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Deux cœurs dévoués/06

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 52-62).


VI

Le marquis de Méligny.


Quelques semaines avant le jour que Rigault avait choisi pour demander à Louise de l’épouser, voici ce qui s’était passé chez la princesse de Rentzo.

La marraine de Béatrice donnait un bal magnifique et comptait sur sa jolie filleule pour en être la reine.

Cependant Mlle de Morancé ne paraissait pas. Enfin, vers une heure, on annonça la duchesse, qui entra accompagnée de Béatrice ; celle-ci paraissait si bouleversée que la princesse alla vers elle avec une tendre inquiétude.

« Qu’y a-t-il, chère enfant ? que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle.

— Oh ! à moi, rien, ma marraine, merci, répliqua Béatrice en s’efforçant de sourire ; mais je viens de voir un spectacle affreux.

— Qu’est-ce donc ?

— En sortant de l’hôtel, reprit Mme de Morancé, comme la voiture allait tourner l’angle de la rue, nous entendîmes des cris douloureux, un tumulte extraordinaire, et nous aperçûmes un malheureux que deux hommes venaient de ramasser sanglant dans la rue : une charrette l’avait écrasé. « Où le transporter ? » s’écriaient plusieurs voix. Béatrice se penche à la portière, voit ce malheureux, est touchée de pitié ; elle me regarde d’un air suppliant. Je n’étais guère moins émue qu’elle, et d’ailleurs, puisque l’accident était arrivé à notre porte, la Providence ne nous chargeait-elle pas de secourir le blessé ? Le cocher rentre dans la cour, Béatrice saute à bas de la voiture, précède les hommes qui portaient le brancard improvisé… La pauvre enfant tremblait de la tête aux pieds, et pourtant elle voulut entrer dans la chambre du malade après le pansement. Depuis dix heures du soir, elle est restée près de lui, empressée, attentive comme une petite sœur de charité. Enfin, la voilà, et ce n’est pas sans peine que je l’ai amenée jusqu’ici…

— Oh ! ma marraine, n’est-ce pas un coup horrible pour ces pauvres gens ? Le père sera bien soigné où il est ; mais, pendant ce temps ; que va devenir sa famille ? Vraiment je suis venue ce soir pour ne pas vous déplaire ; mais puis-je danser en songeant au désespoir d’une mère de cinq enfants et aux souffrances de ce brave ouvrier ?

— Tu as peut-être bien fait de venir, ma Béatrice, même pour cette intéressante famille. Je veux associer tous mes invités à cette bonne œuvre commencée par toi : nous allons improviser une quête pour le pauvre écrasé.

— Oh ! ma marraine ! que je vous remercie ! s’écria Béatrice en embrassant la princesse.

— Viens donc avec moi, Béatrice ; je vais raconter cette histoire et tu quêteras ensuite. »

On fit taire un instant l’orchestre pour permettre à la princesse de parler à ses hôtes de l’ouvrier blessé. Elle aurait pu s’épargner la peine de le faire ; les personnes qui écoutaient l’explication de Mme de Morancé n’avaient pas tardé à répandre la nouvelle de cet accident dans le bal.

Aussi, lorsque Béatrice parut, tenant à la main une petite corbeille à ouvrage, qui devait servir de bourse à la jeune fille, personne ne s’étonna, et il plut dans la corbeille bon nombre de louis.

Béatrice, accompagnée de la princesse, parcourut ainsi tous les salons ; elle arriva au dernier, dans lequel on avait installé les joueurs.

En la voyant brillante de parure et touchante par sa grâce et son émotion, tous les hommes se levèrent en même temps et la saluèrent avec respect ; pas un ne laissa passer la corbeille sans y déposer son offrande. Elle arriva devant un jeune homme qui la suivait des yeux depuis son entrée dans la salle ; il prit alors dans ses deux mains les louis entassés devant lui, et, n’en laissant pas un seul sur la table, les déposa tous dans la corbeille avec tant d’empressement qu’elle déborda et que quelques pièces d’or roulèrent sur le tapis.

Béatrice se baissa pour les ramasser.

« Ne vous donnez pas cette peine, mademoiselle, dit le jeune homme en tirant de sa poche un billet qu’il ajouta aux louis, voici pour réparer ma maladresse. »

Et comme Béatrice le regardait étonnée :

« Puisque le Ciel m’accorde la grâce de faire la charité par vos mains, reprit-il en souriant, ne me permettrez-vous pas d’en profiter ?

— Oh ! certainement oui, monsieur, j’aime trop les pauvres pour vous en empêcher, » répondit Béatrice.

Et, saluant le jeune homme qui s’inclinait devant elle, elle regagna l’appartement particulier de sa marraine, où elle déposa le produit de sa quête.

« Comment se nomme ce jeune homme si généreux, marraine ? demanda-t-elle à la princesse au moment de rentrer au salon.

— Le marquis Léopold de Méligny, mon enfant.

— Ah ! dit Béatrice, c’est un noble cœur. »



Quelques instants après, le marquis de Méligny vint inviter Béatrice à danser. Elle disparut au milieu des groupes parés appuyée sur son bras.

Le jeune homme demanda à la duchesse de Morancé la permission de venir prendre des nouvelles de l’ouvrier blessé.

C’est ainsi que Béatrice et le marquis de Méligny se virent pour la première fois ; mais, avant cette rencontre, les parents des deux jeunes gens désiraient leur mariage, qui fut célébré six mois après dans la chapelle du château.

Une alliance plus parfaite s’était rarement vue : le marquis, jeune, riche, noble de nom et de caractère, paraissait digne de s’unir à cette gracieuse fille, dont la beauté était moins admirée encore que les vertus.

La chapelle fut magnifiquement tendue de velours ; des tapis, des fleurs, des lustres allumés lui donnèrent un éclat inaccoutumé ; tous les habitants du village se pressaient à la porte, heureux d’unir leurs prières en faveur de cette enfant à laquelle ils adressaient déjà leurs bénédictions.

Le vieux curé qui avait baptisé Béatrice bénit avec joie ce mariage où tout semblait réuni pour assurer un avenir heureux.

La petite allocution qu’il prononça émut tous les assistants, et le regard du marquis de Méligny se tourna avec plus de fierté et de tendresse vers sa jeune femme, en entendant chacun vanter son bonheur.

Le même jour, dans l’église du village, devant la statue de la Vierge, un vicaire unissait Louise Aubin à Pierre Rigault. Louise eût été peut-être belle aussi, si les fatigues et l’ardeur du soleil n’eussent terni et fané son teint ; ses cheveux noirs étaient proprement lissés sous son bonnet de tulle, une robe de mérinos bleu dessinait sa taille un peu épaisse. Elle posa sa main hâlée dans la main calleuse de Pierre, pria longtemps avec recueillement et sortit sans bruit de l’église, sans pompe, sans équipages, sans escorte brillante et pourtant heureuse aussi ! Heureuse, car elle était aimée ! Elle s’appuyait avec confiance sur le bras de Pierre ; elle avait foi en ce brave cœur qu’un si léger bienfait lui avait d’abord attaché et qui venait de lui prouver une estime et une affection si sérieuses en la prenant pour femme.