Deux cœurs dévoués/03
III
Merveille.
Au moment où Louise s’éveillait près de la vache de la mère Gervais, dans une ferme de Touraine, Béatrice ouvrait les yeux à Paris dans sa chambre tendue d’étoffe rose, et son premier regard tombait sur un petit berceau placé à côté de son lit.
« Qu’est-ce que ce berceau, ma bonne ? s’écria-t-elle aussitôt en sautant à bas de son lit, pour admirer la poupée qu’il devait sans doute renfermer.
— Ça, mademoiselle, c’est une poupée de cire comme il n’y en a pas deux dans Paris, qui dit : bonjour, maman, papa, et beaucoup d’autres choses ; une poupée qui s’assoit, salue, dort et se réveille à volonté ; enfin, une poupée-fée, quoi ! Mme la princesse, votre marraine, vous l’envoie parce que c’est aujourd’hui le 22 octobre, jour de votre naissance.
— C’est vrai, Annette ; j’ai aujourd’hui dix ans. Je ne devrais peut-être plus aimer les poupées ; mais rien ne m’amuse tant. Ma marraine est bien bonne de s’en être souvenue. Oh ! la belle fille ! »
Béatrice avait écarté les rideaux et contemplait, muette d’admiration, une poupée qui, les yeux fermés et les mains appuyées sur sa couverture, paraissait véritablement dormir.
Ses cheveux blonds formaient des boucles soyeuses sur son cou et autour de son visage, si délicatement modelé qu’on aurait pu le prendre, s’il n’eût été si petit, pour celui d’un bel enfant.
À côté du berceau, Béatrice vit une petite commode de bois rose.
« Les robes de la poupée sont là dedans, n’est-ce pas, ma bonne ?
— Certainement, mademoiselle. »
Quoiqu’elle fût riche et fort gâtée, Béatrice n’avait jamais admiré de telles magnificences. C’étaient des chemises brodées et garnies de dentelles, des robes de velours entourées de martre, des manteaux doublés de satin blanc, des peignoirs de mousseline ornés de valenciennes, des gants de peau et des bottines de moire, de vrais bijoux de turquoises et de corail, le tout entièrement marqué au nom de cette ravissante poupée.
« Elle s’appelle Merveille, dit Annette, et son nom est, je crois, bien choisi ; elle va vous dire : Maman, si vous voulez.
— Oh ! oui, je le veux, Annette. Bonjour, Merveille.
— Bonjour… maman, » articula la poupée.
Béatrice saisit sa fille et l’embrassa vivement.
« Quelle belle fille ! que je l’aime ! comme elle est savante ! Habille-moi vite, Annette, je ferai ensuite sa toilette ; je veux qu’elle déjeune avec moi ; j’enverrai chercher toutes mes amies pour goûter et je la leur montrerai. Oh ! quel bonheur d’avoir une telle poupée ! »
Le jour même, toutes les amies de Béatrice étaient réunies dans le salon de la duchesse de Morancé, pour prendre part à ce goûter que devait présider la charmante Merveille.
Ce furent, en l’apercevant, des exclamations sans fin. Jamais on n’avait vu une semblable poupée ! Toutes les jeunes amies de Béatrice en rêvèrent la nuit, et il en fut question pendant plus d’un mois dans leurs réunions.
Chaque fois que la duchesse de Morancé sortait avec sa fille, Béatrice emportait Merveille, vêtue d’un costume nouveau ; elle l’asseyait sur ses genoux dans la voiture, et quand on descendait pour faire des emplettes, elle la reprenait dans ses bras et se refusait obstinément à l’abandonner cinq minutes.
Lorsqu’elle l’emportait aux Tuileries, on faisait cercle autour de Merveille ; les enfants exprimaient une telle admiration que le cœur de Béatrice se gonflait d’un joyeux orgueil.
Un jour qu’on avait invité Merveille et Béatrice, la fille et la mère, à une petite soirée d’enfants, Béatrice, après qu’elle eut été accueillie par ses jeunes amies, remarqua dans un coin du salon une petite fille en deuil, toute pâle et très-triste.
« Qu’as-tu ? lui demanda Béatrice, en s’approchant d’elle et en lui prenant affectueusement la main. Pourquoi pleures-tu ? »
La pauvre enfant recommença à sangloter.
« Hélène a du chagrin, Béatrice, dit l’une des jeunes invitées, parce que sa petite sœur est morte il y a quelques jours.
— Ta petite sœur, Hélène ! s’écria Béatrice. Oh ! ma chérie, oui, tu dois avoir bien du chagrin.
— Maman l’a priée de venir pour s’amuser ; mais elle ne veut pas jouer.
— Vraiment ! ma petite Hélène ! Il faut jouer un peu pourtant ; tiens, regarde ma belle poupée ! »
Hélène prit machinalement Merveille, et, essuyant ses yeux, se mit à l’examiner. Elle était plus jeune que Béatrice et moins riche ; aussi cette poupée extraordinaire devait-elle exciter davantage son admiration.
Une demi-heure après, les pleurs ne brillaient plus dans ses yeux et une teinte rose reparaissait sur ses joues. Merveille avait une si jolie figure, elle paraissait dormir ou sourire si réellement, elle parlait si distinctement qu’elle eût, non pas consolé, mais distrait d’un chagrin bien d’autres filles plus grandes qu’Hélène.
Pendant toute la soirée, Béatrice se tint auprès d’Hélène, essayant de la faire sourire et lui montrant tout ce que Merveille savait faire.
Au moment où il fallut se séparer, Hélène berçait dans ses bras la poupée endormie.
« Béatrice, je vais te rendre Merveille, dit Hélène en embrassant sa jeune compagne. Oh ! tu es bien heureuse d’avoir une si belle poupée ! »
La fille de la duchesse prit Merveille des bras d’Hélène et se disposa à sortir ; un sanglot la fit se retourner au moment où elle ouvrait la porte. C’était sa petite amie qui avait recommencé à pleurer en la suivant des yeux.
Béatrice courut à elle.
« Ma chère Hélène, s’écria-t-elle, en entourant de ses bras le cou de l’enfant, tu as bien du chagrin, et je ne peux pas rester ici pour te consoler ; mais garde Merveille, elle te distraira peut-être un peu.
— Merveille ! répéta la petite fille dont les yeux s’illuminèrent d’une joie subite ; Merveille ! tu me la donnes ? Oh ! non, Béatrice, je ne dois pas la prendre ; elle est trop belle !
— Garde-la. N’est-elle pas à moi ? ne puis-je pas te la donner ? Ne pleure plus, je suis heureuse de te faire plaisir ; seulement tu me l’amèneras quelquefois en visite. Adieu, Hélène ! adieu, Merveille ! »
Et Béatrice sortit en courant, laissant entre les bras d’Hélène, muette d’étonnement, cette poupée tant admirée.
« Tu as donc donné ta poupée, Béatrice ? demanda la duchesse à sa fille quand elle rentra.
— Oh ! maman, c’est à Hélène. Elle a perdu sa petite sœur ; elle a bien plus besoin de Merveille que moi ; je n’ai pas de chagrin, moi ! »
La duchesse embrassa sa fille avec attendrissement.
Le lendemain, la commode en bois de rose et le trousseau de Merveille étaient portés par un domestique de la duchesse de Morancé chez la petite Hélène.