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Deux cœurs dévoués/23

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 211-220).


XXIII

L’hôtel de la marquise.


Louis sortit rapidement par la rue Saint-Honoré et demanda le chemin de la rue Saint-Dominique. Il était si transi, si souffrant, qu’il comprit à peine ce qu’on lui dit : cependant, il entendit qu’il fallait passer l’eau.

Il traversa un pont, erra longtemps dans les diverses rues avoisinant la rue Saint-Dominique, cherchant l’écriteau qui devait le diriger vers la demeure de sa bienfaitrice. Après de longues recherches, il la trouva enfin ; il regarda les numéros et traversa la rue.

La neige l’aveuglait ; les oreilles du pauvre enfant bourdonnèrent tout à coup ; sa vue se troubla au moment où il atteignait ce bienheureux vingt-neuf ; il n’eut pas la force de soulever le marteau de la porte et tomba lourdement sur le pavé de la rue ; Moricaud, las comme lui, s’étendit à ses pieds en gémissant. Il lui sembla qu’un poids affreux se posait sur sa poitrine, une irrésistible envie de dormir s’empara de lui, la pâleur de la mort couvrit son front ; il resserra d’une main convulsive son manteau autour de son corps. La neige, qui continuait à tomber, le couvrait déjà presque entièrement et, se sentant saisi d’un engourdissement invincible, l’enfant murmura d’une voix à peine intelligible :

« Ma mère ! »

Quelques instants encore, et le fils adoptif de Louise Rigault allait trouver un tombeau là où il avait été chercher le bonheur de sa famille.

Les quelques passants qui suivaient la rue Saint-Dominique distinguaient à peine sous cette couche glacée les deux êtres qui s’y ensevelissaient lentement. Chacun d’ailleurs, pressé par le froid, s’inquiétait peu de ce qui se passait à ses pieds.

La lourde porte cochère de l’hôtel s’ouvrit pour livrer passage à une voiture attelée de deux beaux chevaux ; à la lueur des lanternes qui l’éclairaient, une jeune fille, assise dans la voiture, s’écria :

— « Oh ! maman, regardez donc, il y a là près de la porte quelque chose ; mon Dieu ! on dirait un être humain !

— C’est vrai, c’est vrai, » répondit la marquise, qui se pencha à son tour pour voir.



Elle fit arrêter à l’instant, et s’élançant rapidement hors de la voiture, la noble femme se baissa vers le groupe indistinct que formaient Louis et son chien.

« Seigneur ! c’est un enfant ! s’écria-t-elle ; pauvre petit, il est glacé ! »

Comme elle le soutenait sur son bras, le chien noir, couché près de l’enfant, vint et lui lécha les mains.

« Qu’est-ce que ce chien ? On dirait qu’il me connaît, et cet enfant, il est mourant… Donne-moi ton flacon, Cora, que je lui frotte les tempes. »

Louis ouvrit les yeux. À la lueur des lanternes, il crut à un rêve divin : son regard venait de rencontrer le visage si aimé de sa bienfaitrice.

« Oh ! madame, s’écria-t-il en joignant les mains, est-ce vous ?

— Moi ! » dit la marquise, et se penchant pour reconnaître celui qui lui parlait : « Grand Dieu ! c’est Louis ! je ne suis arrivée qu’à temps ! »

Elle ôta alors sa chaude pelisse de velours doublée de fourrures, et enveloppant Louis qui grelottait :

« Entre d’abord à la maison, viens, tu parleras plus tard. »

Tout cela avait duré à peine deux minutes : la marquise, aidée de Cora qui soutenait le petit pâtre, rentra rapidement à l’hôtel. Lorsque la porte du vestibule se referma derrière elles, on entendit un aboiement plaintif dans la cour.

« C’est Moricaud ! dit Louis, mon pauvre Moricaud ! »

Le chien, entendant la voix de son maître, se dressa sur ses pattes et appuya son museau contre les vitres de la porte.

« Ne t’inquiète pas, mon enfant, dit la marquise, on va s’occuper de ton chien. Baptiste, continua-t-elle en s’adressant à un valet de pied qui s’était levé à son approche, prenez ce chien noir et ayez-en le plus grand soin ; il est à moi. »

Le valet de pied regardait avec stupéfaction sa maîtresse, rentrant à pied, les épaules nues, et conduisant une sorte de petit mendiant ; néanmoins il s’empressa d’exécuter l’ordre, et ouvrant la porte, il dirigea Moricaud vers les cuisines, jugeant bien que c’était la meilleure manière de traiter un chien recommandé.

Au bout de quelques minutes, Louis, enveloppé dans une robe de chambre de M. de Méligny, près d’un bon feu, reprit tout à fait connaissance et put répondre aux questions des deux dames.

« Ton pauvre Moricaud ! il est donc venu avec toi ? demanda Cora au petit berger.

— Oui, mademoiselle, je ne l’avais pas emmené ; mais il m’a rattrapé après un jour de route.

— Et pourquoi es-tu venu ici, mon enfant ? dit la marquise.

— C’était pour vous, madame, pour vous trouver, répondit Louis ; voilà cinq jours que je vous cherche, et je n’espérais plus vous voir… j’allais essayer de retourner… Ah !…

— Qu’as-tu, Louis, mon enfant ? »

La marquise prit les mains du petit pâtre dans ses mains : elles étaient moites et tremblantes, son regard semblait s’éteindre.

« Où as-tu mal ? dit-elle avec anxiété.

— Là, répondit l’enfant en montrant son estomac.

— Il a faim, peut-être ! je n’y ai pas songé d’abord. Tu n’as peut-être pas mangé aujourd’hui ?

— Non, madame, ni hier depuis huit heures du matin. »

La marquise se leva vivement et alla elle-même chercher à l’office un bol de bouillon froid qu’elle fit boire à l’enfant d’abord ; puis voyant qu’il paraissait déjà tout réconforté, elle lui permit de tremper un peu de pain dans un petit verre de vin de Malaga.

« Pour ce soir, tu n’en auras pas davantage, dit-elle à Louis dont elle avait surveillé le petit repas avec un soin maternel ; il faut agir très-prudemment avec un estomac vide depuis deux jours ; tu vas te coucher ; j’ai fait placer près de toi une autre tasse de bouillon : si tu as faim cette nuit, tu la boiras ; demain tu déjeuneras bien et ensuite tu nous conteras ton voyage. Le plus pressé, en ce moment, c’est de te reposer. »

Louis, tout étourdi de ce bien-être qui succédait à de si longues privations, ne savait que répéter :

« Oh ! madame, que vous êtes bonne ! et que j’ai bien fait de venir ! »

La marquise et Cora conduisirent elles-mêmes l’enfant dans une jolie pièce toute tendue de bleu, qui lui parut comme une antichambre du ciel.

Sa joie s’accrut encore en apercevant, couché sur le pied d’un bon lit, Moricaud, son ami fidèle, lavé, peigné et ronflant comme un honnête chien qui sait son maître en sûreté et qui a fait un excellent souper.

Louis dormit tout d’une traite et rêva qu’il était en paradis ; le lendemain matin, il trouva à côté de lui, sur une chaise, un pantalon, une chemise, une petite veste comme la sienne, tout cela neuf et bien choisi ; il devina la main qui avait eu pour lui cette nouvelle attention, et la bénit dans son cœur.

Neuf heures sonnaient alors ; jamais Louis ne s’était éveillé si tard ; cette belle nuit avait complètement réparé ses forces, les couleurs reparaissaient sur ses joues. Il s’habilla, caressa Moricaud et fit sa prière avec une ardente reconnaissance. Béatrice entrait comme il la terminait ; elle sourit en voyant l’enfant si bien remis.

« Va vite déjeuner, lui dit-elle, tu dois avoir faim ce matin. »

Elle le conduisit elle-même à la cuisine où étaient déjà réunis les domestiques.

On lui donna la place d’honneur, la place près du feu ; chacun s’empressa autour de lui ; les meilleurs morceaux lui furent servis par la main attentive de la cuisinière ; c’était à qui aurait soin de Louis, lui parlerait et le ferait sourire. Moricaud partageait ces faveurs : une excellente pâtée lui fut offerte, à laquelle il fit bon accueil. Tout le monde portait intérêt à ce petit pâtre ; il était protégé de la marquise, de cette maîtresse révérée qui comptait autant d’obligés que de serviteurs, c’était assez pour stimuler le zèle de tous.

Après le déjeuner, Cora vint chercher Louis.

Amené dans le salon, il expliqua le motif de son voyage.

L’enfant mit dans son récit une naïveté si touchante, qu’il fit plusieurs fois venir des larmes dans les yeux de la mère et de la fille.

« Enfin, dit-il, ma pauvre maman n’a plus de maison maintenant, et bientôt plus de pain, pas même du noir. Catherine et elle vont mourir de faim ; moi, j’ai pensé à vous, madame, qui pouvez tout ; j’avais dix francs que vous m’aviez donnés ; j’ai marché six jours pour vous trouver, je suis resté cinq jours à vous chercher, le bon Dieu a voulu que je vous rencontre, je n’ai plus qu’à le remercier.

— Certainement le bon Dieu t’a conduit ici pour notre joie à tous les deux, dit la marquise. Ma pauvre Louise ! aurais-je jamais pensé qu’elle pût être si cruellement frappée ! Mais je suis là, heureusement, cher enfant. Tu as bien fait de venir, et ta mère va te bénir de ce que tu as risqué pour elle.

— Je ne lui rendrai jamais ce qu’elle m’a donné, dit Louis avec attendrissement ; si vous saviez comme elle est bonne ! et il n’y a, je crois, que vous au monde d’aussi bonne qu’elle ! »