Aller au contenu

Deux amies/1-01

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 1-8).
II  ►

DEUX AMIES


I

Mater purissima… Mater inviolata, ora pro nobis… pro nobis… nobis…

Le chevrotement des litanies accoutumées devenait peu à peu plus vague. Ce n’étaient plus que des balbutiements de lèvres inertes qui se ferment, des syllabes hachées qui s’échappent comme à regret de tous ces petits lits pareils s’allongeant sous les rideaux de cotonnade. On eût dit d’un bourdonnement d’abeilles qui se calme et s’assoupit tandis que le crépuscule mouille le paillis de la ruche et que l’ombre enveloppe les jardins.

Les respirations égales et douces des pensionnaires répondaient maintenant à la voix grasse de la sœur Marie-des-Anges qui, la tête baissée sur sa mentonnière blanche, parcourait le dortoir d’un pas traînard et fatigué de vieille.

La grosse veilleuse transparente sur laquelle saignait un cœur symbolique projetait comme une clarté lunaire au milieu du plafond. Sa lueur frissonnante et molle flottait dans l’ombre grise, éclairant, sur les oreillers, des têtes de jeunes filles coiffées de bonnets plats à trois pièces — les bonnets « à la mioche », comme on les dénommait moqueusement à Saint-Joachim — et au pied de chaque lit, la chaise que couvraient les robes simples de mérinos, les gros souliers lacés, les bas de coton bleu, pareils à des bas de rustaude.

Christe, audi nos… Christe, exaudi nos

Pas une voix ne dit « Amen » après l’oraison bredouillée par la sœur. Au dehors, neuf heures sonnèrent à Saint-François-Xavier avec cette vibration triste qui prolonge le tintement des cloches dans la brume ouatée des soirées d’hiver. Les lumières du couvent s’éteignaient une à une. Et l’odeur fade des cierges tout à l’heure soufflés dans la chapelle à la fin de la bénédiction, se répandait comme une buée pénétrante par les portes qu’ouvraient et refermaient du même geste lassé les sœurs de service.

Le silence grandissait, augmentant la sonorité des moindres bruits, le chuchotement monotone des voix, le cliquetis des grands rosaires dont les médailles se choquaient parmi les plis épais des robes de laine. Puis tout se tut. La sœur Marie-des-Anges fit un dernier tour le long des lits, et, satisfaite, tira derrière elle le rideau qui séparait seulement son alcôve du dortoir. Il y eut un froissement de linges empesés, le craquement des ressorts du sommier, un machinal marmottage de patenôtres et la paix solennelle de la nuit régna.

Le couvent dormait.

Cependant, la tête enfoncée dans l’oreiller, la petite Jeanne de Luxille — une maigriotte aux yeux drôles qui paraissait avoir douze ans et que les « moyennes » surnommaient « Colas » à cause de sa taille grêle de gamin — se laissait envahir par cette torpeur reposante.

Elle avait complètement oublié ce que son inséparable amie Eva Moïnoff venait de lui murmurer tout bas au sortir du salut, et elle manqua de crier, de réveiller tout le dortoir, dans la brusque surprise du baiser qui frôlait ses joues et la sensation d’un corps qui se glissait contre le sien.

Ce n’était pourtant pas la première fois que les deux amies risquaient ainsi d’être renvoyées, en se rejoignant pour bavarder à l’aise et se réchauffer frileusement l’une contre l’autre, dès que la sœur surveillante avait tiré son rideau. Et l’enfant se remit bientôt de son émoi, s’abandonna avec un étirement de paresseuse encore à moitié ensommeillée.

— Tu m’as fait une peur, chérie !

Eva lui demandait pardon, lui fermait la bouche de ses doigts tièdes. Elle l’avait appelée de son lit cinq ou six fois sans qu’elle répondît par leur signal accoutumé. Et une phrase heureuse se figeait sur ses lèvres gercées de fièvre, une exclamation de tendresse où passaient toute leur sentimentalité et la joie de papoter dans ce silence, de se câliner bien doucement alors que les autres dormaient…

— Que c’est bon d’être ensemble, dis ?

— Tu n’aimeras jamais que moi ; jure-le, mon trésor ?

Le lit étroit les rapprochait. Une chaleur les gagnait insensiblement. La lointaine lueur de la veilleuse découvrait la gaucherie de leurs mouvements et de leurs poses. Elles étouffaient des rires nerveux de chatouilles.

Et par instants la causette s’interrompait, leurs yeux se fermaient comme si elles eussent cédé à une fatigue profonde, leurs mots jolis de romance se croisaient rapides, oppressés, et les couvertures qui dessinaient les contours de ces corps à peine formés avaient le frémissement, les régulières ondulations d’un étang calme…

— Tu n’aimeras jamais que moi ? répétait Jeanne, comme si elle eût récité une prière.

Et tandis que les heures coulaient avec la même vibration triste, elles se confièrent les rêves qui battaient de l’aile sous leurs bonnets à la mioche.

Elles songeaient déjà aux vacances, à celles qui durent deux pauvres mois, et aux autres, plus tard, quand elles se débarrasseraient de leur costume de pensionnaire, des cols plats et des tabliers de serge pour les jeter définitivement au fond de quelque armoire. Elles arrangeaient leur vie comme des fiancés qui vont bientôt se marier. On ne se quitterait point. Les parents de Jeanne et ceux d’Eva habitaient la même maison sur l’avenue des Champs-Élysées. Elles iraient d’abord à Étretat, puis à la campagne, dans le château seigneurial que M. de Luxille avait acheté pour un morceau de pain, après la guerre, aux environs de Caen.

Et il leur revenait des souvenirs de cabines, où, en sortant du bain, imprégnées de l’odeur forte de la mer, elles regardaient curieusement leur nudité, elles rougissaient sans savoir pourquoi ; du grand parc aux allées ombreuses où elles gravaient leurs initiales entrelacées dans l’écorce des platanes ; d’un banc de pierre caché sous des rosiers blancs où, dans les après-midi d’automne, chauffés par le dernier soleil, elles s’asseyaient côte à côte et lisaient des livres défendus emportés de la bibliothèque ; des chambres désertes où elles s’isolaient ; de la grange où elles se roulaient parmi les bottes de foin nouveau.

Il leur tardait de reprendre cette existence charmante, de ne plus être surveillées, de retrouver les coins où elles avaient appris ensemble tant de choses. Et elles se disaient cela avec des effusions de cœur, un marivaudage composé de diminutifs mignards, d’expressions inachevées, de phrases chantantes…

La sœur eut une quinte de toux dans son alcôve.

Elles se crurent perdues et restèrent immobiles, retenant leur souffle, n’osant plus prononcer une parole. Comme Jeanne s’endormait malgré les moqueries taquines de son amie, elles se séparèrent au milieu de la nuit.

Et à l’étude, elles avaient des figures blanches de fatigue, les paupières cernées, et leurs têtes alourdies retombaient avec une invincible lassitude sur les cahiers de devoirs étalés devant elles.