Deux cœurs dévoués/16

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Librairie Hachette (p. 143-150).


XVI

L’incendie.


Après son départ, le marquis n’étant plus là, Mme de Méligny faisait ses folies, comme il disait, c’est-à-dire qu’elle s’exténuait de fatigue au service de tous, et jetait à pleines mains l’or de sa bourse.

Un soir, elle venait de rentrer dans sa chambre, et la lassitude commençait à clore ses yeux, lorsque des cris, des pas, le bruit de la cloche du village lugubrement agitée la réveillèrent en sursaut.

Elle se lève, passe un peignoir à la hâte, sonne sa femme de chambre.

« Qu’y a-t-il donc, Julie ? demande-t-elle à la pauvre fille qui accourt son bougeoir à la main.

— Ah ! madame, la marquise, c’est le feu ! et, ce qu’il y a de plus malheureux, c’est que ces pauvres gens n’ont pas d’aide, tous les hommes sont à la moisson.

— Le feu ! où donc ? mon Dieu ! il faut y envoyer du monde ; les domestiques sont-ils sur pied ?

— Oui, madame, Étienne a couru tout de suite ; il a fait lever les gens du château ; tenez, entendez-vous les seaux qu’on emporte et le bruit de la pompe ? »

Béatrice descend sur la terrasse du château ; de là elle aperçoit les lueurs rougeâtres de l’incendie sur la gauche du village.

« Mais où donc est le feu ? répète-t-elle prêtant l’oreille aux accents confus, aux cris d’angoisse qui arrivent jusqu’à elle ; malheureuses femmes que nous sommes, que pouvons-nous faire dans cet horrible moment ? N’importe, Julie, je vais aller voir ce qui se passe, et m’assurer que les secours sont bien organisés ; ne quittez pas ma fille, calmez-la. Peut-être, par ma présence, pourrais-je animer le zèle des travailleurs. »

Elle part alors, sans écouter les représentations de Julie. Elle vole jusqu’au lieu où sévit le fléau terrible.

Quel spectacle alors frappe ses regards !

Cette maison blanche et joyeuse entourée d’un jardin fleuri, où sa charité a réuni l’innocence, où elle a ouvert un asile à des petits anges abandonnés, cette chère maison, l’objet de sa sollicitude et la cause de ses plus nobles joies, n’est plus, d’un côté déjà, qu’un monceau de décombres enflammés ; sur le devant sont rassemblés, comme un troupeau craintif, les pauvres enfants de l’asile, jetant des yeux effarés sur leur demeure, se serrant d’effroi les uns contre les autres, et pleurant en face de cette mort qu’ils appréhendent sans l’avoir jamais vue ; on précipite les meubles par les fenêtres, les vitres se brisent, le plancher craque, les murs s’écroulent ; Béatrice paraît alors, elle encourage ceux qui forment la chaîne, et qui tâchent d’étouffer l’ardeur dévorante des flammes. Elle demande si aucun des enfants n’est blessé ; elle les enveloppe des couvertures qu’on jette à ses pieds. Un d’eux sanglote et répète avec désespoir :

« Remy ! Remy !

— Que veux-tu ? Tu cherches Remy ; où est Remy ? »

Personne n’a pris le temps d’essuyer ses pleurs ou d’écouter sa plainte. Béatrice répond à son appel et elle répète sa question.

« Il est là, là, continue l’enfant en montrant la dernière fenêtre de la maison ; il est trop petit, il va mourir. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Où est Remy ? crie Béatrice ; qui s’appelle Remy ? »

Pas de réponse.

« Tous les enfants sont-ils sauvés ? » demande-t-elle à ceux qui l’entourent.

On ne sait pas, on croit que oui. Tout à coup, un cri déchirant sort de la maison.

« Il y a encore un enfant là ! » s’écrie Béatrice.

Et, ne consultant que son cœur, méprisant le danger qui la menace, elle s’élance sur l’échelle qui conduit encore dans la maison.

À ce moment subit, on se précipite pour la retenir.

« Arrêtez ! arrêtez, madame ! s’écrie-t-on de toutes parts.

— Non, non, dit-elle, la vie d’un enfant sans mère m’appartient ; je veux le sauver ! »

Elle gravit alors rapidement les degrés de l’échelle, qui plie sous son poids ; elle arrive à la hauteur du premier étage ; les poitrines sont haletantes, tous les yeux se tournent vers elle ; quand elle disparaît dans un tourbillon de fumée, la foule se jette à genoux au milieu des décombres.

Quelques secondes d’une horrible attente s’écoulent, elle reparaît enfin au sommet de la maison ; un enfant est dans ses bras ; à son aspect, un immense cri de joie sort de cette foule ; mais, au moment où son pied se pose sur le premier échelon, l’échelle, atteinte au bas par des débris enflammés, vacille et se brise. En même temps, des tourbillons d’une fumée rougeâtre indiquent que le feu a envahi toute la maison.



La marquise s’arrête entre ces deux dangers ; elle regarde l’enfant avec angoisse.

« Jetez-le ! jetez-le ! » lui crie-t-on de toutes parts.

On tend des matelas pour recevoir l’enfant ; elle le jette en effet ; il est remis dans les bras d’une femme ; d’autres matelas, soutenus par plusieurs hommes, sont élevés pour la recevoir ensuite.

Elle y tombe épuisée, sans connaissance et comme sans vie.

Ce fut sans doute un beau spectacle que celui qui succéda à cette scène d’horreur. À l’éclat mourant de l’incendie apaisé, aux premières lueurs de l’aurore, six hommes chargèrent sur leurs bras vigoureux le lit formé de branchages et d’un matelas recouvert d’un drap blanc sur lequel était la marquise de Méligny. Ses beaux cheveux défaits couvraient à demi son peignoir ; son visage pâli avait un rayonnement céleste : il n’y apparaissait pas le calme de la mort, mais l’affaiblissement d’un corps mortel qui a succombé sous la volonté d’une âme divine.

Les femmes, les hommes, ses domestiques, lui formaient un cortège attendri et respectueux. Aux portes du château, on la remit entre les bras de ses femmes, qui la soulevèrent pour l’emporter dans sa chambre et la posèrent sur un lit de repos ; elle entr’ouvrit alors les yeux, et, par un mouvement instinctif, elle porta sa main à ses cheveux que la flamme avait atteints en brûlant un peu son front ; le médecin qui veillait sa fille accourut auprès d’elle ; il banda son front et son bras blessés, et jusqu’au jour on attendit sans la voir reprendre complètement ses sens.

Sa première parole, en ouvrant les lèvres, avait été ces mots :

« Je vous recommande tous les enfants ! »

Aussi avait-on été chercher les enfants de l’asile, et chacun d’eux avait trouvé dans une chaumière des soins et une tendre pitié.

Le petit Remy avait été porté chez le maire, pour jouir, chez le plus riche habitant du village, de plus de soins et d’attentions ; sa vie, achetée au péril de celle de la marquise, semblait désormais plus précieuse à tous.