses vertus. »

Or cet adversaire qui devait préoccuper l’Autriche incessamment pendant quarante ans s’était révélé dès le lendemain de l’avènement de Marie-Thérèse, et bien que de tous côtés elle rencontrât cette même influence néfaste, la menaçant tantôt sous une forme, tantôt sous l’autre, elle ne trouvait nulle part (pas plus à l’intérieur qu’à l’extérieur) un appui ferme sur lequel elle pût compter dans son œuvre de résistance. Rien ne paraissait plus tenir ensemble[4] le jour où se rompit le lien naturel de tant de populations et de pays divers. Avec l’empereur s’éteignait l’empire, depuis si longtemps héréditaire dans la maison des Habsbourg, et la Hongrie et la Bohême ne restaient maintenues sous le sceptre de l’Autriche qu’en vertu de la succession féminine établie dans la récente pragmatique sanction, si récente qu’elle n’était pas encore reconnue par les cours de l’Europe, et que, parmi les souverains engagés de parole à la reconnaître, certains nièrent leur promesse dès le lendemain de la mort du Kaiser. De près et de loin, rien que défection et danger : la Bavière conspirait ouvertement, et quêtait des votes pour l’élection impériale ; la Saxe louvoyait entre tous les partis en attendant de s’attacher à la triple alliance franco-bavaro-prussienne ; l’Espagne comptait sournoisement les heures, impatiente de fondre sur l’Italie. La France d’avant Choiseul cachait des intrigues de demi-monde sous une politesse emmiellée, et le cardinal Fleury jetait de l’eau bénite sur les grossièretés du maréchal de Belle-Isle. Quant à l’Angleterre, selon sa coutume, elle observait chaque incident de la lutte imminente, résolue à n’accorder l’appui toujours décisif de son alliance qu’au plus fort, puis s’entretenait la main par une immixtion incessante dans les affaires d’autrui. La Prusse fut la première à agir, un des grands secrets de Frédéric étant de toujours se presser, instinctivement persuadé que, dans l’action la mieux réussie, les neuf dixièmes du mérite consistent à avoir agi. Frédéric devinait la situation presque désespérée de Marie-Thérèse ; l’Angleterre devina bien vite la fortune de Frédéric, et cette pénétration de l’Angleterre était encore fatale à l’Autriche, qu’elle paralysait du côté de sa seule véritable alliée à l’étranger.

A l’intérieur, on s’étonnait de se trouver gouverné par une femme, et, selon la louable habitude autrichienne, on s’effraya outre mesure de ce à quoi on n’était pas accoutumé ; puis, au bout du compte, on avait à peine un nom, car François de Lorraine, le mari de l’archiduchesse Thérèse, n’était plus même un prince souverain, ses états ayant été cédée à la France ; c’était tout au plus un grand-duc de Toscane rappelé de Florence pour venir apporter à Vienne des façons italiennes ou, qui sait ? françaises[5]. C’était le chef d’une des plus grandes maisons d’Europe, un descendant des Guises, mais impossible de voir en lui un roi de Bohême ni un roi de Hongrie. Et la fille de Charles VI elle-même, qu’était-elle ? Il ne lui restait qu’à s’intituler reine de Hongrie, ce qu’elle fit, mais au risque manifeste (du train dont marchaient ses sujets hongrois) de demeurer reine in partibus. On le voit, il était difficile d’entrer en ménage de royauté avec moins de ressources que ne le firent Marie-Thérèse et le grand-duc François en l’année 1741.

Mais si jamais le mot de Médée put s’appliquer avec justesse, ce fut à Marie-Thérèse. Rien ne lui restait… qu’elle ! Heureusement elle le comprit d’inspiration, ce qui sauva tout. Elle avait vingt-trois ans, et, avec une beauté incontestable, possédait ce qui dépasse toute beauté, le charme. Nul ne lui résista jamais, et c’est à cette conscience de ce qu’elle vaut par elle-même que la rivale de Frédéric II doit d’être si souvent sortie victorieuse de complications politiques auxquelles aucun homme politique ne savait trouver une issue. La lutte entre ces deux forces n’est d’un si haut intérêt que parce que chaque combattant y apporte tout ce qu’il est. Frédéric ne domine que par ce qui le distingue de tout le monde, par son individualité intelligente et par cette foi dans l’esprit humain que ne confessait aucun de ses contemporains germaniques ; Marie-Thérèse, à ce duel interminable, apporte son âme, et ne se tire d’affaire littéralement qu’à force d’être. La puissance qui prévaut en elle, c’est elle, et partout où elle fait porter son individualité sur les hommes ou sur les choses, elle réussit. De là son fameux appel aux Magyars à Presbourg, un coup d’inspiration désapprouvé par tous ses ministres, et qui, pour les fortes têtes qui croient que la grande politique s’apprend, pour ceux qu’elle-même appelait plus tard nos vieux de la chancellerie[6], n’est pas une excentricité moindre que celles dont se rendait coupable le roi de Prusse. « Je suis pleine de cœur, » dit un jour la reine dans ce joli français qui était partout de cour il y a cent ans, et « c’est sous ce signe » qu’elle sait vaincre. « Être tout plein de courage, » c’est la devise de sa jeunesse ; « être triste, mais jamais abattue, » c’est celle de la fin de sa vie. Au caractère assez vaillant pour ne jamais se laisser abattre, au cœur assez noble pour ne défaillir devant aucune infortune, on doit cette soudaine résolution de se réconcilier avec les Hongrois, quand rien ne paraissait plus difficile que cette réconciliation, et quand rien autre ne pouvait pour le moment rétablir la situation à l’intérieur. C’était alors, comme cela s’est plus d’une fois vu depuis, sur le désaccord des peuples autrichiens avec l’Autriche que s’appuyaient les ennemis du dehors pour menacer la maison de Habsbourg. Pour la première fois depuis plusieurs siècles, la couronne de Hongrie se séparait de la couronne impériale, et pour faire un empereur allemand de François de Lorraine la fille de Charles VI avait besoin à la lettre de tout le monde, mais surtout de Frédéric de Prusse. L’électeur de Bavière s’entendait avec le roi de Pologne Auguste de Saxe, et Frédéric prêtait à tous deux un nonchalant soutien en attendant de vendre son vote et son influence à Marie-Thérèse, ce qu’au fond il désirait fort. Sous le nom de l’empereur Charles VII, Charles de Bavière allait entrer en scène, et Khevenhüller n’en était pas encore à prendre Munich et à couper les derrières de son adversaire par une des petites campagnes les plus heureuses dont l’histoire allemande ait gardé trace. Au mois d’avril 1741, la bataille de Molwitz avait mis l’Europe du côté de Frédéric ; au mois de mai, la France signait avec l’Espagne et la Bavière le traité de Nymphenburg ; pour l’Autriche, tout semblait perdu. Marie-Thérèse n’avait qu’une seule ressource contre tant d’ennemis, la Hongrie, et elle n’était pas encore couronnée reine. Le défaut de tout caractère souverain chez le grand-duc François ajoutait aux difficultés de la situation. Non-seulement on lui reprochait son origine étrangère et son ignorance du droit allemand, mais, oublieux du glorieux fondateur de la maison régnante, du grand Rodolphe, qui, outre son épée, ne possédait guère autre chose, on trouvait dans les provinces allemandes le descendant des princes ligueurs un trop chétif seigneur pour ceindre le diadème de Charlemagne. Comme mari de cette fille aimée que Charles VI avait eu la précaution de faire reconnaître comme son héritier, le grand-duc aurait dû posséder déjà le titre de roi des Romains ; mais la mort soudaine de l’empereur l’avait empêché de prendre les mesures nécessaires, et François de Lorraine demeurait le simple « conjoint » de la reine. Un pareil état de choses ne convenait ni au cœur ni à la dignité de Marie-Thérèse, car elle était reine jusqu’au bout des ongles, et elle adorait son mari.

Du côté des royaumes placés sous le sceptre impérial, la situation était pire encore ; en effet, la pragmatique sanction, qui seule donnait le trône à l’archiduchesse, ne disait pas un mot de son époux. On était lié de tous côtés : en vertu de la pragmatique, nul droit pour François de Lorraine, et, à la moindre infraction qu’on y ferait, abolition des droits de Marie-Thérèse ! Cependant, à dater du jour de son avènement, le partage du pouvoir royal avec le grand-duc fut la pensée perpétuelle comme aussi la difficulté suprême de Marie-Thérèse. La Mitregentschaft, selon le mot technique, c’était là le but presque impossible à atteindre, et auquel tout lui défendait de renoncer. Au milieu d’obstacles sans nombre, un seul et unique espoir demeurait du côté de l’empire d’Allemagne : c’est qu’indubitablement le grand Fritz ne voulait nullement de la couronne impériale pour lui-même ; mais les prétentions électorales disputaient doublement à Marie-Thérèse le royaume de Bohême, car, si Auguste de Pologne réclamait pour lui-même l’exercice de l’électorat comme mari de l’archiduchesse Josepha, Charles-Albert de Bavière s’arrangeait pour prendre possession de Prague. Le cercle, on le voit, se rétrécissait. Des défaites partout avaient garni d’ennemis la frontière de l’archiduché même, et, pendant que Frédéric demandait la ville de Breslau et que le gouvernement anglais conseillait tout simplement de lui « donner tout ce qu’il voudrait, » les armées coalisées se préparaient à la campagne de Bohême, et l’électeur de Bavière, maître de la Haute-Autriche, menaçait Vienne de son avant-poste de Linz, où il fit le 15 septembre 1741 une entrée triomphale. Ce qu’il y eut de plus triste, c’est que partout le peu de résistance des populations et la facile adhésion d’une bonne partie des hautes classes confirmèrent l’étranger dans la supposition que ce règne, si mal commencé, ne s’affermirait point entre les mains d’une femme à qui l’on disputait ses droits souverains et d’un prince qui n’en avait acquis aucun. A défaut de couronne impériale, il fallait absolument le pouvoir royal étendu sur le grand-duc, et cela ne pouvait se faire qu’en Hongrie. Le couronnement de la reine était donc d’urgence ; mais, pas plus alors que dans d’autres temps, les Hongrois ne se sentaient de vocation pour les sacrifices gratuits. Ils étaient pleins de méfiance à l’endroit de la maison de Habsbourg, et les témoins vivaient encore de la terrible rébellion de Rakoczy, dont le souvenir se retrouvait partout.

« Il n’y a aucun doute, dit un historien contemporain, dont le patriotisme autrichien ne se peut contester[7], il n’y a aucun doute que les ennemis étrangers qui ne poursuivaient que l’humiliation, sinon la complète destruction de l’Autriche, n’aient compté avec certitude sur la défection des Hongrois, et cru que, dans cette partie la plus importante de tout son territoire, aucun appui ne serait offert à la couronne. » À ces défiances de la Hongrie, Vienne, on se l’imagine, répondait par de l’éloignement, et alors, comme depuis, on ne dut la possibilité d’une entente nouvelle qu’aux efforts de quelques individus isolés qui sentaient combien l’empire et le royaume se devaient à de communs intérêts. En Hongrie, Marie-Thérèse trouva son meilleur soutien dans le judex curiœ, le baron Palffy, et dans le baron Grassalkovics, président de la chambre basse. A Vienne, un de ceux qui encouragèrent l’idée de se mettre en règle avec la Hongrie fut le vieux comte Gündacker Stahremberg, lequel s’était déjà, quatre jours après la mort de l’empereur Charles (24 octobre 1740), prononcé hautement en faveur de la convocation de la diète hongroise.

La naissance d’un héritier vint précipiter les choses ; Joseph II naquit le 13 mars 1741, et le 18 mai le Landtag devenu si fameux dans les annales européennes s’ouvrit à Presbourg. Ce jour-là, la grande bataille recommença qui dure encore aujourd’hui, et qui date du moment où la maison d’Autriche devint souveraine en Hongrie. Au début, bien qu’on ne refusât point d’inviter la reine à venir se faire couronner, on hérissa les préliminaires de la négociation de tant d’obstacles, on se laissa aller à un tel luxe de discussions désagréables pour la souveraine, que l’on comprend assez le mauvais vouloir des « ministres allemands » de Marie-Thérèse, et certaines expressions peu flatteuses pour la nation hongroise que celle-ci leur a si amèrement reprochées. Le premier grief contre les Hongrois aux yeux de la reine dut être le refus absolu par lequel ils accueillirent la proposition de donner au grand-duc une part quelconque dans le pouvoir royal : bien au contraire, il fut décidé que — jusqu’au moment où la question de principe à cet égard aurait reçu une solution légale — on ne prendrait nulle connaissance, même par courtoisie, du « mari de la reine ; » on ne lui réserverait non plus aucune place d’honneur dans les fêtes et cérémonies officielles qui font partie du programme voulu du couronnement[8]. On évoqua tous les articles en litige, on ne laissa en repos aucun sujet de dispute, et on fit tant et si bien qu’à la veille de ce couronnement sans lequel Marie-Thérèse ne pouvait pour ainsi dire entrer en communication avec ses sujets hongrois, elle seule se sentît le courage de tenter l’aventure. Autour d’elle, tous auguraient mal de l’expédition : « La reine garde l’espoir d’agir par sa présence personnelle sur cette diète, » dit le Vénitien Capello, pour qui Marie-Thérèse est l’objet d’une étude minutieuse pendant plusieurs années. On le voit, c’est encore en elle-même qu’elle espère, toujours à elle-même que dans tout moment critique elle a recours.

Marie-Thérèse fut couronnée le 25 juin 1741, après une suite de combats parlementaires qui font assez clairement voir qu’elle ne gagnait guère à cela que le droit de s’intituler légalement reine de Hongrie. C’était une trêve. Le lendemain, la guerre recommença de plus belle. Toutes les questions qui s’agitent aujourd’hui ne sont que la répétition de celles qui s’agitaient en 1741 : privilèges du clergé, droits de catholiques et de protestans, immunités que voulait la noblesse, libertés que réclamaient la bourgeoisie et la petite gentilhommerie, incorporation de la Transylvanie, mais surtout et avant tout séparation des intérêts du royaume de ceux de l’empire, — en un mot le plus de dualisme possible ! La Hongrie gouvernée par les Hongrois, l’indigénat entouré d’entraves afin de décourager les étrangers, et l’éloignement de toute influence autrichienne, c’étaient là quelques-unes des demandes dont ses nouveaux sujets ne cessaient de poursuivre leur souveraine. Parmi ces demandes elles-mêmes, il y en avait d’excessives, comme il y en avait de très justes ; dans l’hésitation de la reine à les accorder, il y eut, mêlée à beaucoup de fermeté, une pointe de maladresse, et des deux côtés cela ne pouvait être autrement, car involontairement la confiance parfaite manquait d’un côté comme de l’autre, et dans les exigences ainsi que dans les atermoiemens le sentiment personnel jouait un très grand rôle. Naturellement les Hongrois s’inspiraient d’une aversion démesurée pour les « ministres allemands, » que naturellement aussi la fille de Charles VI cherchait jusqu’à un certain point[9] à défendre. Ensuite la forme ici encore emporta le fond, et on n’était pas entré en discussion depuis une semaine, que le ton des débats mêmes mit de l’amertume là où l’objet débattu n’en mettait point. On commença par marchander à la nouvelle reine le « don du couronnement, » qu’on ne lui accorda à peu près convenable qu’après des disputes qui blessaient tout en Marie-Thérèse ; mais elle était venue à Presbourg pour vaincre les Hongrois, et elle y resta malgré tous les affronts. Ses amis aussi étaient puissans : le vieux feld-maréchal Palffy, d’abord Judex curiœ, avait été élu palatin, et le nouveau judex curiœ était Joseph Esterhazy, dont l’appui fut précieux. Pourtant toute tentative d’obtenir la corégence de François de lorraine demeura fructueuse, et ni Palffy, ni Esterhazy, ni Grassalkovics, n’avancèrent d’un pas. Le refus prit toute sorte de formes, de prétextes, et demeura inébranlable. Surtout la table inférieure (ou chambre basse) assaisonna sa dénégation d’argumens peu faits pour concilier la bienveillance de la souveraine. La situation s’aggravait tous les jours, et Palffy en était à prier sa royale maîtresse de ne plus insister sur le Mitregentschaft du grand-duc, ce qui montrait de sa part une assez mince appréciation du caractère auquel il avait affaire. « J’ai une forte volonté, lui fut-il répondu, et ce que je me suis juré à moi-même, je l’accomplirai. » Les postulate ou requêtes de la nation avaient été présentées, et à la fin de juillet la couronne demeurait encore silencieuse. Le 20 juillet, le message royal fut porté à la représentation collective du pays, c’est-à-dire aux deux chambres réunies. Le protonotar Gabriel Pechy le lut à haute voix pour autant que cela lui fut permis par le tumulte effroyable qui éclata, et à la fin de la lecture ce fut, selon l’expression d’un historien, « un vacarme infernal de cris, d’injures et de hurlemens. » La lutte allait croissant ; les pamphlets les plus offensans, les brochures les plus violentes contre la reine elle-même et tous ses adhérens se répandaient partout. Plusieurs affectaient un caractère tellement séditieux, que, par ordre du palatin, ils durent être brûlés au pied de la potence. Les discussions, on le conçoit, ne menaient à rien, et quant à jamais atteindre à un compromis entre la couronne et la nation, nul n’en gardait plus le moindre espoir. La position de Marie-Thérèse à Presbourg pouvait vraiment s’appeler désespérée, et pendant qu’entre elle et les Hongrois tout s’empirait de la sorte, le danger du dehors s’accroissait en égale proportion. Frédéric II refusait avec dédain les offres d’une paix telle quelle, et Charles-Albert de Bavière déjà s’apprêtait à faire valoir ce qu’il nommait, lui, ses droits « à la succession de Charles VI comme roi de Hongrie. »

« Je suis une bien malheureuse reine, dit alors Marie-Thérèse, mais j’ai un cœur de roi ! » Et elle le prouva. Aucun moyen de salut ne se laissait plus voir. L’ennemi extérieur, parti de tous les points à la fois, resserrait son cercle autour de la malheureuse Autriche, et quand, seule, une armée fraîche tirée de Hongrie pouvait conjurer les dangers du dehors, la Hongrie opposait à tout désir de la couronne un inflexible « non ! » Quelle chance y avait-il qu’un peuple qui éclatait en insultes contre sa maison régnante fût amené à se dévouer pour elle et à prodiguer son sang et son or pour conserver un trône à la dernière des Habsbourg ?

Le découragement s’empara de tout le monde autour de la reine, mais il s’arrêta là et jamais ne monta complètement jusqu’à elle. Il y avait tantôt deux mois et demi qu’on se disputait avec un acharnement toujours croissant, et penser que la ressource suprême eût été d’en appeler à l’insurrection universelle en Hongrie et d’armer tout le monde ! Se figure-t-on ce dernier remède dans un pareil moment, quand armer un Hongrois c’était armer un ennemi mortel de l’Autriche ! Marie-Thérèse, à son éternel honneur, ne se trompa ni ne recula, Le 11 septembre 1741, elle convoqua les membres des deux chambres (haute et basse) dans la grande salle du trône au château de Presbourg, et tenta une démarche dont la noblesse et le courage doivent lui assurer l’admiration de tous les siècles. Personne n’avait été de son avis, personne ne croyait au succès, pas plus Hongrois qu’Allemands. On la suivit sur le terrain, mais morne ou courroucé. Les conseillers allemands disaient qu’il valait autant se fier à Satan lui-même qu’aux Magyars. Ses amis hongrois n’étaient déterminés qu’à protéger la personne de la reine. Marie-Thérèse, vêtue d’habits de deuil et portant sur la tête la couronne sacrée de saint Etienne, reçut du haut du trône la foule de ses ennemis et de ceux qui lui prodiguaient des injures et des calomnies depuis tout le temps qu’elle vivait parmi eux. Les fidèles, tels que Palffy, Joseph Esterhazy, le primat, le chancelier Louis Batthyanyi, Grassalkovics et quelques autres l’entouraient, mais devant elle ses yeux ne rencontraient aucun regard ami.

Ses premières paroles étonnèrent toute l’assistance, et la hardiesse avec laquelle elle osa dire toute la vérité subjugua bientôt la foule entière. « C’est la dure nécessité de ma situation qui me fait avoir recours à la Hongrie, dit-elle avec la plus noble simplicité. Il s’agit de tout sauver, le pays, la personne royale, mes enfans, la couronne ; je suis abandonnée de tous, et ne me fie qu’à la loyauté des Hongrois et à leur bravoure bien connue. Dans ce péril extrême, je demande aux états qu’ils protègent et ma personne et mes enfans, et le pays et la couronne. » Et alors, mère et femme la plus tendre qu’il y eût au monde, victorieuse déjà par son heureuse audace, elle fut vaincue par le souvenir de ses enfans et fondit en larmes. Il ne resta pas un ennemi de la reine dans cette salle du château de Presbourg, sa magnanimité les avait domptés tous, car tous l’avaient comprise, et les mots : vitam nostram et sanguinem consecramus, sortirent de toutes les poitrines avec une véritable conviction. « Une main de femme vaudrait mieux ici que celle d’un homme, » écrivait don Juan d’Autriche quand Philippe II l’envoya gouverner les Pays-Bas révoltés. La conduite de Marie-Thérèse en Hongrie prouverait au besoin la vérité de ces paroles, et le 11 septembre 1741 donna raison à Charles VI et à la pragmatique sanction.

Inutile de dire qu’il ne fut plus question d’opposition : à peine une semaine fut-elle passée que les états réunis répondirent aux propositions de l’électeur de Bavière par le plus hautain refus, et que le vote de toute la représentation nationale sanctionna une levée insurrectionnelle de plus de cent mille hommes. Peu de jours après, le grand-duc François prêta serment entre les mains de la reine et devant les deux chambres réunies en sa qualité fraîchement acquise de « roi-consort ; » alors aussi pour la première fois le futur empereur Joseph II fut amené de Vienne. A l’âge de six mois, il fit son début parmi ces sujets turbulens avec lesquels il devait, lui à son tour, entamer une si longue et en somme une si infructueuse lutte.

On aurait quelque peine à s’exagérer l’effet moral produit partout par l’issue de la diète de Presbourg. Comme en ce temps de communications difficiles on voyait les choses de beaucoup plus loin, les grandes lignes seules des événemens frappaient l’étranger, qui échappait ainsi à l’embarras des menus détails. La distance alors donnait aux faits la perspective qu’aujourd’hui nous attendons du temps. On voyait peut-être plus juste que nous, et on saisissait avec plus de netteté le sens des événemens contemporains. Dans les provinces allemandes de l’Autriche, partout en Allemagne et jusque dans les cours européennes les plus éloignées, le résultat du voyage de la reine fut apprécié à sa juste et à sa très haute valeur. Il en ressortait pour chaque ennemi de l’Autriche un grand découragement, car il en ressortait la nécessité pour chacun de renoncer à l’espoir (toujours si caressé jusqu’alors) de s’attirer l’alliance de la Hongrie mécontente. Il y eut de tous côtés consternation et grincemens de dents, et je crois que, tout bien examiné, Frédéric II fut encore le moins déconcerté de l’aventure. La tentative hardie de la reine était une telle gageure contre la fortune, que la victoire remportée en pareille occurrence ne pouvait point ne pas intéresser le roi de Prusse. Il se sentait si fort qu’il pouvait se passer ce plaisir d’artiste de voir réussir même son rival.

C’est un honneur pour un pays que de compter un souverain comme Marie-Thérèse, et c’est aussi un heureux privilège que de pouvoir, dans de grandes crises, en référer à des traditions comme celles qui se nomment en Autriche thérésiennes. La supériorité de l’impératrice-reine est toute morale et se trouve dans sa droiture, dans sa simplicité, dans son culte de la vérité, dans son cœur. Elle a pour la vérité précisément le même culte qu’a Frédéric II pour l’intelligence, et elle senti peut-être sans le savoir, que si les affaires sont du domaine de la capacité, la grande politique ne se fait qu’avec le cœur. Heureusement pour elle et pour la haute mission que Dieu lui avait confiée, Marie-Thérèse ne voulût jamais être autre chose qu’elle-même. Soy quien soy, eût-elle pu dire à tout instant, et elle doit à cela de vivre encore pour ses peuples. Jamais aucune malsaine vanité ne lui faussa le jugement, jamais aucune des perversités par lesquelles notre siècle prétend nous expliquer le génie ne la détourna de sa route. Elle était naturellement grande ; elle était héroïque, mais elle était femme, femme et héroïque comme l’étaient ces illustres Françaises du XVIe siècle qu’un des plus grands maîtres de la langue française nous a ici même appris à connaître. Aimante et dévouée, fière comme le sont les âmes pures et passionnément honnêtes, Marie-Thérèse n’eût pu comprendrez qu’on cherchât sa gloire en sortant des limites où la Providence vous place. Ce fut un des esprits les plus sains dont on puisse se faire une idée, et le bon et l’honnête dominent tellement chez elle, que, bien qu’elle ne comprît rien du tout au « libéralisme » qui naissait si bruyamment autour d’elle, elle ne se trouva jamais un moment en désaccord avec l’opinion publique. Douée de toutes les qualités qui manquaient à son pays, Marie-Thérèse complétait pour ainsi dire l’Autriche par sa vivacité, par sa constante grandeur d’âme et par cette naïve foi en elle-même qui toujours lui inspirait de si généreux élans. Je conseille surtout aux Autrichiens d’aujourd’hui d’étudier à fond les raisons du triomphe de Marie-Thérèse à Presbourg. Il ne s’agit pas seulement du succès d’une démarche courageuse, — les démarches vraiment courageuses réussissent toujours, — il s’agit d’une croyance intime, qu’ont seules les grandes âmes, à l’invincible puissance de ce qui est élevé et généreux. Quand la reine résolut de faire appel aux Hongrois presque insurgés, ce n’est point en elle seule qu’elle eut confiance ; elle osa croire à ses adversaires et leur faire honneur d’avance de sentimens généreux que nul autre ne leur supposait. Ce fut aussi ce qui subjugua ses auditeurs, qui comprirent la marque de respect que la confiance royale leur donnait.


II

Je n’ai pas craint d’insister sur ces scènes de 1741. Avant d’en venir au voyage royal de 1865, il était bon de rappeler quels sentimens, quelles traditions s’unissent aux intérêts politiques pour rapprocher aujourd’hui encore l’Autriche et la Hongrie. — Pourquoi l’empereur François-Joseph est-il allé à Pesth ? S’est-il décidé lui-même à ce voyage, ou l’y a-t-on décidé ? — Qui approuve cette visite ? ~ Pourquoi donc avoir choisi ce moment et non un autre ? — Quelques-unes de ces questions que j’ai mainte fois entendu poser à propos de la dernière « visite royale à Pesth me semblent appartenir de droit au public, — non pas au public austro-hongrois seulement, mais au grand public européen. Aussi vais-je tâcher d’y répondre en toute humilité, encouragé à me mêler de si graves affaires par la connaissance intime des hommes et des choses que m’a permis d’acquérir une résidence dans le pays peu interrompue depuis quatre ans. Ce simple récit de faits aura le mérite de tous les récits personnels : c’est que j’aurai vu ce que je raconte. Je ferai de mon mieux pour qu’il évite le défaut ordinaire de pareils documens : la partialité. Pour cela, je m’empresse de le dire, je trouve ma meilleure garantie dans les attaches également fortes qui des deux côtés me lient aux amis dont les convictions se combattent. Je raconterai des faits, laissant à d’autres à en tirer les conclusions.

Je l’ai dit, il est des questions que le public a le droit de poser, parce qu’elles touchent directement à ses propres intérêts ; il en est d’autres qui ne relèvent que d’une curiosité oiseuse, et qui, obtenant la réponse la plus détaillée, n’en seraient pas davantage expliquées. Par exemple, que gagnerait ce grand public qui n’apprend quelque chose que des événemens, que gagnerait-il à savoir si l’empereur François-Joseph s’est décidé tout seul à aller à Pesth, ou si quelque influence extérieure l’y a conduit, ou bien si tel ministre s’y est ou non opposé ? Devant l’événement, que font les argumens réfutés ou les convictions vaincues ? On n’a ici affaire qu’au fait, et le fait, c’est la visite du roi seul, sans aucun ministre à ses côtés, pas plus un de ceux qu’on pouvait supposer triomphans qu’un de ceux que l’on pouvait espérer convertis à la dernière heure. — pourquoi l’empereur est-il allé à Pesth ? — Ceci est autre chose, et, comme dans toute circonstance vraiment importante, la réponse est plus simple qu’on ne croit. François-Joseph est allé à Pesth pour la même raison probablement qui, cent vingt ans plus tôt, amenait à Presbourg Marie-Thérèse, parce qu’il était temps. A cela se lie la principale question, de toutes celle qui est à la fois la plus délicate et la plus inévitable : « pourquoi maintenant et pourquoi pas plus tôt ? » Afin de ne pas compliquer notre réponse, ne remontons pas pour le moment plus haut que l’année 1860, et reprenons la question hongroise au diplôme d’octobre ; quelques. dates suffiront.

Le résultat des délibérations de l’assemblée appelée le verstärkte reichsrath fut la prépondérance du parti hongrois et l’octroi du contrat ou charte connu sous le nom d’october-diplom. Dans le laps de temps compris entre le mois d’octobre 1860 et le mois de février 1861, ce diplôme eut à subir une sorte de jugement préliminaire de la part des populations de la monarchie. Chose assez singulière, il rencontra moins d’opposition chez les races allemandes et slaves que chez les Hongrois. Ceux-ci l’accueillirent avec des manifestations de la plus violente, de la plus méprisante hostilité. Le contre-coup se fit sentir à Vienne. La réponse au rejet de l’october-diplom de la part des Hongrois fut la constitution de février 1861 de la part des Autrichiens. Peut-être l’Autriche se pressait-elle trop, au printemps de 1861, de décréter ce qui pour la Hongrie était inexécutable. De toute façon, l’hostilité des Magyars contre le diplôme d’octobre se trouva punie par la promulgation d’une loi organique qui leur ordonnait de se faire représenter par quatre-vingt-cinq députés dans un parlement commun siégeant à Vienne. La diète hongroise fut convoquée à Pesth, siégea, prolongea ses débats pendant cinq mois, et fut fermée par ordonnance royale. Il y aura quatre ans de cela au mois d’août ; mais, à la veille même de la clôture de la diète, un discours fut prononcé qui marque le point de départ de presque tout ce qui s’est passé depuis. Un de ceux que le pays entier respecte et écoute, George Maïlath, alors tavernicus (ministre de l’intérieur du royaume), se lève, et, au moment où la nation va de nouveau être condamnée au silence, rappelle à ses compatriotes que, quelque, inadmissible, que soit la constitution de février, ceux qui ont dédaigné la charte d’octobre se la sont attirée en obligeant les ministres allemands de sa majesté à se défendre. Ces paroles ne furent du goût de personne ; toutefois on ne les oublia point, car aucun esprit de parti, aucune violence d’opinion n’eût pu réussir à rendre suspect l’homme qui les avait fait entendre. « Vous vous êtes attiré la constitution de février parce que vous avez si mal reçu les avantages réels offerts en octobre… » Ces mots étaient dits et restèrent, d’abord parce que Maïlath les avait dits, ensuite parce qu’ils étaient vrais.

Maintenant quelle raison donnait la majorité politique en Hongrie et quelle raison donnait le public pour si mal accueillir l’october-diplom ? Principalement celle-ci : qu’il était l’œuvre de gens que le temps et le pays ne connaissaient plus, qu’il partait d’une source tarie, qu’il ne répondait qu’à des besoins surannés, et qu’on était trop avancé pour accepter les théories rétrogrades d’un groupe de « conservateurs, » lesquels étaient « plus Viennois que Hongrois, » et pas « libéraux le moins du monde. » Avec cela, toujours la question des personnes ! On voulait de celle-ci et point de celle-là, et surtout et avant tout on voulait de Déak. Déak était l’idole du moment, le « père de l’heure, » comme disent les Arabes. Or, au. fond, dans tout cela qu’y avait-il de si effrayant ? qu’y avait-il qui nécessitât de la part du gouvernement une mesure à laquelle la Hongrie ne croyait pas jamais devoir se soumettre ? L’avenir répondra. Je pense, je l’ai dit, qu’en février 1861 on s’est beaucoup pressé à Vienne. Il est évident qu’on refusait absolument de comprendre ce qui se passait chez les Hongrois. Or que faisait vraiment la Hongrie depuis octobre 1860 jusqu’en février 1861 ? Elle employait sa liberté nouvelle à jouir de son quart d’heure de vengeance. Il aurait peut-être été sage de la laisser faire, car elle usait d’un droit. Le baron Bach disait au milieu de sa carrière ministérielle : « De la génération actuelle je ne puis rien faire ; mais de celle qui suivra on fera tout ce qu’on voudra. » Eh bien ! qu’arriva-t-il en effet ? Après dix ans d’un régime intolérable dont l’oppression était plus stupide que dure et dont on a pu dire avec justesse que c’était une « taquinerie solennelle, » la nation hongroise s’est retrouvée non moins haineuse qu’auparavant, mais infiniment moins politique. Cette haine couvait depuis dix ans ; quand elle a fait explosion, elle a manqué de dignité. La façon dont on a rejeté le diplôme d’octobre ressemblait fort aux façons avec lesquelles on avait régenté le pays jusque-là. C’était puéril, violent, impolitique, cela faisait du pays tout entier un vaste troupeau d’écoliers mal élevés ; mais c’était exactement ce à quoi l’on devait s’attendre, et c’était en somme moins qu’on n’avait mérité. Voilà pourquoi il eût peut-être été plus sage d’attendre et de laisser passer une effervescence si bien provoquée. C’est une des prétentions de l’Autriche de vouloir toujours échapper aux conséquences de ses fautes. Elle se vouait à une œuvre de compression depuis nombre d’années, et voulait que, le poids de cette lourde main écarté, la réaction ne se fît pas sentir. Elle se montra impatiente, parce qu’elle niait à ceux qu’elle avait offensés le droit de se montrer vindicatifs. Les Hongrois regardaient la patience de l’Autriche vis-à-vis d’eux comme une dette. Elle ne l’a pas payée faute de l’avoir reconnue ; donc le malentendu se prolongea entre l’empire et le royaume, et, la diète fermée, on se bouda comme par le passé. M. de Schmerling dit à Vienne que « l’on pouvait attendre, » et pendant deux années rien ne prouva qu’il ait eu tort.

Constatons bien ce fait que, la diète de 1861 fermée, on ne discuta plus. Comment eût-on discuté ? en quel lieu ? par quels organes ? On se nia réciproquement, chacun déclarant pouvoir se passer de l’autre. Toute espèce de terrain manquait pour un rapprochement, et d’ailleurs on n’en sentait nulle part le désir. En pareille occurrence, le mot de M. de Schmerling, que lui ont si durement reproché les Hongrois, m’a toujours paru parfaitement explicable, car pouvoir attendre constituait de la part de l’Autriche une force, et il n’est permis à aucun ministre de négliger l’occasion de montrer que son pays est fort. Il importe de ne point perdre de vue la position où se trouvaient l’empire et le royaume vis-à-vis l’un de l’autre. C’était à qui s’écrierait en Europe : « L’Autriche n’existe plus ! » Au dehors, on prenait la campagne d’Italie pour un premier « coup de cloche, » et la complète dissolution de l’empire n’apparaissait plus que comme une question de temps. Au dedans, c’était pire. Tant qu’elle put régner par la crainte, l’Autriche évita si bien toute occasion de se faire aimer, que nulle part ses défaites ne furent plus joyeusement reçues que chez ses propres peuples. La Hongrie se trouvait en droit de regarder Solferino comme un bienfait, et, l’exagération s’en mêlant, elle conclut d’un fait isolé à un nouvel ordre de choses. De quelque côté qu’on envisageât la situation de l’empire, on ne voyait que faiblesse et malheur, faiblesse surtout, car c’est la plus terrible des faiblesses que de ne pas oser être généreux, et l’Autriche se trouvait en telle passe que son moindre acte de justice se traduisait en aveu de détresse. La nécessité semblait si rigoureuse qu’on ne tenait plus compte à l’empereur ni à ses ministres d’aucune décision honnête. Dans ces conditions, se passer de qui ou de quoi que ce fût était une force, et ceux qui se reporteront par la pensée à la première session du parlement viennois et à l’opinion de toute l’Europe sur l’Autriche devront avouer qu’il y avait du courage à ne pas acheter à tout prix une réconciliation avec les Hongrois ; Ceux-ci furent si étonnés de l’attitude expectante de l’empire et crurent si peu à la possibilité de la maintenir, que leur étonnement et leur incrédulité même prouvent la bonne politique de M. de Schmerling, déclarant qu’à Vienne on « pouvait attendre. » Au bout de deux années cependant, parmi les pires ennemis de l’empire, beaucoup reconnaissaient qu’il « y avait une Autriche. » Le moment vint même où l’empire eut assez reconquis, retrouvé de prestige pour pouvoir se permettre une politique généreuse. Autant il avait été habile d’attendre tant que le fait de l’attente constatait une réelle puissance, autant il importait de n’attendre plus dès le moment où cette puissance était reconnue. On ne peut trop se hâter d’être généreux.

En l’espace de ces deux ans, bien des choses s’étaient modifiées, et, sans vouloir préciser tel état de l’opinion à tel jour donné (ce qui est après tout une affaire d’appréciation personnelle), j’affirme sans crainte qu’entre Vienne et Pesth les relations en 1864 et au commencement de 1865 étaient tout autres qu’elles n’avaient été en 1862 et 1863. On ne se niait plus ; moins que jamais, il est vrai, on pouvait discuter. On avait changé de ministre, de chancelier, de Judex curiœ, remplaçant le comté Szecsen par le comte Maurice Esterhazy, le comte George Apponyi par le comte Andrasy, et le baron Vay par le comte Forgacs, et celui-ci enfin par le comte Hermann Zichy ; mais à travers tout cela on avait créé et maintenu le provisorium, et je ne sache pas que sous la main du comte Palffy comme gouverneur, parole ou plume en Hongrie pût éluder la surveillance la plus stricte. E pur si muove ! la vie publique s’agitait en dessous ; chaque jour, on reconnaissait à un nouveau signe que le souffle de la nation n’était que suspendu. Ce qui frappa trop peu de monde et ne put cependant échapper à quiconque voyait le dessous des cartes, c’est que l’initiative (si le moment d’agir venait) appartiendrait infailliblement aux membres du parti conservateur. Je m’explique. Comme en Hongrie le patriotisme ne manque jamais, et que le sens politique est plus ou moins partout, ceux qu’on nomme les Alt-conservatifs s’étaient modifiés au point de ne représenter plus que les transactions inévitables. Ils avaient rassuré tout le monde à l’endroit du libéralisme, et tout le monde commençait à saluer en eux les meilleurs instrumens d’une réconciliation nécessaire. Entre les deux partis (autrefois opposés) des conservateurs et des radicaux[10] se tenait Déak, centre des espérances du public. Il pouvait pencher de l’un ou de l’autre côté. On va voir comment il se prononça.

Après les discours sympathiques pour la Hongrie qui avaient rempli plusieurs séances du reichsrath de Vienne dans l’hiver de 1865, Déak prit le parti d’écrire dans son journal, le Pesth-Naplo, une sorte de manifeste ou de profession de foi qui en même temps était un appel à la conciliation, et qui en toutes lettres déclarait qu’il fallait tout attendre de la couronne ! Le manifeste paraissait le dimanche de Pâques… Quinze jours après, dans le Débatte, organe du soi-disant parti conservateur à Vienne, paraissait le premier programme politique par lequel les Hongrois eussent répondu favorablement jusqu’ici aux sommations autrichiennes. Le programme cette fois encore, quoique publié par un organe conservateur, émanait de Déak, et il ne le désavoua pas. Donc, entre les deux partis, Déak choisissait le moins exagéré et donnait délibérément le poids de son nom et de son immense popularité aux partisans ouverts d’une transaction. La modération semblait à l’ordre du jour, et on ne sait pas assez ce que cela veut dire en Hongrie, où, bien que la modération se rencontre chez les esprits les plus distingués, eux-mêmes reconnaissent qu’en s’avouant modérés ils risquent d’affaiblir leur action.

On le voit, ces détails étaient indispensables pour indiquer la signification vraie de la visite de François-Joseph à Pesth. On comprendra aussi combien devant ces modifications successives des deux côtés, et devant cette salutaire influence de la force des choses, combien, dis-je, il devient oiseux de constater la part précise d’opposition ou d’appui qu’ait pu apporter à l’œuvre tel ou tel ministre, Je crois avoir montré à quoi se rapportait la question du « pourquoi pas plus tôt ? » mais je n’ai point eu la présomption de la vouloir trancher. Il restera toujours des esprits énergiques et de nobles cœurs impatiens qui maintiendront que la rencontre entre le roi et son peuple pouvait se faire plus tôt ; l’essentiel, c’est que nul ne pourra prétendre qu’elle se soit faite trop tard. Qui a vu sortir le souverain de la salle du trône à Bude doit être en repos de ce côté-là.

J’admets que jusqu’à un certain point toute visite princière et toute cérémonie officielle se ressemblent dans presque tous les pays du monde ; aussi l’arrivée du roi à Pesth ne se distinguait-elle guère de toute occurrence de ce genre, si ce n’est que dès le début, dès la matinée du 6 juin, toute apparence d’autorité avait disparu. Pas un soldat nulle part, pas un policeman. François-Joseph a pu descendre de voiture et se retrouver au milieu d’un peuple qui n’avait plus coutume de le recevoir comme si sa venue rentrait dans les habitudes journalières. Cette première réception était ce qu’elle devait être : hospitalière, pas enthousiaste. Venir n’était pas tout, on voulait savoir de la part du roi lui-même pourquoi il était venu. La réponse ne se fit point attendre. A peine dix heures sonnaient que la grande salle du château de Bude ouvrait ses portes au souverain et qu’il se trouvait face à face avec tout ce que le pays compte d’hommes marquans ou de noms illustres. D’un côté se tenaient les grands dignitaires de la couronne, de l’autre le primat, cardinal Scitowsky, archevêque de Gran ; vis-à-vis, autour, partout, des noms familiers à quiconque sait l’histoire : Esterhazy, Széchenyi, Apponyi, Waldstein, Festetics, Palffy, Batthyanyi, que sais-je ? tous y étaient sans ordre factice, non parqués par l’étiquette, mais pêle-mêle dans une même importance, une formidable foule d’égaux[11]. On voit qu’ici l’homme comptait au moins autant de par Dieu que de par le grand-maréchal de la cour ! Bien que tout le monde fût en grand costume, le noir prédominait, car personne n’était en costume de gala. Le roi seul portait l’uniforme de général hongrois, gris clair à brandebourgs d’or.

Il y a quatre ans de cela, en 1861, le 6 avril, à cette même heure, cette même assemblée (ou à peu près) remplissait la grande salle du château. Sur un trône vis-à-vis des grandes fenêtres se 1 tenait le judex curiœ d’alors, le comte George Apponyi. Il devait faire part à ses compatriotes de ce qu’on venait de décider à Vienne, et leur apprendre quelle place la constitution de février leur réservait. Le silence était profond ce jour-là, comme il l’était cette fois encore, le 6 juin 1865, au moment où le roi s’apprêtait à parler ; mais l’expression des figures, combien autre ! Tout alors portait l’empreinte d’une inquiétude méfiante, tandis qu’aujourd’hui, sous la gravité orientale des physionomies, on sentait comme un frémissement d’espoir mal contenu. Aussi, quand le primat dit ce que la Hongrie attendait de son chef, et qu’il promit tous les cœurs de ses sujets au prince qui voudrait garantir leurs droits, comme la flamme jaillit et comme les eljens éclatèrent ! On eût dit que chaque cri montait sur des ailes de feu.

Marie-Thérèse demeure tellement le type de l’idée monarchique austro-hongroise, que son nom vint se placer tout de suite sur les lèvres du cardinal-primat. Ce petit vieillard, surchargé d’années et d’honneurs ecclésiastiques, aurait eu en temps ordinaire de la peine à se faire entendre à dix pas de distance, et cependant, porté par sa voix, toute cassée et chevrotante qu’elle fût, le rappel à la promesse d’autrefois, le moriamur pro rege nostro, arrivait à toutes les oreilles ; remplissant toutes les âmes du souvenir de Marie-Thérèse. Après le discours du prélat, le silence devenait plus profond, plus intense en quelque sorte : on eût dit que les yeux écoutaient. Les premières paroles royales firent déjà bon effet, car l’accent hongrois de François-Joseph est, au dire des plus difficiles, quelque chose de rare et de charmant. C’est plus qu’il n’en fallait pour mettre en joie les principaux meneurs d’une nation pour qui l’espérance était devenue une nécessité. Aussi le succès de la harangue royale fut-il complet, et, je le répète, aucun de ceux qui ont vu François-Joseph à la sortie de la grande salle du château de Bude ne sera tenté de jamais associer le mot trop tard avec le souvenir de la visite à Pesth. Si à l’arrivée du roi il n’y avait eu que l’expression hospitalière due à celui qu’on invite chez soi, à la réception officielle il y avait enthousiasme.

Le discours du 6 juin 1865 passe aux yeux des juges les plus compétens pour un chef-d’œuvre de langue hongroise, écrit, disent-ils, dans un style qui contraste magnifiquement avec le jargon de chancellerie, et qui rend presque indubitable l’origine qu’on lui assigne : on l’attribue à George Maïlath et au comte Maurice Esterhazy. Le mérite évident de ce discours est, sous une forme chaleureusement sympathique pour les Hongrois, de ne promettre rien que ce qui se peut, que ce qui se doit tenir. S’il y avait la moindre utilité à commettre cette indiscrétion, il ne serait peut-être pas difficile de nommer un ministre allemand auquel, avant de partir pour Pesth, François-Joseph l’aurait communiqué, et qui n’y aurait rien trouvé qui ne fût à louer sans réserve.

Dans ce premier contact avec la Hongrie, le souverain s’était trouvé vis-à-vis du pays légal ; c’est aux représentans de ce que les Anglais appellent les governing classes que le roi avait affaire au château de Bude. C’était déjà beaucoup, mais non pas tout. Restait le public. Au concours agricole, à la régate sur le Danube, aux fêtes dans le Margarethen-Insel, aux courses sur le Rakosfeld, partout où le roi se montra, il fut accueilli avec le même enthousiasme, parlant lui-même à chacun, se souvenant de chacun[12], n’évitant personne, se mêlant à la foule, et nulle part accompagné, nulle part enfermé par cette éternelle suite qui intercepte si savamment toute franche communication entre les nations et les princes. D’autorité, je le redis, pas de trace : c’était à se demander où avait passé la garnison, car à peine voyait-on un uniforme dans les rues de Pesth ou de Bude, Tout concourait ainsi à donner un plus grand caractère de spontanéité à la réconciliation populaire qu’allait consacrer la journée du 7 juin.

Le soir de ce jour, le roi tenait Gala-Tafel à Bude. Les invitations avaient été distribuées sans aucun égard aux conventions de cour, et les opinions, les rangs les plus divers avaient leurs représentans autour de la table royale. La nuit tombait à peine, que l’on voyait déjà une longue ligne de feu se dérouler des quais de Pesth et traverser la rivière sur le pont suspendu qui unit les cités sœurs. Les bourgeois de Pesth-Ofen, les étudians, « tout le monde enfin » offrait au roi de Hongrie une marche aux flambeaux. On ne peut se figurer une ville plus magnifiquement située que Buda-Pesth, comme l’appellent les Magyars, ou Pesth-Ofen, comme on dit en allemand. Je me sers à dessein du double nom, parce que dès qu’on parle de sa beauté, c’est à la cité double qu’il faut en revenir. Ce sont ses deux moitiés qui la font si belle. A gauche, en arrivant de l’ouest, s’étendent les larges quais de la ville moderne ; à droite s’élève le Blocksberg, dominant Bude, qui est bâtie à mi-côte, et marquant la place où le Turc a régné en maître. Entre les hauteurs de la ville et de la forteresse se niche une bourgade habitée par les Raizen[13], où l’escalier, — l’échelle plutôt, — fait métier de rue, et où chaque figure trahit son origine orientale. Séparant les deux moitiés de la cité, vient le « fleuve d’or, » le Danube, roulant avec une lente majesté ses ondes silencieuses et épaisses, tandis que, les réunissant, s’élance d’un bord à l’autre un pont suspendu qui compte parmi les chefs-d’œuvre du génie civil. Du côté de l’orient, la ligne marquée par la rivière se perd graduellement et se confond avec l’horizon ; du côté de l’occident, elle paraît s’arrêter au pied des montagnes qui, masquant une des nombreuses courbes du fleuve, l’enferment en apparence et semblent en faire un grand lac.

Le soir du 7 juin, la flamme éclatait de partout, et des rues, illuminées de Pesth on la vit bientôt s’enrouler autour du rocher sur lequel se dresse le château royal à Bude. Seulement, car la montée est rude, l’interminable procession gravissait le vieux roc, l’enguirlandait de sa spirale lumineuse, et les porteurs de torches commençaient déjà de remplir la place du château, que de nouveaux renforts enflammés débouchaient incessamment des quais sur la rive opposée et jetaient sur l’eau profonde du Danube un pont de lumière. Le banquet royal tirait à sa fin, on faisait encore « cour, » et le souverain causait depuis quelques instans avec le baron Kémény, rédacteur en chef du journal de Déak, le Pesth-Naplo, lorsqu’un aide-de-camp vint annoncer que le Fackel-Zug envahissait la place. On ouvrit la fenêtre centrale de la grande salle, et le roi parut sur le balcon. Je doute que souvent des oreilles princières aient été saluées par de pareilles acclamations, et François-Joseph a dû s’avouer à lui-même que ces eljens ont quelque chose d’entraînant, et qui jusqu’à un certain point explique cet amour passionné de la popularité que le Hongrois est accusé de porter à un si dangereux excès. Il n’y avait pas à s’y tromper : cette secrète vibration, que rien ne remplace ni n’explique, et que reconnaissent tous ceux qui ont jamais eu l’habitude d’une assemblée, ce courant électrique frappait le prince et le peuple à la fois et les unissait. Un de ces momens-là vaut mieux que le meilleur édit ou même le plus sage act of parliament du monde, et ne s’obtient ni par l’un ni par l’autre. Ils étaient là à se regarder, à se saluer, à s’entendre, la foule et le roi, quand arriva un de ces accidens heureux qu’on n’aurait peut-être pas tort d’envisager comme un véritable présage. Dans une des secondes de repos que se permit le public en ses acclamations, certains sons abrupts, mais bien connus, un rhythme familier à chaque enfant, se font entendre ; on écoute haletant, la phrase se détache, stridente, altière, jouée avec un entrain qui fait de chaque note un cri de guerre : c’est le Rakoczy-Marsch ! Qui donc a donné l’ordre à cette musique de régiment d’avoir tant d’esprit et d’à-propos ? Qui vient d’inspirer à ces cuivres impériaux une pensée d’une si victorieuse politique ? Ce qui est certain, c’est qu’à la première phrase du Rakoczy, entonnée par la musique militaire, l’enthousiasme devint de la frénésie ; mais ce n’était pas tout. Il n’est point de fête en Hongrie, ni de rassemblement, ni de cérémonie publique, sans qu’il y ait des bohémiens, des zigeuners. Or, mêlés à la foule des porte-flambeaux, se tenaient sur la place de Bude les zigeuners de la fameuse bande de Paticcarius, et sitôt que le dernier son de la marche rebelle eut cessé, il s’éleva, on ne sait d’où, un chant depuis bien longtemps banni des pays hongrois. Sur la corde frémissante des violons bohémiens, sous un coup d’archet qui semblait vouloir arracher l’âme à l’instrument, se formulèrent les accords de l’hymne autrichien du Gott erhalte Franz den Kaiser, de Haydn. La douce et grande mélodie (bien autrement humble et chrétienne que le God save the Queen), ce chant impérial habitué aux pompes de l’église, aux orgues et aux voûtes des cathédrales, s’élança cette fois en prière désolée, mais fervente, vers les voûtes du ciel étoilé, et François-Joseph put se dire que la vraie réconciliation avec le peuple hongrois s’accomplissait lorsque l’appel aux armes de Rakoczy vint se confondre avec le Golt erhalte sur cette place du château de Bude.

Et maintenant de tout cela que reste-t-il ? Le résultat de cette visite du roi à Pesth, de cette entrevue entre le monarque et la nation, il importe qu’on ne se l’exagère point, car tout espoir mal placé amènerait d’irrémédiables déceptions. Il ne faut surtout pas, dans ce qui vient de se passer, voir plus qu’il n’y a eu en réalité. La visite de François-Joseph, sa réception, la cordialité, disons le mot, l’enthousiasme qu’il a provoqué et qui a fini par le gagner lui aussi, tout cela n’a eu et ne pouvait avoir qu’un seul effet : la destruction d’une animosité qui empêchait tout, la conquête d’un terrain sur lequel on discutera plus tard. Au fond, rien n’est changé par la rencontre entre les Hongrois et leur roi ; mais tous les changemens sont rendus possibles. La prochaine convocation de la diète sera le premier acte par lequel s’ouvrira la nouvelle ère. Alors, mais pas avant, on discutera, et les discussions auront pour fruit de véritables transactions, si de chaque côté on se pénètre de cette conviction, que la modération est un devoir. Le résultat par excellence du voyage royal aura été de faciliter l’oubli. On s’est tendu la main ; il faut donc chasser tous les souvenirs du passé, sans quoi la paix est impossible. L’Autriche a eu très peur, la Hongrie a eu très mal : il faut que l’une et l’autre oublient, car, malgré la souffrance et malgré l’épouvante, s’il est dans tout ceci un mot inadmissible, c’est celui de pardon ; nul n’a été assez vainqueur pour le prononcer, nul assez vaincu pour l’entendre. Il s’agit d’oublier. Il ne serait que trop facile de dresser la liste des accusations réciproques, d’enregistrer les griefs qui s’amoncellent depuis si longtemps ; mais qu’y gagnerait-on ? Mieux vaut s’en tenir aux paroles si vraiment patriotiques du comte Emil Dessewffy en mars 1861, paroles alors dédaignées, mais heureusement applicables aujourd’hui : « Quand un mari et une femme ne peuvent divorcer, ce qu’il y a de plus sage, c’est de chercher à se tolérer mutuellement. » Placée comme elle l’est géographiquement, la Hongrie ne peut s’unir qu’à l’Autriche ; mais le contrat qui les lie se base sur des devoirs et des droits égaux des deux côtés. Si le passé renferme une même somme de torts et de fautes, donnons le respect mutuel pour point de départ à l’avenir. Je sais que cela est difficile, mais le salut de deux nobles pays en dépend, et s’entre-marchander son estime et sa confiance serait désormais l’acte le plus impolitique. Il convient que de parti-pris on se fie l’un à l’autre ; hors de là, pas de remède. Ces quatre dernières années ont appris aux Autrichiens que les Hongrois étaient en mesure de refuser d’acheter trop cher la réunion avec l’Autriche, mais elles ont aussi appris aux Hongrois que l’empire pouvait vivre sans le royaume. Tous deux ont pu reconnaître que, sans l’union, toute puissance réelle, tout progrès, toute prospérité, demeurent interdits à chacun. Tels sont les principes de modération qui doivent guider les discussions ultérieures entre Vienne et Pesth. Pour le moment, ce qu’on a gagné par le voyage royal, c’est, je le répète, un terrain sur lequel on pourra se réunir pour délibérer, c’est l’aveu mutuel bien constaté qu’on désire se rapprocher et s’entendre. Ce n’est que cela, et c’est déjà beaucoup.


III

Il faut rechercher maintenant quels avantages politiques peuvent naître pour l’Autriche comme pour la Hongrie de cette situation nouvelle. Ce qui est resté à l’Autriche de son passé, c’est, il faut bien le dire, une certaine lenteur de vie. La conscience de ce qu’elle est et de ce qu’elle a ne lui est point encore pleinement venue. Il en résulte qu’ayant plus de liberté et plus de forces qu’elle ne sait, elle en éprouve une sorte d’embarras, et parfois use avec maladresse de biens qui ne lui sont pas familiers. C’est un peu l’histoire de tout prisonnier : une longue contrainte rend coutumière la gêne des mouvemens, et fait qu’en pleine lumière on garde encore l’habitude du demi-jour. Il est constant qu’en Autriche, à l’exception de quelques esprits distingués, — et qui, échappant aux influences de leur entourage, relèvent toujours et partout d’eux-mêmes, — on craint la vie. Ce torrent irrésistible qui porte vers leurs destinées les deux nations maîtresses de France et d’Angleterre, l’Autriche le redoute encore et n’y voit qu’un danger. J’appuie à dessein sur cet état de choses, car, si l’on ne s’en rendait pas compte, on courrait risque d’être injuste pour un pays qu’il ne faut jamais juger d’après ce que sont les autres pays, mais d’après ce que lui n’est pas et ne peut pas être. Échappée en 1848 à la captivité plus ou moins douce où la tenait depuis quarante-deux ans le système attribué à tort au prince Metternich, et dont toute la responsabilité retombe sur l’empereur François, l’Autriche crut au premier moment avoir gagné quelque chose. Elle échangeait en effet un régime de police pour le régime militaire, et le changement coïncidait avec des victoires qui excitaient son enthousiasme. Dans le premier moment, le pays s’accommoda à peu près de tout, et la grande popularité de l’armée et de ses principaux chefs fit le reste. Les bruits militaires, le pride pomp and circumstance de la guerre, comme dit Othello, masquèrent cette nouvelle forme de compression. Bientôt cependant les hommes qui avaient su la rendre acceptable, le maréchal Radetzky, le prince Schwarzenberg, disparurent, laissant l’empire entre les mains du comte Buol et de M. de Bach. L’incapacité et la faiblesse s’alliaient dès lors à un parti-pris d’étroitesse qui vite rendit la conscience à l’opinion publique. On était individuellement surchargé d’impôts sans que l’état financier de la nation s’améliorât ; on n’avait plus d’occasion d’être glorieux ; on n’était plus qu’embarrassé, fourvoyé et pauvre, et on n’était pas libre : on se l’est dit « sans phrases, » Pour la première fois peut-être, nul parmi les peuples de la monarchie ne pouvait tirer une satisfaction relative de trouver près de lui un voisin plus malheureux. C’était partout l’égalité de la souffrance et du mécontentement.

Et pourtant la constitution du mois de mars 1848, celle qu’avait dû faire fonctionner le prince Schwarzenberg, contenait une parole heureuse et juste, une idée féconde, je veux parler de la Gleichberechtigung, droits égaux de toutes les races. Là étaient le principe et la promesse, la vraie raison d’être du nouveau règne ; aujourd’hui encore, après dix années d’erreurs et de tâtonnemens, là est l’œuvre du moment, le problème que l’Autriche doit résoudre sous peine de périr. Je dis ceci pour tout le monde : pour les Hongrois comme pour les Autrichiens, comme pour les Polonais et pour les Bohèmes, ou rien n’est gagné aujourd’hui, ou il faut s’en remettre de tout à tous, et il devient nécessaire pour chacun de circonscrire ses propres prétentions par les droits d’autrui. J’ai pour ma part peu de craintes de l’avenir, mais ceux qui s’imaginent qu’aujourd’hui Pesth a vaincu Vienne et que tout est fait parce que les Hongrois arrivent au pouvoir, ceux-là se trompent absolument, et cette erreur ne saurait avoir que de déplorables conséquences. D’abord Pesth n’a pas vaincu Vienne, car ce qu’on est convenu d’appeler « Vienne » a depuis deux ans bien plus souffert de sa propre inaction que de toutes les colères de Pesth ; ensuite si ce qui, pour le moment, est dévolu aux Hongrois, ne s’exerce pas pour le bien de tous et pour le grand et général développement de toutes les forces et de tous les intérêts du pays collectif, de la monarchie, ce sera plus qu’une honte pour les Hongrois, ce sera la ruine morale de la Hongrie.

A dater d’aujourd’hui, la Hongrie doit compte de ses actions à l’Europe, et ses souffrances passées, il ne lui servira plus de rien de les invoquer. Elle en a fini avec la sympathie que ses plaintes inspiraient ; elle est puissante, on va la juger à ses œuvres. Pour cette première phase de sa vie politique, sa direction est confiée à deux hommes éminemment propres à gouverner un pays : — je ne dis pas leur pays, je dis à dessein un pays. George Maïlath et Paul Sennyeï sont des hommes d’état européens en même temps que les hommes d’un état. Sur le chapitre des difficultés, ni le chancelier ni le tavernicus (ministre de l’intérieur) ne se doivent faire d’illusions. Elles sont grandes et complexes : il y en a du côté des autres peuples de la monarchie, du côté de l’Allemagne, du côté de la Hongrie et de ses partis politiques. Envisageons-les du côté des autres nationalités soumises à la maison de Habsbourg, et prenons les deux plus considérables : la Bohême et la Pologne.

Alliée incertaine, prompte à promettre pendant la lutte, perfide après le succès, socialement, historiquement, moralement séparée de la Hongrie plus encore que ne l’est l’Autriche, la Bohême serait la première à prendre en main la cause de l’empire centralisé, s’il était un jour question de rendre Vienne et Pesth vraiment égales. Un seul pas de trop du côté des Hongrois, et Prague deviendrait aussi incommode que l’a été Pesth. Si le comte Belcredi prend la place de M. de Schmerling aujourd’hui, c’est comme Autrichien, non comme Bohême. Il devient un ministre de l’empire ; mais la possibilité pour lui de l’être dépend de la Hongrie, car, au premier empiétement de ce côté, le comte Belcredi n’a plus de choix ; il redevient et il reste Bohême, ou sa présence n’a plus de signification. Le rôle que pouvait jouer M. de Schmerling, — un rôle modérateur, simplement, exclusivement impérialiste, — ce rôle, il n’est pas donné à tout le monde de le prendre, car il exige certaines conditions incompatibles avec une nationalité prédominante.

Maintenant, pour ce qui regarde la Pologne, le gouvernement est encore plus tenu d’être circonspect, car la Pologne, avec beaucoup moins de droits spéciaux à réclamer vis-à-vis de l’Autriche, s’est beaucoup plus que la Hongrie mêlée aux affaires de l’Europe. Elle a tant marqué dans la grande politique du monde que pour elle accepter un dualisme souverain, tel que les esprits prompts à s’alarmer le redoutent, serait une dernière déchéance, et équivaudrait presque à un nouveau partage. La Galicie, qui demeure toujours. Pologne, quoi qu’on fasse, a un intérêt d’amour-propre au maintien de la supériorité politique de la capitale de Vienne. Vis-à-vis des Polonais, d’Autriche tient toujours des cartes de réserve en main, et malgré tout elle ne peut pas les abandonner. Dans un siècle, où l’homme est si troublé et si faible, et, où à travers ses petites agitations, Dieu le mène vers de si grandes choses, l’Autriche a mis à éviter toute vraie grandeur une ingénuité qui, mieux employée, l’eût faite prépondérante dans l’Europe centrale. Plusieurs fois cette grandeur l’est venue solliciter : elle s’en est toujours détournée, mais le souvenir lui reste. La Pologne a été pour elle une suprême occasion manquée : reviendra-t-elle un jour ? Qui le sait ? En attendant, le moment serait mal venu pour demander à la Pologne autrichienne de s’humilier bénévolement.

On le voit donc, tant qu’il s’agira d’une juste satisfaction accordée à la Hongrie (et chacun la reconnaît juste, y compris les Viennois eux-mêmes), on trouvera partout de l’appui. On en trouvera d’autant mieux que, vis-à-vis du gouvernement central, il y a infiniment d’abus d’autorité dont il est également important, pour chaque partie de la monarchie, de se débarrasser. La lutte contre la bureaucratie est une lutte nécessaire et à laquelle on n’échappera pas. De là cette lenteur de vie que j’ai signalée, et à laquelle il faut remédier par une plus large somme de self-government. Il incombe par conséquent à ceux qui vont maintenant diriger la Hongrie de poser comme limite à ses prétentions la ligne où s’arrêtera la coopération des autres races. C’est le vrai sens de la Gleichberechtigung, et il faut s’y tenir.

Pour l’Allemagne, la question me paraît beaucoup plus claire, car rien dans ce qui pourrait s’appeler « politique hongroise » ne saurait porter atteinte aux convictions de la grande Allemagne du dehors, bien au contraire. Pour ce qui constitue le cultur element, dont l’Allemand est à juste titre si fier, pour ces glorieuses traditions et ces illustres noms auxquels l’humanité tout entière rend hommage, le Hongrois, est plein de déférence. Or, comme d’autre part il mentirait à lui-même, à ses origines, à ses opinions, à ses habitudes, à ses goûts, s’il n’était l’ennemi juré et hautain de la Prusse de M. de Bismark, je ne vois pas quelle raison l’Allemagne du dehors pourrait avoir de redouter une certaine prépondérance de l’élément hongrois en Autriche.

Reste la question par excellence, c’est-à-dire la Hongrie elle-même et ses partis politiques. Le nouveau cabinet en est-il maître ? Ou bien, dès les premiers débats de la diète, s’apercevra-t-on que MM. de Maïlath et Sennyeï ne sont que des girondins, et que, sous quelque aspect, heureux ou terrible, que l’avenir se présente, il faut Renoncer à toute idée de s’arrêter en route ? Si j’osais émettre une opinion personnelle, je dirais que raisonnablement il n’y a point lieu à grande crainte ; mais d’une assemblée hongroise peut-on jamais être assuré d’avance qu’elle fera ce qui semble le plus raisonnable ? C’est avec l’imprévu qu’on doit surtout compter, et quiconque possède à un certain degré l’expérience du caractère hongrois a le droit de se demander si le lendemain de son ouverture la diète ne prendra pas un tout autre air que celui de la veille. Bien des raisons, je le sais, parlent en faveur de la modération : la fatigue et l’appauvrissement du pays, sa relative immobilité politique, et la nécessité (grande pourtant dans ce siècle de solidarité) de ne pas renoncer par un coup de tête à la considération de l’Europe ; mais la modération peut n’être pas populaire dans l’instant où l’on en aura le plus besoin, et alors quelle sera la tournure des choses des deux côtés de la Leitha ?

Oui, sans doute, une certaine panique règne à cet endroit dans le public de Vienne, et le passé de l’Autriche sert ici de prétexte à bien des appréhensions. Le mot de réaction vole de bouche en bouche, et dans un pays où toute liberté date d’une heure si récente, on se voit au moindre changement en passé de rebrousser chemin vers le moyen âge et la féodalité. La réaction cependant n’est pas à craindre en Autriche, et quand même il arriverait demain un ministère composé des élémens les plus rétrogrades, les Thun, les Salm, les Clam, je suis convaincu que ce ministère se montrerait ni plus ni moins constitutionnel que n’a été celui de M. de Schmerling, ou que ne le serait un cabinet sorti d’une majorité de l’extrême gauche. Le budget est un non moins grand maître que le temps, et les pays à déficits réguliers ne peuvent se permettre certains actes, celui par exemple de se mettre l’Europe moralement à dos. Ce qui rend d’ailleurs la réaction impossible, c’est le caractère même du peuple autrichien. Tout jeune, tout embarrassé de lui-même qu’il soit dans la carrière politique, ce pays d’Autriche possède déjà un vrai public, une opinion publique, non-seulement saine et sagace, mais élevée. Ce qu’on peut nommer le peuple autrichien a eu de tout temps la nature, les instincts les plus honnêtes ; malheureusement il est resté aux individus qui le composent, après tant d’insuccès de tout genre, un esprit d’incurable méfiance. Réunissez ces individus néanmoins, et vous avez un public qui ne se trompe guère et qui va au droit et à l’honnêteté par une sorte d’élan naturel. Dès l’instant qu’il s’agit d’une véritable infortune ou d’un succès national dont on doive être fier, la vie se retrouve, et vous voyez que ni le dévouement ni l’enthousiasme ne manquent. Fiez-vous alors à l’homme de la rue comme au plus grand seigneur : le prince de l’empire et le Wiener-Fiaker[14] sentiront ensemble, et ils sentiront juste. C’est précisément avec cette homogénéité d’opinion que les nouveaux ministres hongrois doivent compter. Elle a énergiquement contribué à amener la chute de M. de Schmerling par son impatience de voir satisfaire les Hongrois ; mais il faut craindre de la réveiller contre soi. Elle a voulu la justice pour la Hongrie ; peut-être s’effraierait-elle de ce qui ressemblerait à de la faveur, et à tout abus de puissance elle se montrerait à coup sûr hostile.

La voix publique attribue une influence décisive, dans la dernière crise politique, au comte Maurice Esterhazy, ministre de Hongrie et ministre sans portefeuille, et la voix publique n’a point tort. A certains égards, le comte Esterhazy convient mieux que personne à l’œuvre compliquée dont il s’agit, car de ce qui appartient à l’intelligence rien ne lui a été refusé. Dégagé de tout esprit d’exagération à l’endroit des prétentions nationales de ses compatriotes, il a tant vécu à l’étranger en se mêlant aux hommes distingués des autres pays, qu’il comprend à merveille les sacrifices par lesquels il faut acheter l’attention et la considération de l’Europe. De ce côté, il n’y a point à craindre : le comte Esterhazy est un véritable Européen avec une nuance française prononcée, — quelque chose comme un Français de l’école de M. de Talleyrand : fin, vif, moqueur, persuadé que la diplomatie sert encore à quelque chose, et pensant que savoir mépriser les hommes dénote de la supériorité d’esprit. Peut-être le comte Maurice Esterhazy a-t-il trop de respect pour la simple capacité, pour ce qu’on est convenu de nommer en politique l’habileté, vieux préjugé dont à cette heure on revient. A tout prendre, le comte Esterhazy est une force, et on voudrait presque le savoir ambitieux, car l’ambition, la grande, la vraie, est coutumière de la victoire et souveraine dans la découverte de ces moyens qui passent le talent, de ces « raisons du cœur que la raison ne connaît pas. »

Quant au comte Mensdorff, un seul mot suffira pour le caractériser : tout le monde a confiance en lui, et ses ennemis, s’il en a, l’entourent d’un grand respect. La meilleure garantie de la politique de modération, sans laquelle rien ne pourra réussir, se trouve dans le fait que le comte Mensdorff a été chargé de former le nouveau ministère, car le comte Mensdorff, appelé à présider ce cabinet dont la réconciliation avec la Hongrie fait la base actuelle, le comte Mensdorff est par excellence un Allemand, un Allemand des états moyens, un Allemand de la grande Allemagne. C’est à lui et à son esprit de justice et de loyauté que l’empire s’en référera de la défense des intérêts impériaux et des principes nouveaux de liberté se développant sous toutes les formes.

Un mot du nouveau tavernicus. Le baron Paul Sennyeï arrive aux affaires sans autres antécédens que sa réputation d’être par excellence l’homme du système de la conciliation. Esprit très ferme et très convaincu, mais d’une grande rectitude et d’une douceur de formes d’ailleurs indispensable à la tâche difficile qu’il assume, la pratique des partis, l’expérience des événemens, lui ont appris l’art des transactions. On peut prévoir qu’il se prêtera volontiers à toute espèce de compromis non dommageable au but définitif qu’il importe maintenant d’atteindre. Le baron Sennyeï fut, parmi les conservateurs de son pays, le premier à se ranger à l’opinion du comte Apponyi lorsque celui-ci déclara hautement qu’il n’y avait désormais pour la solution du différend hongrois rien de possible en dehors d’une entente complète avec Déak et son parti. Depuis, on l’a toujours vu s’affirmer dans le sens des idées libérales. Par l’entrée au ministère du baron Paul Sennyeï, le cabinet hongrois se trouve donc entièrement constitué, car, ne nous y trompons pas, c’est d’un cabinet hongrois, et non mixte, qu’il s’agit à cette heure. Le personnage éminent qui préside la chancellerie demeure aujourd’hui seul responsable de l’avenir. « Si nous avions à caractériser les trois hommes appelés à gouverner les destinées du pays, lisait-on hier dans un journal de Vienne[15], nous verrions dans le comte Esterhazy le représentant de la raison sage, froide, circonspecte, tandis que le baron Sennyeï jouerait à nos yeux le rôle du cœur chaud et généreux, et M. de Maïlath celui de la volonté, du criticisme chargé de dégager l’acte direct de ces diverses combinaisons de l’entendement et du sentiment. »

Il me reste à parler du rôle que joue également la couronne dans tout ceci et du rôle que joue l’empereur, deux choses bien distinctes, car ce que représente l’empereur de sa personne aujourd’hui, la couronne le représentera probablement dans la constitution de l’Autriche longtemps après que l’empereur actuel ne sera plus. La couronne est encore une force constitutive très grande en certains cas, et même prépondérante dans l’état présent de la monarchie autrichienne. Il serait inutile de discuter sur ce point, de prétendre que cela doit être autrement, ou de citer l’Angleterre, comme toujours : le fait est tel que je le dis, et plus certain que jamais ; même aux pires époques de mécontentement et de plaintes, on ne l’entendit contester par aucune des diverses populations de l’empire. Il faut donc se résigner à compter avec la couronne. Toutefois ce qui caractérise le régime actuel, c’est que la couronne n’est plus qu’une des forces constitutives du pays, au lieu d’être la force absolue. Maintenant que penser de celui qui la porte ? que penser de l’empereur ?

En parlant des douze années qui ont suivi son avènement, j’ai exprès évité de nommer l’empereur, car il a pendant ce temps moins agi sur les choses qu’on ne trouve naturel de le croire. De 1848 à 1860, l’empereur a laissé à ses ministres beaucoup plus d’autorité qu’on ne le pense, aimant mieux, en présence de si déplorables résultats, décliner toute part de responsabilité. De 1848 à 1860 s’accomplit la première période de l’éducation de l’empereur, il apprit alors à voir ce qu’il lui faudrait répudier. On se tromperait fort à croire qu’après la campagne de 1859 les réformes libérales fussent devenues urgentes, ou qu’il y eût eu danger à ne les pas décréter. Urgentes, oui, sans doute, depuis un demi-siècle, mais non plus urgentes en 1859 qu’en 1856 ou en 1852, et le gouvernement ne courait aucun risque à ne pas les accorder, car cette absence de vie et de passion que j’ai déjà signalée écartait tout danger pressant en amortissant l’énergie naturelle. Aucune crainte de l’évolution ne talonnait l’empereur, mais s’il a pris l’initiative des réformes de 1860, c’est qu’il a senti que cette absence même de mouvement était un danger pour l’empire. Il a voulu lui rendre l’air et la vie, et il n’est que juste de lui en savoir gré.

Ce qui est certain encore, c’est que la Providence n’a pas prodigué inutilement ses leçons à François-Joseph, car s’il y a un mot que l’on puisse dire en toute conscience, c’est que l’empereur a beaucoup appris. Depuis le grand Maximilien, la confiance en soi vient tard aux princes de la maison de Habsbourg, et il y a bien eu des momens où Marie-Thérèse elle-même, avant de suivre sa simple et toujours heureuse inspiration, se trompait en prêtant trop de foi à l’avis de conseillers qui ne la valaient pas. Cette méfiance-là est aussi, je crois, au fond de certaines hésitations de l’empereur François-Joseph. Ce qu’il importe de constater, c’est que là où il ose enfin suivre son inspiration, il touche juste, et que là où il a pu se décider à l’action, il agit vite. S’il ne possède point à l’état de don la divination immédiate des hommes, on peut dire qu’à la longue rien ne lui échappe, et que sous cette apparente lenteur se cache une grande justesse de jugement, un sens de parfaite modération. Cette faculté de peser lentement ses actes et de les exécuter promptement est de nature à inspirer quelque confiance à ceux qui se font le moins d’illusions sur la gravité de la situation de l’Autriche.

Une des plus sérieuses difficultés de cette situation pour l’empereur comme pour le pays lui-même, c’est encore l’isolement. L’Autriche vit moralement isolée, tout s’y passe trop en dehors de ces courans d’opinion publique dont on ne mesure la profondeur et qu’on ne cesse de redouter qu’en s’y plongeant. Il semble que les traditions du vieux temps ne s’éloignent qu’à regret de cette terre où tant de gens s’entêtent encore à ne pas reconnaître quelle cause d’infériorité c’est pour un pays de vouloir à toute force vivre autrement que tout le monde. Quand on arrive des grands centres de l’activité humaine, de Paris pu de Londres, on est toujours consterné de voir combien peu l’habitant de Vienne se rend compte de l’estime de l’étranger pour l’Autriche : il croit à de l’hostilité, ce qui n’existe pas ; mais il s’abuse totalement sur la cause de la désapprobation ; raisonnée qui le frappe. Il ne se doute pas par exemple que pour l’Anglais, jusqu’à ces derniers temps, l’Autriche, au point de vue des affaires, demeurait une terre inconnue. L’Anglais déplorait qu’il en fût ainsi ; mais ce qu’il y a de parfaitement sûr, c’est qu’il refusait de jamais croire que cela pût être autrement. Je n’oublierai de ma vie la surprise et l’incrédulité polie, bien qu’absolue, avec lesquelles mon ami M. Glyn m’écouta lorsqu’il y a deux ans et demi je lui développai mes raisons de croire à l’avenir de l’Autriche. Proposer un pareil terrain aux opérations du capital anglais, qui avant tout cherche la vie (et qui par exemple inonde l’Italie, parce que l’Italie éclate de sève et de vie), proposer un pareil terrain à un aussi pratique esprit, c’était vouloir se faire prendre pour un habitant de la lune. Aussi, quand la banque anglo-autrichienne vint prouver par son succès que les sources du crédit n’étaient point taries en Autriche[16], ceux qui avaient conseillé cette création. purent-ils se souvenir qu’ils avaient passé dans la Cité de Londres pour des insensés. Il ne faut pas aujourd’hui essayer de se soustraire à aucune des obligations de la vie commune. Tout est solidaire de notre temps, rien ne peut se séparer de la masse, et vouloir vivre pour soi c’est vouloir diminuer sa vie d’autant. Se faire estimer très haut par d’autres pays, c’est augmenter son crédit, et la sympathie, le respect que l’Autriche pourrait aisément inspirer à l’Europe, l’Europe les lui rendrait à beaux deniers comptans. Cela peut sembler prosaïque et d’un terrible positivisme, mais c’est de toute vérité, et il importe à l’Autriche de l’apprendre.

« Qui ne fait pas tout son devoir ne fait pas son devoir du tout, » dit un proverbe britannique, dont l’Autriche jusqu’à ce jour ne s’était pas doutée. On a tant de confiance dans les ressources infinies du sol, dans les capacités du pays, que l’idée de s’aider soimême afin que le ciel vous aide ne rencontre que de rares disciples. En matière de devoir en Autriche, on évite l’excès, et c’est grand dommage. Cela toutefois reste affaire de temps. Qu’il se trouve quelque jour à Vienne un ministre qui réponde aux besoins de l’époque, qui montre ce que c’est que de se sacrifier tout entier à son œuvre, de ne reculer devant aucune responsabilité, quelle qu’elle soit, de braver même la mort, si à mi-chemin elle arrête qui fait plus que son devoir, donnez à l’Autriche un tel homme, et, soyez-en sûr, le pays le suivra, l’empereur ne lui fera pas obstacle.

L’Angleterre donne un autre exemple à l’Autriche. C’est le pays le plus lourdement imposé de l’Europe, et relativement celui où la taxation pèse le moins, attendu que les moyens de supporter cette taxation sont plus grands que partout ailleurs. Voilà une leçon que l’Autriche ne saurait trop méditer. Il s’agit pour elle d’augmenter les sources naturelles de l’impôt afin que le pays puisse facilement supporter les charges nécessaires. Le jour où se réalisera un tel programme, on croira rêver en pensant à l’administration qui pendant ces quatre dernières années a régi les finances, et ce passé de tâtonnemens, de cachotteries et d’effacemens, dont il n’est pas juste pourtant d’accuser toujours M. de Plener[17], n’apparaîtra plus que comme un nuage imperceptible sur l’horizon éclairci. L’Autriche a son sort dans ses mains à cette heure ; il lui faut beaucoup de sagesse, beaucoup de modération, de la générosité toujours et une juste appréciation d’elle-même. Qu’elle se dise qu’elle doit mériter la considération de l’Europe, mais qu’elle ne l’aura qu’en la méritant. Elle ne peut faire un seul pas vers le passé, mais elle peut tout attendre de l’avenir, car, ainsi que le disait le grand Frédéric, moins suspect que personne en pareille matière, « le pays d’Autriche est un bel et bon pays. »


BLAZE DE BURY.

  1. Dans une lettre toute de sa main adressée à François de Lorraine le 12 janvier 1741 (et que cite M. d’Arneth dans son excellent livre sur Marie-Thérèse), Frédéric dit au grand-duc : « J’ai vu avec un véritable chagrin que votre altesse royale avait pris si mal les contestations d’amitié que je lui ai faites, et que, malgré la justice de mes droits, la reine votre épouse ne voulait avoir aucun égard à l’évidence de mes prétentions sur la Silésie…. Ce qui me fait le plus de peine est de voir que je serai obligé de faire malgré moi du mal à un prince que j’aime et que j’estime, et pour lequel mon cœur sera toujours porté, quand même mon bras serait obligé d’agir contre lui. »
  2. Lettre du roi à Podewils, saisie avec d’autres documens par Reipperg et expédiée à Vienne.
  3. Voyez les si intéressans rapports de Pfütschner dans les archives d’état de Prusse et les rapports et lettres du comte Giannini.
  4. « Pur troppo si prevede la separazione di si vasta monarchia che da se medemisa, mancato il capo, non potia reggersi, » dit Zeno, renvoyé de la république vénitienne à Vienne, lorsqu’il apprend la mort de l’empereur Charles VI.
  5. « La casa di Lorena non è grata all’Impero perchè pose loro straniera e mezza Francese. » Zeno.
  6. Lettre à son beau-frère Charles de Lorraine (janvier 1742) lors de la campagne de Prague, et où elle le prie d’envoyer « tous les deux jours une relation allemande pour nos vieux de la chancellerie. »
  7. Arneth, Maria-Theresia, erste Regierung’s Jahre.
  8. Cet inconcevable règlement fut observé si ponctuellement que lors du couronnement le grand-duc ne prit place qu’à la table royale, où des invitations générales rassemblèrent à la fin du jour toutes les notabilités du pays. Ni dans la salle du trône au château, ni dans la cathédrale, ni dans aucune des antiques observances où elle s’affermissait dans la succession de saint Etienne, nulle part Marie-Thérèse ne vit près d’elle celui que jusqu’à sa dernière heure elle ne cessa d’appeler « cet adorable époux. » Elle fut partout seule ce dimanche cinquième après la Pentecôte, seule au palais, à l’église, à la procession, seule vis-à-vis de cet étrange peuple sur lequel elle devait exercer une si grande influence. Aussi pas un récit du temps qui ne constate l’air de tristesse de la princesse, le nuage qui assombrissait son front surchargé de joyaux étincelans. Parmi les restes d’une époque barbare, il y a un usage qui astreint les rois hongrois à monter à cheval et à se rendre au Königshugel (un monticule au bord du Danube), d’où, prenant en main l’épée du grand saint Stephan, ils en dirigent la pointe vers les quatre points cardinaux en signe de la défense du royaume, assurée à l’est et à l’ouest, au midi et au nord. Marie-Thérèse, resplendissante de draperies d’or, couronne en tête, épée au flanc, franchit la montée du bond d’un magnifique cheval noir, et apparut vraiment en reine de la légende aux yeux de cette impressionnable nation, qui la salua du cri (autorisé, depuis la veille) de vivat domina et rex noster ! François de Lorraine vit tout cela de loin, en simple particulier. Il faut lire là-dessus les écrivains du temps pour se faire une idée de la singulière position de ce dernier Guise, se « faufilant » par des rues borgnes et assistant d’endroits cachés à ces splendides cérémonies qui faisaient de sa femme un des grands monarques de l’Europe. « Per strade oblique, écrit Capello à son gouvernement à Venise, provenne in situazioni inosservare la regina onde veder tutte le cérémonie ! »
  9. Je dis « jusqu’à un certain point, » car au mois de juillet, peu de temps après son couronnement, elle avoua au comte Joseph Esterhazy, pour qui elle se sentait une estime particulière, que ses « ministres allemands manquaient certainement de goût pour les Hongrois. »
  10. Les radicaux forment ce qu’on nomme le Beschlusspartei ou l’extrême gauche.
  11. Ce n’est pourtant pas sans peine que l’on était arrivé à ce résultat, et l’incorrigible cérémonial avait fait de son mieux pour classer chacun à son poste. Le comte Palffy insistait pour que « les rangs » fussent maintenus et pour que les « excellences » et les « Geheime Räthe, jouissent de leurs privilèges ad majorent gloriam de tout ce qui est chambellan ; mais impossible. « Nous entrerons ensemble ! dirent les nobles Magyars tout d’une voix ; il n’y a pas en Hongrie de noblesse de cour. »
  12. « Où avez-vous donc été depuis dix-sept ans qu’on ne vous a plus vu ? demanda le roi avec un sourire au comte Giula Andrasy. — J’en ai passé une dizaine en exil, » répondit le comte.
  13. Dans les anciens diplômes latins, on nommait les Serbes toujours Serbi et Rasciani ; aujourd’hui encore on nomme la colonie serbe d’Alt-Ofen Heut Endre und Raitzen.
  14. Commentateur public de tout événement politique ou social, le cocher de fiacre joue à Vienne un rôle analogue à celui du gamin de Paris. Le malheur veut que son esprit (et il en a beaucoup, et du plus aiguisé) s’exerce en un dialecte local parfaitement inintelligible pour quiconque est né, je ne dirai pas en dehors de l’Autriche, mais en dehors des faubourgs de Vienne.
  15. Le Debatte, 19 juillet.
  16. Dans sa première année d’existence, la banque de Vienne a vu passer entre ses mains plus de 400 millions de florins (800 millions de francs), fruits de la confiance publique.
  17. On peut dire en effet que le département des finances a souffert surtout jusqu’à ces derniers temps d’une incapacité collective. Il importe à ce propos de savoir à quoi s’en tenir sur le prétendu « guignon financier » de l’empire. Au mois de janvier 1863, un emprunt de 15 à 20 millions de livres sterling, devant servir à rembourser la banque nationale et à faire reprendre à l’Autriche ses paiemens en espèces, fut proposé à Vienne par deux des plus grandes maisons de la Cité de Londres. Acceptée aussitôt avec ardeur par les ministres politiques, cette offre, tombée du ciel, on peut le dire, vint échouer contre la force d’inertie invétérée du département des finances. On ne refusa point, on éluda, on échappa par des atermoiemens à la fortune, pour en arriver au rapport d’il y a deux mois, que M. de Plener lui-même a qualifié d’écrasant, et qu’on eût si bien pu s’épargner.