Deux cœurs dévoués/18

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Librairie Hachette (p. 157-164).


XVIII

L’offrande des riches.


Quinze jours après l’incendie, le marquis revint, ramenant avec lui son cher René, fier d’une première couronne de lauriers gagnée au concours, qu’il voulait déposer aux pieds de sa mère.

La marquise envoya une voiture au chemin de fer, et elle se dirigea, accompagnée de Cora, complètement guérie, au-devant de son mari et de son fils.

Le marquis fit arrêter la voiture à l’entrée de la grande avenue en apercevant les deux femmes ; il en descendit suivi de René qui portait son livre et sa couronne ; il s’approcha de Béatrice et recula tristement étonné : sur le front si pur de sa femme, à l’endroit où ses veines bleues formaient un réseau d’azur, il aperçut une horrible cicatrice à peine fermée, rouge encore et semblable à un sillon sanglant sur le satin de sa peau délicate.

« Qu’avez-vous là, Béatrice ? s’écria-t-il, que vous est-il arrivé ?

— Cher père, c’est une histoire héroïque que vous saurez, répondit Cora ; baisez d’abord cette blessure : c’est une marque de gloire au front de ma mère.

— Ses folies ! toujours, dit le marquis en prenant avec un sourire attendri la main de sa femme qu’il passa doucement sous son bras ; allons, venez, madame : vous faudra-t-il toujours surveiller comme un enfant ? »

Quand on fut entré dans le salon, Cora raconta avec une éloquence qui venait de son âme, de son admiration et de sa tendresse pour sa mère, cette héroïque histoire, comme elle disait, dont elle n’avait pas été le témoin, mais que les récits de tous lui avaient apprise. Quand elle eut fini, le marquis tomba à genoux devant sa femme, il appuya ses lèvres respectueuses sur sa blessure.

« Ange ! s’écria-t-il, cher ange ! gloire et joie de ma maison, que je suis ingrat de ne pas bénir Dieu tous les jours de vous avoir donnée à moi et de ne pas l’adorer sans cesse en vous ! »

René apporta sa triomphale couronne pour changer les larmes en sourires, et cette belle demeure fut témoin pendant toute cette journée des plus saints bonheurs de la famille.

On visita ensemble la maison provisoire des enfants de l’asile. Ils n’étaient pas très-bien là, et ils gardaient un peu de tristesse de la perte de leur joyeuse habitation.

« Il faudrait bien leur rebâtir une maison, dit le marquis à sa femme.

— C’est que cela coûterait beaucoup d’argent, répliqua-t-elle en soupirant.

— N’en avez-vous plus ? Je renoncerai à cette paire de chevaux que je voulais acheter du comte de Guilbré, et je vous offre dix mille francs pour votre maison.

— Merci ! cependant nous n’aurons pas encore assez. Vous ne savez pas ce que cela coûte.

— Comment avez-vous donc fait pour la première ?

— Oh ! j’avais plus d’argent alors, » répondit-elle simplement.

Béatrice avait son projet ; elle en fit part à son mari, qui l’approuva complètement, et, dès ce jour, la marquise se décida à faire deux voyages à Paris, pour s’occuper de son accomplissement.

Des caisses arrivèrent en foule, contenant toutes sortes d’objets artistiques et précieux ; les jeunes filles que Mme de Méligny connaissait apportèrent au château de charmants ouvrages exécutés par leurs mains. Il s’agissait simplement d’une loterie. En moins d’un mois, tous les billets furent placés, tous les lots rassemblés ; les dix mille francs du marquis en avaient acheté une bonne partie, les amis de Béatrice firent le reste.

Il n’était pas dans ses habitudes de mettre personne à contribution pour ses pauvres et d’associer ses relations à ses charités : on connaissait ses œuvres, on admirait le noble emploi qu’elle faisait de sa richesse : aussi s’empressa-t-on de se joindre à elle dans cette circonstance avec un véritable élan. Elle envoya des invitations à tous ses amis et connaissances pour le tirage de la loterie.

Un soir, l’immense galerie Louis XV, à balustres de marbre, du château de Morancé, s’illumina pour les invités : les lots étaient étalés sur une vaste table : la corbeille posée au milieu contenait les numéros.

Quand toutes les femmes se furent assises on vit arriver les héros de la fête : c’étaient les petits garçons de l’asile d’un côté, et les petites filles de l’autre, dans leur propre et modeste costume du dimanche, portant des bouquets qu’ils vinrent offrir aux dames. On les emmena jouer dans le parc et on ne garda que Remy et sa petite sœur pour tirer les billets. Après qu’ils eurent fini, le petit Remy passa des genoux d’une duchesse sur ceux d’une ambassadrice. On lui demanda s’il avait eu bien peur ; on fit cercle autour de lui pour l’entendre raconter, à sa manière, le triste événement.

« Oh ! madame, disait l’enfant, j’ai eu bien peur. Oh ! si vous saviez, il y avait le feu et je dormais, moi ; et puis je me suis réveillé : on entendait le feu et l’eau qui faisaient un grand bruit ; j’étais tout seul et je ne voyais plus rien, rien du tout, parce qu’il y avait la chambre toute pleine de fumée, et puis alors j’ai crié, et puis je suis tombé par terre, je croyais que j’étais mort et c’était Mme la marquise qui m’a pris dans la chambre au milieu du feu et qui s’est brûlée pour ça ; elle en a encore la marque, et je n’étais plus mort !

— Comment ! c’est la marquise qui t’a arraché aux flammes ? s’écria la belle ambassadrice qui l’interrogeait.

— Oh ! mon Dieu ! oui, voyez son front ; regardez s’il n’est pas brûlé ?

— Mais elle ne l’a pas dit ! mais personne ne le savait !

— Cora ! appela une jeune femme en s’adressant à la fille de la marquise, c’est votre mère qui a sauvé cet enfant ! »

Les yeux de Cora se remplirent de larmes.

« Il l’a dit ! pauvre petit ! Maman cachait son dévouement ; elle avait défendu d’en parler : la vérité s’est montrée malgré elle.

— Oui, elle s’en cachait, répéta le vieux médecin de la maison ; elle trouvait plus de douceur à jouir de son bienfait ignoré ; mais elle en porte une empreinte indélébile, souvenir ineffaçable d’une noble action. »

Cette révélation, si naïvement faite par la bouche de Remy, fut bientôt connue de tout le monde. La jeune princesse de Marange, une amie de Béatrice, se leva avec un enthousiasme charmant.

« Elle a fait la charité avec sa vie ! s’écria-t-elle, et leur maison est détruite. Son œuvre la plus précieuse est anéantie ; nous n’avons apporté qu’un concours intéressé à un tel bienfait ; ce n’est pas assez. Il ne sera pas dit qu’elle seule est généreuse ! »

Et prenant son carnet de bal :

« Voici, dit-elle, qui est élevé à la dignité de livre de bienfaisance ; j’écris en tête, Souscription pour la reconstruction de l’asile de Morancé, et je m’inscris pour mille francs. Et vous, monsieur le duc ? » ajouta-t-elle gaiement en passant à son voisin le carnet et le crayon.

Cette généreuse inspiration eut un succès complet. Chacun s’inscrivit à l’envi pour une somme assez forte. En une demi-heure, la souscription se montait à trente mille francs.

La marquise, surprise et émue de ce résultat inattendu, qui dépassait toutes ses espérances, trouvait les mots les plus touchants pour remercier ses hôtes.

Elle n’avait pas refusé la bourse des pauvres, elle accepta l’offrande des riches en louant Dieu, dans son cœur, qui a voulu que la charité fût contagieuse et y a attaché une des plus pures jouissances de ce monde.

L’asile se trouvait posséder soixante mille francs ; on se mit dès le lendemain à l’œuvre. Béatrice venait chaque jour surveiller les travaux et encourager les ouvriers ; on se hâtait pour la satisfaire, et son doux regard rendait le travail plus facile. Elle eut bien de la peine à quitter Morancé sans avoir vu la maison achevée ; on lui assura qu’au mois d’avril les enfants pourraient y être installés sans danger ; elle promit de venir pour cette époque, et ne s’inquiéta plus que d’arranger la demeure prêtée par le fermier Jean Lambert, de façon à assurer le bien-être de ses protégés pendant l’hiver.